SCÈNE II. Gengis, Octar. §
GENGIS
Eh bien ! Vous avez vu ce mandarin farouche ?
OCTAR
920 Nul péril ne l’émeut, nul respect ne le touche.
Seigneur, en votre nom j’ai rougi de parler
À ce vil ennemi qu’il fallait immoler ;
D’un oeil d’indifférence il a vu le supplice ;
Il répète les noms de devoir, de justice ;
925 Il brave la victoire : on dirait que sa voix,
Du haut d’un tribunal, nous dicte ici des lois.
Confondez avec lui son épouse rebelle ;
Ne vous abaissez point à soupirer pour elle ;
Et détournez les yeux de ce couple proscrit,
930 Qui vous ose braver quand la terre obéit.
GENGIS
Non, je ne reviens point encor de ma surprise :
Quels sont donc ces humains que mon bonheur maîtrise ?
Quels sont ces sentiments, qu’au fond de nos climats
Nous ignorions encore et ne soupçonnions pas ?
935 À son roi, qui n’est plus, immolant la nature,
L’un voit périr son fils sans crainte et sans murmure :
L’autre, pour son époux, est prête à s’immoler :
Rien ne peut les fléchir, rien ne les fait trembler.
Que dis-je ? Si j’arrête une vue attentive
940 Sur cette nation désolée et captive,
Malgré moi je l’admire en lui donnant des fers :
Je vois que ses travaux ont instruit l’univers ;
Je vois un peuple antique, industrieux, immense.
Ses rois sur la sagesse ont fondé leur puissance,
945 De leurs voisins soumis heureux législateurs,
Gouvernant sans conquête, et régnant par les moeurs.
Le ciel ne nous donna que la force en partage ;
Nos arts sont les combats, détruire est notre ouvrage.
Ah ! De quoi m’ont servi tant de succès divers ?
950 Quel fruit me revient-il des pleurs de l’univers ?
Nous rougissons de sang le char de la victoire.
Peut-être qu’en effet il est une autre gloire :
Mon coeur est en secret jaloux de leurs vertus ;
Et, vainqueur, je voudrais égaler les vaincus.
OCTAR
955 Pouvez-vous de ce peuple admirer la faiblesse ?
Quel mérite ont des arts enfants de la mollesse,
Qui n’ont pu les sauver des fers et de la mort ?
Le faible est destiné pour servir le plus fort :
Tout cède sur la terre aux travaux, au courage ;
960 Mais c’est vous qui cédez, qui souffrez un outrage,
Vous qui tendez les mains, malgré votre courroux,
À je ne sais quels fers inconnus parmi nous ;
Vous qui vous exposez à la plainte importune
De ceux dont la valeur a fait votre fortune.
965 Ces braves compagnons de vos travaux passés
Verront-ils tant d’honneurs par l’amour effacés ?
Leur grand coeur s’en indigne, et leurs fronts en rougissent ;
Leurs clameurs jusqu’à vous par ma voix retentissent ;
Je vous parle en leur nom comme au nom de l’état.
970 Excusez un tartare, excusez un soldat
blanchi sous le harnais et dans votre service,
Qui ne peut supporter un amoureux caprice,
Et qui montre la gloire à vos yeux éblouis.
GENGIS
Que l’on cherche Idamé.
OCTAR
Que l’on cherche Idamé. Vous voulez...
GENGIS
Que l’on cherche Idamé. Vous voulez... Obéis.
975 De ton zèle hardi réprime la rudesse ;
Je veux que mes sujets respectent ma faiblesse.
SCÈNE IV. Gengis, Idamé. §
IDAMÉ
Quoi ! Vous voulez jouir encor de mon effroi ?
Ah ! Seigneur, épargnez une femme, une mère ;
1000 Ne rougissez-vous pas d’accabler ma misère ?
GENGIS
Cessez à vos frayeurs de vous abandonner :
Votre époux peut se rendre, on peut lui pardonner ;
J’ai déjà suspendu l’effet de ma vengeance,
Et mon coeur pour vous seule a connu la clémence.
1005 Peut-être ce n’est pas sans un ordre des cieux
Que mes prospérités m’ont conduit à vos yeux :
Peut-être le destin voulut vous faire naître
Pour fléchir un vainqueur, pour captiver un maître,
Pour adoucir en moi cette âpre dureté
1010 Des climats où mon sort en naissant m’a jeté.
Vous m’entendez, je règne, et vous pourriez reprendre
Un pouvoir que sur moi vous deviez peu prétendre.
