SCÈNE I. Polyphonte, Érox. §
POLYPHONTE
À ses emportements, je croirais qu’à la fin
Elle a de son époux reconnu l’assassin ;
Je croirais que ses yeux ont éclairé l’abîme
870 Où dans l’impunité s’était caché mon crime.
Son coeur avec effroi se refuse à mes voeux,
Mais ce n’est pas son coeur, c’est sa main que je veux :
Telle est la loi du peuple ; il le faut satisfaire.
Cet hymen m’asservit et le fils et la mère ;
875 Et par ce noeud sacré, qui la met dans mes mains,
Je n’en fais qu’une esclave utile à mes desseins,
Qu’elle écoute à son gré son impuissante haine ;
Au char de ma fortune il est temps qu’on l’enchaîne.
Mais vous, au meurtrier vous venez de parler ;
880 Que pensez-vous de lui ?
ÉROX
Que pensez-vous de lui ? Rien ne peut le troubler ;
Simple dans ses discours, mais ferme, invariable,
La mort ne fléchit point cette âme impénétrable.
J’en suis frappé, seigneur, et je n’attendais pas
Un courage aussi grand dans un rang aussi bas.
885 J’avouerai qu’en secret moi-même je l’admire.
POLYPHONTE
Quel est-il, en un mot ?
ÉROX
Quel est-il, en un mot ? Ce que j’ose vous dire,
C’est qu’il n’est point, sans doute, un de ces assassins
Disposés en secret pour servir vos desseins.
POLYPHONTE
Pouvez-vous en parler avec tant d’assurance ?
890 Leur conducteur n’est plus. Ma juste défiance
A pris soin d’effacer dans son sang dangereux
De ce secret d’état les vestiges honteux ;
Mais ce jeune inconnu me tourmente et m’attriste.
Me répondez-vous bien qu’il m’ait défait d’Égisthe ?
895 Croirai-je que, toujours soigneux de m’obéir,
Le sort jusqu’à ce point m’ait voulu prévenir ?
ÉROX
Mérope, dans les pleurs mourant désespérée,
Est de votre bonheur une preuve assurée ;
Et tout ce que je vois le confirme en effet.
900 Plus fort que tous nos soins, le hasard a tout fait.
POLYPHONTE
Le hasard va souvent plus loin que la prudence ;
Mais j’ai trop d’ennemis, et trop d’expérience,
Pour laisser le hasard arbitre de mon sort.
Quel que soit l’étranger, il faut hâter sa mort.
905 Sa mort sera le prix de cet hymen auguste ;
Elle affermit mon trône : il suffit, elle est juste.
Le peuple, sous mes lois pour jamais engagé,
Croira son prince mort, et le croira vengé.
Mais répondez : quel est ce vieillard téméraire
910 Qu’on dérobe à ma vue avec tant de mystère ?
Mérope allait verser le sang de l’assassin :
Ce vieillard, dites-vous, a retenu sa main ;
Que voulait-il ?
ÉROX
Que voulait-il ? Seigneur, chargé de sa misère,
De ce jeune étranger ce vieillard est le père :
915 Il venait implorer la grâce de son fils.
POLYPHONTE
Sa grâce ? Devant moi je veux qu’il soit admis.
Ce vieillard me trahit, crois-moi, puisqu’il se cache.
Ce secret m’importune, il faut que je l’arrache.
Le meurtrier, surtout, excite mes soupçons.
920 Pourquoi, par quel caprice, et par quelles raisons,
La reine, qui tantôt pressait tant son supplice,
N’ose-t-elle achever ce juste sacrifice ?
La pitié paraissait adoucir ses fureurs ;
Sa joie éclatait même à travers ses douleurs.
ÉROX
925 Qu’importent sa pitié, sa joie et sa vengeance ?
POLYPHONTE
Tout m’importe, et de tout je suis en défiance.
Elle vient : qu’on m’amène ici cet étranger.
