**** *creator_marivaux *book_marivaux_princetravesti *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_princetravesti *dist2_marivaux_prose_comedy *id_HORTENSE *date_1724 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_hortense Vous me paraissez bien agitée, Madame. Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ. Que vous est-il donc arrivé, Madame ? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi. Moi, Madame, les condamner ! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse ? Que ferions-nous d'une personne parfaite ? À quoi nous serait-elle bonne ? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins ? Quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements ? Croyez-moi Madame ; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce ; avec cela vous nous ressemblerez un peu ; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie ; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude ? Que ne dites-vous : J'aime, voilà mon plaisir ? Car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites. Mais vous êtes aimée, sans doute ? Comment, vous croyez voir ! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme ? Oh ! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez. Eh bien ! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample ? Car qu'est-ce que c'est que du respect ? L'amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément : Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard ? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut ? Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question ? Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille. Est-il jeune ? De bonne mine ? Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur ; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons ; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous ; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame ; ce calcul-là mérite attention. Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose ; un peu d'attention, s'il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince ; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement ; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres ; donnez à vos sujets un souverain vertueux ; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance. Si vous aurez bonne grâce ? Eh ! Qui en empêchera ? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce ? Avec plaisir, Madame ; car j'aime à faire de bonnes actions. À la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément : "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple ; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio ; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père." Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire. Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être ; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble ; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid ; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain ; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux ; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même ; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas ! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente ; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie ; le troisième elle baissa à vue d'oeil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah ! C'était un triste personnage après cela que le mien. Affligeant, Madame, affligeant ! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Être aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices ; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme ; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes ; c'est voir sans cesse qu'on est aimable : ah ! Que cela est doux à voir ! Le charmant point de vue pour une femme ! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien ! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus ; et mettez-vous vis-à-vis de lui ; la jolie figure que vous y ferez ! Quel opprobre ! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non ; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit ; vous plaignez-vous, il querelle ; quelle vie ! Quelle chute ! Quelle fin tragique ! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures ; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio. Cela est inutile ; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie ; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors ; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours ; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait ; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre ; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais ; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous ? Il me vient une idée pour vous ; ne saurait-il pas qui est son maître ? N'importe, faisons-lui toujours quelque question. Tu n'as point dit de sottise ; au contraire, tu me parais de bonne humeur. Ta condition est-elle bonne ? Es-tu bien avec Lélio ? Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maître ; car on dit qu'il est grand seigneur. Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est. Que vois-je ? Je crois que oui, Monsieur. Il le faudra peut-être bien. Monsieur, la conversation commence d'une manière qui m'embarrasse ; je ne sais que vous répondre ; je ne saurais vous dire que vous me plaisez. Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'êtes trop, mais de quoi s'agit-il ? Je vous estime, je vous ai une grande obligation ; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons ; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse ; que pourriez-vous me vouloir encore ? Oh ! Je vous consolerais mal ; je n'ai point de talents pour être confidente. Non, je suis naturelle ; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence. Le chagrin que vous eûtes en me quittant ? Et à propos de quoi ? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse ? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus. Quoi ! C'est là ce que vous entendiez ? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde. Vous ne m'avez donc point oubliée ? Je me souviens de ce regard-là, par exemple. Je pensais apparemment que je vous devais la vie. J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela ; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité ; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-être moi-même ; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner ; il y a des moments où des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met ; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret. Tout seul ! ôtez-moi donc mon coeur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même... Que vous dirai-je ? Je me méfie de tout. Hé bien, je suis veuve ; perdez du moins la moitié de vos chagrins ; à l'égard de celui de n'être point aimé... Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi ? À quoi donc mon amour aboutirait-il ? J'avais oublié que je le supposais. Je ne vous dirai plus rien ; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez ; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez ; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. J'oubliais à vous informer d'une chose : la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout ; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu. Voilà de grands transports ; mais je n'ai pas charge de les rapporter ; j'ai dit ce que j'avais à vous dire, vous m'avez entendue ; je n'ai pas le temps de le répéter, et je n'ai rien à savoir de vous. Y songez-vous ? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis. Oh fort cruel ! Vous avez raison de vous fâcher ! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort ! Il doit vous rester de violents chagrins ! Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là ? Je ne veux point, car je n'oserais. Votre rang est d'être un homme aimable et vertueux, et c'est là le plus beau rang du monde ; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu ; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui ? Moi, vous aimer... Vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis ! Mon coeur vous ferait là de beaux présents ! Non, Lélio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne ; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient. Prenez-y garde ; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien. N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir. Soit ; perdez-vous donc, puisque vous le voulez. Que voulez-vous, Madame ? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif ; je vous copie de figure. Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid ; je ne lui ai pas dit crûment : La Princesse vous aime ; il ne m'a pas répondu crûment : J'en suis charmé ; il ne lui a pas pris des transports ; mais il m'a paru pénétré d'un profond respect. J'en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place. De la surprise ? Oui, il en a montré ; à l'égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinât ; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui. Ce que signifie je suis contente de lui ? Cela veut dire... En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui ; on ne saurait expliquer cela qu'en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement ? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a répondu sur votre chapitre ; l'aimez-vous mieux de cette façon-là ? C'est pourtant la même chose. Oui ; mais les faiblesses d'un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien à démêler avec elles. Moi, Madame ? C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse ; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire ; si je me tais, c'est du mystère ; si je parle, autre mystère ; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu'à la tête. En vérité, je n'ose pas me remuer ; j'ai peur que vous n'y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame ! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-là. Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vôtre ; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous ; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence ? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas ; peut-on de fardeau plus ingrat ?. Ah la désagréable situation ! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté ! Que faudra-t-il donc que je devienne ? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir ; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot : je ne saurais donc me corriger ; voilà une querelle fondée pour l'éternité ; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse ; après cela il faut que je m'explique. Lélio m'a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe ; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis ; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne ; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse.. Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez ; laissez-moi partir ; comptez que je le fais pour le mieux. Moi, voir Lélio, Madame ! Et si Lélio me regarde ? Il a des yeux. Et si je le regarde ? J'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas ? Car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite ? Les fermerai-je ? Les détournerai-je ? Voilà tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore : Cela est bien froid ; comme si je n'avais qu'à lui dire : Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'être aveugle, sourde et muette ; je ne serais peut-être pas encore à l'abri de votre chicane. Souffrez que je m'éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence ; n'est-ce pas la même chose ? Non, Monsieur, n'espérez rien, je vous prie ; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos ; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu ; je n'entends parler que d'amour à droite et à gauche, il m'environne ; il m'obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus. Si vous cherchez à m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte ; je n'aime point qu'on exerce mon courage. Eh ! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent ; brisons là-dessus. Il n'est que trop vrai ! Oh ! Je suis plus difficile en vérités que vous ; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous ! En vérité, Monsieur, vous n'y songez pas : il n'est que trop vrai ! Si cela était si vrai, j'en saurais quelque chose ; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas. Ce que vous avez fait ? Pourquoi me rencontrez-vous ici ? Qu'y venez-vous chercher ? Vous êtes arrivé à la cour ; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime ; vous dépendez d'elle, j'en dépends de même ; elle est jalouse de moi : voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remède à cela, puisque je n'en trouve point.. Oui, très jalouse : peut-être actuellement sommes-nous observés l'un et l'autre ; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime ; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver : car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile ; vous ne m'écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh ! Lélio, qu'est-ce que c'est que votre amour ? Vous ne me ménagez point ; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage ? Je refuse de vous aimer : qu'est-ce que j'y gagne ? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir ? Non, Lélio, non ; le plaisir n'est pas grand. Vous êtes un ingrat ; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empêche de vous aimer ? Cela est-il si difficile ? N'ai-je pas le coeur libre ? N'êtes-vous pas aimable ? Ne m'aimez-vous pas assez ? Que vous manque-t-il ? Vous n'êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le péril qu'il y a de l'avoir ; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l'aurez point ; voilà d'où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous ? Que vous faut-il ? Qu'appelez-vous aimer ? Je n'y comprends rien. Ma main !... Ah ! Je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux ; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durât longtemps. Arrêtez, Lélio ; j'envisage un malheur qui me fait frémir ; je ne sache rien de si cruel que votre obstination ; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien ; voilà qui est fini ; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté ; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours : c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique ; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu'à présent vous ayez envie de parler de votre amour ; ainsi changeons de sujet. Oh ! Je ne sais plus où j'en suis ; je n'avais pas prévu ce coup-là. Lélio ! Je n'en sais rien ; vous êtes au désespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela. Je ne vous hais plus quand vous me quittez. Vous voyez bien les conseils qu'il me donne ; vous partez, je vous rappelle ; je vous rappellerai, si je vous renvoie ; mon coeur ne finira rien. Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Échapper à nos malheurs ! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici ? Le pourrons-nous ? N'a-t-on pas les yeux sur nous ? Ne serez-vous pas arrêté ? Adieu ; je vous dois la vie ; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m'aimez ; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel ; partez, ma tendresse vous l'ordonne ; ou restez ici l'homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse. Vous me rappelez donc à votre tour ? Ah ! Voyons donc les mesures que vous voulez prendre.? Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien ; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures... Vous êtes né prince ? Mais vous n'avez qu'à me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille ; achevons. Arrêtez, Prince ; Frédéric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantôt de vos résolutions. Et moi, je ne crains plus rien ; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde ; vous me l'avez donnée, je m'en trouve bien ; c'est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez. Eh quoi Madame, pouvez-vous prêter l'oreille aux discours de pareilles gens ? En vérité, Madame, vous m'étonnez. Quelle aventure ! Laissez, laissez-le parler, Monsieur. Juste ciel ! Voulez-vous que je vous suive, Madame ? Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous ôte la vie, pour vous délivrer du malheur d'être détesté de tous les hommes ? Voilà, je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi. Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul. Que vous aimiez certaine dame ; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l'ôtât, si elle savait que vous l'aimiez. Non ; mais apparemment on la connaît bien ; et voilà l'obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet. Quoi ! L'on va peut-être me séparer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime ! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir. J'en dirai autant que vous, si vous le voulez ; cela ne tient à rien ; je ne vous verrai plus, je ne me gêne point, je dis tout. Lui dire qui vous êtes !... Je vous le défends ; c'est une âme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui êtes ; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous êtes dans son palais sans secours, vous m'avez donné votre coeur, tout cela serait affreux pour elle ; vous péririez, j'en suis sûre ; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit ; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela ; mon amour le dit ; fiez-vous à lui, il vous connaît bien. Se voir enlever un homme comme vous ! Vous ne savez pas ce que c'est ; j'en frémis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner ; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-être allez-vous être arrêté ; ne restons point ici, retirons-nous ; je suis mourante de frayeur pour vous ; mon cher Prince, que vous m'avez donné d'amour ! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu ; ne restons point à présent ensemble, peut-être nous verrons-nous libres. La Princesse m'envoie chercher : que je crains la conversation que nous aurons ensemble ! Que me veut-elle ? Aurait-elle encore découvert quelque chose ? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidèle. On n'a permis qu'à lui de voir Lélio. M'aurait-il trahi ? L'aurait-on surpris ? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-être la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci. Je me rends à vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler. Hélas ! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens. On aurait de la peine à se l'imaginer ; et à votre place, je voudrais encore m'éclaircir. Il entre peut-être dans son coeur plus de timidité que d'indifférence. On ne peut être plus attentive que je le suis, Madame. J'y pensais tout à l'heure, Madame ; mais je crains de l'en avoir mal informé. Je parlais pour une princesse ; la matière était délicate, je vous aurai peut-être un peu trop ménagée, je me serai expliquée d'une manière obscure, Lélio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute. Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadée. Madame, je puis vous être importune en ce moment-ci ; je me retirerai, si vous voulez. Hélas ! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiétez. Votre rivale ! Mais en avez-vous une, ma chère Princesse ? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore ? Parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. Lélio, disiez-vous tantôt, m'a regardée pendant la fête, Arlequin en dit autant, vous me condamnez là-dessus, vous n'envisagez que moi : voilà comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos ; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prête à partir tout à l'heure, indiquez-moi l'endroit où vous voulez que j'aille, ôtez-moi la liberté, s'il est nécessaire, rendez-la ensuite à Lélio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa détention sur quelques faux avis ; montrez-lui dès aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitié que jamais, et de cette amitié qui le frappe, qui l'avertisse de vous étudier ; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-être saurez-vous à quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous ; voilà, de mon côté, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dépend de moi pour vous calmer, bien mortifiée de n'en pouvoir faire davantage. Ah ! Voilà d'étranges résolutions, Madame. Oh ciel ! Souvenez-vous que vous êtes généreuse. C'est lui qui m'a sauvé la vie. Arrêtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... Elle ne m'écoute point ; cher Prince, qu'allez-vous devenir... Je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd ! Mon amour ! Ah ! Juste ciel ! Mon sort sera-t-il de vous faire périr ? Cherchons-lui partout du secours. Voici Frédéric ; essayons de le gagner lui-même. Seigneur, je vous demande un moment d'entretien. Je le sais, et je n'ai qu'un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio. Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd'hui. Moins que vous ne croyez, Seigneur ; c'est un homme estimable, plein d'honneur. Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu'il n'avait nulle intention de vous nuire. Laissons donc cela, Seigneur ; mais me croyez-vous sincère ? Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'était fâcheuse ; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger ; détournez-la de ces desseins ; obtenez d'elle que Lélio sorte dès à présent de ses Etats ; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-même, le fruit n'en sera pas borné pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire. Ha Seigneur ! Que l'État s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve. Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage ; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-être Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n'ont point de rapport à sa fortune présente ; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répète : vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole ; croyez-moi, vous m'en remercierez. Très aisée, seigneur Frédéric ; vous avez raison ; dès que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit ; je sais quelle espèce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter. Qui remédiera à tout !... Le scélérat ! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect ; voyons, de grâce, jusqu'où l'industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'êtes du bien ; car voilà son portrait et le vôtre. Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien ; vous êtes trop méchant pour être à craindre ; votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-même ; à l'égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relèvera jamais de la lâcheté de vos pareils. Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grâce ; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vanté me paraît mériter. La Princesse est irritée contre Lélio ; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est Frédéric. Je réponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur ? Lélio m'est cher, c'est aveu que je donne au péril où il est ; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez Lélio, Seigneur, engagez la Princesse à vous le confier ; vous serez charmé de l'avoir servi, quand vous le connaîtrez, et le roi de Castille même vous saura gré du service que vous lui rendrez. Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sûre de vos bontés. **** *creator_marivaux *book_marivaux_princetravesti *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_princetravesti *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FREDERIC *date_1724 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_frederic Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot ? Je me flatte d'être de vos amis. Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'État de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place ; dans le rang où je suis ; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir ; naturellement elle me paraît due ; il y a vingt-cinq ans que je sers l'État en qualité de conseiller de la Princesse ; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi ; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous. Assurément. Je vous le répète encore. D'où vient que vous me tenez ce discours ? Je ne vous comprends pas. Jusqu'à trahir mes sentiments ! Et par où jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie ? Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi. Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l'État m'a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu'on ne se repentît de vous avancer trop ; je vous ai cru suspect et dangereux ; voilà la vérité. Vous êtes fâché. Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre. Vous refusez l'offre que je vous fais ! Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur ; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune ! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner ? Celui qui en serait digne ? Vous avez bien de la fierté. Ne vous flattez pas tant ; on peut tomber de plus haut que vous n'êtes, et la Princesse verra clair un jour. Madame, les fêtes ne me conviennent plus. Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là, ma chute est sûre... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'où il vient, m'arrache le ministère, le fruit de trente années de travail !... Quel coup de malheur ! Je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommé ce ministre-là : oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance ? Voici le valet de cet aventurier ; tâchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérêts, il pourra m'être utile. Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche ? Cela est juste. Quoi ! Tu jures pour trois sols de perte ! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole. Te voilà de meilleure humeur. J'en suis persuadé. Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole. Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre. Aimes-tu l'argent ? Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune ? Écoute ; j'ai bien peur que la faveur de ton maître ne soit pas longue ; elle est un grand coup de hasard. Le connais-tu ? Je te conseillerais de t'attacher à quelqu'un de stable ; à moi, par exemple. Comment, trop vieux ! J'espère que tu ne seras pas bon prophète ; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps. Tu me cites là de beaux avantages ! Je ne prétends pas que tu t'attaches à moi pour être mon domestique ; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien. Il n'y a point de comparaison. Oui, ta physionomie me plaît, je te trouve un bon garçon. Ils te sont assurés, te dis-je ; mais il faut que tu me rendes un petit service ; puisque tu te donnes à moi, tu n'en dois pas faire de difficulté. Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio ; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement ; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l'argent que je te donne encore. On ne paie un service qu'après qu'il est rendu, mon enfant ; c'est la coutume. Tu n'attendras que trois semaines. Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis ; pourquoi hésites-tu ? Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir ! C'est une simple curiosité qui me prend. Que te mets-tu donc dans l'esprit ? Tu n'y songes pas, Arlequin. Ce butor-là m'inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d'être si longtemps à prendre ton parti ? D'où vient ton scrupule ? De quoi s'agit-il ? De me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds ? Comment ! Tu vas trouver la Princesse et ton maître ! Et d'où vient ? Misérable ! As-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer ? Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras ; m'entends-tu bien ? Arrête, Arlequin ; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler ; c'est toi-même que je te conjure d'épargner, en te priant de sauver mon honneur ; encore une fois ; arrête, la situation d'esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence. Doucement, Arlequin ; quelqu'un peut venir ; j'ai tort mais finissons ; j'achèterai ton silence de tout ce que tu voudras ; parle, que me demandes-tu ? Dis ce que tu veux ; tes longueurs me tuent. Je ne sais où j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinité d'autres présomptions, et la quantité d'argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. Finissons, mon enfant, que te faut-il ? Ah je suis perdu ! Tu n'as qu'à dire. Voilà tout ce qui m'en reste. Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maître. Soit, tu seras content ; mais me promets-tu de te taire ? Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille. Que me veux-tu ? Tu dis que c'est une guenon. Eh bien ! Je tâcherai de te la faire avoir. Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt ; tu la verras. Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire. Sans doute ; sortons d'ici. Vous sentirez, j'en suis sûr, jusqu'où va l'audace de ses espérances. Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit. Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un même maître. En ce cas-là, il ne sera pas difficile de les réduire. Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit. On décidera sur les vôtres. Ne les expliquez point ; je crois savoir ce que c'est ; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimère. La manière dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses ; peut-être sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous... Eh bien ! Que dites-vous de cet homme-là ? Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir ; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nôtres ? Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général. Monsieur l'Ambassadeur me paraît bien scrupuleux ! Mais voici Arlequin qui accourt à moi. Je ne me suis pourtant pas écarté ; as-tu quelque chose à me dire ? Reprends haleine. Achève ; sais-tu quelque chose ? Tu me donnes bien de l'impatience. Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici. Tu n'y perdras rien ; parle, que sais-tu ? Voyons. Prends ; le voilà pour garant de la mienne ; ne me fais plus languir. Bon ! Tu m'en fais venir l'idée. Oui ; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier ; conforme-toi à ce que tu m'entendras dire. Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable. Il n'a demandé que le temps d'examiner un peu la chose. Quand vous êtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zèle qu'il a pour vous l'oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mêlé ; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est. Madame, vous m'avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio ; voyez l'abus qu'il fait de votre estime. Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver ; je ne sais ce qu'il veut dire. Il va vous en imposer, Madame. Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d'impostures ? Que je suis malheureux, Madame ! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal ; dans la situation où m'a mis un zèle imprudent pour les intérêts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grâce ? Que vous ai-je fait, Madame ? Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'État et la Princesse en tâchant d'arrêter votre fortune ; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai ; mais quel pouvait être mon dessein ? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant ? Non, Monsieur ; trente années d'exercice m'ont rassasié d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos ; mais je voulais m'assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille ; vous l'avez refusée ; je l'avais prévu, et j'ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu'elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j'appréhendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas : les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils ; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaître un zèle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zèle, je me vois près d'en être la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu'ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l'état où je suis, l'usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j'éprouverai, décidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte ; je périrai du moins avec la consolation d'avoir été l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent. Votre pitié !... Adieu, Lélio ; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne. J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame. Je l'ignorais ; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir. J'en suis fâché, mais son malheur ne me surprend point ; il devait même lui arriver plus tôt : sa conduite était si hardie... À l'égard de l'honneur, je n'y touche pas ; j'attends toujours à la dernière extrémité pour décider contre les gens là-dessus. J'aurais besoin pour cet article-là d'un peu plus de crédulité que je n'en ai, Madame. Oui, Madame, très sincère, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice ; tantôt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m'avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique. Des récompenses, Madame ! Quand j'aurais l'âme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio ? Mais, grâces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois ; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dévouement aux intérêts de la Princesse. À l'égard de ses biens, l'acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire ; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'à moi de m'en saisir ; je rougirais de les mêler avec les miens ; c'est à l'État à qui ils appartiennent, et c'est à l'État à les reprendre. Si on les lui trouve ? C'est fort bien dit, Madame ; car les aventuriers prennent leurs mesures ; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager à révéler leur secret. Madame, modérez l'intérêt que vous prenez à lui ; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excès, et qui se décréditent d'elles-mêmes. La Princesse a fait arrêter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d'en venir là, elle m'avait demandé mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, être obligé en conscience de lui conseiller de le faire ; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer. Sur ce pied-là, Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu'il y a de m'en laisser disposer d'une manière qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout. Vous vous emportez sans sujet, Madame ; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu ; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous êtes du sang de nos souverains ; Lélio travaillait à se rendre maître de l'État ; son malheur vous consterne : tout cela amènerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser. Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en écouter davantage ; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre. Dès que Lélio est désagréable à la Princesse, et qu'elle l'a jugé coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une prière qui lui déplairait. Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour Lélio, Madame ; mais je m'expose encore à vous dire qu'il y a du risque à le rendre libre. Souhaitez-vous que je revienne, Madame ? **** *creator_marivaux *book_marivaux_princetravesti *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_princetravesti *dist2_marivaux_prose_comedy *id_ARLEQUIN *date_1724 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_arlequin Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie ; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne. Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir ; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi ! Si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets ! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder ; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes ! Et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela ? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille ? Voilà votre camarade qui rit ; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame ; je salue Votre Grandeur. Pardi ! Je ris toujours ; que voulez-vous ? Je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard ; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde. Fort bien : nous vivons ensemble de bonne amitié ; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus ; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez ; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas ; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie. Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame ? Il a l'air d'un garçon de famille. Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille ; je lui fis un petit plaisir ; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué ; je lui répondis : Tant pis. Il me dit : Tu me plais, veux-tu venir avec moi ? Je lui dis : Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait ; il prit encore d'autre monde ; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable ; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah ! Les mauvaises mazettes ! Oh ! Quand je compte quelque chose, je n'oublie rien ; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur ; car on l'appelle favori ; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi ; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié ; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maître ici qui a fait fortune ; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet. Ah ! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là... Cette Princesse est une bonne femme ; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon ! Voilà mon maître. J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments. Nous venons de nous quitter. Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit : Que le diable emporte celui qui les connaît ! Je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs : mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnêtes gens. Après cela elle m'a dit : Je vous salue. Et moi je lui ai dit : Vous me faites trop de grâces. Et puis c'est tout. Oui ; cependant je voudrais bien le savoir ; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi. Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution ; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi ! Au moins vous êtes un bohémien de bon compte. Tenez, d'un autre côté, je m'imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur ; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-être que c'est un vertigo qui vous a pris aussi. Bon ! Belles bagatelles ! Tout le monde a de cela ; mais, par la mardi ! Personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince. Ma foi ! Cette étude-là ne vous apprendra que misère ; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes ? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés. Cela vous gâtera. Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là. En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez. De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine ? Chut ! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller ; n'est-ce pas trois sols que je perds ? Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec ! Le brave conseiller que vous êtes ! Hi ! Hi ! Vous méritez bien une cabriole. Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons ; je ne vous comptais pas, au moins. Mais il me manque toujours trois sols. Il y a bien des trois sols dans une pistole ! Mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau. Ho, ho, deux cabrioles. Beaucoup. Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience. C'est comme s'il avait gagné aux cartes. Non, je crois que c'est quelque enfant trouvé. Ah ! Vous avez l'air d'un bon homme ; mais vous êtes trop vieux. Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié. Tenez, vous avez raison ; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit ; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille ; et voilà comme je dis : Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout ? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout ; cela n'est-il pas magnifique ? Oh ! Dame ! Ma prudence dit que vous avez raison ; je suis debout, et vous me faites asseoir ; cela vaut mieux. Pardi ! Vous me traitez comme votre enfant ; il n'y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille ! Voilà une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises ; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant ! Oh ! Pour cela, je suis drôle comme un coffre ; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble ; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hâte d'être riche et bien aise. Je vous regarde comme mon père. Avancez-moi encore la fille ; nous la rabattrons sur le reste. Coutume de vilain que cela ! J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille à compte ; je ne plaiderai pas contre mon écrit. Tout franc, c'est que la commission me chiffonne. Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien à lui dire ; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon ; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maître, là ? Hom... Il y a de la malice là-dessous ; vous avez l'air d'un sournois ; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien. Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine à m'empêcher d'être un coquin ; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille ? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d'avoir été trouver l'invention de cette fille. Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur ; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon ; vos emplois, de la marchandise de chien ; voilà mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maître ; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience. Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise. Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la réputation ? Brrrr ! Ma vie n'a jamais servi de caution ; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu. Comment ! Cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols : est-ce que cela se fait ? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maître, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse ; cela se peut-il souffrir ? Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde. Pourtant, ce que c'est que d'être honnête homme ! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous ! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait ; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin. Oh tout bellement ; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi ; à cette heure que c'est vous qui l'êtes, je veux prendre ma revanche. Il me fait pitié. Allons, consolez-vous ; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot ; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous. Avez-vous encore de cet argent jaune ? J'aime cette couleur-là ; elle dure plus longtemps qu'une autre. Bon ; ces pistoles-là, c'est pour votre pénitence de m'avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois. J'aurai un commis ; et pour l'argent qu'il m'en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an. Touchez là ; c'est marché fait. St st st st st... Et à propos, nous oublions cette jolie fille. Oh j'aime assez les guenons. Et moi, je tâcherai de me taire. Je veux avoir son coeur sans tricherie. Dans un quart d'heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête. Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance. Un aussi joli garçon que moi ! Oh ! Cela me confond ; je ne mérite pas le pain que je mange. J'ai fait une insolence ; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes ? Dites-moi sans façon ; faites-moi bien de la honte, ne m'épargnez pas. M'amie, vous n'êtes point assez rude, mais je sais mon devoir. Écoutez-moi ; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... Le reste est si gros qu'il m'étrangle. J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon. Je confesse que j'en ai menti. Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable ? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois... Pas seulement le bout de votre nez. Vous êtes délicieuse. Quand je vous regarde, je me trouve si sot ! Oh ! Oh ! Oh ! Vous me faites mourir d'aise. Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime ?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte. Oh ! Je ne badine point ; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire. Comme un quarteron d'épingles que vous auriez acheté chez le marchand. Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie : manger, boire et dormir, voilà l'ouvrage que je vous souhaite. Oh ! Oh ! Tout juste. Ah ! L'habile homme ! Cela est admirable ! Je vous aime, cela est vrai ; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m'a proposé d'être un fripon ; je n'ai pas voulu l'être, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par là ; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d'arriver. Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompé. Je suis un grand nigaud ; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin ; je suis fâché d'avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric ; je lui ai fait donner tout son argent ; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution ; je ne devinais pas qu'il y avait une prédiction qui me donnait le tort. Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse. Cet argent-là m'était dû comme une lettre de change ; si j'allais le rendre, cela gâterait l'horoscope, et il ne faut pas aller à l'encontre d'un astrologue. Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prédiction m'a transporté à vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise. Il l'aura peut-être oublié. Voilà mon maître ; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur Frédéric. Il ne me voit pas. Voyons sa pensée. Il est embarrassé. Il tremble à cause de la Princesse... Tubleu !... Ce frisson-là est une affaire d'État... Vertuchoux ! Oh ! Oh !... La dérobera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille ! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue. Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue ? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme ! Il me fait pitié pourtant ; car peut-être qu'il en mourra ; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. Ah ! Mon cher maître ! Je viens vous demander ma petite fortune. C'est que le seigneur Frédéric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous êtes, et tout ce que je sais de vous ; il m'a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience ; ce que j'en dis, ce n'est que par manière de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande ? Vous savez que je suis pauvre ; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prêterai à usure. Votre foi ? Ne vous gênez point, parlez-moi sans façon ; je vous laisse la liberté ; rien de force. Je ferai votre commission. Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maître sans lui en demander honnêtement le privilège. À cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins... Mais voilà cette Princesse avec sa camarade. Il vous a semblé la vérité, Madame ; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire. J'y cours, Madame. Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai ? Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur Frédéric. Par la mardi ! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope après vous ; vous êtes plus difficile à trouver qu'une botte de foin dans une aiguille. Attendez, je crois que j'ai laissé ma respiration par les chemins ; ouf... Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi ! Ohi ! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines ; je trottais par-ci, je trottais par-là, je trottais partout ; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric ? Hé non, mon ami ! Où diable est-il donc ? Que la peste l'étouffe ! Et puis je cours encore, patati, patata ; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau : N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric ? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret ? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens ; et puis vous voilà. Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine ; pourtant j'en rabattrai beaucoup. Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison ? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé ; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne. De bonnes choses, c'est du nanan. Cet argent promis m'envoie des scrupules ; si vous pouviez me donner des gages ; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple ? Quand cela promet de l'argent, cela tient parole. Vous êtes honnête homme, et votre bague aussi. Or donc, tantôt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c'est une bénédiction, il parlait à lui tout seul... Oui, bon !... Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle ? Il en pense, ma foi, bien d'autres ! C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté. Je n'entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient. Oh ! Dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n'est pas le tout que d'ôter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. À cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j'écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j'étais là ; il se virait, je me virais ; c'était une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus viré, et puis s'est mis à dire comme cela : Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j'ai deviné qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promené ; ensuite il y a pris un grand frisson. Oui, il a dit : Je tremble. Et ce n'était pas pour des prunes, le gaillard ! Car, a-t-il repris, j'ai lorgné ma gentille maîtresse pendant cette belle fête ; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. Là-dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu ! A-t-il dit, j'ai du guignon : je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon ; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu ! Ai-je dit en moi-même, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidèle comme l'or. Vertuchoux ! Qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-là ? Toutes ces paroles-là ont mauvaise mine ; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnête garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses : peut-être que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaît. Ah ! Ma bonne dame, ayez pitié de moi ; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine ! Je ne suis qu'un butor, et c'est ce misérable conseiller de malheur qui m'a brouillé avec votre charitable personne. Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chétif valet, et si pourtant, je voulais être homme de bien ; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'être honnête homme. Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m'a trouvé comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir ? M'a-t-il dit. - Hélas ! De toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilà une pistole. - Grand merci. - En voilà encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignée de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maître ? - Et pourquoi cela ? - Pour rien, par curiosité. - Oh ! Non, mon compère, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues ; je te ferai ci, je te ferai cela ; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles ; je la tiens dans ma manche ; je te la garde. - Oh ! Oh ! Montrez-la pour voir. - Je l'ai laissée au logis ; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi ! Tu ne veux pas d'une jolie fille ?... À la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l'âme ; il me semblait que je la voyais, qu'elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction ! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César ; vous m'auriez mangé de plaisir en voyant mon courage ; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j'ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas là ; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie. Lisette. Ah ! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie ; avec cette créature-là, il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen. Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantôt. Regardez mon innocence. Vous qui êtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir ? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventé ; j'ai dit ce que Monsieur Lélio a dit. Hélas ! Délivre-moi de la prison. Me voilà bien accommodé ! Je suis un bel oiseau ! J'aurai bon air en cage ! Et puis après cela fiez-vous aux prophéties ! Prenez des pensions, et aimez les filles ! Pauvre Arlequin ! Adieu la joie ; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là. Ah ! Mon maître bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m'avez donné tantôt ; eh bien ce privilège est ma perdition : pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre ; et j'allais faire mes fiançailles. Oui, c'est fort bien dit ; il m'a corrompu ; j'avais le coeur plus net qu'une perle ; j'étais tout à fait gentil ; mais depuis que je l'ai fréquenté, je vaux moins d'écus que je ne valais de mailles. Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue. D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardé d'un air suffisant ; moi, la peur m'a pris ; je me tenais comme cela tout dans un tas ; ensuite elle m'a dit : approche. J'ai donc avancé un pied, et puis un autre pied, et puis un troisième pied, et de pied en pied je me suis trouvé vers elle, mon chapeau sur mes deux mains. Après, nous sommes entrés en conversation ; elle m'a dit : veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait ? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien à vous commander, ma bonne dame. Elle a répondu : Va-t'en dire à Hortense que ton maître, à qui on t'a permis de parler, t'a donné en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa réponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde ; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi ; car je mens à faire plaisir, foi de garçon d'honneur. Oui, bien proprement. Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une réflexion ; j'ai dit : Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut éprouver si je serai encore un coquin. Vous l'avez deviné, ma mie. Eh quoi donc ? Elle ne l'a pas dit ; mais plus fin que moi n'est pas bête. Oh, elle a voulu m'enjôler, en me disant que j'étais un honnête garçon ; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur Lélio. Oui ; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire ; c'est encore une attrape qu'on me fait. Je n'en sais rien ; mon honneur est dans l'embarras là-dessus. Votre foi ? Tantôt on voulait m'emprisonner pour une fourberie ; et à cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci ! Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance. Notre tromperie va à merveille ; j'ai un billet doux pour Monsieur Lélio. Ah ! Le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percées ! Vous verrez que la lettre aura passé par ce trou-là. Attendez, attendez, j'oubliais une poche ; la voilà. Non ; peut-être que je l'aurai oubliée à l'office, où j'ai été pour me rafraîchir. Madame, c'est là le billet que Madame Hortense m'a donné... La voilà pour le dire elle-même. Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage. **** *creator_marivaux *book_marivaux_princetravesti *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_princetravesti *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1724 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Quoi ! Un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un ? Pourquoi donc ? Qu'avez-vous fait ? Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux ; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit. Levez-vous donc, mon cher ; je vous ai déjà pardonné. Vous avez dit ?... Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle ? Je me croyais plus supportable ; voilà la vérité. Comment ! Vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là ? Vous ne m'aviez jamais vue ? Eh ! Mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent ? Eh bien ! Vous ne m'avez pas insultée ; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi ? Allez, mon ami, ne songez plus à cela. Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez ; car vous me plaisez beaucoup, vous.. Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez ? Vous voulez m'épouser ? Vous êtes tout à moi ? Vous avez envie que je sois heureuse ? Eh bien ! Mon ami, il faut que je vous avoue une chose ; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours. Vous passâtes dans ce moment-là, et on me dit : Voyez-vous ce joli brunet qui passe ? Il s'appelle Arlequin. Il vous aimera. Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu ; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien ; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusé au seigneur Frédéric ; et de là, s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu'on m'a prédit. Vous m'aimez déjà, vous voulez m'épouser ; la prédiction est bien avancée ; à l'égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c'est ; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit ; quant à moi, il m'a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez.. Prenez garde : on ne m'a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie ; on m'a seulement prédit que vous croiriez que c'en serait une. Cela va tout seul. Sans doute. Oh ! Gardez ce que vous avez reçu. Vous avez raison. Il ne s'agit plus à présent que d'obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise. L'astrologue n'a pas parlé de cet article-là. Apparemment ; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui. Ne tardez pas. Il semble que vous vous défiez de moi, Arlequin ; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantôt envoyé chercher ; est-elle encore fâchée contre nous ? Qu'a-t-elle dit ? Après ?... Vous avez pris le billet ? Et vous l'avez porté à Hortense ? Hé bien, à quoi vous a conduit cette réflexion-là ? Avez-vous dit à Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur Lélio ? Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincérité ? Qu'a-t-elle répondu à votre message ? Qu'elle vous a recommandé de lui rendre ? Et qu'en ferez-vous donc ? Il faut absolument le remettre à la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas ; son intention n'était pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle ; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'à persuader à Hortense qu'elle pouvait se fier à vous ; peut-être même ne vous aurait-elle pas donné un billet pour Lélio sans cela ; votre imprudence a réussi ; mais encore une fois, remettez la réponse à la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'à ce prix. J'entends du bruit, c'est peut-être elle qui vient pour vous le demander. Adieu ; vous me direz ce qui en sera arrivé. **** *creator_marivaux *book_marivaux_princetravesti *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_princetravesti *dist2_marivaux_prose_comedy *id_UNGARDE *date_1724 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_ungarde Le voilà, Madame.