Le divorce, en un mot, par mes lois est permis ;
Et le vainqueur du monde à vous seule est soumis.
1015 S’il vous fut odieux, le trône a quelques charmes ;
Et le bandeau des rois peut essuyer des larmes.
L’intérêt de l’état et de vos citoyens
Vous presse autant que moi de former ces liens.
Ce langage, sans doute, a de quoi vous surprendre :
1020 Sur les débris fumants des trônes mis en cendre,
Le destructeur des rois dans la poudre oubliés
Semblait n’être plus fait pour se voir à vos pieds :
Mais sachez qu’en ces lieux votre foi fut trompée ;
Par un rival indigne elle fut usurpée :
1025 Vous la devez, madame, au vainqueur des humains ;
Témugin vient à vous vingt sceptres dans les mains.
Vous baissez vos regards, et je ne puis comprendre
Dans vos yeux interdits ce que je dois attendre :
Oubliez mon pouvoir, oubliez ma fierté,
1030 Pesez vos intérêts, parlez en liberté.
IDAMÉ
À tant de changements tour à tour condamnée
Je ne le cèle point, vous m’avez étonnée :
Je vais, si je le puis, reprendre mes esprits ;
Et, quand je répondrai, vous serez plus surpris.
1035 Il vous souvient du temps et de la vie obscure
Où le ciel enfermait votre grandeur future ;
L’effroi des nations n’était que Témugin ;
L’univers n’était pas, seigneur, en votre main :
Elle était pure alors, et me fut présentée :
1040 Apprenez qu’en ce temps je l’aurais acceptée.
GENGIS
Ciel ! Que m’avez-vous dit ? Ô ciel ! Vous m’aimeriez !
Vous !
IDAMÉ
Vous ! J’ai dit que ces voeux, que vous me présentiez,
N’auraient point révolté mon âme assujettie,
Si les sages mortels à qui j’ai dû la vie
1045 N’avaient fait à mon coeur un contraire devoir.
De nos parents sur nous vous savez le pouvoir :
Du dieu que nous servons ils sont la vive image ;
Nous leur obéissons en tout temps, en tout âge.
Cet empire détruit, qui dut être immortel,
1050 Seigneur, était fondé sur le droit paternel,
Sur la foi de l’hymen, sur l’honneur, la justice,
Le respect des serments ; et, s’il faut qu’il périsse,
Si le sort l’abandonne à vos heureux forfaits,
L’esprit qui l’anima ne périra jamais.
1055 Vos destins sont changés ; mais le mien ne peut l’être.
GENGIS
Quoi ! Vous m’auriez aimé !
IDAMÉ
Quoi ! Vous m’auriez aimé ! C’est à vous de connaître
Que ce serait encore une raison de plus
Pour n’attendre de moi qu’un éternel refus.
Mon hymen est un noeud formé par le ciel même :
1060 Mon époux m’est sacré : je dirai plus, je l’aime.
Je le préfère à vous, au trône, à vos grandeurs.
Pardonnez mon aveu ; mais respectez nos moeurs.
Ne pensez pas non plus que je mette ma gloire
À remporter sur vous cette illustre victoire,
1065 À braver un vainqueur, à tirer vanité
De ces justes refus qui ne m’ont point coûté :
Je remplis mon devoir, et je me rends justice ;
Je ne fais point valoir un pareil sacrifice.
Portez ailleurs les dons que vous me proposez,
1070 Détachez-vous d’un coeur qui les a méprisés ;
Et, puisqu’il faut toujours qu’Idamé vous implore,
Permettez qu’à jamais mon époux les ignore.
De ce faible triomphe il serait moins flatté
Qu’indigné de l’outrage à ma fidélité.
GENGIS
1075 Il sait mes sentiments, madame ; il faut les suivre :
Il s’y conformera s’il aime encore à vivre.
IDAMÉ
Il en est incapable ; et si dans les tourments
La douleur égarait ses nobles sentiments,
Si son âme vaincue avait quelque mollesse,
1080 Mon devoir et ma foi soutiendraient sa faiblesse ;
De son coeur chancelant je deviendrais l’appui
En attestant des noeuds déshonorés par lui.