SCÈNE II. Polyphonte, Érox, Égisthe, Euryclès, Mérope, Isménie, gardes. §
MÉROPE
Remplissez vos serments ; songez à me venger :
Qu’à mes mains, à moi seule, on laisse la victime.
POLYPHONTE
930 La voici devant vous. Votre intérêt m’anime.
Vengez-vous, baignez-vous au sang du criminel ;
Et sur son corps sanglant je vous mène à l’autel.
ÉGISTHE, à Polyphonte
Ah, dieux ! Tu vends mon sang à l’hymen de la reine ;
Ma vie est peu de chose, et je mourrai sans peine :
935 Mais je suis malheureux, innocent, étranger ;
Si le ciel t’a fait roi, c’est pour me protéger.
J’ai tué justement un injuste adversaire.
Mérope veut ma mort ; je l’excuse, elle est mère ;
Je bénirai ses coups prêts à tomber sur moi :
940 Et je n’accuse ici qu’un tyran tel que toi.
POLYPHONTE
Malheureux ! Oses-tu, dans ta rage insolente...
MÉROPE
Eh ! Seigneur, excusez sa jeunesse imprudente :
Élevé loin des cours, et nourri dans les bois,
Il ne sait pas encor ce qu’on doit à des rois.
POLYPHONTE
945 Qu’entends-je ? Quel discours ! Quelle surprise extrême !
Vous, le justifier !
MÉROPE
Vous, le justifier ! Qui ? Moi, seigneur ?
POLYPHONTE
Vous, le justifier ! Qui ? Moi, seigneur ? Vous-même.
De cet égarement sortirez-vous enfin ?
De votre fils, madame, est-ce ici l’assassin ?
MÉROPE
Mon fils, de tant de rois le déplorable reste,
950 Mon fils, enveloppé dans un piège funeste,
Sous les coups d’un barbare...
ISMÉNIE
Sous les coups d’un barbare... Ô ciel ! Que faites-vous ?
POLYPHONTE
Quoi ! Vos regards sur lui se tournent sans courroux ?
Vous tremblez à sa vue, et vos yeux s’attendrissent ?
Vous voulez me cacher les pleurs qui les
955 Remplissent ?
MÉROPE
Remplissent ? Je ne les cache point ; ils paraissent assez ;
La cause en est trop juste, et vous la connaissez.
POLYPHONTE
Pour en tarir la source il est temps qu’il expire.
Qu’on l’immole, soldats !
MÉROPE, s’avançant
Qu’on l’immole, soldats ! Cruel ! Qu’osez-vous dire ?
ÉGISTHE
Quoi ! De pitié pour moi tous vos sens sont saisis !
POLYPHONTE
960 Qu’il meure !
MÉROPE
Qu’il meure ! Il est...
POLYPHONTE
Qu’il meure ! Il est... Frappez.
MÉROPE, se jetant entre Égisthe et les soldats.
Qu’il meure ! Il est... Frappez. Barbare ! Il est mon fils.
ÉGISTHE
Moi ! Votre fils ?
MÉROPE, en l’embrassant.
Moi ! Votre fils ? Tu l’es : et ce ciel que j’atteste,
Ce ciel qui t’a formé dans un sein si funeste,
Et qui trop tard, hélas ! A dessillé mes yeux,
Te remet dans mes bras pour nous perdre tous deux.
ÉGISTHE
965 Quel miracle, grands dieux, que je ne puis comprendre !
POLYPHONTE
Une telle imposture a de quoi me surprendre.
Vous, sa mère ? Qui ? Vous, qui demandiez sa mort ?
ÉGISTHE
Ah ! Si je meurs son fils, je rends grâce à mon sort.
MÉROPE
Je suis sa mère. Hélas ! Mon amour m’a trahie.
970 Oui, tu tiens dans tes mains le secret de ma vie ;
Tu tiens le fils des dieux enchaîné devant toi,
L’héritier de Cresphonte, et ton maître, et ton roi.
Tu peux, si tu le veux, m’accuser d’imposture.
Ce n’est pas aux tyrans à sentir la nature ;
975 Ton coeur, nourri de sang, n’en peut être frappé.
Oui, c’est mon fils, te dis-je, au carnage échappé.
POLYPHONTE
Que prétendez-vous dire ? Et sur quelles alarmes ? ...
ÉGISTHE
Va, je me crois son fils : mes preuves sont ses larmes,
Mes sentiments, mon coeur par la gloire animé,
980 Mon bras qui t’eût puni s’il n’était désarmé.
POLYPHONTE
Ta rage auparavant sera seule punie.
C’est trop.
MÉROPE, se jetant à ses genoux.
C’est trop. Commencez donc par m’arracher la vie ;
Ayez pitié des pleurs dont mes yeux sont noyés.
Que vous faut-il de plus ? Mérope est à vos pieds ;
985 Mérope les embrasse, et craint votre colère.
À cet effort affreux jugez si je suis mère,
Jugez de mes tourments : ma détestable erreur,
Ce matin, de mon fils allait percer le coeur.
Je pleure à vos genoux mon crime involontaire.
990 Cruel ! Vous qui vouliez lui tenir lieu de père,
Qui deviez protéger ses jours infortunés,
Le voilà devant vous, et vous l’assassinez !
Son père est mort, hélas ! Par un crime funeste ;
Sauvez le fils : je puis oublier tout le reste ;
995 Sauvez le sang des dieux et de vos souverains ;
Il est seul, sans défense, il est entre vos mains.
Qu’il vive, et c’est assez. Heureuse en mes misères,
Lui seul il me rendra mon époux et ses frères.
Vous voyez avec moi ses aïeux à genoux,
1000 Votre roi dans les fers.
ÉGISTHE
Votre roi dans les fers. Ô reine ! Levez-vous,
Et daignez me prouver que Cresphonte est mon père
En cessant d’avilir et sa veuve et ma mère.
Je sais peu de mes droits quelle est la dignité ;
Mais le ciel m’a fait naître avec trop de fierté,
1005 Avec un coeur trop haut pour qu’un tyran l’abaisse.
De mon premier état j’ai bravé la bassesse,
Et mes yeux du présent ne sont point éblouis.
Je me sens né des rois, je me sens votre fils.
Hercule ainsi que moi commença sa carrière :
1010 Il sentit l’infortune en ouvrant la paupière,
Et les dieux l’ont conduit à l’immortalité
Pour avoir, comme moi, vaincu l’adversité.
S’il m’a transmis son sang, j’en aurai le courage.
Mourir digne de vous, voilà mon héritage.
1015 Cessez de le prier, cessez de démentir
Le sang des demi-dieux dont on me fait sortir.
POLYPHONTE, à Mérope.
Eh bien ! Il faut ici nous expliquer sans feinte.
Je prends part aux douleurs dont vous êtes atteinte ;
Son courage me plaît ; je l’estime, et je crois
1020 Qu’il mérite en effet d’être du sang des rois.
Mais une vérité d’une telle importance
N’est pas de ces secrets qu’on croit sans évidence.
Je le prends sous ma garde, il m’est déjà remis ;
Et, s’il est né de vous, je l’adopte pour fils.
ÉGISTHE
1025 Vous ? M’adopter ?
MÉROPE
Vous ? M’adopter ? Hélas !
POLYPHONTE
Vous ? M’adopter ? Hélas ! Réglez sa destinée.
Vous achetiez sa mort avec mon hyménée.
La vengeance à ce point a pu vous captiver ;
L’amour fera-t-il moins quand il faut le sauver.
POLYPHONTE
Quoi, barbare ! Madame, il y va de sa vie.
1030 Votre âme en sa faveur paraît trop attendrie
Pour vouloir exposer à mes justes rigueurs,
Par d’imprudents refus, l’objet de tant de pleurs.
MÉROPE
Seigneur, que de son sort il soit du moins le maître.
Daignez...
POLYPHONTE
Daignez... C’est votre fils, madame, ou c’est un traître.
1035 Je dois m’unir à vous pour lui servir d’appui ;
Ou je dois me venger et de vous et de lui.
C’est à vous d’ordonner sa grâce ou son supplice.
Vous êtes en un mot sa mère, ou sa complice.
Choisissez ; mais sachez qu’au sortir de ces lieux
1040 Je ne vous en croirai qu’en présence des dieux.
Vous, soldats, qu’on le garde ; et vous, que l’on me suive.
À Mérope.
Je vous attends ; voyez si vous voulez qu’il vive ;
Déterminez d’un mot mon esprit incertain ;
Confirmez sa naissance en me donnant la main.
1045 Votre seule réponse ou le sauve ou l’opprime.
Voilà mon fils, madame, ou voilà ma victime.
Adieu.
MÉROPE
Adieu. Ne m’ôtez pas la douceur de le voir ;
Rendez-le à mon amour, à mon vain désespoir.
POLYPHONTE
Vous le verrez au temple.
ÉGISTHE, que les soldats emmènent.
Vous le verrez au temple. Ô reine auguste et chère !
1050 Ô vous que j’ose à peine encor nommer ma mère !
Ne faites rien d’indigne et de vous et de moi :
Si je suis votre fils, je sais mourir en roi.
SCÈNE V. Mérope, Narbas, Euryclès, Isménie. §
ISMÉNIE
Quels forfaits dites-vous ? Voici l’heure, madame,
1070 Qu’il vous faut rassembler les forces de votre âme.
Un vain peuple, qui vole après la nouveauté,
Attend votre hyménée avec avidité.
Le tyran règle tout ; il semble qu’il apprête
L’appareil du carnage, et non pas d’une fête.
1075 Par l’or de ce tyran le grand-prêtre inspiré,
A fait parler le dieu dans son temple adoré.
Au nom de vos aïeux et du dieu qu’il atteste,
Il vient de déclarer cette union funeste.
Polyphonte, dit-il, a reçu vos serments ;
1080 Messène en est témoin, les dieux en sont garants.
Le peuple a répondu par des cris d’allégresse ;
Et ne soupçonnant pas le chagrin qui vous presse,
Il célèbre à genoux cet hymen plein d’horreur :
Il bénit le tyran qui vous perce le coeur.
MÉROPE
1085 Et mes malheurs encor font la publique joie !
NARBAS
Pour sauver votre fils quelle funeste voie !
MÉROPE
C’est un crime effroyable, et déjà tu frémis.
NARBAS
Mais c’en est un plus grand de perdre votre fils.
MÉROPE
Eh bien ! Le désespoir m’a rendu mon courage.
1090 Courons tous vers le temple où m’attend mon outrage.
Montrons mon fils au peuple, et plaçons-le à leurs yeux,
Entre l’autel et moi, sous la garde des dieux.
Il est né de leur sang, ils prendront sa défense ;
Ils ont assez longtemps trahi son innocence.
1095 De son lâche assassin je peindrai les fureurs :
L’horreur et la vengeance empliront tous les coeurs.
Tyrans, craignez les cris et les pleurs d’une mère.
On vient. Ah ! Je frissonne. Ah ! Tout me désespère.
On m’appelle, et mon fils est au bord du cercueil ;
1100 Le tyran peut encor l’y plonger d’un coup d’oeil.
Aux sacrificateurs.
Ministres rigoureux du monstre qui m’opprime,
Vous venez à l’autel entraîner la victime.
Ô vengeance ! ô tendresse ! ô nature ! ô devoir !
Qu’allez-vous ordonner d’un coeur au désespoir ?