**** *creator_beaunoir *book_beaunoir_sculpteur *style_prose *genre_comedy *dist1_beaunoir_prose_comedy_sculpteur *dist2_beaunoir_prose_comedy *id_LEDOUX *date_1784 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_ledoux Bonjour, Susanne : déjà toute à l'ouvrage ! Tu me grondes, Susanne ? Pourquoi t'en défendre ? Tu n'as pas tort. Je te parais un paresseux ; mais crois qu'il me faut des raisons puissantes pour te quitter aussi souvent que je le fais. Ne badines pas ; quand il a la tête froide, il est d'un excellent conseil. Il est vrai: aussi n'est—ce pas sur lui que je compte. Sur Monsieur du Ciseau. Tu ne l'aimes pas ? J'en suis sûr, il me le prouve. Il est chargé dans ce moment d'une entreprise superbe qu'il veut bien partager avec moi, et qui peut me donner toute l'aisance que je désire te procurer. Eh bien ! Sois contente ; en travaillant à ma fortune, j'assure en même temps ma réputation. De quelle part ? Lassé de vos retards continuels, je vous prie ; Monsieur, de ne plus toucher à la Statue que je vous avais commandé: je la confierai à des mains moins négligentes ; et demain, de grand matin, je viendrai la faire enlever de chez vous. Le Comte D'ARTIPHILE. C'est ma faute ; j'ai trop abusé de sa patience, j'ai trop abusé de ses bontés. J'ai des torts sans nombre vis-à-vis de lui. Et je n'oublierai jamais le plus grand de tous ! C'est à lui que je dois la main de ma Susanne. Sa menace m'afflige et me désespère. J'ose me flatter que ce morceau n'est pas sans mérite ; j'attendais avec impatience l'instant précieux, où le ciseau, le burin et le pinceau, réunis dans le même musée, présenteront à l'œil étonné du Connaisseur, les chefs-d'œuvres des arts et les fruits du génie ; et ce morceau, fait pour m'illustrer, n'y sera pas. Tu as raison, Susanne. Eh ! Quel homme serait assez hardi pour oser porter la main sur ma Minerve. Je la briserais plutôt. Oui, je l'achèverai, et l'envie même se taira devant elle. Monsieur... Vous avez bien... Le voilà. Ce serait affaiblir le caractère. Je croyais... Je les tiens à présent, Monsieur, l'Abbé ; et si vous voulez seulement m'accorder une heure de séance... Quand vous voudrez. Je serai à vos ordres tous les matins. Je n'en doute pas. Je vous entends. Je vous comprends. Délicieux. À vous obéir, Madame. C'est ma femme. Jamais il ne m'aura été plus précieux, jamais il ne m'aura donné de plus doux moments. Monsieur l'Abbé ? Quelle est cette belle nymphe ? En buste, Madame ? Personne, mieux que vous, ne peut en fournir le modèle. Je suis tout à vos ordres. Oui, Madame. Je vous attendrai ; si même vous pouviez venir de bonne heure, je pourrais vous donner une dernière séance.... Voilà, ma foi, une excellente affaire ! Comment ! Mais songe donc que si chaque amant favorisé me commande seulement un plâtre, jamais moule ne m'aura tant rapporté. Il est vrai. Comment ! Susanne, serais-tu donc jalouse? Tu serais bien injuste, si tu pouvais douter du cœur de ton mari. Oui. L'une ne me fera pas négliger l'autre. Je ferai marcher de front Vénus et la Sagesse. Plaisanterie à part, je ne pouvais pas la remettre : ces Demoiselles sont toujours fort pressées de jouir ; ce sont des oiseaux de passage qu'il faut prendre à la volée ; et puis cet ouvrage doit nécessairement me faire connaître et m'en procurer d'autres. Eh ! Ma pauvre Susanne, le siècle des talents est passé. Aujourd'hui, le génie même est trop heureux de trouver un boudoir, ou un jardin anglais à décorer. Un Artiste qui voudrait marcher à l'immortalité, courrait risque de mourir de faim sur la route, en attendant un amateur. Combien la voix d'une femme adorée est puissante ! Tu rallumes dans mon sein toute la flamme, la voix du génie. Oui, ton époux fera bientôt ta gloire et ton bonheur. Oui, je sens que mon nom sera placé près de ceux des plus célèbres artistes. Oui, je te le promets. Je ne veux plus sortir que ma Minerve ne soit achevée. Je les refuserai. Est-il donc si difficile de rester près de toi ? Ma femme, mon enfant, mon ouvrage, n'en voilà-t-il donc pas assez pour être heureux et s'occuper ? Tu es trop bonne aussi, Susanne, tu es trop douce ; tu ne grondes jamais. Il faut être un peu méchante. Je suis faible ; tu le sais; je me laisse aller facilement, c'est à toi à me retenir. Non, certainement. Pourquoi faire ? Je ne puis y aller. Je suis pressé d'ouvrage ; et j'ai promis à ma femme de ne pas sortir aujourd'hui. Un déjeuner va souvent plus loin qu'on ne pense. Tu as raison. Tu sors ? Certainement. Adieu, Susanne. Jamais femme n'eut un caractère plus honnête et plus doux. Bien volontiers. Je le crois. Ce n'est pas chose aisée ! Je le sais. Tope. Quoi ? Certainement. Il est vrai. Une Susanne. À la tienne. Non, certainement. Je me suis aperçu mille fois que nous commencions par y parler d'affaires, et que nous finissions par y perdre la raison. Le pire encore, c'est qu'on y joue ; on perd son argent ; on se dispute : on rentre chez soi malade, de mauvaise humeur. Le lendemain, la tête est lourde, la main tremblante, et l'on ne fait rien qui vaille. Il n'y a que ce diable de du Ciseau qui ne perd jamais la tête ; il boit mieux que nous. Pourquoi mal penser de lui ? Il en faut de fortes pour soupçonner un ami. Puis-je les savoir ? Effectivement, je crois m'en être aperçu plus d'une fois. Je le veux bien. Oui. On s'en porte mieux. Ce petit jardin nous perd. Il faut être sobre, ou rester toute sa vie dans les Chœurs. Un peu d'occupation est nécessaire à l'homme. Jamais ivrogne n'en acquiert. Volontiers. J'ai la clé de la cave. Certainement. Bien plus agréablement. Pour le plaisir. On ne se grise pas. Bien pensé ! Serviteur, Monsieur du Ciseau. J'ai de l'ouvrage extraordinairement pressé. Oui, mon ami. Ma femme ne me mène pas. Elle est mon amie. Le Sculpteur ? Ce Dupré m'inquiète. Et ton serment ? C'est que j'ai promis à ma femme. Non ; mais c'est qu'on me presse horriblement pour ce morceau qui devrait être fini et livré depuis plus de six mois. Je l'avancerai du moins. On me menace de me l'enlever. Lui-même. Mais, au moins, faut-il y travailler ? Si j'étais certain que l'on ne poussât pas trop avant... Certainement ? Au reste, je reviendrai tout de suite. Oh ! Je boirai si modérément... Laisse-moi prendre, au moins, ma canne et mon chapeau. Tu as raison. Si même ma femme revenait avant moi, elle se douterait, au moins, où je suis. Laissez-moi. Non... Laissez-moi... Retirez-vous. Parbleu ! Je sais bien qui vous êtes. Ne m'étourdissez pas. Vos doléances m'ennuient, vos remontrances me fatiguent, et j'ai besoin de repos. Pour vous, Monsieur du Ciseau, vous devez être content de votre nuit, et vous m'avez appris à vous connaître. Vous m'avez appris à vous connaître, Monsieur ; la leçon me coûte cher, mais elle n'est pas trop payée. Je me fais honte à moi-même... Ne me suivez pas. Pardon, Monsieur le Comte, si je parois en cet état devant vous ; une indisposition subite, un malaise... Quoi ! Susanne ?... Oui, Monsieur le Comte. Qui donc a pu l'armer contre moi ? Ah ! Monsieur, permettez... Ma Susanne... J'abjure à tes pieds ce malheureux goût, qui allait, peut-être, me faire oublier que j'étais époux et père. **** *creator_beaunoir *book_beaunoir_sculpteur *style_prose *genre_comedy *dist1_beaunoir_prose_comedy_sculpteur *dist2_beaunoir_prose_comedy *id_BECARRE *date_1784 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_becarre Bonjour, mon ami : votre très humble serviteur ; Madame le Doux. Toujours charmante ! Je n'engendre pas de mélancolie. Je viens de chez du Ciseau ; il nous attend. Pour déjeuner. Tu serais rentré sur le champ. Oh ! Non, nous avons ce matin fait vœu de sobriété. Je me sentais l'estomac un peu faible, et j'ai bu un petit coup. Ça se dissipera. Un clou chasse l'autre ; pas vrai, Le Doux ? Du Ciseau a fait cuire ce jambon qu'il a reçu de Bayonne. Il a une odeur... Ah !... Nous devons l'entamer ; et tu connais son petit vin blanc... Hein !... Ça ne te tente pas? Pour la vie, Madame. Vous avez raison, Madame le Doux ; vous parlez comme un astre, et je vais vous prouver combien je suis bon ami. Du Ciseau nous attend pour déjeûner ; il a un jambon excellent, du vin... Ah!... Eh bien ! Du Ciseau ; le jambon, le vin, le déjeuner, je vous sacrifie tout, et je vais rester avec Le Doux : c'est-il beau de ma part ? C'est à une condition, cependant. C'est qu'il y aura un petit coup à boire, et une croûte à casser ; car je suis presqu'à jeun. Une croûte, rien davantage. N'ayez pas peur. C'est moi qui vous en réponds. Vous verrez, vous verrez. Très volontiers. J'aime à rester où je suis. Si j'avais, chez moi, un petit bec comme cela, je n'irais pas si souvent dehors siffler la linotte ; tu es trop heureux ! Buvons à sa santé. J'ai vingt fois envié ton sort. Je donnerais le dernier tonneau de ma cave, pour trouver une femme comme ta Susanne. Je le sais bien. J'aime ta femme, moi ; mais je suis honnête homme, et puis elle est sage. Encore un coup à sa santé. Sais-tu bien une chose, Le Doux ? C'est le désœuvrement, la solitude qui rendent la taverne et le jeu nécessaires à un garçon ; il n'est que d'être marié pour le ranger. Un garçon ne tient à rien. Pour bien travailler, il faut aimer son chez soi ; et pour l'aimer, il faut y trouver quelqu'un qui nous le rende agréable. C'est ça. À ta santé. On peut se livrer un instant à ses plaisirs ; mais il faut aussi songer à sa fortune, à sa réputation, et ce n'est pas au cabaret qu'elles se sont. On n'a pas dessein de se griser ; mais on boit un coup, on en boit deux. L'exemple entraîne, la vanité s'en mêle, et l'on finit par ne plus savoir ni ce qu'on dit, ni ce qu'on fait. C'est à la lettre... Buvons un coup. Tais-toi donc : dis qu'il n'est pas franc comme nous ; c'est un sournois, vois-tu, dont je me défie, et qui n'est pas véritablement ami. J'ai des raisons. Elles sont convaincantes. Il trempe toujours son vin, et fait d'un verre deux coups. Tiens, mon ami, il faut nous ranger. Travailler. Ne boire que de l'eau. On fait de bien meilleure besogne. Il faut y renoncer ; tu as du talent ; j'en ai aussi. On veut me faire entrer à l'Opéra. J'aime ma liberté ; et j'ai, Dieu merci, de quoi vivre sans rien faire. Et la célébrité ! Tiens, Le Doux ; vois le serment que je fais : je veux que ce verre de vin soit le dernier que je boive, si je me grise davantage. Jure avec moi. Notre bouteille est vide ! Bravo ! Est-ce que nous ne sommes pas mieux ici qu'au cabaret ? Bien plus honnêtement ? On boit modérément ? Descends-tu à la cave ? Si fait ; mais il n'a pas voulu venir. Et nous avons promis à Madame le Doux de ne pas sortir d'aujourd'hui. Elles nous a mis à la réforme. Et c'est la femme la plus honnête, la plus douce... Diable ! Tu ne m'avais pas dit cela... Attends donc ; je n'ai point de bonnes raisons à donner, moi, pour me dispenser d'y aller. Le Doux a son ouvrage, mais je suis libre. Je commencerai aussi bien ma réforme demain, qu'aujourd'hui. Il est même décent que je te fasse mes adieux : on doit avoir des procédés dans la société : on ne quitte pas d'honnêtes gens comme une bouteille vide ; nous allons te laisser, tu travailleras mieux tout seul. Il a raison. Bien dit. Ta femme ne sera peut-être pas encore rentrée, et elle ignorera même que nous sommes sortis. Nous nous placerons à côté l'un de l'autre à table, et je te maintiendrai. Quand tu auras fait un petit somme... Vous devez nous en vouloir un peu, belle Susanne; mais quand vous saurez... Un tendre engagement, va plus loin qu'on ne pense. Ça n'a pas plus de tête qu'une linotte. Je n'ai bu un coup ni plus ni moins que lui, et vous voyez que je suis frais. Mais dame aussi, je ne joue pas, moi ; je ne perds pas mon argent, je ne m'emporte pas, je ne me dispute pas : je bois un petit coup d'amitié ; mais lui, c'est un enragé. Et battu. J'étais là. Je les ai séparés ; je n'aurais pas souffert que deux amis... Un verre de vin a tout raccommodé, et je vous réponds qu'ils n'ont plus de rancune : n'est-il pas vrai, Du Ciseau ? Mauvais conseil que cela ! Ne l'écoutez pas ; c'est un sournois. Le Doux aime la petite goutte, eh bien ! Il saut en tirer vengeance, mais une vengeance plus douce, plus usitée : vous êtes charmante, je vous aime de tout mon cœur, et si vous voulez... On peut repousser les gens un peu plus doucement. Charmante. Un embonpoint... Une taille... Je le crois... Un peu trop. Oh ! Oui. À toi ? Tu l'aimes donc bien fort ? Et moi aussi. Aussi bien que toi. N'ai-je pas des yeux aussi bien que toi ? Oh ! Que si fait. Qu'est-ce que tu dis donc ? De Susanne. De qui donc ? Certainement. Pourquoi donc dire ça? Dis de la rancune, et c'est vilain. Ne le croyez pas, Monsieur; il est vrai que nous avons passé la nuit ensemble, mais je vous réponds que Le Doux vient de rentrer aussi sain d'esprit et de corps que moi. C'est qu'ils sont brouillés. Ils ont passé la nuit à boire et à jouer. Ils se sont disputés, battus, et je les ai raccommodés, parce que j'avais conservé ma raison, moi ; mais il est rancuneux, lui ! Pourquoi dis-tu du mal de mon ami ? Tu as tes raisons ? Ceci change la thèse. Je veux les savoir, moi, ces raisons. **** *creator_beaunoir *book_beaunoir_sculpteur *style_prose *genre_comedy *dist1_beaunoir_prose_comedy_sculpteur *dist2_beaunoir_prose_comedy *id_MADEMOISELLEDESBRISEES *date_1784 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_mademoiselledesbrisees C'est ce cher Abbé ! Toujours charmant ! Vous êtes un monstre... Comment ! Il y a trois mois qu'on ne vous a vu ? Nos Coulisses, pendant votre absence, out été d'un triste, d'une décence ; c'est à périr d'ennui. Un projet que très certainement vous approuverez. Monsieur, est Monsieur le Doux ? On m'a beaucoup vanté vos talents, votre honnêteté, vos mœurs. C'est un modèle. Ah ! Ah !... Je viens, Monsieur, implorer le secours de votre art. Il sait vivre. C'est dommage que ça soit marié. Oui... Vous savez combien tous les jours je suis excédée des demandes indiscrètes de mille adorateurs. Vous connaissez tout le liane de mon caractère; je voudrais n'en mécontenter aucun, et je n'ai trouvé qu'un seul moyen de satisfaite leurs désirs. Justement : on m'avait proposé la gravure ; mais elle devient bien commune. Et puis tapisser tous les coins de rues à côté d'un poète, ou de mon Maître de musique ; c'est une idée qui me blesse l'imagination. Toute réflexion faite, je préfère le ciseau au burin. Je viens, en conséquence, prier Monsieur le Doux de vouloir bien me faire... Non, Monsieur ; en pied. Ah ! Çà, l'Abbé, vous êtes pétri de goût. Quel costume choisirai-je ? Oh ! Non, l'Abbé, non; il n'y a pas de jour où je ne reçoive à ma toilette des couplets ou des vers innocents, et ce nom m'y est : si souvent prodigué, qu'il m'en donne des vapeurs. Ne trouvez-vous pas un peu de fadeur dans cette idée ? D'une Bacchante ? L'Abbé.... Cette image est charmante; mais c'est que je tiens à une idée singulière. Vous allez peut-être la trouver ridicule ? Je préférais à tout autre habit, celui de Vestale. Oui... Voleur.. Eh bien ? Qu'en pensez-vous, Monsieur le Doux ? Mais, au moins, de la modestie. Quand voulez-vous commencer ? Eh bien ! Demain, si vous voulez, rendez-vous à ma petite maison de la Villette. L'Abbé vous amènera. Que devenez-vous aujourd'hui, l'Abbé ? Eh bien ! Soyez un homme galant : manquez à toutes deux. Mais, il le faut. Je vais dîner chez mon vieux Commandeur. Oui ; mais son Cuisinier est divin, et sa cave est délicieuse. Ne peut-on vous dédommager ? À demain, Monsieur le Doux. **** *creator_beaunoir *book_beaunoir_sculpteur *style_prose *genre_comedy *dist1_beaunoir_prose_comedy_sculpteur *dist2_beaunoir_prose_comedy *id_DUCISEAU *date_1784 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_duciseau Est-ce que vous vous moquez de moi, tous les deux, de me faire attendre si longtemps ? Bécarre ne t'a donc pas dit ? Vous avez promis à Madame le Doux ? Je vous en fais mon compliment. Te voilà donc à la lisière ; tu n'auras de volonté, tu ne prendras de plaisir, qu'autant que Madame voudra bien t'en accorder la permission. N'as-tu pas de honte de te laisser ainsi mener par ta femme ? En ce cas, mon cher le Doux, tu fais fort bien de lui obéir ponctuellement. Cela te fera un honneur infini ; et très certainement les fidèles du petit jardin viendront t'en complimenter. Il y a justement, ce matin, une assemblée de tous ces bons enfants. Nous avons un nouveau Récipiendaire, qui doit, dit-on, faire les choses en grand. Tu le connais, c'est Dupré. Lui-même. Garçon de mérite, qui désire fort se lier avec moi. On s'est bien promis de rire, et de faire sauter maint bouchon de vin de Champagne. Je voulais vous surprendre agréablement tous les deux. J'avais cru pouvoir répondre de vous. Mais puisque vous êtes dans la réforme, puisque vous avez promis à Madame le Doux de ne pas sortir, je vais donner vos démissions et faire vos excuses. Eh bien ! Le Doux ? Et tu crains la correction ? Et tu vas le finir aujourd'hui ? Beaucoup, je crois. Ma lettre a eu son effet... On te menace de te l'enlever ? Le Comte d'Artiphile ? Il n'oserait. N'es-tu donc pas accoutumé à ces menaces que fait un Amateur toujours pressé de jouir, mais qu'il se garde bien d'exécuter ? Ne sais-tu pas qu'un ouvrage n'a de mérite à ses yeux, qu'autant que l'on le lui fait désirer ? Comme si le travail d'un jour marquait sur un ouvrage comme celui-là. Je voudrais bien que quelqu'un de ces prétendus connaisseurs s'avisât de me menacer : de m'enlever un morceau, ou même de fixer un terme, il l'attendrait dix ans de plus. Ce n'est pas moi qu'il faudrait ainsi commander. La médiocrité est à la tâche, mais le génie a des ailes. Tu peux y compter. On a arrêté qu'on n'y dînerait pas, et qu'à deux heures on se séparerait. Très certainement ; ils ont tous affaire ce soir. Tu ne seras que paraître, si tu veux ; cela sera suffisant, et, du moins, tu ne manqueras à personne : tu peux même ne point boire du tout. Ne perdons pas de temps. Tu n'en as pas besoin, pour une heure ou deux, au plus, que nous y resterons. Je le tiens. Vous avez tort de vous plaindre. Votre mari me boude ; mais je veux faire ma paix avec vous, et vous expliquer... C'est un crâne, c'est un sot. Je lui pardonne de bon cœur. Ce n'est pas ma faute. Votre mari a le vin joueur, on joue ; il est mauvais joueur, on se fâche ; il est brutal, on se défend. Tout est dans l'ordre. Il est vrai ; je vous plains d'avoir un mari qui se dérange tous les jours, et je vous conseille, en bon ami, d'avoir allez de fermeté de séparer votre sort de celui d'un homme qui finira par vous ruiner. Ah ! Ah ! Douce Susanne, vous oubliez votre caractère... Ah ! Démasqué... Moi, Madame ? Tu m'as démasqué, mais trop tard : tous les coups sont portés ; Le Doux ne s'en relèvera pas, et je vais triompher. Qu'elle est belle ! Des contours ! Des formes ! Une fermeté ! Quelle fierté ! Que de vigueur ! Aujourd'hui elle est à moi. Oui, Bécarre ; oui à moi. Je la lui ravis. J'en suis fou. Est-ce que tu t'y connais ? Non, mon ami, non ; il n'y a qu'un artiste qui puisse apprécier au juste tout son mérite. Tu ne devines pas mille beautés cachées ? Ces coups hardis d'un ciseau sublime ? De quoi parles-tu ? Il s'agit bien ici de Susanne ! De sa Minerve, ivrogne ! De ce morceau divin ! Vous venez, peut-être, pour lui parler d'affaires ? Pour de l'ouvrage ? Excusez, Monsieur ; mais c'est que dans ce moment Le Doux n'est guère en état de vous rendre aucune raison. Il a passé toute la nuit, dans une taverne, à faire la débauche ; il vient de rentrer ivre-mort, et sa femme est allé le coucher. J'ai des raisons. Vous examinez cette Statue ? Et croyez-vous, Monsieur, que ces beautés appartiennent à Le Doux ? À lui ? Apprenez, Monsieur, qu'il les doit toutes à un artiste de les voisins, qui est son guide et son maître. J'en fais mon état. Homme perdu, Monsieur, talent éteint... Fleur trop hâtive, qui ne donnera jamais de fruits. Tais-toi donc ? J'ai mes raisons pour parler ainsi. Oui ; et si tu veux venir jusques chez moi boire un verre de liqueur, je te les expliquerai. Eh bien ! Donne-moi le bras. Votre très humble serviteur, Monsieur. **** *creator_beaunoir *book_beaunoir_sculpteur *style_prose *genre_comedy *dist1_beaunoir_prose_comedy_sculpteur *dist2_beaunoir_prose_comedy *id_SUSANNE *date_1784 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_susanne Bien obligé, Madame Caquet. Elle n'est pas pour moi. Oui, Madame. Aussi le Doux n'a-t-il rien de caché pour moi. Mon mari ne décachette pas les miennes. Le Doux est ici; il va bientôt descendre, et je la lui remettrai. Que voulez-vous dire, Madame? Cela se peut, Madame. Voulez-vous bien m'expliquer, Madame Caquet, ce que veulent dire tous ces demi-mots ? Est-ce à moi qu'ils s'adressent ? On ne peut être, plus heureuse que je le suis. Sans doute. Monsieur Bécarre est son ami depuis longtemps : il peut avoir ce malheureux goût que vous lui reprochez ; mais il a le cœur excellent. Monsieur du Ciseau est lié d'affaires avec mon mari. En voilà assez, Madame. Je vois bien quelle est votre intention ; mais voulez-vous qu'à mon tour je vous ouvre mon cœur ? J'en suis persuadée, Madame ; je crois même qu'il n'y a point de malignité dans votre conduite ; que si vous cherchez à m'éclairer sur celle de mon mari, c'est : uniquement par bonté d'âme, et non, comme on pourrait le penser, pour porter le trouble et la discorde dans mon ménage. Eh bien ! Madame, supposons pour un instant que mon époux ait tous les défauts que vous lui prêtez : si je les connais, votre confidence est inutile ; et si je les ignore, elle est cruelle, puisqu'elle détruit une erreur qui me rend heureuse. Heureusement, Madame. Le Doux fait mon bonheur, et sa conduite est telle qu'elle doit être. Oui, Madame. Hélas ! Ses funestes présages ne sont peut-être que trop vrais. Le calme est sur mon front, quand la douleur est dans mon cœur. Mais, est-ce à moi à déshonorer mon mari ? Eh ! Qui donc prendra soin de sa réputation, si ce n'est son épouse ? Que sont devenus ces premiers moments, ces moments si doux de notre union ! Mon époux n'était alors occupé que de moi, il ne me dérobait que les moments qu'il donnait à son ouvrage ; il le néglige aujourd'hui, pour se livrer tout entier aux plaisirs de la société. Bécarre le perd, du Ciseau le trahit. Peut-être son cœur se sèche, son génie s'éteint; il se déplaît dans son atelier ; il se déplaît auprès de moi. Pourquoi donc sa maison lui devient-elle désagréable ? SerAit-ce ma faute ? Cela se peut. Eh bien ! Redoublons encore de complaisance et de douceur, et rendons, s'il est possible, son âme à la gloire, et son cœur à l'amour. Oui, mon ami, il saut bien que je répare un peu tes fautes ; quand tu négliges ton travail, il faut que je force le mien, pour maintenir l'équilibre. Non, mon ami, non. Je croirai tout ce que tu voudras. Est-il possible, cependant, que tu puisses traiter des affaires bien importantes, avec ce pauvre Bécarre ? Le malheur est que sa pauvre tête est bien souvent échauffée. Sur qui donc? Sur Monsieur du Ciseau ! Je ne hais aucun des amis de mon mari. Mais mérite-t-il ce titre ? Ne suis-je pas heureuse, ne suis-je pas contente, le Doux ? Est-ce donc la fortune qui donne le bonheur ? Je n'ai jamais formé de vœu que pour ta gloire. Je vois bien que tu ne manqueras jamais de bonnes raisons, et tu sais que tu n'en as pas besoin auprès de moi ; mais tout le monde ne me ressemble pas. On crie, on murmure, on s'impatiente. Tiens, voilà une lettre que je viens de recevoir. Je l'ignore. Voilà ce que je craignais depuis longtemps. Tu l'as cruellement négligé. Il est vrai qu'il nous a comblé de bienfaits. Lequel donc ? Mon ami ! Il y sera, le Doux ; il y sera. Monsieur d'Artiphile menace ; mais tu connais la bonté de son cœur; tu sais qu'il t'aime. S'il te surprend travaillant à sa statue, jamais il n'aura la fermeté cruelle de t'enlever un morceau qui doit faire la réputation d'un artiste qu'il a ouvertement protégé. Fais mieux ; achève-la. Bien, mon ami, bien. Voilà cette noble fierté qu'on pardonne au talent. Voulez-vous... Vous êtes trop.... Comment le trouvez-vous ?... Voulez-vous avoir la complaisance de nous le lire ? Je savais bien que Monsieur l'Abbé Rémisa pinçait délicieusement une guitare, que la Romance lui devait ses plus doux charmes, mais j'ignorais qu'il joignît à tant de talents, l'art des vers. Et vous avez parfaitement réussi. Galanterie à part, en êtes-vous content ? Quelle est cette charmante personne ? Comment cela ? D'autant plus que Monsieur l'Abbé à fort bien choisi le costume. À parler franchement, j'en aimerais tout autant un autre. Je t'aime trop pour ne pas l'être un peu ; mais je t'estime assez pour ne le paraître jamais. Je n'en doute pas non plus. N'as-tu pas pris jour pour demain avec Mademoiselle des Brisées ? Tu aurais bien dû, avant de rien entreprendre de nouveau, achever ta Minerve. Ce n'est pas chose aisée. Je n'en doute pas ; je sais même qu'en général c'est assez bien payé. Mais songe cependant que de tels objets ne doivent pas te faire négliger ta réputation ; il est bon de travailler un peu pour le profit ; mais ton principal but doit être la gloire. En est-il donc besoin, quand sa patrie elle-même confie au ciseau de ses plus célèbres Sculpteurs, les traits des grands hommes qui ont fait sa gloire ? Ah ! Mon ami, si tu pouvais être un jour choisi pour un ouvrage aussi précieux ! Songe que tes premiers succès t'ont déjà sait désigner par le Public. Songe que le Protecteur des Arts attend, sans doute, ton nouvel ouvrage, pour confirmer un choix si glorieux. Ô mon ami, qu'un époux illustre devient cher à son épouse ! Combien alors elle s'enorgueillit de porter un si beau nom ! Promets-moi donc de travailler un peu plus assidûment. Si Bécarre et du Ciseau viennent te chercher ? En auras-tu le courage ? Certainement. Eh ! Peut-on gronder ce qu'on aime ? Tu ne te fâcheras pas ? Nous allons bientôt voir.... Voilà Bécarre ; il en tient déjà. Toujours de bonne humeur ! C'est fort bien fait. Vous avez fort bien commencé à tenir votre vœu. Qui a monté à la tête. Eh ! Mon cher Monsieur Bécarre, vous êtes l'ami de le Doux, n'est-il pas vrai ? Eh bien ! Soyez assez raisonnable pour le laisser travailler tranquillement pendant quelques jours. Il est pour lui de la dernière conséquence d'achever son ouvrage ; sa fortune, sa réputation en dépendent. Ne venez donc pas le détourner. Donnez-lui cette preuve d'amitié : engagez-le vous même à travailler. Je vous en aurai une obligation infinie. Quelle est-elle ? C'est trop juste. Tenez, voilà une bouteille de vin, qui vaudra bien celui de Monsieur du Ciseau. Voulez-vous quelque chose encore ? De la sagesse, surtout ? Oui, mon ami. Je vais porter ce tableau, et je reviens tout de suite ; je te retrouverai ? Bonne caution ! Adieu, mon bon ami. Sans adieu ; Monsieur Bécarre. Vous dînerez avec nous ? Sept heures!... Et Le Doux n'est pas encore rentré : la nuit entière est passée, et Le Doux n'est pas revenu. Où est-il ? Si l'incertitude en est cruelle, la certitude en est affreuse ; pourvu du moins qu'il ne lui soit rien arrivé de fâcheux. Je succombe à la peine, et mes yeux se refusent au sommeil... Dors encore, dors, mon enfant, n'accrois pas mes maux par tes cris ; hélas ! Ta pauvre mère a bien assez de sa douleur ! Ah ! Ciel ! C'est Madame Caquet. Il n'est pas... Il n'est pas encore levé. Quand vous voudrez... Je vais porter de l'ouvrage au Faubourg Saint-Honoré. Je ne sais ce que je dis. C'est à quelqu'un qui part pour la campagne. Oui, Madame... Vous êtes trop bonne ; et je craindrais d'abuser.... C'est si léger. Je ne compte pas encore partir tout de suite. Mais... Faut-il que cette cruelle femme me fasse même craindre le retour de Le Doux ! Pardonnez-moi, Madame, j'ai un ouvrage très pressé à achever, et je vous demanderai même la permission... Oui, Madame. Vous êtes bien honnête ; mais il faut que je sois seule. L'ouvrage que je fais.... Vous vous trompez, Madame ; jamais mon pinceau ne fera rougir la décence, et mes ouvrages sont aussi purs que le fond de mon cœur ; mais j'ai promis le secret... Écoutons-la donc : c'est peut-être le seul moyen de m'en débarrasser. Oui, Madame ; elle m'est encore présente, et je n'en ai point perdu un seul mot. Je vous en remercie. Je le crois. Il est tant de gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, et qui se plaisent à tout envenimer. Il faut laisser parler les méchants, Madame, et les mépriser. Assurément, et s'il n'est pas encore à son atelier, c'est que je l'ai forcé de se reposer aujourd'hui un peu plus qu'à l'ordinaire ; il était fatigué... Cette femme se plaît à déchirer mon cœur. Eh ! Mon ami, c'est toi!... N'es-tu pas incommodé ? N'as-tu besoin de rien ? Ne me reconnais-tu pas, Le Doux ? Je suis Susanne, je suis ta femme. Voilà comme tu me traites ? Eh ! Madame, laissez-moi respirer, je vous en conjure. Allez, si vous voulez divulguer mes peines et mes malheurs ; mais ne venez pas davantage jouir de mes larmes, et laissez-moi, du moins, les répandre en liberté. Vous me ferez grand plaisir, Madame. Qu'attendez-vous donc, Messieurs ? N'êtes-vous pas contents ? N'avez-vous pas de honte de me ramener mon mari dans un pareil état ? Et vous osez vous dire ses amis ? Vous m'effrayez ! Il a joué, dites-vous ; il a perdu : ce n'est rien ; mais il s'est disputé ? Battu ! Comment ! Monsieur, c'est contre vous ? Que je suis malheureuse ! Vous me conseillez... Insolent !... Et vous, votre rôle. Je vois toute l'horreur de la bassesse de votre cœur ; mais vous n'êtes plus à craindre, vous êtes démasqué. Vous ne m'abusez plus : votre ivresse est feinte. Bécarre est à plaindre ; mais vous, vous êtes un monstre, et c'est vous seul que j'accuse de la perte de mon mari. Ah ! Ciel ! Mon mari serait-il blessé ? Ah ! Ciel ! C'est le Comte d'Artiphile lui-même? Pardon, Monsieur le Comte, j'ignorais que vous fussiez ici. Y a-t-il longtemps ? Ce sont, deux amis de mon mari. Oui, Monsieur. L'un est musicien, qui n'est pas sans talent, mais qui a le malheureux défaut de boire un peu. C'est Monsieur du Ciseau, un confrère de mon mari, et qui demeure ici près. Son ami intime. Ah ! Monsieur le Comte, après avoir élevé sa jeunesse, après avoir été son bienfaiteur, voudriez-vous le perdre ? Vous voulez donc notre ruine ? Je sais jusqu'à quel point vous avez poussé vos bontés, et combien mon mari paraît avoir de torts vis-à-vis de vous ; mais ces torts, j'en suis peut-être la première cause. Oui, moi, Monsieur. C'est vous qui nous avez mariés ; vous voyez le premier fruit de vos biensaits et de l'amour de le Doux : peut-être ma tendresse l'a-t-elle trop de fois détourné de son ouvrage. Il est bien difficile de se livrer à tout son génie, quand le cœur parle si haut. Je suis donc seule coupable ; mais mon crime fut de trop aimer l'époux que vous m'aviez donné. Le punirez-vous de ma faute ? Lui, coupable ! Le Doux ne me rend pas heureuse ! Eh ! Que manque t-il à mon bonheur ; mon mari m'aime, m'adore, a pour moi les complaisances d'un amant. Qui peut vous avoir fait de tels rapports ? C'est l'écriture de Monsieur du Ciseau. Oui, Monsieur. On ne peut davantage. Je vous montrerai vingt de ses lettres. Monsieur le Comte, je me crois, en honneur, obligé de vous donner un avis qui coûte beaucoup à mon cœur ; mais je ne puis laisser indignement tromper un homme aussi généreux que vous, et dont la protection est si précieuse à tous les artistes. Vous avez confié un ouvrage très conséquent à un jeune homme, nommé Le Doux, qui, à la vérité, annonçait quelque talent ; mais qui, depuis quelque temps, est absolument dérangé, maltraite sa femme, et passe sa vie dans une taverne, adonné au jeu, à la boisson ; il n'a plus ce ciseau ferme et hardi qui a dégrossi votre marbre, et je vous préviens qu'il est hors d'état de l'achever. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de le confier à des mains plus sûres. Il est beaucoup d'artistes qui méritent votre confiance ; il en est un surtout, qui, ami, dit-on, et voisin de Le Doux, a seul échauffé son imagination, et conduit sa main. J'ignore son nom ; l'avis que je vous donne en est d'autant plus sincère, ainsi que le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, quoique je ne me nomme pas, Monsieur le Comte, votre, etc. Le monstre ! L'envie seule, Monsieur, l'envie la plus basse a pu dicter une pareille lettre. Jugez quel est cet homme, qui n'ose se nommer ? Eh bien ! Je me sens le courage de vous le dire, moi, cette vérité si cruelle, et vous m'en croirez, Monsieur le Comte. Il est vrai, Le Doux est changé ; mais ce n'est pas un monstre, ce n'est pas non plus un homme sans talent. C'est un jeune Artiste faible, qui, depuis quelque temps, entraîné par des amis dangereux, a négligé son ouvrage ; mais sans rien perdre de son génie. Ce Monsieur du Ciseau, ce lâche qui vous écrit, vient tous les jours l'arracher de son atelier, pour le conduire dans un jardin, où s'assemblent des gens désœuvrés, mais honnêtes. Voilà les seuls torts de le Doux. Trop de facilité, un peu de paresse, un peu de négligence ; mais ce n'est qu'un léger nuage qui peut bientôt se dissiper. Ma tendresse, vos conseils, vos bontés, si vous daignez les lui conserver, la vue de cet enfant qui lui doit le jour, auquel il doit le bonheur, tout va ranimer dans son âme les premiers élans du génie. Mon époux a toujours le cœur excellent. Songez qu'en le perdant, vous perdrez sa femme et cette innocente créature. Non, vous n'en aurez pas la fermeté cruelle. Viens, mon ami, viens tomber avec moi aux pieds d'un homme sensible, qui ne résistera pas à nos larmes. Peux-tu soupçonner, le Doux ?... Oh ! Mon ami ! **** *creator_beaunoir *book_beaunoir_sculpteur *style_prose *genre_comedy *dist1_beaunoir_prose_comedy_sculpteur *dist2_beaunoir_prose_comedy *id_MADAMECAQUET *date_1784 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_madamecaquet Tenez, ma voisine, voilà une lettre que vient de me remettre pour vous le facteur de la petite poste. Que je ne vous gêne pas. Elle n'est pas pour Monsieur le Doux ? Eh bien ! Est-ce qu'entre mari et femme, on doit avoir des secrets l'un pour l'autre ? Et vous n'osez l'ouvrir ? Il a raison ; mais, s'il n'a rien de caché pour vous, vous pouvez voir ce qu'on lui écrit : peut-être est-ce une affaire pressée, peut-être exige-t-elle une prompte réponse ? Ah ! Ma pauvre voisine, ma pauvre voisine ! Si la plupart des femmes sont trompées, elles le méritent bien. Comme on endort aisément une jeune femme ! Vous ! Bon ! Vous avez un mari trop sage. C'est ce que tout le monde dit : cette pauvre petite Madame le Doux, qu'elle doit être contente ! Au bout d'un an et plus de mariage, son époux est toujours aussi empressé, aussi amoureux que le premier jour. Ce n'est pas de ces mauvais sujets qui n'ont pire maison que la leur ; qui abandonnent leurs femmes, leurs ménages, et vont s'enfermer toute la journée, et souvent une bonne partie de la nuit, dans une estaminette, pour fumer, boire et jouer. Le Doux est toujours chez lui, toujours à travailler ; il n'a pas de meilleur ami que sa femme : n'est-il pas vrai, ma voisine ? Il voit, à la vérité, dit-on, ce Monsieur Bécarre, ce Musicien toujours altéré, qui ne sort d'un cabaret que pour rentrer dans un autre ; qu'on rencontre le matin gris ; qu'on ramasse le soir ivre mort : mais il ne le voit que pour le faire rougir de ce goût, pour l'en détourner ; et s'il se permet quelquefois de boire un coup avec lui, c'est qu'il sait qu'on ne corrige un ivrogne, qu'en feignant de partager son défaut : n'est-il pas vrai, ma voisine ? Il est bien certain qu'il ne ressemble en rien à ce vilain Monsieur du Ciseau, qui est bien le plus méchant homme, l'être le plus envieux qui soit dans la nature. Monsieur le Doux le voit tous les jours, ne le quitte pas ; mais c'est certainement pour adoucir son caractère ; et puis il vaut mieux vivre en paix avec les méchants, que d'être leur ennemi : n'est-il pas vrai, ma voisine ? C'est encore une raison ; et, comme disent les hommes, les bonnes affaires ne se font que le verre à la main. Voilà pourquoi, sans doute, Monsieur du Ciseau et votre mari s'enFerment ensemble des jours entiers dans un petit jardin du faubourg : on doit y traiter bien des affaires, ma voisine : car il s'y boit rudement de vin ; et ces Messieurs y travaillent tant, qu'ils ont toujours en sortant la tête cassée, et ne savent pas même où ils mettent leurs pieds. C'est cependant bien désagréable pour une femme jeune, douce, honnête, jolie, de voir rentrer son mari dans un pareil état : n'est-il pas vrai, ma voisine ? Très volontiers. J'espère que vous pensez bien que tout ce que je vous dis, m'est dicté par le tendre intérêt que vous inspirez à tout le monde. Vous me rendez justice ; vous lisez dans le fond de mon cœur. Écoutez-donc, Madame le Doux : ce que je vous en dis, n'est que par amitié pour vous. Vous êtes jeune encore ; vous ne savez pas combien il est intéressant qu'une femme ait l'œil à son ménage, et veille de près la conduite de son mari : il est de certains goûts qui, arrêtés dans leurs commencements, ne sont rien ; mais qui, lorsque l'on les laisse croître et