**** *creator_marivaux *book_marivaux_ecoledesmeres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_ecoledesmeres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_MADAMEARGANTE *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_madameargante Où est ma fille, Lisette ? Qui est ce garçon-là ? Sa physionomie est assez bonne ; chez qui avez-vous servi, mon enfant ? Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille ; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette ; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure ? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son âge. Mais enfin, vous paraît-elle contente ? Oh ! Je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon : elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries ; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mère, et dont rien n'a gâté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'être alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs ; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maîtresse. Oh ! J'en suis sûre. À l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix ; c'est un homme très riche, très raisonnable. Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Il est bien question de l'âge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne ! Qu'entendez-vous avec votre prodige ? Vous avez de sottes idées, Lisette ; les inspirez-vous à ma fille ? Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse ? Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Qui ira au-devant de tous ses désirs. Taisez-vous ; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous ; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure ? Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne ? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractère sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés ? Allons, répondez, ma fille ! Oui, sans doute. Voyez, n'êtes-vous pas satisfaite de votre sort ? Quoi ! Mais ! Je veux qu'on me réponde raisonnablement ; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Je vous dispense des révérences ; dites-moi ce que vous pensez. Oui : comment regardez-vous le mariage en question ? Toujours des mais ! Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-même. Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie ? Parlez bien, et je ne me fâcherai point. Est-ce que vous n'êtes point de mon sentiment ? Etes-vous plus sage que moi ? Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle ? Rien ! Qu'est-ce que rien ? Ce mariage ne vous plaît donc pas ? Comment ! Il vous déplaît ? Eh ! Parlez donc ! Car je commence à vous entendre : c'est-à-dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté ? Il n'est pas nécessaire ; vous faites encore mieux d'être comme vous êtes ; de vous laisser conduire, et de vous en fier entièrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille ; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en êtes récompensée ; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre, pour courir après mille passions libertines ; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre. Oui, grâces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez ; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien ; et voici les plus essentielles ; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille ; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant ; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espèce de loi qu'on nous a imposée ; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'être la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile ; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là-dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit ; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous ; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur ? Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à-dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vôtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Vous êtes le maître, Monsieur ; au reste, il n'appartient point à une mère de vanter sa fille ; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnête homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend ; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espèce de petit bal tantôt ; le voulez-vous bien ? C'est le premier que ma fille aura vu. Allons donc joindre la compagnie. J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente ; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille ? Il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait ; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance ; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique ; je vous le permets, entendez-vous ? Qu'entends-je ? Ah ! C'en est trop, fille indigne de ma tendresse ! Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne ! Ingrate ! Est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu ? Ménager des intrigues à mon insu ! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entière ! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austère que moi, me répondra des égarements de votre coeur. Quoi ! c'est vous, Monsieur ? Et ce fripon-là, que fait-il ici ? Votre fils ? Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. **** *creator_marivaux *book_marivaux_ecoledesmeres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_ecoledesmeres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_ANGELIQUE *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_angelique Que souhaitez-vous, ma mère ? Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mère. Vous me l'ordonnez donc ? Mais... Je n'en dirai plus, ma mère. Ce que je pense ? Mais... Je vous demande pardon ; je n'y songeais pas, ma mère. Les dispositions de mon coeur ! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. C'est que ce que je dirais vous fâcherait peut-être. C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Rien du tout. Non. Non, ma mère. J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Pour innocente, je le suis. Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je ? Ses volontés ? Et que deviendront les miennes ? Oui, mais mon mari ne sera pas ma mère. Qui ne me laisse ignorer que le mal ! Et qu'en sait-elle ? Elle l'a donc appris ? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Eh ! Tout ce qu'elle a voulu. Moi, l'épouser ! Je t'assure que non ; c'est bien assez qu'il m'épouse. Eh bien, ma mère n'a qu'à l'aimer pour nous deux ; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Oh ! Pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mère a été prendre je ne sais où, qui ferait bien mieux d'être mon grand-père que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne ; comme si on s'embarrassait beaucoup d'être belle ou laide avec lui : au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant ! On voit que c'est du fond du coeur qu'il parle ; et j'aimerais mieux être sa femme seulement huit jours, que de l'être toute ma vie de l'autre. Eh ! Comment veut-il que je fasse ? Hélas ! Je sais bien qu'il sera inconsolable : N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'être pas ensemble ? Ma mère dit qu'on est obligé d'aimer son mari ; eh bien ! Qu'on me donne Eraste ; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y être obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Tu as raison : mais quand ma mère me parle, je n'ai plus d'esprit ; cependant je sens que j'en ai assurément ; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu ; mais n'être jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit ? Qu'est-ce que cela apprend ? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule ? Je n'ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille ? Suis-je vêtue comme une autre ? Regardez comme me voilà faite : Ma mère appelle cela un habit modeste : il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici ? Car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela ; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité ! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mère y gagne ? Que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Mais est-ce que je n'ai pas raison ? Serais-je de même si j'avais joui d'une liberté honnête ? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d'être cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maîtresse ! Laisse-moi faire, va... Je veux savoir tout ce que les autres savent. Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse ? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'être pas coquette ? Je ne la serai pourtant pas ; mais ma mère mériterait bien que je la devinsse. Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela ; car je suis si ignorante ! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Oh ! Sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien ! Où est-elle ? Oh ! Que j'aurai de plaisir à la lire ! Donne-moi-la donc ! Où est ce domestique ? Oh ! Dame, c'est encore ma mère qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir ? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. Frontin ne dira-t-il rien à ma mère ? Donnez. Suis-je assez sérieuse ? Que viens-je d'apprendre ! On dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette ! Adieu ; j'attends votre réponse, et je me meurs. Cette lettre-là me pénètre ; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette ; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne ; on le fera entrer comme on pourra. Ah ! C'est vous, Eraste ? Je ne sais ; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit ? Non, non, il vous a paru mieux que cela ; car j'ai dit bien franchement que je vous aime : mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là. Moi, fâchée ? Au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute ; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette ? Belle personne ! J'entends, ma mère. Oui, il y a bien de la différence. Ma mère le dit. Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Non, ce n'est pas par modestie. C'est que je suis polie. Il faut que je me taise encore. Oh ! Toujours. Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui ? Encore moins, car je mentirais. Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnête d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Tant qu'il vous plaira. Oh ! Vous pouvez vous en fier à moi ; je sais mieux cela que ma mère, elle a pu se tromper ; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Oh ! Du tout ; je ne saurais ; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement : et vous, qui êtes, à ce qu'on dit, un si honnête homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là, car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Hélas ! Si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Que vous êtes bon et obligeant ! N'allez pourtant pas dire à ma mère que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colère contre moi ; mais faites mieux ; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité ; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter : ma mère, qui est fort fière, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Moi ! Non ; n'allez pas le croire. Eh bien ! Doutez-vous-en donc. Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis ? Quel bon caractère ! Oh ! Que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans ! Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaît... Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Ah ! Ne m'en demandez pas davantage ; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là-haut. Moi, Eraste ? Je ne vous fuis point, me voilà. Eh ! Je n'ai encore dit qu'un mot. Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste : est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime ? Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait être plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Mais je vais comme le coeur me mène, sans y entendre plus de finesse ; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Si ma mère m'avait donné plus d'expérience ; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-être sans vous le dire ; je vous ferais languir pour le savoir ; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate ; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place ; j'ai tant souffert de contrainte, ma mère m'a rendu la vie si triste ! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments ! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé ; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gênée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mère qui lui ressemble ; je ne l'en aime pourtant pas moins... Ah ! Je suis perdue ! Puis-je espérer d'obtenir grâce ? **** *creator_marivaux *book_marivaux_ecoledesmeres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_ecoledesmeres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là, vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraître ici en toute sûreté ; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Je crois que vous devez être content du zèle avec lequel je vous sers : je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre ; mais vous êtes un honnête homme ; vous aimez ma jeune maîtresse, elle vous aime ; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mère lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Très tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient ; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maître, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire ; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Oui. Sans doute. Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure ? Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Il faut prendre son parti. Frontin... Serais-tu capable de rendre service à un honnête homme, qui t'en récompenserait bien ? Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maîtresse ? Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaître un aimable homme qui a touché son coeur. Tu l'as dit ; c'est cela même. Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumière pour n'être point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente ; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Comme on ne sait encore qui vous êtes, en cas qu'on vous fît quelques questions, au lieu d'être mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à côté de cette salle, et d'où Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Allez tout à l'heure ; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous êtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part : mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Non, restez : c'est la mère d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Ah ! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait ; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Je ne dis pas le contraire. Y peut-on rien connaître ? Vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévère que vous voulez qu'elle ait ; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Eh ! Eh ! Ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Cela est singulier. Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Aimable ! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Oh ! S'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guère eu de prodige de cette force-là ! J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Oh ! Que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mêle. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. On adore mal à son âge. Ils seront donc bien modestes. Vous m'interrogez, et je vous réponds sincèrement. Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. Eh bien, Mademoiselle, à quoi en êtes-vous ? Qu'avez-vous dit à votre mère ? Vous épouserez donc Monsieur Damis ? Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Il le mérite bien. On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Mais avec ces sentiments-là, que ne refusez-vous courageusement Damis ? Il est encore temps ; vous êtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mère. Il faudrait lui dire ce soir : Cet homme-là est trop vieux pour moi ; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Votre naïveté me fait rire. Je m'en fie bien à vous. Ah ! Si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité ! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste ? C'est un aveu sans conséquence avec moi. Prenez donc une bonne résolution de n'être pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Doucement ! Modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste : si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amène. Ne craignez rien, il est dans vos intérêts, et ce domestique passe pour son parent. Fort bien. Il a raison ; je crois que quelqu'un vient ; retirez-vous, Madame. Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout : vous allez vous revoir bientôt ; mais retirez-vous. Qui est-ce qui entre là ? C'est le valet de Monsieur Damis. Vous vous trompez ; ne vous déconcertez pas. Comment, celui d'un autre ! Qu'est-ce que cette folie-là ? Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne : est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent ? Tu joues de malheur, car je l'aime. Une révérence de ma part. Oui, à qui parles-tu donc là ? Parle bas ; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Adieu ; dans un moment je reviens avec ma maîtresse. Nous voici, Monsieur. En effet, rêvez-vous, Monsieur ? **** *creator_marivaux *book_marivaux_ecoledesmeres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_ecoledesmeres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_ERASTE *date_1732 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_eraste Il n'y a rien à craindre ; je n'ai pas même, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Elle m'aime, dis-tu ? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur ? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mère s'écartait avec d'autres dames ! Elle m'aime ? Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe ? Oui, mon enfant, c'est moi. Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Ce serait un parti bien extrême. Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine : mais la nuit s'approche, où me retirerai-je en attendant le moment où je verrai Angélique ? Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique ! À quoi vous déterminez-vous donc ? Mon désespoir vous touchera-t-il ? Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Est-ce que vous seriez fâchée de ce qui vous est échappé ? Hélas ! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Eh ! d'où le connaissez-vous ? C'est le valet de mon père, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée ? Pourquoi ? La belle question ! Parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette ; le début de ce butor-là m'ennuie. Me voilà. Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime ; mais sa timidité m'inquiète, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mère. Tâchons de ne pas faire de bruit. J'entends remuer du taffetas ; est-ce vous, Angélique, est-ce vous ? Ah ! C'est vous-même. Eh bien ! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur ? Vous m'avez dit tantôt que vous m'aimiez ; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres ; mais de quoi me servira d'être aimé, si je vous perds ? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vôtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi ; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'être jamais qu'à lui ; parlez, Angélique. Juste ciel ! Qu'entends-je ? Vous me fuyez ! Ah ! Lisette, n'es-tu pas là ? Je suis au désespoir, ta maîtresse me fuit. Eh quoi ! Ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel ? Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Je n'y comprends donc rien ; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez ; daignez me le répéter encore.  Quelle aimable franchise ! Que vous me charmez ! Oui, ma joie, à ce que j'entends là, va jusqu'au transport ! Mais il s'agit de nos affaires : j'ai le bonheur d'avoir un père raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-même, et qui, j'espère, entrera volontiers dans nos vues. Que je vous ai d'obligation, mon père ! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer ? **** *creator_marivaux *book_marivaux_ecoledesmeres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_ecoledesmeres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FRONTIN *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_frontin Ah ! Te voilà, Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Un de tes parents, dis-tu ? C'est-à-dire un cousin ? Hum ! Il a l'air d'un cousin de bien loin : il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là. Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Hum ! Quelle physionomie de fripon ! MonsIEUR de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Oh ! Parbleu ! Que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Après ? Honnête homme ou non, son honneur est de trop, dès qu'il récompense. Oui, je pense que c'est à peu près soixante ans qui en épousent dix-sept. Oui : il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là. Eh ! Que ne le disiez-vous ? En ce cas-là, je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire ? Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue ? Car on signe le contrat ce soir. Ce n'est pas de l'entretien dont je doute : mais à quoi aboutira-t-il ? Angélique est une Agnès élevée dans la plus sévère contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner : est-ce que vous avez dessein de l'enlever ? Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai ? Oh ! Si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte ; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle où nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là, qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille ; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera : Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Allons, cousin, sauvons-nous. Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frères ; il n'est pas content de son maître, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Je voudrais bien savoir à qui tu en as ! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage ? C'est peut-être une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Halte-là ! Laisse ce minois-là en repos ; ton éloge le déshonore. Paix ! vous dis-je ; car je l'aime. Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Volontiers, Monsieur ; mais on est impatient de vous voir. Eh ! J'ai des jours où je n'en manque pas, Vous marchandez ma fidélité ; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut être discret. Arrêtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Quel embonpoint séduisant ! Qu'il a l'air vainqueur ! Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraîne, et je me rends. Vous me demandez un détail que j'ignore ; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là. Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procès. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-être employé contre elle ; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure ; il est actuellement dans ma chambre ; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici même où je suis chargé d'éteindre les bougies, et où elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Comment ? Vous avez raison ; attendez, quelques amis de la maison qui sont là-haut, et qui veulent se déguiser après souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à côté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un ? Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque : c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change ; ajustez-vous vite ; bon ! Mettez-vous là et ne remuez pas ; voilà les lumières éteintes, bonsoir. Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit ? Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin ; mais j'entends quelqu'un... Est-ce toi, Lisette ? À la nuit, qui m'empêchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi ? Bon ! Où est-il ? La Ramée ! Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. **** *creator_marivaux *book_marivaux_ecoledesmeres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_ecoledesmeres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_CHAMPAGNE *date_1732 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_champagne Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs ; je viens attendre ici mon maître qui m'envoie dire qu'il va venir ; et je suis charmé d'une rencontre... Mais comment appelez-vous Monsieur ? La Ramée ? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un ; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Oui, celui d'un autre : en un mot, cette mine-là ne lui appartient point ; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Cela est vrai ; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guère ; chacun a le sien ; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous êtes plus jolie que tout le monde : il n'y a rien de si aimable que vous. Ah ! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver ; car chacun n'est pas du même goût. Et vous, Mademoiselle Lisette ? Je l'aime, partout je l'aime ! Il n'y aura donc rien pour moi ? Ah ! N'ai-je pas fait là une belle fortune ? Oui, Monsieur ; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vôtre. C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet.