**** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_JEROME *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_jerome D'où venez-vous donc, petite fille ? Bon, faut-il une demi-heure pour aller chercher du tabac ? Mais, ne t'ai-je pas entendu parler avec quelqu'un, tout-à-l'heure ? J'ai cru cependant reconnaître la voix de Julien ; c'est un drôle qui est toujours levé du matin. Allons, en voilà assez ; donne-moi mon tabac. Taisez-vous, petite fille ; allez, montez à votre chambre, et surtout ne sortez pas pendant que je serai dehors. OUI, des tabatières, c'est fort bien dit ; mais je n'ai garde d'en avoir. On a du tabac, ce n'est pas pour soi, c'est pour les autres. Père Jérôme, une prise de tabac ? On vous en rafle une demi-once tout d'un coup. Oh ! Que je ne suis pas si bête ! Au moins quand il est dans ma poche, je ne suis pas obligé d'en donner... Si on ne prenait pas garde à soi, on irait bien loin. C'est en ménageant de la sorte, que je suis parvenu à me faire une petite fortune... À propos, je me souviens que je n'ai pas compté ma quête d'hier. Une, deux, trois, quatre ; cela fait bien quarante-huit sols. Il faut les mettre dans ma ceinture, avec les vingt et une livres qui y sont. Encore douze sols, cela fera un louis que je convertirai en or, et je le joindrai à ceux qui sont là. Oui, les voilà ; il faudrait être bien fin pour les trouver-là. Mais, je crois que j'entends Jean-Louis ! Oui, c'est bien lui. Ah ! Le voici avec Bastien. Ils ont déjà fait leur ronde, et moi, je n'ai encore rien gagné. Cela ne me présage rien de bon pour aujourd'hui. Ah ! C'est toi, Jean-Louis, et toi aussi, Bastien ? Avez-vous déjà gagné quelque chose, vous autres ? Je vous en livre autant ; je ne me suis jamais senti l'appétit ouvert si matin. Je le veux bien. Qui est-ce qui régale aujourd'hui ? Écoute : il me vient une idée. Vous êtes d'honnêtes gens. Nous ne sommes pas faits pour nous tromper les uns les autres. Eh bien ! Allons chercher fortune chacun de notre côté, et ce que nous trouverons, nous reviendrons ici le mettre en commun, pour déjeuner tous les trois. Mais, de la bonne-foi entre nous... Eh bien ! C'est convenu. Allez-vous-en l'un à droite, l'autre à gauche ; moi, je m'en vas rester à roder par-ici autour, et dans un petit moment nous nous rejoindrons. Je craignais qu'ils ne se fussent aperçus de quelque chose. Il y a tant de gens qui s'intriguent pour cacher leur pauvreté ; moi, je tremble qu'on ne s'aperçoive que je suis riche... Doucement... Je crois que j'entends marcher. Eh bien, oui, c'est le père Jérôme ; qu'est-ce qui parle donc de moi, là ? Je ne dois rien au Cabaret. Eh bien ! Bonjour, mon garçon, bonjour. Moi ! Mon garçon ! Comment veux-tu que je te fasse du bien ? C'est moi qui en demande aux autres. M'aurait-il aperçu compter mon argent ? Mais, qu'est-ce que tu veux donc dire ? Explique-toi ? Ô Ciel ! Il m'aura découvert. Je ne te comprends pas du tout, moi ; je n'ai rien, absolument rien que ce que l'on veut bien me donner. Mais, qui est-ce qui a pu te faire des rapports comme ça ? Qu'est-ce que tu as vu ? Quelques liards, peut-être, que je comptais dans mon chapeau. Un trésor. Je suis perdu ! Il aura tout vu. Mon cher Julien, si tu étais un bon garçon, un honnête garçon... Tiens, ne dis rien à personne... N'en parle pas... Je ferai tout ce que tu voudras. Je suis si troublé, que je ne sais ce que je dis. Qu'est-ce que tu parles donc-là, de ton bonheur et de Babet ? Je ne te comprends plus. Je me doutais bien de quelque chose à-peu-près comme cela ; mais, enfin, qu'a de commun ce trésor... Ouais ! J'avais pris le change. Si bien que ce trésor dont tu me parlais tout-à-l'heure, c'est ma fille ! Et quand tu me disais que je te pouvais faire du bien, c'est que tu me demandais ma fille en mariage ? C'est que tu as un style d'amoureux, avec ton trésor et ta fortune ; moi, je n'entends rien à tout ce jargon-là, c'est ce qui fait que je t'ai paru comme ça un peu ahuri. Oh ! Que j'ai eu-là une belle peur ! Comment ! Comment ! C'est dit ? Qu'est-ce que je t'ai donc dit, moi ? Je ne m'en souviens plus. Oui, oui, c'est bien ça que je t'ai dit, c'est bien ça... Mais, je ne t'ai pas fisqué le temps. Eh bien ! Dans huit ans, nous parlerons de ça, parce que j'ai résolu de ne pas marier Babet avant vingt-cinq ans. Prends patience, mon garçon, et n'en parle à personne. Adieu, Julien. Oh ! Que je l'ai échappé belle ! Adieu, Julien ; adieu. Uu écu de six francs ! Il faut que que ce soit quelque grand Seigneur. Ah ! Ça, Messieurs, vous savez bien notre convention ; il ne faut pas mettre ce frusquin-là dans la plotte. À moins qu'on en partage la moitié, et puis avec le reste, nous ferons la ribotte. Eh bien ! Allons, je le veux bien : voilà ici justement le Cabaret du père la Piquette. Il n'y a qu'à lui demander du meilleur. Aveugles ! Mais, prenez garde à qui vous parlez. Mais, Monsieur la Piquette, est-ce que c'est comme ça qu'on reçoit les pratiques ? Ce que vous avez de meilleur et de plus cher. Allons, fi donc ! Du beurre, du fromage ! Je ne sais vraiment pour qui vous nous prenez. À la bonne heure ; c'est un peu plus présentable. Accommodez-nous de ça, et tout de suite. Primo d'abord il nous faut du bon vin, du vin de Bourgogne. Donnez-nous du meilleur que vous ayez, le pays n'y fait rien. Eh bien ! Est-ce que vous ne pouvez pas vous-même mettre le couvert ? Est-ce que vous êtes trop gros Seigneur pour ça ? C'est que, voyez-vous, il faut savoir un peu se faire servir. Dame, quand on paye, on a ce droit-là, je crois. Nous allons voir ça. Oui, mais ne vous tenez pas trop loin, toujours, parce que si l'on a besoin d'assiettes, on n'est pas bien aise de se lever comme ça à tout moment. Eh bien ! Comment trouvez-vous ce vin-là, vous autres ? Il faut que nous buvions un coup à la santé de celui qui nous régale. À présent, il faut boire à la nôtre. Allons, qui est-ce qui verse ? Oh ! Pour le coup, je tiens la bouteille, on ne m'attrapera plus. Ne tardez pas, car j'ai soif. Eh ! La maison, la maison ! Est-ce que vous nous prenez pour des cochons, Monsieur de la Piquette, sauf votre respect, ou bien, si vous n'avez pas de serviettes blanches chez vous ? Il n'est pas fort attentif, ce Monsieur de la Piquette ; c'est que ça n'a pas souvent du monde. On ne fait pas non plus tous les jours des dépenses comme ça. Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines... Je me souviens pourtant d'avoir reçu une fois un écu d'un joueur, qui venait de passer dix-sept fois aux trente et quarante. Oh ! Dame, c'est un bon métier que le nôtre, et c'est le premier de tous. Il n'y a pas de gain plus légitime que le nôtre ; rien de mieux acquis que ce qui est donné. Et on ne nous paye pas comme eux, en rechignant. Ah ! Ça, il ne faut pourtant pas perdre toute notre journée ; il faut penser à demain. Si nous demandions la carte ? Eh ! La maison ! Père la Piquette ! Donnez-nous le mémoire, papa, qu'on vous donne du quibus. Cent deux sols ? Ça fait donc dix-huit sols à nous rendre sur les six francs. C'est bien pensé ; ça nous donnera des forces. Qu'est-ce que vous avez-là ? Contez-nous un peu ça. Je ne me souviens plus du goût de cette liqueur-là. Ça fait les six francs tout juste ; il n'y a plus qu'à payer, et bon soir la compagnie. Avez-vous payé, vous autres ? Allons donc, vous autres, donnez cet écu, et finissons. Non, il n'y a pas de moquerie là-dedans. Qui est-ce donc qui a reçu l'écu de six francs de ce Monsieur ? Je ne payerai rien. Je ne dois rien ; ce n'est pas moi qui ai reçu les six francs ; et la preuve de ça, c'est que je n'ai pas le sou. Ah ! Je suis ruiné, je suis assassiné ! Au voleur ! Mes bonnes gens, au secours ; on me vole, on m'assassine. Allons, rendez-moi ce chapeau, et je vas payer. Ah ! Je suis perdu ! J'offre de payer ce qu'on me demande, ainsi tout est dit. Il y a cent louis, Monsieur le Bailli. Mais, Monsieur le Bailli, je ne veux pas lui en faire tort ; elle les trouvera toujours après moi. Voilà ce que c'est que de ménager du bien à ses enfants ! Mais, Monsieur le Bailli, il y a conscience de laisser une pareille somme à des morveux comme ça. Monsieur, puisque vous payez l'écot, il est juste aussi que Monsieur le Bailli me fasse rendre, par mes Camarades, l'écu de six francs que vous leur avez donné tantôt. Oh que si Monsieur, je reconnais bien votre voix. C'est vous qui avez donné ici ce chien d'écu de six francs qui m'a tant porté guignon, à telles enseignes, que vous nous avez dit de l'aller boire à votre santé. Ah ! Voilà le pot-aux-roses ! C'est ce malheureux quiproquo qui est la cause de tout ce qui m'arrive. La maudite journée ! Me voilà pourtant ruiné pour n'avoir pas vu assez clair, tandis que j'en connais tant qui ont fait leur fortune, pour avoir su faire à propos les Aveugles. **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_BABET *date_1782 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_babet Monsieur Julien ! Monsieur Julien ! Ah ! vous m'avez reconnue, Monsieur Julien ! Je m'étais pourtant cachée. Dame, faut qu'vous ayez l'oreille bonne ! C'est bien galant ça, Monsieur Julien ; mais c'est-il bien vrai ? C'est un bien honnête homme que Monsieur le Bailli. Quoi donc, que j'sais bien ? Ah ! Monsieur Julien, ça s'ra bien difficile. Mon père n'entend pas du tout raison là - dessus. Oh ! Je l'entends qui m'appelle ; sauvez-vous vite. Quoiqu'il ne voie pas clair, il vous devinerait à merveille. Me voilà, mon cher père. Pardi, vous l'savez bien ; je viens d'où vous m'avez envoyée. Dame, ce Marchand ne finit pas. Il est toujours une heure à vous faire des questions. Voulez-vous du sec, voulez-vous du mouillé ? Ça est impatientant... Eh ! Non, Monsieur, je veux du mèlé. Et puis, ils vous retournent vos pièces pendant un quart-d'heure, car ils sont si difficiles sur la monnaie. Ah ! Pour ça non, mon père. Est-ce qu'on trouve quelqu'un à c't'heure ici dans les rues ? Ah ! Mon père, je ne sais pas quand il se lève, moi. Le voilà, mon cher père. Mais, mon cher père, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux avoir une tabatière, que de mettre ainsi ce tabac dans votre poche ? Cela n'est pas trop propre. Mais, je crois que j'entends la voix de mon père ! Qu'est-ce qu'il lui arrive donc là ? Nous n'en demandons pas tant, Monsieur le Bailli. Que mon père consente seulement de partager avec nous, nous en aurons autant qu'il nous en faut, et nous sommes bien sûrs qu'il ne mangera pas le reste. Que je suis contente ! **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_JULIEN *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_julien Il n'est encore presque pas jour ; je parie