s'enraciner, deviennent des habitudes cruelles, se changent bientôt en vices, et finissent par conduire à tout. Je puis vous en parler par expérience ; je sais tout ce que j'ai eu à souffrir, pour avoir été, comme vous, trop bonne, trop douce, trop confiante : j'avais un mari brutal, ivrogne, débauché, dissipateur ; eh bien ! Madame, je l'ai tant querellé, tant battu, qu'il a fini par prendre son parti : il est allé, je crois, aux Antipodes ; et depuis vingt ans, Dieu merci ! Je n'en ai pas seulement entendu parler ; mais vous n'êtes point dans ce cas-là. Je vous crois, ma voisine. Monsieur le Doux est sage, rangé, toujours amoureux : je vous en fais mon compliment. Mais si, par hasard, (car tout peut arriver), il devenait jamais ivrogne ; s'il négligeait son ouvrage pour ses plaisirs ; s'il abandonnait sa femme pour ses coteries, souvenez-vous que je vous ai prévenue de bonne heure d'y mettre ordre ; et si votre maison se trouve ruinée, dites bien : c'est ma faute, et si j'eusse cru Madame Caquet, je ne me trouverais pas dans l'embarras où je suis : entendez-vous, Madame ? De tous les goûts, celui du vin est le plus bas c'est aussi le plus dangereux. Il le par1ît peu dans les commencements ; mais les suites sont terribles, sont affreuses. Le vin éteint la raison et le talent, abrutit l'homme, et le mène de l'inconduite aux bassesses, des bassesses au vice, du vice au crime. Adieu, ma chère voisine ; je suis charmée de vous savoir heureuse. Comment ! C'est vous, ma voisine ? Je voulais dire un mot à Monsieur le Doux. Je repasserai. À propos. Eh ! Pourquoi donc levée et habillée avant le jour ? Où allez-vous donc ? De l'ouvrage de si bonne heure ? Allez-vous à pied ? Tant mieux : j'ai justement affaire dans ce quartier, je vous accompagnerai ; nous causerons en chemin, il nous paraîtra moins long ; et puis si vous avez quelque chose à porter, je vous aiderai.... Non, non, je ne souffrirai pas... Il n'est pas de fardeau, si léger qu'il soit, qui ne lasse à la fin. Donnez-moi.... Eh bien ! Je vous attendrai. Je ne suis pas pressée, et je serai bien aise même de causer un instant avec vous. Vous n'avez rien à faire ? De travailler ? Je ne vous interromprai pas ; et c'est un plaisir pour moi de voir avec quel art vous animez la toile. Pourquoi ? Est un peu libre ? Mais à mon âge.... Et moi, je ne souffrirai pas que vous perdiez ces beaux yeux, en travaillant à la lumière. Il faut ménager sa vue, nous n'avons rien de plus précieux. Asseyez-vous. Vous souvenez-vous, ma voisine, de notre dernière conversation ? Eh bien ! Moi, ma chère voisine, j'ai fait des réflexions depuis, et tout bien examiné, je venais faire réparation à Monsieur Le Doux, des soupçons que je m'étais permis sur sa conduite. C'est un poids pour moi, mais un poids insupportable, de mal penser de quelqu'un. D'après ce que vous m'avez die, j'ai examiné de plus près votre mari, et j'ai reconnu combien ces bruits injurieux qu'on répandait contre lui, étaient faux et mal fondés. Ce sont des monstres dans la société ! Eh bien ! Ma voisine, croiriez-vous qu'en vous quittant, j'en ai rencontré de ces gens mal-intentionnés, de ces médisants, de ces mauvaises langues, qui ont voulu me soutenir, me prouver même que votre époux était un homme sans mœurs, sans conduite ; et, tenez, à l'instant même, je viens, je vous en réponds, de le défendre vigoureusement contre la Commère Bertrand, qui soutenait qu'il n'était pas rentré coucher chez lui ; et que tandis que vous passiez la nuit à travailler, à pleurer, il était à faire la débauche avec un tas de mauvais sujets, d'ivrognes, qui se rassemblent, pour leurs orgies, dans un petit jardin du Faubourg, où ces beaux Messieurs, sans s'embarrasser de leurs ménages, sans se soucier de leurs pauvres femmes, fument, boivent et jouent. Je l'ai rembarrée de la bonne manière, et je lui ai bien dit que le Doux n'était pas homme à aller dans de pareils endroits. Non, ma voisine, non; il faut les confondre. Il faut que les honnêtes gens se soutiennent les uns les autres; voilà comme je suis. C'est au point, ma voisine, que je viens de gager un écu, contre cette Madame Bavardin, qui est bien la plus mauvaise langue du quartier, en présence de Simonne et de la Commère Bonbec, qui a même reçu les enjeux ; que le Doux était dans ce moment occupé à travailler, et qu'il avait passé la nuit à côté de vous, et je suis bien certaine d'avoir gagé à-coup-sûr ; n'est-il pas vrai, Susanne ? Du grand travail qu'il a fait hier ? Voilà ce qui s'appelle une bonne femme, bien intentionnée ! Il faudrait que votre mari fût un monstre, pour ne pas sentir tout ce que vous valez... Je vais bien punir cette méchante Madame Bavardin, en lui gagnant son écu. J'aurais dû gager plus gros, n'est-il pas vrai, ma voisine ? En vérité, je vous félicite d'avoir un mari si rangé, si parfait !... Eh ! Ma voisine, le voilà qui revient en bon état, et bien accompagné. Votre mari me paraît fort indisposé, ma voisine, et, si vous voulez, je le garderai... Je suis fâchée, Madame, que vous preniez aussi mal les marques d'intérêt et d'amitié qu'on vous donne, et dorénavant je garderai pour d'autres mes conseils, puisque vous les recevez ainsi. Cela suffit. Restez à roucouler douloureusement auprès d'un époux si tendre, si rangé ; vous méritez bien ce qui vous arrive.