**** *creator_marivaux *book_marivaux_secondesurprisedelamour *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_secondesurprisedelamour *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LAMARQUISE *date_1727 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lamarquise Ah ! Qu'est-ce que j'entends là ? Ah ! C'est vous ? De quoi soupirez-vous ? Fort bien ; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre ? Je vous ai appelée, moi ? Allez, vous rêvez ; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous. Ce sont mes affaires ; laissez-moi. Ma tristesse me plaît. Ah ! Voyons donc où cela ira. Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu ; pour m'empêcher d'être triste, il me met en colère. Eh ! Laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie. Eh ! Ce que je dis là n'est que trop vrai : il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus ; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime ; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après ! J'ai tout perdu, vous dis-je. Eh ! Que m'importe qu'il reste des hommes ? Mes ressources ! À moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur ! Moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison ! Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie ; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter. Que vous êtes folle ! Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Qu'est-ce que tu vas faire ? Je n'en veux point. Oh ! Tu m'ennuies : qu'ai-je besoin d'être mieux que je ne suis ? Je ne veux voir personne. Si tu voulais bien me laisser en repos. Il est vrai que je suis dans un terrible état. Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté. Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable ? Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi. Donne le miroir ; tu as raison, je suis bien abattue. Tu rêves ; on ne peut pas les avoir plus battus. Que me veut son maître ? Je ne vois personne. Finis, de quoi s'agit-il ? Retourne donc savoir ce que tu me veux. Sais-tu ce qu'il a à me dire ? Car je suis dans l'affliction. Dis à ton maître qu'il peut venir, et que je l'attends ; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dû m'acheter. Ah ! Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris ? À qui parliez-vous ? Voyons ce papier. Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant : où sont les livres que vous m'avez achetés, Monsieur ? Montrez. Voici Monsieur le Chevalier, Madame. Faites entrer. Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt. Ah ! Votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir ; puis-je vous rendre quelque service ? De quoi s'agit-il ? Vous me paraissez bien triste. Que me dites-vous là ! Vous m'inquiétez ; que vous est-il donc arrivé ? Comment donc ! Est-ce qu'elle est morte ? En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens. Non, Chevalier, ne vous gênez point ; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu ; j'aime à voir un coeur estimable car cela est si rare, hélas ! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde ; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois ; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs ; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien. J'en suis persuadée ; mais venons au reste : que me voulez-vous ? Voilà comment pense un honnête homme, par exemple. Eh ! Qui est-ce qui en doute ? Dès que vous êtes capable d'une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s'en va sans dire ; je sais à présent votre caractère comme le mien ; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier : mais la lettre n'est point cachetée. Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci ; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent : lisons la lettre. "J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique ; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens : après tout, qu'aurais-je été chercher ? Je ne saurais le dire ; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir." Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir ! Mais cela est étonnant : ce que vous dites là, Chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction ; peut-on se rencontrer jusque-là ! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous ! Achevons. "Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre dernière entrevue ; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir ; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice ; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'être ; et j'avoue que j'offenserais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement ; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorâtes." Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là, vous n'êtes point à plaindre ; quelle lettre ! Autrefois le Marquis m'en écrivit une à peu près de même, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable ; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas. Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient : Sur ce pied-là, nous l'avons donc perdu tous deux. Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi ; à la place de son amitié, je vous donne la mienne. En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez ; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre. Mais effectivement, faites-vous bien de partir ? Consultez-vous : il me semble qu'il vous sera plus doux d'être moins éloigné d'Angélique. Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable. Nous sommes voisins. Nous sommes affligés, nous pensons de même. Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture ? Cela vient encore fort bien ; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothèque ; je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper : il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables ; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant : voulez-vous être de la partie ? Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis : allez, Chevalier, faites vite vos affaires ; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi ; nous nous reverrons tantôt. En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme. Lisette, allez dire là-bas qu'on ne laisse entrer personne ; je crois que voilà l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah ! Te voilà, Lubin ; où est ton maître ? Va lui dire que nous l'attendons. Eh ! De quoi s'agit-il ? Je te rendrai service, si je le puis. Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier ? Mais de l'esprit ! Est-ce que les anciens n'en avaient pas ? Expliquez-moi cette manière. J'entends bien. En voilà assez, je vous comprends : nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers. Changeons de discours ; que nous lirez-vous aujourd'hui ? Oh ! Prenez autre chose ; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent. J'aime assez l'Eloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose. Moi ! Vous tenez là de jolis discours ; avec vos passions ; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode ! En vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc ? Mais qu'est-ce que cela signifie ? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu : ne me cachez rien, parlez. Du vague, voilà qui est bien instructif ; voyons donc ce vague. Abrégez les qualités. Voilà, par exemple, de ces faits incroyables ; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens : la voulez-vous ? Ah ! Ah ! Je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai ? Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement. Oh ! Pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraît très imprudente et très impolie. J'en approuve l'esprit ; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie ; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah ! C'en est un peu trop ; il n'y a point de situation qui dispense d'être honnête. Oh ! Je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc ! Cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh ! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez ; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaît ! Je ne veux point me marier ; mais je ne veux pas qu'on me refuse. Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans : vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre ; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons ; je n'attends personne. Va, va, quand il viendra nous le prendrons. Eh bien, que veux-tu ? Achève. Moi, de la colère ? Ai-je cet air-là, Monsieur ? Finis, finis. Ah ! Ah ! Écoutons ; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m'avez dit. Sa vivacité me divertit : tu as raison, Lubin ; mais malheureusement, dit-on, ton maître ne se soucie point de moi. Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous ? Sentez-vous là-dedans le personnage que je joue ? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet ? Tais-toi, en voilà assez. Cela suffit ; il s'agit d'autre chose à présent, approche. Et toi, reste ici, je te prie. Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette ? Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous ? C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maître, dans l'espérance que cela le touchera. Vous admirez le tour que prennent les choses ? Quoi ! vous portez la hardiesse jusque-là, Lisette ! Quoi ! Prier le Chevalier de me faire la grâce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là ? Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte ? Vous êtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point ? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer ? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n'en veulent point ; je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela ? Qu'une femme est à plaindre dans la situation où je suis ! Quelle perte j'ai fait ! Et comment me traite-t-on ! Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maîtresse. Eh ! Monsieur, mon veuvage est éternel ; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire ; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m'a refusée, par exemple ; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal ; il n'y a là-dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne : car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile ; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être ; qu'en arrive-t-il ? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle ; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire : mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous ; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point qu'après tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer ; le Comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi. Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué ? Quoi ? Que voulez-vous dire ? Est-ce qu'il était jaloux ? En voici d'une autre espèce. Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite ; car il y en a une à tenir là-dedans : j'ignore laquelle, et cela m'inquiète. Il me refuse ! Vous avez des expressions bien grossières ; votre axiome ne sait ce qu'il dit ; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse. Comment, est-ce que le Comte était présent ? Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit ; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse ; il n'y a que cela ; j'ai besoin, pour réparations, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux ; dépendre d'un dépit amoureux ! Cela n'est-il pas comique ? Assurément : ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare ; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux ? L'est-il ? Ne l'est-il point ? On n'en sait rien. C'est un peut-être ; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'être aimée d'un homme qui me déplaît ; le moyen de tenir à cela ? Oh ! Je n'en demeurerai pas là, je n'en demeurerai pas là. Qu'en dites-vous, Monsieur ? Il faut que la chose s'éclaircisse absolument. Eh ! Non, Monsieur, vous me conseillez mal ; vous ne savez parler que de livres. Il ne s'agit pas de vos larmes ; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'où cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez ; j'ai intérêt d'avoir des témoins. Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier ; c'est une lecture retardée, voilà tout. On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte ? C'est un fort honnête homme. Il est fort de mes amis. Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup ; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore ; il m'a paru mériter cette distinction-là ; qu'en dites-vous ? Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette ? Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire. Point du tout, et vous allez être content. Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là. Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler. Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot à vous dire avant notre lecture ; il s'agit d'un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grâce de me répondre avec la dernière naïveté sur la question que je vais vous faire. Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais. Je dis la vérité, ne m'interrompez point. Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'être ; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront. Vous m'impatientez ! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique ? Elle aurait dû ne vous aimer guère. Vous l'écoutiez donc quand elle vous parlait ; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu. Non, je ne la suis point ; peut-on, à votre avis, répondre à l'amour d'un homme qui ne vous plaît pas ? Vous êtes bien particulier ! Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu. Je reviens. Vous êtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez ; et je ne sais par quelle fatalité vous sortez aujourd'hui d'un caractère naturellement doux et raisonnable ; laissez-moi finir... Je ne sais plus où j'en suis. Eh bien, ce Comte qui me déplaît, vous n'avez pas voulu me parler pour lui ; Lisette s'est même imaginé vous voir un air piqué. Passe pour cela, c'est répondre, et je vous reconnais : sur cet air piqué, elle a pensé que je ne vous déplaisais pas. Pourquoi ? On ne plaît pas à tout le monde ; or, comme elle a cru que vous me conveniez, elle vous a proposé ma main, comme si cela dépendait d'elle, et il est vrai que souvent je lui laisse assez de pouvoir sur moi ; vous vous êtes, dit-elle, révolté avec dédain contre la proposition. Doucement, voici ma question : avez-vous rejeté l'offre de Lisette, comme piqué de l'amour du Comte, ou comme une chose qu'on rebute ? Était-ce dépit jaloux ? Car enfin, malgré nos conventions, votre coeur aurait pu être tenté du mien : ou bien était-ce vrai dédain ? Parlez hardiment. Je dirais... que vous seriez jaloux. Vous ne l'étiez donc point ? Je vous entends, je l'avais bien prévu, et mon injure est avérée. Contre vous, Chevalier ? non, certes ; et pourquoi me fâcherais-je ? Vous ne m'entendez point, c'est à l'impertinente Lisette à qui j'en veux : je n'ai point de part à l'offre qu'elle vous a faite, et il a fallu vous l'apprendre, voilà tout ; d'ailleurs, ayez de l'indifférence ou de la haine pour moi, que m'importe ? J'aime bien mieux cela que de l'amour ; au moins, ne vous y trompez pas. Oh ! Pour moi, j'en parle sans m'en ressouvenir. Allons, Monsieur Hortensius, approchez, prenez votre place ; lisez-moi quelque chose de gai, qui m'amuse. Chevalier, vous êtes le maître de rester si ma lecture vous convient ; mais vous êtes bien triste, et je veux tâcher de me dissiper. Qu'est-ce que c'est que votre livre ? Eh bien, que ne parlez-vous donc ? Vous êtes bien taciturne ! Pourquoi laisser sortir le Chevalier, puisque ce que vous allez lire lui convient ? Que voulez-vous dire : Madame vous prie ? Je ne prie point : vous avez des réflexions... Et vous rappelez Monsieur, voilà tout. Comme il vous plaira ; asseyons-nous donc. Mais, du moins, y a-t-il des gens qui sont plus raisonnables les uns que les autres. Eh ! De grâce, laissez-moi un peu de raison, Chevalier ; je ne saurais convenir que je suis folle, par exemple... Je ne suis point tentée de vous remercier ; poursuivons. Vous en aurez tant qu'il vous plaira, ce sont vos affaires, et on ne vous en demande pas le compte ; mais l'auteur n'a point tant de tort ; je connais des gens, moi, que l'amour rend bourrus et sauvages, et ces défauts-là n'embellissent personne, je pense. En vérité, cela me divertit plus que ma lecture : mais, Monsieur Hortensius, en voilà assez, votre livre ne plaît point au Chevalier, n'en lisons plus ; une autre fois nous serons plus heureux. Mon goût veut bien avoir cette complaisance-là pour le vôtre. Vous voilà brouillé avec Hortensius, Chevalier ; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque ? Ah ! Je demeurerai neutre, si la querelle continue ; car je m'imagine que vous ne voudrez pas la recommencer ; nos occupations vous ennuient, n'est-il pas vrai ? Ne vous gênez point, Chevalier, vivons sans façon ; vous voulez peut-être seul : adieu, je vous laisse. Je voudrais de tout mon coeur pouvoir vous calmer l'esprit. Ce que je lui entends dire là me touche ; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là. Non, Chevalier, vous ne me rebutez point ; ne cédez point à votre douleur : tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n'êtes-vous plus de même ? C'est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu'on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler. Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites ? De quoi vous plaignez-vous, voyons ? d'une chose que vous avez rendue nécessaire : une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance ; à la bonne heure, ce n'est point là ce qui me choque ; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles ; et d'ailleurs tout ce qu'on appelle vanité là-dessus, je n'en suis plus. Je n'en ai point de preuve ; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement ? Représentez-vous cette action-là de sang-froid ; vous êtes galant homme, jugez-vous ; où est l'amitié dont vous parlez ? Car, encore une fois, ce n'est pas de l'amour que je veux, vous le savez bien, mais l'amitié n'a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses ? L'amour est bien tendre, Chevalier ; eh bien, croyez qu'elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu'elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m'en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir : il me semble que l'on n'en peut rien rabattre, et vous n'en connaissez pas les devoirs comme moi : qu'il vienne quelqu'un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là-dessus. Nous n'y sommes pas, ce quelqu'un n'est pas venu, et ce n'est que pour vous dire combien je vous ménagerais : cependant vous vous plaignez. Ah ! Pour cela, c'en serait trop ; il ne faut pas, Chevalier, il ne faut pas. Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente ; ce que vous me dites là, je l'éprouve, je le sens ; c'est là précisément l'amitié que je demande, la voilà, c'est la véritable, elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l'être ; mais que ne me parliez-vous ? Que n'êtes-vous venu me dire : Qu'est-ce que c'est que le Comte ? Que fait-il chez vous ? Je vous aurais tiré d'inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé. Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions ; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l'entendons. Est-ce que je ne l'étais pas de cette façon-là tantôt ? votre réponse à Lisette n'avait-elle pas dû me choquer ? Eh ! à qui en dit-on, si ce n'est aux gens qu'on aime, et qui semblent n'y pas répondre ? Écoutez, je n'avais pas moins besoin de cette explication-là que vous. On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie. Et cependant il n'y a rien de trop. Eh bien, Chevalier, il faut le renvoyer ; voilà toute la façon qu'il faut y faire. On le congédiera aussi ; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin. Le Comte, dit-on, était avec vous, Chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble, de quoi donc était-il question ? Mais je crois que cela n'est pas douteux. Ah ! Il parlait d'amour ? Il est bien curieux : à votre place, je n'aurais pas seulement voulu les distinguer, qu'il devine. Mais croyez-vous l'avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d'un ton bien vrai, du ton d'un homme qui le sent ? Assez médiocrement. Non, Monsieur ; je vous avoue que le Comte ne m'a jamais déplu. C'est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l'ignore aussi. Lui ? Levez-vous, Comte, vous pouvez espérer. Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée ; laissez-moi me reposer, je vous prie. Ah ! Je ne sais où j'en suis ; respirons ; d'où vient que je soupire ? Les larmes me coulent des yeux ; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu'ai-je affaire de l'amitié du Chevalier ? L'ingrat qu'il est, il se marie : l'infidélité d'un amant ne me toucherait point, celle d'un ami me désespère ; le Comte m'aime, j'ai dit qu'il ne me déplaisait pas ; mais où ai-je donc été chercher tout cela ? Non, jamais, Lisette ; je ne saurais. Hélas ! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie. Au plus haïssable de tous les hommes ; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m'arracher, malgré moi, des discours que j'ai tenus, sans savoir ce que je disais. Eh ! C'est lui-même. Je n'en sais rien ; je te dis qu'il le prétend. Je ne saurais te la mieux dire ; c'est le Chevalier, c'est ce misanthrope-là qui est cause de cela : il m'a fâché, le Comte en a profité, je ne sais comment ; ils veulent souper ce soir ici ; ils ont parlé de notaire, d'articles ; je les laissais dire ; le Chevalier est sorti, il se marie aussi ; le Comte lui donne sa soeur ; car il ne manquait qu'une soeur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là... Veux-tu que je sois la belle-soeur d'un homme qui m'est devenu insupportable ? Hé ! Sur quel prétexte ! Car enfin, quoiqu'il me fâche, je n'ai pourtant rien à lui reprocher. Ni moi non plus : je ne sais plus où j'en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs ! Qu'est-ce que c'est donc que cet état-là ? Eh ! Non, Lisette ; on voit bien que tu te trompes. Eh ! Laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi ! Ne me laissera-t-on jamais en repos ? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste ! Que veut-il dire ? Demande-lui ce qu'il a, Lisette. Ne me conseilles-tu pas de le voir ? Oui, n'est-ce pas ? Voyons donc. Montre donc. Sors, il sera peut-être bien aise de n'avoir point de témoins, d'être seul. Vous, Monsieur le Chevalier ? Et où allez-vous donc ? Mon dessein n'était pas de vous arrêter pour si peu de temps. Pourquoi donc me quittez-vous ? Tenez, Chevalier, vous verrez qu'il y a encore du malentendu dans cette querelle-là : ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j'aime mieux avoir tort. Je crois que vous vous trompez. Pourquoi différents ? Il faudrait donner un peu plus d'étendue à ce que vous dites là, Chevalier ; je ne vous entends pas bien. Je ne puis deviner, si vous ne me le dites. A propos de billet, vous me faites ressouvenir que l'on m'en a apporté un quand vous êtes venu. Je vous le dirai. Je devais, Madame, regretter Angélique toute ma vie ; cependant, le croiriez-vous ? Je pars aussi pénétré d'amour pour vous que je le fus jamais pour elle." Tenez, Chevalier, n'est-ce pas là le mot qui vous arrête ? Je rougis, Chevalier, c'est vous répondre. Je ne vous le pardonne qu'à cette condition-là. Je ne croyais pas l'amitié si dangereuse. Faites, je ne me mêle plus de rien. **** *creator_marivaux *book_marivaux_secondesurprisedelamour *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_secondesurprisedelamour *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LECHEVALIER *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lechevalier Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune ; surtout dans la situation où je sais que vous êtes. Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge. Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable ; j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais. C'est la même chose pour moi. Vous savez où elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre ; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père : il a continué de la persécuter ; et lasse ; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre : il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m'a été inutile ; j'ai été témoin de mon malheur ; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore. Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'êtes que trop affligée vous-même. Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empêchent pas d'être touché des vôtres. Je ne verrai plus Angélique ; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir. Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part ; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même ; la lire est la seule grâce que je lui demande ; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger... Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis : puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre ; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage. Vous savez combien son amitié m'était chère. Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore ! Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps. Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource ; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant. Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous. Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois. En vérité, je crois que vous avez raison. Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun. L'amitié nous sera d'un grand secours. Beaucoup. Voilà qui est fini, Madame ; vous me déterminez ; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue ; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point ; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation ! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne : vous avez renoncé à l'amour et moi aussi ; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne. Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée ; que cette femme-là a de mérite ! Je ne la connaissais pas encore : quelle solidité d'esprit ! Quelle bonté de coeur ! C'est un caractère à peu près comme celui d'Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là ; oui, je la préfère à tous les amis du monde. Lubin ! Il me semble que je le vois dans le jardin. Qu'as-tu donc, avec cet air triste ? Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonné pour notre départ. Non, j'ai changé d'avis. Eh bien ! tu n'as qu'à le défaire. Eh ! Tais-toi ; rends-moi mes lettres. Cela n'est plus nécessaire, puisque je reste ici. Oui. Et pourquoi en changer ? Comment donc ? Tu serais un bien mauvais coeur. Cela n'est pas aisé, Monsieur le Comte. Tais-toi. Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais résolu. Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance ? Fort bien ; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez ? Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise ? Vous répond-elle d'une façon qui promette quelque chose ? Avec douceur ! Sérieusement ? Mais sur ce pied-là, vous n'avez donc pas besoin de moi ? Point du tout, je dis fort bien ; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaît, et je gâterais peut-être tout si je m'en mêlais : cela va tout seul. Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux ; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra : vous le voulez, malgré mes bonnes raisons ; je suis votre serviteur et votre ami. Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive ; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival. Parlez. Je ne le sais que trop. Après ? Expliquez-vous ; qu'est-ce que cela signifie ? Que j'ai de l'inclination pour elle ? Finissons, je vous prie, Lisette. Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maîtresse ; mais votre discours ne me plaît point. Mon voyage est rompu ; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point ; à l'égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maîtresse ; et s'il est vrai, comme je le préjuge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici. Que pourrais-je vous dire davantage ? Tout ce que j'entends là me rend la perte d'Angélique encore plus sensible. Je m'attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable ; et la voilà qui va se remarier ; à la bonne heure : je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre. Ah ! Chère Angélique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous méritez mon amour. Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur. Je vais m'enfermer chez moi ; je ne verrai que tantôt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie : suis-je en état de voir des fêtes ? En vérité, la Marquise y songe-t-elle ? Et qu'est devenue la mémoire de son mari ? Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens : ne serait-ce pas lui qui entre ? Lubin va vous mener à ma bibliothèque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici. Vous m'avez peut-être attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser ; j'étais en affaire. J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait. Oui, Madame. Sans doute, et je le crois même d'un esprit très propre à consoler ceux qui ont du chagrin. Il est des miens aussi. Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous ; il est digne d'être excepté. Monsieur le Comte et son mérite m'ennuient. Madame, on a parlé d'une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais. Vous me faites un étrange compliment. Voyons, Madame, je vous écoute. Vous l'ignorez ? Cette vérité-là est singulière. Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense : continuons. Je n'en avais point d'autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n'être pas du vôtre ; cela fait une grande différence. Je n'avais garde ; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point ; mais vous êtes la maîtresse. Hé ! Hé ! Hé ! J'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments ; vous craignez que je ne les critique, après ce que vous m'avez dit : mais non, Madame, ne vous gênez point ; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire. Ah ! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner ; achevez, de grâce. Au Comte, qui vous déplaît. Il en pouvait être quelque chose. Cela n'est pas difficile à penser. Avec dédain ? Voilà ce qu'on appelle du fabuleux, de l'impossible. Commençons par rayer ce dernier, il est incroyable ; pour de la jalousie... Que diriez-vous, si je m'avisais d'en avoir ? Oui, mais, Madame, me pardonneriez-vous ce que vous haïssez tant ? Que parlez-vous d'injure ? Où est-elle ? Est-ce que vous êtes fâchée contre moi ? Qui ? moi, Madame, m'y tromper ! Eh ! ce sont ces dispositions-là dans lesquelles je vous ai vue, qui m'ont attaché à vous, vous le savez bien ; et depuis que j'ai perdu Angélique, j'oublierais presque qu'on peut aimer, si vous ne m'en parliez pas. Pour moi, Madame, je n'en suis point encore aux lectures amusantes. Que me voulez-vous ? Je m'aperçois, Madame, que je faisais une impolitesse de me retirer, et je vais rester, si vous le voulez bien. Ma foi, sur ce pied-là, le plus respectable de tous les hommes a tout l'air de n'être qu'une chimère : quand je dis les hommes, j'entends tout le monde. Hum ! Disons qui ont moins de folie, cela sera plus sûr. Vous, Madame ? Eh ! N'êtes-vous pas exceptée ? Vela s'en va sans dire et c'est la règle. L'amour ! L'amour ôte la raison ? Cela n'est pas vrai ; je n'ai jamais été plus raisonnable que depuis que j'en ai pour Angélique, et j'en ai excessivement. Petit auteur que cela, esprit superficiel... Fût-ce chapitre mille, Sénèque ne sait ce qu'il dit. C'est votre goût, Madame, qui doit décider. Serviteur, serviteur. Sénèque et son défenseur ne m'inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, Madame. Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s'amuser. Il n'y a plus de situation qui ne me soit à charge. Ah ! Je m'attendais à plus de repos quand j'ai rompu mon voyage ; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde. Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi : si je la trouvais, personne au monde n'y serait plus sensible ; j'ai le coeur fait pour elle ; mais où est-elle ? Je m'imaginais l'avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n'est pas sans qu'il en coûte à mon coeur. Ah ! Madame, je regrette Angélique, mais vous m'en auriez consolé, si vous aviez voulu. Oh ! Je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi ! Car enfin, vous n'accepteriez point la proposition. Eh ! Morbleu, Madame, vous m'avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là. Tenez, je trancherai tout d'un coup là-dessus : si je n'aimais pas Angélique, qu'il faut bien que j'oublie, vous n'auriez qu'une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devînt amour, et raisonnablement il n'y aurait que cela à craindre non plus ; c'est là toute la répugnance que je me connais. Mais ce serait vous rendre justice ; d'ailleurs, d'où peut venir le refus dont vous m'accusez ? car enfin était-il naturel ? C'est que le Comte vous aimait, c'est que vous le souffriez ; j'étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation ; mon amitié n'est point compatible avec cela, ce n'est point une amitié faite comme les autres. Vous ne me verrez point faire d'inclination, à moi ; je n'y songe point avec vous. Vous, Madame ? Vous m'avez pourtant dit de cruelles choses. Dois-je vous en croire ? Que vous me tranquillisez, ma chère Marquise ! Que vous me charmez ! Que vous me donnez de joie ! Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais ; je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si loin, cela est surprenant ; l'amour est moins vif. Non, il n'y a rien de trop ; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius ? Je crois qu'il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui. Et le Comte, qu'en ferons-nous ? Il m'inquiète un peu. Allons, Marquise. On m'a dit que vous me demandiez ; puis-je vous rendre quelque service, Monsieur ? Pardi, si je le puis, cela vaut fait. Que dites-vous là ? Je l'aime de tout mon coeur. Ah ! C'est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus. Eh ! Mais, en vérité, par où jugez-vous qu'il y en ait ? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là ? Hum ! vous avez pourtant la mine d'un homme qui le croit. Eh, eh ! Monsieur le Comte, un homme d'esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots ; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens ; c'est la même chose, assurément : il y a entre la Marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Etes-vous content ? Cela est-il net ? Voilà du français. Je sais ce qu'ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m'intéresse beaucoup à ce qui vous regarde ; mais n'allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire ; ouvrez-moi votre coeur. Est-ce que vous voulez continuer d'aimer la Marquise ? Entre nous ; il est étonnant que vous ne vous lassiez point de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle ? On combat sa haine ; ne lui déplaisez-vous pas ? On espère ; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle ? Par où prendre son coeur ? Un coeur qui ne se remue ni pour ni contre, qui n'est ni ami ni ennemi, qui n'est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on ? Je n'en crois rien : et c'est pourtant ce que vous voulez faire. Vous vous trompez, je n'ai jamais eu plus d'attention. Elle écoutait ? C'est l'usage ; et à cela quelle réponse ? C'est qu'il était tout venu. Ah ! Je la trouve passablement humiliée d'avoir cette fierté-là. Eh ! Vous vous moquez, cette femme-là vous adore. Et moi, qui ne m'en soucie guère, je le dis pour vous. Oh ! Parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait ; car je vous dirai que j'en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers. Ah ! ce n'est pas la peine ; il me suffit de m'en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques. Comte, finissons : vous autres amants, vous n'avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n'amusent point les autres. Parlons d'autre chose : de quoi s'agit-il ? Oh ! Parbleu, c'en est trop : faut-il que j'y renonce pour vous mettre en repos ? Non, Monsieur ; je vous demande grâce pour ma postérité, s'il vous plaît. Je n'irai point sur vos brisées, mais qu'on me trouve un parti convenable, et demain je me marie ; et qui plus est, c'est que cette Marquise, qui ne vous sort pas de l'esprit, tenez, je m'engage à la prier de la fête. Ce que j'en pense ?... Votre question me fait ressouvenir qu'il y a longtemps que je ne l'ai vue, et qu'il faut que vous me présentiez à elle. En voilà un... Vous avez raison... Oui... Votre idée est admirable : elle est amie de la Marquise, n'est-ce pas ? Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c'est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet ; vous allez voir ce qu'un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n'en mérite point. Parbleu, Madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout : vous m'avez joué, femme que vous êtes ; mais vous allez voir combien je m'en soucie. De pures visions de sa part, Marquise ; mais des visions qui m'ont chagriné, parce qu'elles vous intéressent, et dont la première a d'abord été de me demander si je vous aimais. Sans difficulté : mais prenez garde, il parlait d'amour, et non pas d'amitié. Non pas, Marquise, il n'y avait pas moyen de jouer là-dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le coeur plus tendre que je ne mérite ; vous voyez bien que cela était sérieux ; il fallait une réponse décisive, aussi l'ai-je faite, et l'ai bien assuré qu'il se trompait et qu'absolument il ne s'agissait point d'amour entre nous deux, absolument. Oh ! Ne craignez rien, je l'ai dit de l'air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendît vos sentiments équivoques ; mon attachement pour vous est trop délicat, pour profiter de l'honneur que cela me ferait ; mais j'y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue : vous connaissez sa soeur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même. Dans la joie qu'il a eu de perdre ses soupçons, le Comte me l'a proposée ; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d'un coup, ma foi j'ai pris mon parti ; nous sommes d'accord, et je dois l'épouser. Ce n'est pas là tout, c'est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du Comte, et je vous en parle du mieux qu'il m'est possible ; vous n'aurez pas le coeur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse. Ne vous a jamais déplu ! C'est fort bien fait. Mais pourquoi donc m'avez-vous dit le contraire ? Point du tout, Madame, car il vous écoute. Vous n'en avez pas besoin, Monsieur ; j'avais promis de parler pour vous ; j'ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire. Je me meurs. Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, Madame. Où j'allais quand vous m'avez arrêté. Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément. Pourquoi je vous quitte ? Eh ! Marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le Comte ? Non, Marquise, c'en est fait ; il ne m'est plus possible de rester, mon coeur ne serait plus content du vôtre. Si vous saviez combien je vous dis vrai ! Combien nos sentiments sont différents !... Ce n'est qu'un seul mot qui m'arrête. Tantôt je m'étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit. Et de qui est-il, Madame ? Ce que vous lisez là, Madame, me regarde-t-il ? C'est mon billet ! Ah ! Marquise, que voulez-vous que je devienne ? Mon amour pour vous durera autant que ma vie. Il est vrai, Monsieur le Comte ; quand vous me disiez que j'aimais Madame, vous connaissiez mieux mon coeur que moi ; mais j'étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable. Le retiendrons-nous, Madame ? **** *creator_marivaux *book_marivaux_secondesurprisedelamour *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_secondesurprisedelamour *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LECOMTE *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lecomte J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous étiez ici ; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part ; il faut tâcher de se dissiper. Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon ? Mais, sans répugnance, cela veut dire qu'elle me souffre ; voilà tout. Je crois que oui. Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur. Il me le paraît. C'est conclure d'une manière qui m'étonne. J'en suis aussi surpris que vous. Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire ; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas ; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois. Bonjour, Lisette ; je viens de rencontrer Hortensius, qui m'a dit des choses bien singulières. La Marquise le renvoie, à ce qu'il dit, parce qu'elle aime le Chevalier, et qu'elle l'épouse. Cela est-il vrai ? Je vous prie de m'instruire... Et toi, n'en sais-tu pas davantage ? Non plus qu'à la voir, sans doute ? Que les femmes sont inconcevables ! Le Chevalier est ici, apparemment ? Ah ! Avertissez, je vous prie, le Chevalier, que je voudrais lui dire un mot. Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre ? Le Chevalier va venir, interrogeons son coeur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d'un stratagème, qui, tout commun qu'il est, ne laisse pas souvent que de réussir. Oui, Chevalier, vous pouvez véritablement m'obliger. Vous m'avez dit que vous n'aimiez pas la Marquise. J'entends que vous n'aviez point d'amour pour elle. Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments ? Ne s'agit-il point à présent d'amour, absolument ? Moi, je n'en juge point, je vous le demande. Eh bien, débarrassez-vous de cela ; dites-moi oui ou non. Pas trop... On ne saurait mieux dire, et j'ai tort ; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout. Toujours. Non, non, Chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n'en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le coeur de la Marquise n'est pas si mort que vous le pensez : m'entendez-vous ? Vous êtes distrait. Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait. Oui, je lui demandais du retour. On me disait de l'attendre. Il l'aime... Cependant aujourd'hui elle ne veut pas me voir, j'attribue cela à ce que j'avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez : la Marquise est la femme de France la plus fière. Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore. Je ne dis pas cela. Ce qui m'en plaît, c'est que vous le dites sans jalousie. Embrassez donc, mon cher. Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi ; et si vous étiez d'humeur à accepter celle que j'imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. À l'égard de la Marquise... Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage ? Ma foi, Chevalier, vous me ravissez ; je sens bien que j'ai affaire au plus franc de tous les hommes ; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons : vous connaissez ma soeur ; que pensez-vous d'elle ? Vous m'avez dit cent fois qu'elle était digne d'être aimée du plus honnête homme : on l'estime, vous connaissez son bien, vous lui plairez, j'en suis sûr ; et si vous ne voulez qu'un parti convenable, en voilà un. Je crois qu'oui. J'ai suivi les conseils du Chevalier, Madame ; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis. Que je suis heureux ! Et toi, Chevalier, que ne te dois-je pas ? Mais, Madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes. J'irai te retrouver chez toi. Madame, il y a longtemps que mon coeur est à vous ; consentez à mon bonheur ; que cette aventure-ci vous détermine : souvent il n'en faut pas davantage. J'ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l'amener ici, nous y souperions avec ma soeur qui doit venir vous voir ; le Chevalier s'y trouverait ; vous verriez ce qu'il vous plairait de faire ; des articles sont bientôt passés, et ils n'engagent qu'autant qu'on veut ; ne me refusez pas, je vous en conjure. Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m'assurer vos bontés. Que vois-je, Monsieur le Chevalier ? Voilà de grands transports ! Et vous, Madame ? Ah ! Ciel ! **** *creator_marivaux *book_marivaux_secondesurprisedelamour *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_secondesurprisedelamour *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1727 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Ah ! Oui, Madame. Moi ? De rien : vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même. Qui me l'a dit, Madame ? Vous m'appelez, je viens ; vous marchez, je vous suis : j'attends le reste. Oui, Madame. Retournez-vous-en ! Les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame. Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse. Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin. Pardi ! Il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous. Eh bien, cela distrait toujours un peu : il vaut mieux quereller que soupirer. Vous devez, dites-vous ? Oh ! Vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse. Un mois ! C'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours ; c'est cela qui est piquant. Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes sont morts ? Ah ! Madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve ! Ne méprisons jamais nos ressources. Comment donc par un effort de raison ? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde ; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant. Ah çà, Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde ; voyez ce que c'est : quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n'étiez pas si belle ; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie ; cela vous réussit on ne peut pas mieux. N'auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point ? Car vous avez le teint bien reposé ; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame. Vous n'en voulez point ! vous refusez le miroir, un miroir, Madame ! Savez-vous bien que vous me faites peur ? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela : il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément ; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. Allons, Madame, mettez-vous là, que je vous ajuste : tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir. De grâce, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil ; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement. Quoi ! Votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'êtes pas à l'extrémité ! Cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement ? Je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire ; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement. Il n'y a donc qu'à emporter la toilette ? La Brie, remettez cela où vous l'avez pris. Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis. Extrêmement changée. Ah ! Je respire, vous voilà sauvée : allons, courage, Madame. Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n'est que lys et que rose quand on en a soin ? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux : ah ! Les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine ; ils m'auraient déjà brûlé, si j'étais de leur compétence ; ils ne demandent qu'à faire du mal. Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites : que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours. Il faut bien l'écouter. Abrège, abrège, il t'appartient bien d'embarrasser Madame ! Quel original ! Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent. Mais, en effet, je crois qu'il pleure. Tais-toi. La voilà qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es ; nous avons bien affaire de tes pleurs. Qu'il s'en garde bien : dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrête que pour cela ; ma maîtresse n'en a déjà que trop, et je veux tâcher de l'en guérir : entends-tu ? Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir ? Le plaisant garçon ! Ah, ah, ah, ah ! Il me divertit. Adieu ; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit. Comment donc ! Tu me lorgnes, je pense ? Tu ne pourras plus te remettre à pleurer. Va-t'en ; ton maître t'attendra. Je n'ai que faire d'un homme qui part demain : retire-toi. Bonjour, l'ami. Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu'une bibliothèque. Que cet homme-là m'ennuie avec sa doctrine ignorante ! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur ! Que les femmes du monde ont de travers ! Monsieur Hortensius, Madame m'a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle. Ah ! Le joli tour de phrase ! Comment ! Vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhétorique. Mais ce que vous me dites là est merveilleux ; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique. Un argument à moi ! Je ne sais ce que c'est ; je ne veux point tâter de cela : adieu. Un syllogisme ! Eh ! Que voulez-vous que je fasse de cela ? Est-ce là tout ? Oh ! Je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez : on ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent ; assurément vous ne prenez pas le mien : ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour. Oh ! Pour la raison, je ne m'en mêle point, les filles de mon âge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius ; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme. Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n'entendent que le français. Achevez donc, car j'ai hâte. Voilà Madame, laissons-le chercher son papier. Cela est galant : mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amène, Monsieur le Comte et moi. J'étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir ; votre voyage est rompu, ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours ; à la fin elle n'y résistera pas : n'entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie ; voilà Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de répugnance à le voir ; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir ; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maîtresse elle-même. Et qu'elle reçoit vos visites. De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde. Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n'entends rien. Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à coeur ouvert ? Mademoiselle Angélique est perdue pour vous. Madame la Marquise est riche, jeune et belle. Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantôt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvé qu'elle a bonne grâce à soupirer ? Je crois que vous m'entendez ? Pourquoi non ? Je le voudrais de tout mon coeur ; dans l'état où je vois ma maîtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle épouse un honnête homme ? Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là, que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l'on ne vous voie point ? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage ; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience à la promener par le monde. Ce n'est pas là tout : quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs ; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'âme, et dont je sens que la mienne est gelée ; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas ; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir ; c'est fort bien fait, cela édifiera le monde : on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu ; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin. N'avez-vous que cela à me dire, Monsieur ? Adieu, Monsieur ; je suis votre servante. Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là. Que fais-tu donc ici ? La sotte nourriture ! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là ? Va, va, porte ton impertinent ballot. Je ne sais ce que tu viens me conter ; laisse-moi en repos, va-t'en. Le butor ! C'est pour Madame qui va venir ici. Eh bien, que me veux-tu, Monsieur ? Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer ; car, dis-moi, que ferais-tu ? À quoi cela aboutirait-il ? À quoi nous servirait de nous aimer ? Non, te dis-je, ton maître ne veut point s'attacher à ma maîtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier. Tais-toi, voici Madame. Je viens de donner vos ordres, Madame : on dira là-bas que vous n'y êtes pas, et un moment après... Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie ? Tu es un étourdi. Eh, eh, eh ! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame ? J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte ! Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fâcher ? N'allez-vous pas croire que j'ai tort ? Fort bien, Madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien ; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maîtres ; la reconnaissance n'est point faite pour eux ; si vous réussissez à les servir, ils en profitent ; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables. Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite ; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais ? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué ? Oui, Madame, je l'ai cru jaloux : voilà ce que c'est ; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprès de vous ; comment vous le recevez ; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal ! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mêle ? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là-dessus qu'il songeait à vous pour lui-même ? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi : eh ! Que sait-on ce qui se passe dans sa tête ? Peut-être qu'il vous aime. Il s'en faut bien ; demandez au Comte ce qu'il pense. Il n'y était plus ; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival. Pour moi, Madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maîtresse autant que je vous aime ; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela ; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence. Allons, allons, venons au fait. N'amusons point davantage Monsieur Hortensius. Tenez, Monsieur, voilà de l'or que Madame m'a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d'elle. A mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante. Non pas, Monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer. Non : mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l'ennuyez. Tais-toi. Je n'en sais rien, ce ne sont pas mes affaires. Finis tes sottises. Vous voilà averti, Monsieur ; je crois que cela suffit. Enfin, le voilà congédié ; c'est pourtant un amant que je perds. Sans doute ; il voulait me faire des arguments. Des arguments, te dis-je ; mais je les ai fort bien repoussés avec d'autres. Il n'y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un : tu es un joli garçon, par exemple. J'aime tout ce qui est joli, ainsi je t'aime : c'est là ce que l'on appelle un argument. Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre. Paix ! J'entends quelqu'un qui vient ; je crois que c'est Monsieur le Comte : Madame m'a chargé d'un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas. Mais, Monsieur le Comte, je ne crois pas que cela soit, et je n'y vois pas encore d'apparence : Hortensius lui déplaît, elle le congédie ; voilà tout ce que j'en puis dire. Madame la Marquise est si peu disposée à se marier, qu'elle ne veut pas même voir d'amants : elle m'a dit de vous prier de ne point vous obstiner à l'aimer. Mais je crois que cela revient au même. Je crois qu'oui. J'y vais de ce pas, Monsieur le Comte. Madame, je vous avertis qu'on vient de renvoyer Madame la Comtesse, mais elle a dit qu'elle repasserait sur le soir ; voulez-vous y être ? Êtes-vous indisposée ? Madame, vous avez l'air bien abattue ; qu'avez-vous donc ? Vous marier ! À qui donc ? Mais il n'est venu que le Comte. Et vous l'épousez ? Il le prétend ? Mais qu'est-ce que c'est donc que cette aventure-là ? Elle ne ressemble à rien. Quand le Chevalier l'épouserait, que vous importe ? Hé ! Mort de ma vie ! Ne la soyez pas, renvoyez le Comte ! Oh ! Je m'y perds, Madame ; je n'y comprends plus rien. Mais c'est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela ; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime. Voulez-vous m'en croire, Madame ? Ne le revoyez plus. Votre situation, je la regarde comme une énigme. Oui, Madame ; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille. Madame, il y a là-bas un notaire que le Comte a amené. Ah ! je commence à comprendre : le Comte s'en va, le notaire reste, et vous vous mariez. **** *creator_marivaux *book_marivaux_secondesurprisedelamour *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_secondesurprisedelamour *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LUBIN *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lubin Madame, pardonnez l'embarras... Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie ; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'être honnête ? Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... Ce que votre femme de chambre m'a fait oublier. Cela est vrai ; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte. Oh ! Ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens à cette heure ; c'est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande ; que vous ayez à trouver bon qu'il ne vous voie point cette après-dînée, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l'incommodité de ses embarras. Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l'entretenir un quart d'heure ; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vôtre ; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi ; nous faisons compassion à tout le monde. Oh ! Vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul ; mais je me retiens par honnêteté. Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'à les laisser ; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi. Pardi ! Tu cries assez haut. Ma foi, de rien : moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard. Oui, mon maître soupire parce qu'il a perdu une maîtresse ; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l'amuser ; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment. Eh, eh, eh ! Tu en ris, j'en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange ; j'ai pourtant perdu aussi une maîtresse, moi ; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en être plus triste. Eh, eh, eh ! Adieu, adieu. Oui-da, je te lorgne. Gageons que si... Veux-tu voir ? Je ne l'en empêche pas. À propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille. Monsieur !... Que vous plaît-il, Monsieur ? Hélas ! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m'attriste à cause de votre maîtresse, et un peu à cause de la mienne ; je suis fâché de ce que nous partons ; si nous restions, je serais fâché de même. Nous ne partons point ! Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet. J'ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne ? Ce n'est pas la peine, je les porterai tantôt. Je n'y comprends rien ; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-là ? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir, est-ce Madame la Marquise ? Et nous ne changeons point de maison ? Ah ! Me voilà perdu. Vos maisons se communiquent ; de l'une on entre dans l'autre ; je n'ai plus ma maîtresse ; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable ; de chez vous j'irai chez elle ; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m'afflige ; pauvre Marton ! Faudra-t-il que je t'oublie ? Ah ! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver : car j'y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir ; encore si vous aviez la bonté de montrer l'exemple : tenez, la voilà qui vient, Lisette. Eh ! Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette. Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies ; fournissez-vous toujours, et vive les provisions ! N'est-ce pas, Lisette ? Cela est friand. Courage, Monsieur. C'est ma foi bien dit, il faut être honnête homme pour l'épouser, il n'y a que les malhonnêtes gens qui ne l'épouseront point. Il est incivil. Ma foi, Angélique me coupe la gorge. Mettez-vous à la place d'une veuve qui s'ennuie. Ah ! Marton, Marton ! Je t'oubliais d'un grand courage ; mais mon maître ne veut pas que j'achève ; je m'en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste !... Lisette m'avait un peu ragaillardi. Ah ! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mémoire ? Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus. Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gâter la taille. Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise ? À quoi cela sert-il, ces choses-là ?... Tant mieux ; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là, contre ma mélancolie. Tant, que j'en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve. Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-là ; purgez-moi plutôt avec de la morale. Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament ; servez-moi de la philosophie. Voyons donc les belles-lettres. C'est l'amour. Oui ; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse ? Qu'on le laisse là ? Et s'il ne s'y tient pas ? Car il court après vous. Bon ! Quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes ? La philosophie en fournit donc ? Des conseils ? Ah ! Le triste équipage pour gagner pays ! Eh ! Morbleu, que ne parlez-vous ? Voilà qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte ? Assurément, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par préférence, car Lisette nous l'a offert. À telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie. Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur ? Ah ! Je n'aurais jamais cru que la science fût si pesante. Vous ? Vous êtes donc le libraire et la boutique tout à la fois ? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tête ? Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point ; je l'ai trouvé maigre. Allez, allez toujours devant. Ah ! Pauvre Lubin ! J'ai bien du tourment dans le coeur ; je ne sais plus à présent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette : je crois pourtant que c'est Lisette, à moins que ce ne soit Marton. Bonjour, m'amour. Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi. C'est de la morale et de la philosophie ; ils disent que cela purge l'âme ; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait éternuer. Eh ! Pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des sièges ? Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle ? Je t'en prie, j'aurais quelque chose à te communiquer. Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans ; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend : veux-tu que je la laisse entrer ? Ah ! On trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes. Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer à ton aise ; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot à la Marquise ? Elle a de l'amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle ; ils pourraient fort bien se faire l'amitié de s'épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite. Laisse-moi faire. Je crois, Madame, qu'il est allé soupirer chez lui. Oui, Madame ; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit. Oh ! Presque de rien ; nous parlerons de cela tantôt, quand j'aurai fait votre commission. Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme ; il va venir, et il dit qu'on l'attende. Si vous le permettiez à présent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous. Oh ! Mais, je n'oserais, vous me paraissez en colère. C'est donc que cette paix y règne d'un air fâché ? C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable ; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maître qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l'avenant. On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnêtes gens ; je les considère beaucoup ; mais, si j'étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari : vive un cadet dans le ménage ! Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette ; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train. Oh ! Je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurément ; mais, dans l'occurrence, un honnête homme se reprend. Hélas ! Madame, je serais bien fâché de vous déplaire ; je vous demande seulement d'y faire réflexion. Tu vas entendre parler de ma besogne. Écoute, écoute. Je crois qu'on parle de moi ! Attrape, attrape toujours. Voilà notre ménage renversé. Comme des imbéciles. Je ne serais pas si dégoûté. Il en est bien capable. Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là. Ahi ! Ahi ! Je m'enfuis. Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux. Ah, ah, ah ! Allons, gai, camarade Docteur ; comment va la philosophie ? Ma foi, je n'en sais rien, si ce n'est pour entrer en conversation. Encore un petit mot, Docteur : n'avez-vous jamais couché dans la rue ? C'est que cette nuit vous en aurez le plaisir ; le vent de bise vous en dira deux mots. Et moi votre serviteur. Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de Madame. Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête. Eh bien ! Tout coup vaille, quand ce serait de l'inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après : il n'y a rien de si gaillard ; on a un coeur, on s'en sert, cela est naturel. Adieu, touchez là, et partez ferme ; il n'y aura pas de mal à doubler le pas. Un amant ! Quoi ! Ce vieux radoteur t'aimait ? Hum ! Des arguments ! Voudrais-tu bien m'en pousser un, pour voir ce que c'est ? Cela est vrai. Pardi, tu n'as que faire du Docteur pour cela, je t'en ferai aussi bien qu'un autre. Gageons un petit baiser que je t'en donne une douzaine. Bon ! Quand nous serons mariés, j'aurai toujours gagné sans faire de gageure. Non, Monsieur le Comte, je ne sais que mon amour pour Lisette : voilà toutes mes nouvelles. Oui, qui dit l'un dit l'autre. Leurs sentiments d'amitié ne permettent pas qu'ils se séparent. Madame, Monsieur le Chevalier, qui est dans un état à faire compassion... Hélas ! je crois que son bon sens s'en va : tantôt il marche, tantôt il s'arrête ; il regarde le ciel, comme s'il ne l'avait jamais vu ; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m'envoie savoir si vous voulez bien qu'il vous voie. Il avait d'abord fait un billet pour vous, qu'il m'a donné. Tout à l'heure, Madame. Quand j'ai eu ce billet, il a couru après moi : Rends-moi le papier. Je l'ai rendu. Tiens, va le porter. Je l'ai donc repris. Rapporte le papier. Je l'ai rapporté ; ensuite, il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l'ai ramassé sans qu'il l'ait vu, afin de vous l'apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu'il a, et s'il y a quelque remède à sa peine. Le voici ; et tenez, voilà l'écrivain qui arrive. Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre : n'est-ce pas, Lisette ? Allons, de la joie !