qu'il n'y a que moi de levé dans le village. Ce que c'est que l'amour ! C'est un furieux réveil-matin... Voilà pourtant la demeure de Mamselle Babet. Si ce qu'elle me disait encore hier, est vrai, ah ! Elle ne doit pas être plus tranquille que moi. N'faut pourtant pas que j'm'amuse, je n'suis pas l'seul ici que l'amour tourmente. J'gagerois aussi que c'est là une lettre d'amour, que ce Monsieur Lisidor m'a remise hier pour cette Dame de Paris. Julien, m'a-t-il dit, ne manque pas d'y aller drès le matin, et tu observeras bien comment elle recevra ça. Elle ne dira peut-être rien, mais ses yeux parleront. Il n'y a que l'amour qui fait comme ça parler les yeux. Oh ! Je m'y connais, depuis que je suis amoureux. Il ne faut pas que j'manque d'y aller, avant que Monsieur la Piquette soit levé ; ça m'vaudra toujours quelque chose pour faire un petit cadeau à Mamselle Babet... Mais, voilà Monsieur le Bailli sur pied de bon matin ! Est-ce qu'il y a aussi quelque mouche qui l'pique ? Car, c'est comme une épidémie que c't'amour. Qusc'que vous courez donc si vite, Monsieur le Bailli ? Vous n'allez pas à l'Audience si matin. On vous reconnaît bien là, Monsieur le Bailli ; aussi, tout le monde vous aime. Ah ! Monsieur le Bailli, vous qui êtes si bon, qui avez tant d'esprit, ne pourriez-vous pas me rendre service ? Oh ! Bien oui, allez, un procès ; bien au contraire, Mamselle Babet et moi, nous n'demandons pas mieux que d'nous accorder. Oh ! Dame, je le crois bien : quoiqu'elle soit la fille d'un aveugle, ça vous a les plus beaux yeux du monde. Qu'en dites-vous, Monsieur le Bailli ? Vous voyez bien, Monsieur le Bailli, me v'là, moi, premier Garçon chez Monsieur la Piquette, mon oncle, qui est un marchand de Vins, v'là qui est à merveille ; mais ça ne fait pas encore un état. Mon oncle me céderait bien son fonds, si j'avais seulement une douzaine de cent francs ; mais ce père Jérôme est un vieux ladre qui ne veut pas marier sa fille, dans la crainte de toucher à son magot. Oui, sûrement, il en a ; mais, le diable, c'est de savoir où est le nid. Tenez, Monsieur le Bailli, faites-moi toujours avoir Babet, c'est le plus pressé ; l'argent viendra après quand il pourra. Oh ! Comme nous vous aimerons, Monsieur le Bailli ! Comme nous vous aimerons ! Que c'est un brave homme ce Monsieur le Bailli ! Il voudrait voir tout le monde heureux. Comme on aimerait les vieillards, si ils étaient tous comme lui ? S'il ne goûte plus les plaisirs de la jeunesse, il les partage, et ça lui en tient lieu. Allons bien vite porter notre lettre, car ce Monsieur Lisidor pourrait s'impatienter. Ah ! C'est Mamselle Babet ! Je reconnais sa voix. Bon ! Mamselle, je reconnoîtrais cette voix-là dans mille. C'n'est pas l'oreille qui fait, t'nez, ça va droit au cour. Si c'est vrai ? C'est comme si vous m'demandiez s'il est vrai que vous êtes gentille. T'nez, il n'y a qu'un moment que j'parlais d'vous avec Monsieur le Bailli. Ah ! Pour ça, oui. Allez, s'il ne tenait qu'à lui, ça s'rait déja fait, c'que vous savez bien. Pardi, ça s'demande-t-il ? Notre mariage. V'là un amoureux que je m'en vais rendre bien content ! Il s'en faut bien que mes affaires soient aussi avancées, à moi... Mais, voilà le père Jérôme. C'est votre serviteur, père Jérôme ; c'est Julien, le Garçon Marchand de Vins d'ici près. Ce n'est pas cela non plus, c'est seulement pour vous souhaiter le bonjour. Ah ! Si vous vouliez, père Jérôme, vous pourriez me faire bien du bien. Oh ! Que je m'entends bien ; suffit. C'n'est pas la peine de m'expliquer mieux ; vous savez bien c'que j'veux dire. Ah ! Si je possédais ce que vous pourriez me donner, moi, je ne désirerais pas d'autre fortune. Il n'y a pas de rapports là-dedans ; c'est d'après moi que j'en juge, c'est d'après cela... Oui, il s'agit bien de liards ? C'est un trésor... Est-il possible, père Jérôme ? Je ne m'y serais jamais attendu ! Ce que c'est que de parler ! Quoi ! Vous consentez à mon bonheur ! Ah ! Vous ferez aussi celui de Babet. Je ne veux rien vous celer, père Jérôme. Tenez, votre fille m'aime ; elle ne m'a pas caché c't'amour-là, parce que je suis, comme vous dites fort bien, un honnête garçon, et qu'elle peut bien me le découvrir sans que j'en abuse. Oui, père Jérôme, c'est un trésor, ce n'est pas trop dire ; c'est un trésor de beauté et de gentillesse, une merveille... Et puis c'est un trésor de sagesse et d'esprit. Vous avez beau être son père, vous ne pouvez pas en disconvenir. Oui, père Jérôme, c'est-là le trésor qui fait toute mon ambition... C'est justement ça, père Jérôme, et vous y avez consenti... Mais, que vous êtes donc drôle ? Vous faites toujours comme si vous n'entendiez pas. Mais vous consentez, toujours ; c'est dit ? Pardi, vous m'avez dit que si j'étais un joli garçon, que j'n'avais qu'à n'en rien dire à personne, et que vous m'donneriez votre fille en mariage. Non ! Oh ! Pardi, le temps, le voilà, ou jamais. V'là Mamselle Babet qui a eu ses dix-sept ans à Pâques, et moi, qui... Mais qu'est-ce que ça veut donc dire, père Jérôme, avec vos vingt-cinq ans ? V'là une réflexion qui vous prend comme une envie d'éternuer. Mais, écoutez donc, encore un mot. Il s'en va, et il a l'air encore de se moquer de moi... Une affaire qui paraissait prendre une si bonne tournure... Mon cher Julien par-ci, mon cher Julien par-là... Moi, j'ai cru que c'était toisé, et point du tout, bien au contraire... Avez-vous jamais vu rien de plus capricieux que ce vieillard là ?... Ah ! Voilà le Monsieur à la lettre. Je fais bien les affaires des autres, il n'y a que les miennes que je fais mal... Non, Monsieur, on ne l'a pas refusée ; on l'a prise, on l'a lue, on l'a relue, et puis on l'a baisée, votre lettre. Et puis on m'a dit que vous n'aviez qu'à venir chercher votre réponse, qu'elle serait si tendre, si tendre, qu'on ne voulait la faire qu'à vous-même. Oh ! Monsieur, vous êtes en bon train, vous, vous n'avez qu'à vous laisser aller. Si je suis triste, moi, c'est pour mon compte. Et moi, je m'en vais courir chez Monsieur le Bailli pour qu'il m'aide de ses conseils. Oh ! Monsieur, ce n'est pas la peine. Oh ! Oh ! Voilà le père Jérôme en dispute avec mon oncle ! Oh ! Que non ! Je m'y oppose. Il faut remettre ce chapeau entre les mains de Monsieur le Bailli. Le voilà justement. Vous saurez tout cela. Ah ! Babet, je reconnais bien là votre cour ! Oui, Monsieur le Bailli, laissez-lui en la moitié. Et c'est lui, ma chère Babet, qui a avancé le moment de notre bonheur. **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_LAPIQUETTE *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lapiquette On y va, on y va... Mais, qu'est-ce que c'est donc que ces Aveugles-là, qui crient comme des sourds ? Pardi, je vois bien que je parle à des aveugles, peut-être. Faut-y pas prendre des mitaines pour ça ? Bonnes chiennes de pratiques, vraiment. Allons, dépêchons : qu'est-ce qu'y vous faut ? Ah ! Messieurs, je vous demande bien pardon. Voulez-vous du beurre frais, du fromage de Roquefort ? J'ai des côtelettes de porc-frais et des ris-de-veau. Mais, entendons-nous : duquel des trois ? Allons, Messieurs, vous allez être servis dans la minute ; c'est que mon Garçon est sorti. Non, non ; j'y vas. Tenez, Messieurs, voilà ce qui s'appelle une bonne bouteille de vin. Moi, je m'en vas voir au fricot. Quand vous aurez besoin de quelque chose, vous n'aurez qu'à appeler. Je ne vas qu'à la Cuisine ; je vous entendrai bien. Tenez, voilà chacun votre côtelette et le ris-de-veau ; vous me direz si c'est bien accommodé. Je vois que vous n'avez plus de vin, je vas vous en rapporter deux bouteilles. Vous êtes diablement altéré, père Jérôme ; mais ça ne vous ôte pas la voix. Je ne croyais pas que vous fussiez si difficiles ; vous allez en avoir. Qu'est-ce qu'il vous faut ? Vous avez trois bouteilles de vin à vingt sols, c'est trois livres. Trois côtelettes à six sols, c'est dix-huit sols. Un plat de ris-de-veau de douze sols, six sols de pain et six sols de couvert. Six et six font douze, et douze font vingt-quatre ; vingt-quatre et dix-huit, c'est quarante-deux ; quarante-deux et trois livres, c'est cent deux sols. Eh bien ! Je vas vous envoyer le Garçon du Café. Un moment, donc, je ne suis pas payé. Est-ce que vous avez envie de vous moquer de moi ? Je n'entends rien à tout cela... Père Jérôme, vous êtes le plus riche, c'est à vous à qui je m'adresse ; payez-moi. C'est le père Jérôme qui a commandé le déjeuner, il me payera, ou nous allons voir. Ah ! Ah ! Voilà un chapeau qui est bien lourd ! Il y a sûrement là de quoi nous payer. C'est ce vieux coquin qui vient boire mon vin, et qui ne veut pas payer. Oh ! Il ne l'aura qu'à bonnes enseignes, son chapeau. Il y a au moins cent louis dans ce chapeau-là. Voilà justement Monsieur le Bailli qui vient. Il faut qu'il nous rende justice. Tenez, Monsieur le Bailli, voilà d'abord le chapeau du père Jérôme, que je vous remets entre les mains ; il faut que la Justice soit nantie. Mais, Monsieur le Bailli, v'là qu'est fort bien ; vous rendez justice à tout le monde ; il n'y a qu'une chose à redire, c'est que je ne vois pas là-dedans qu'est-ce qui me payera, moi. **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_JEANLOUIS *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_jeanlouis Bastien, sommes-nous encore loin du Carrefour ? Ah ! Vous voilà, père Jérôme ; je vous croyais déjà bien loin. Ma foi, non ; il ne passe encore personne. Ni moi non plus. Il n'y a qu'à boire le rogome ; ça fait toujours attendre le déjeuner. Vous êtes homme de bon conseil, père Jérôme ; je le veux bien. Oui ; au revoir, père Jérôme. Un écu de six francs ! Oh ! Oui, il faut que ce soit un Prince en cognito. Ah ! Oui, c'est juste, ça, c'est pour pitancher. Oh ! Que non, Jérôme ; n'faut pas aller contre c'qu'est dit, ça nous porterait malheur ; il faut tout faire ce matin. Oh ! Le père la Piquette ! Nous traitera-t-il comme il faut, cet homme-là ? Oh ! Sûrement, du meilleur. Entendez-vous, papa ? Ce que vous avez de plus cher. Ou du vin de Campagne. Oui, il faut un peu parler à ces gens-là. Oui, sûrement ; il n'y a pas de plus grand Seigneur que celui qui paye comptant. Hon, hon, il n'est pas trop mauvais. Ah ! Il le mérite ; bien volontiers. Oui ; qui est-ce qui tient la bouteille ? Mais c'est vous qui nous attrapez, père Jérôme ; moi, je n'ai pas bu. Ah ! C'est vrai ; je n'y pensais pas. Oui, ça ne reçoit guère ici que des petites gens. Et moi, aussi ; d'un Gascon qui venait d'épouser la fille d'un usurier. Sûrement ; ce n'est pas là une profession mécanique. Nous ne sommes pas obligés de faire comme les Marchands qui raccourcissent leurs aulnes le plus qu'ils peuvent. Et on ne nous fait jamais rendre ce que nous avons reçu. À présent que nous voilà bien repus, il faut nous en aller faire notre tournée. Pour dix-huit sols, nous pouvons bien avoir chacun un petit verre de liqueur. Dame, il faut faire la fête complète. Non, non ; mais de l'huile de Vénus, père Jérôme ? Ni moi non plus. Oui, c'est le plutôt fait, ça. A-t-on donné l'écu de six francs ? Allons, allons donc ; nous sommes pressés. Ce n'est pas moi, toujours. Je ne payerai pas non plus. Je n'ai pas le premier liard. Moi, je me retire ; payera qui pourra. **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_BASTIEN *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_bastien Nou ous, nous ous en approchons. Tu le vois bien, Jean an-Louis ; j't'a avais bien dit qui il n'était pas tard, pui isque le père Jérôme ne e fait que d'sortir. Je e l'savais bien, moi, pa arce que... Moi oi, je e n'ai encore gagné que e d'l'appétit. Ah ! D'ça, c'est votre tour, père Jérôme, pa arce que. . . . Voi oilà qu'est dit. Bo onne chance. Un un écu de six francs ! Tou out au moins. C'est est convenu comme ça. Oui i, c'est-là sa destination. Oui i, ça a n'est pas peut-être trop bien fourni. Mais ais oui, c'est du meilleur qu'il nous faut. La maison, la maison ! Jusqu'à ce que la Piquette le fasse taire. Oui i, c'est clair, ça ; nous ne demandons pas de crédit, et c'est du comptant. Ou du vin de Brodeaux. Ç'a a est juste ; il faut bien leur faire voir ce qu'on est. C'est est juste ; ça s'fait obéir, cet argent. Oui i, ça peut passer comme ça. Oui i, c'est juste, ça, c'est bien le moins. Ve ersez tout plein. Ni i moi non plus, que je sache. C'est est juste, ça ; si il allait tomber de la sauce sur notre habit ? Diantre ! Il y a du tyran, là-dedans. Ça a n'a pas toujours bo onne compagnie. Et et moi, d'une jeune veuve, qui venait d'enterrer un vieux mari. Oui i, c'est un état libre. Ni i comme les Procureurs et les Avocats, qui allongent leurs écritures, Dieu sait ! Oui i, on on nous donne tou oujours de bon cour, et il ne nous en coûte qu'un grand merci. Oui i, il n'y a qu'à à payer et nous en aller. Ôtez le couvert, et ramassez les plats. Oui i, il faut qu'il n'y ait rien de reste. I il n'y a pas de bon repas sans la a petite goutte de liqueur. Point de crêmes des Barbares... Oui i, ça promet, l'huile de Vinus. Eh eh bien, Garçon, de l'huile de Vinus. I il n'y aura pas de monnaie à nous rendre. E est-ce fait ? Oui i, il ne faut pas faire attendre les gens. Ni i moi non plus, certainement. Ce e n'est pas à moi à payer. Je e défie bien qu'on me fasse payer. Oui i, arrangez-vous comme vous voudrez. **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_LEBAILLI *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lebailli Pas encore, mon ami ; mais comme j'ai appris que la Mère Simone et Lucas étaient en procès, je m'en vais les voir, pour tâcher de les arranger. On ne peut jamais se lever trop matin pour faire du bien. Que veux-tu, mon enfant ? L'amitié et la reconnaissance de tous ceux qui ont besoin de moi, c'est-là ma fortune. Nous autres juges de village, nous n'avons pas d'autres épices. De tout mon cour, mon enfant. Est-ce que tu as aussi un procès, toi, Julien ? Ah ! Oui, la fille de Jérôme l'aveugle ? Eh bien ! Cela te convient, mon enfant ; elle est jolie. Eh bien, qu'est-ce qui vous empêche de terminer ? Conte-moi un peu ça, mon enfant. Est-ce que tu crois réellement qu'il a de l'argent ? Le père Jérôme est tenu de rendre compte à sa fille du bien de sa mère. Il n'est pas juste que, par son avarice, il retarde le bonheur des deux jeunes gens qui se conviennent si bien. Quoique je sois vieux, moi, j'aime les jeunes gens, et je contribuerai toujours à les rendre heureux. Tu peux compter sur mon secours ; tâche seulement de découvrir le magot du bonhomme, et je te rendrai service. L'un n'empêchera pas l'autre, et s'il y a quelque moyen, je te ferai bonne justice. Je te quitte ; l'heure m'appelle. Viens me trouver chez moi au sortir de l'Audience, nous tâcherons d'arranger tout cela. Qu'est-ce que c'est donc que cela, mes enfants ? Voilà bien du tapage ici ? Oh ! Oh ! C'est une bonne pièce au procès que ce chapeau-là... Vous avez la tête richement meublée, père Jérôme. Non, tout n'est pas dit. Voilà une jeune fille à qui vous devez tenir compte du bien de sa mère ; et moi, je lui dois justice, comme mineure. Il faut que nous acquittions tous deux notre dette envers elle. Combien y a-t-il dans ce chapeau ? Répondez franchement, ou bien, on va y voir. Cent louis ! N'êtes-vous pas honteux de retenir ainsi un argent qui ne vous appartient pas ? Après vous !... Et pendant ce temps-là, vous l'empêchez de s'établir avec un jeune garçon qu'elle aime et dont elle est aimée. Vous faites tort à ces jeunes gens de l'intérêt de cet argent, qui, dans leurs mains, doit rapporter cent pour cent... Et l'intérêt de leur plaisir ?... Savez-vous bien qu'à leur âge cet intérêt-là monte plus haut que le principal ? Allons, consentez de bonne grâce à donner ces cent louis à votre fille, pour son mariage avec Julien, ou la Justice vous y forcera. Ne faut-il pas mieux la laisser à un avare comme vous ? Mes enfants, ce mouvement de générosité de votre part est trop beau, pour que je m'y oppose. Venez-vous en tous chez moi, nous ferons ce partage - là... Je suis charmé de coopérer au bonheur de ces jeunes gens... De la joie, de la bonne humeur ! Je régale tout le monde, et je vous garantis que je ne serai pas le moins content de la fête. **** *creator_goullinet *book_goullinet_troisaveugles *style_prose *genre_comedy *dist1_goullinet_prose_comedy_troisaveugles *dist2_goullinet_prose_comedy *id_LISIDOR *date_1782 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lisidor Tu me fais mourir d'impatience, mon cher Julien ; j'ai cru qu'un amoureux comme toi connaissait le prix des instants... Mais, je vois que tu es triste !... Tu ne me dis rien ! Ah ! Ciel ! Je suis perdu ! On n'aura pas voulu recevoir ma lettre. Est-il possible ! Tu combles mes vœux du plus doux espoir. Tu m'apprends la plus heureuse nouvelle du monde d'un air aussi triste que s'il y avait de quoi m'affliger. Ah ! Julien, si je puis à mon tour te rendre service, ne m'épargne pas. Je suis transporté ! Je cours au rendez-vous que l'on vient de m'accorder. À propos, je veux reconnaître tes bons offices. Je suis si content, que je veux que tu te ressentes un peu de mon bonheur. Il y a longtemps que je ne t'ai rien donné ; tiens, mon ami, voilà un écu de six francs, va-t-en boire à ma santé. Oh ! Que je suis content, mon cher Julien ! Mais, qui peut donc occasionner ce tumulte ? Monsieur le Bailli, il paraît qu'on aura besoin ici de votre ministère. Bailli, voici un jugement qui vous fera beaucoup d'honneur. Rien n'est plus juste : je me charge de payer toute la dépense ; il ne faut pas que personne soit mécontent. Je ne sais pas ce que vous voulez dire, père Jérôme ; je n'ai rien donné ni à vous, ni à vos Camarades. Ce n'est pas à vous autres que je le donnais ; c'était à Julien, à qui je devais cette petite reconnaissance.