GENGIS
Ce que je viens d’entendre, ô dieux ! Est-il croyable ?
Quoi ! Lorsque envers vous-même il s’est rendu coupable ;
1085 Lorsque sa cruauté, par un barbare effort,
Vous arrachant un fils, l’a conduit à la mort !
IDAMÉ
Il eut une vertu, seigneur, que je révère :
Il pensait en héros, je n’agissais qu’en mère ;
Et, si j’étais injuste assez pour le haïr,
1090 Je me respecte assez pour ne le point trahir.
GENGIS
Tout m’étonne dans vous, mais aussi tout m’outrage :
J’adore avec dépit cet excès de courage ;
Je vous aime encore plus quand vous me résistez :
Vous subjuguez mon coeur, et vous le révoltez.
1095 Redoutez-moi ; sachez que, malgré ma faiblesse,
Ma fureur peut aller plus loin que ma tendresse.
IDAMÉ
Je sais qu’ici tout tremble ou périt sous vos coups :
Les lois vivent encore, et l’emportent sur vous.
GENGIS
Les lois ! Il n’en est plus : quelle erreur obstinée
1100 Ose les alléguer contre ma destinée ?
Il n’est ici de lois que celles de mon coeur,
Celles d’un souverain, d’un scythe, d’un vainqueur :
Les lois que vous suivez m’ont été trop fatales.
Oui, lorsque dans ces lieux nos fortunes égales,
1105 Nos sentiments, nos coeurs l’un vers l’autre emportés
(Car je le crois ainsi malgré vos cruautés),
Quand tout nous unissait, vos lois, que je déteste,
Ordonnèrent ma honte et votre hymen funeste.
Je les anéantis, je parle, c’est assez :
1110 Imitez l’univers, madame ; obéissez.
Vos moeurs, que vous vantez, vos usages austères,
Sont un crime à mes yeux, quand ils me sont contraires.
Mes ordres sont donnés, et votre indigne époux
Doit remettre en mes mains votre empereur et vous :
1115 Leurs jours me répondront de votre obéissance.
Pensez-y ; vous savez jusqu’où va ma vengeance,
Et songez à quel prix vous pouvez désarmer
Un maître qui vous aime, et qui rougit d’aimer.
SCÈNE V. Idamé, Asséli. §
IDAMÉ
Il me faut donc choisir leur perte ou l’infamie !
1120 Ô pur sang de mes rois ! Ô moitié de ma vie !
Cher époux, dans mes mains quand je tiens votre sort,
Ma voix, sans balancer, vous condamne à la mort !
ASSÉLI
Ah ! Reprenez plutôt cet empire suprême
Qu’aux beautés, aux vertus, attacha le ciel même ;
1125 Ce pouvoir, qui soumit ce scythe furieux
Aux lois de la raison qu’il lisait dans vos yeux.
Longtemps accoutumée à dompter sa colère,
Que ne pouvez-vous point, puisque vous savez plaire !
IDAMÉ
Dans l’état où je suis c’est un malheur de plus.
ASSÉLI
1130 Vous seule adouciriez le destin des vaincus :
Dans nos calamités, le ciel, qui vous seconde,
Veut vous opposer seule à ce tyran du monde ;
Vous avez vu tantôt son courage irrité
Se dépouiller pour vous de sa férocité.
1135 Il aurait dû cent fois, il devrait même encore,
Perdre dans votre époux un rival qu’il abhorre ;
Zamti pourtant respire après l’avoir bravé ;
À son épouse encore il n’est point enlevé.
On vous respecte en lui ; ce vainqueur sanguinaire
1140 Sur les débris du monde a craint de vous déplaire.
Enfin, souvenez-vous que, dans ces mêmes lieux,
Il sentit, le premier, le pouvoir de vos yeux :
Son amour autrefois fut pur et légitime.
IDAMÉ
Arrête ; il ne l’est plus : y penser est un crime.
SCÈNE VI. Zamti, Idamé, Asséli. §
IDAMÉ
1145 Ah ! Dans ton infortune et dans mon désespoir,
Suis-je encor ton épouse et peux-tu me revoir ?
ZAMTI
On le veut : du tyran tel est l’ordre funeste ;
Je dois à ses fureurs ce moment qui me reste.
IDAMÉ
On t’a dit à quel prix ce tyran daigne enfin
1150 Sauver tes tristes jours, et ceux de l’orphelin ?
ZAMTI
Ne parlons pas des miens, laissons notre infortune.
Un citoyen n’est rien dans la perte commune ;
Il doit s’anéantir. Idamé, souviens-toi
Que mon devoir unique est de sauver mon roi :
1155 Nous lui devions nos jours, nos services, notre être,
Tout, jusqu’au sang d’un fils qui naquit pour son maître ;
Mais l’honneur est un bien que nous ne devons pas.
Cependant l’orphelin n’attend que le trépas ;
Mes soins l’ont enfermé dans ces asiles sombres
1160 Où des rois ses aïeux on révère les ombres ;
La mort, si nous tardons, l’y dévore avec eux.
En vain des coréens le prince généreux
Attend ce cher dépôt que lui promit mon zèle.
Étan, de son salut ce ministre fidèle,
1165 Étan, ainsi que moi, se voit chargé de fers.
Toi seule à l’orphelin restes dans l’univers ;
C’est à toi maintenant de conserver sa vie,
Et ton fils, et ta gloire à mon honneur unie.
IDAMÉ
Ordonne ; que veux-tu ? Que faut-il ?
ZAMTI
Ordonne ; que veux-tu ? Que faut-il ? M’oublier,
1170 Vivre pour ton pays, lui tout sacrifier.
Ma mort, en éteignant les flambeaux d’hyménée.
Est un arrêt des cieux qui fait ta destinée.
Il n’est plus d’autres soins ni d’autres lois pour nous :
L’honneur d’être fidèle aux cendres d’un époux
1175 Ne saurait balancer une gloire plus belle.
C’est au prince, à l’état, qu’il faut être fidèle.
Remplissons de nos rois les ordres absolus ;
Je leur donnai mon fils, je leur donne encor plus.
Libre par mon trépas, enchaîne ce tartare ;
1180 Éteins sur mon tombeau les foudres du barbare :
Je commence à sentir la mort avec horreur
Quand ma mort t’abandonne à cet usurpateur :
Je fais en frémissant ce sacrifice impie ;
Mais mon devoir l’épure, et mon trépas l’expie :
1185 Il était nécessaire autant qu’il est affreux.
Idamé, sers de mère à ton roi malheureux ;
Règne, que ton roi vive, et que ton époux meure :
Règne, dis-je, à ce prix : oui, je le veux...
IDAMÉ
Règne, dis-je, à ce prix : oui, je le veux... Demeure.
Me connais-tu ? Veux-tu que ce funeste rang
1190 Soit le prix de ma honte, et le prix de ton sang ?
Penses-tu que je sois moins épouse que mère ?
Tu t’abuses, cruel, et ta vertu sévère
A commis contre toi deux crimes en un jour,
Qui font frémir tous deux la nature et l’amour.
1195 Barbare envers ton fils, et plus envers moi-même,
Ne te souvient-il plus qui je suis, et qui t’aime ?
Crois-moi ; dans nos malheurs il est un sort plus beau,
Un plus noble chemin pour descendre au tombeau.
Soit amour, soit mépris, le tyran qui m’offense,
1200 Sur moi, sur mes desseins, n’est pas en défiance :
Dans ces remparts fumants, et de sang abreuvés,
Je suis libre, et mes pas ne sont point observés ;
Le chef des coréens s’ouvre un secret passage,
Non loin de ces tombeaux où ce précieux gage
1205 À l’oeil qui le poursuit fut caché par tes mains :
De ces tombeaux sacrés je sais tous les chemins ;
Je cours y ranimer sa languissante vie,
Le rendre aux défenseurs armés pour la patrie,
Le porter en mes bras dans leurs rangs belliqueux,
1210 Comme un présent d’un dieu qui combat avec eux.
Nous mourrons, je le sais, mais tout couverts de gloire ;
Nous laisserons de nous une illustre mémoire.
Mettons nos noms obscurs au rang des plus grands noms,
Et juge si mon coeur a suivi tes leçons.
ZAMTI
1215 Tu l’inspires, grand dieu ! Que ton bras la soutienne !
Idamé, ta vertu l’emporte sur la mienne ;
Toi seule as mérité que les cieux attendris
Daignent sauver par toi ton prince et ton pays.