**** *creator_marivaux *book_marivaux_sermentsindiscrets *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sermentsindiscrets *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LUCILE *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lucile Qu'on aille dire à Lisette qu'elle vienne. Damis serait un étrange homme, si cette lettre-ci ne rompt pas le projet qu'on fait de nous marier. Ah ! Te voilà, Lisette, approche ; je viens d'apprendre que Damis est arrivé hier de Paris, qu'il est actuellement chez son père ; et voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point. Oui, par complaisance pour mon père, il est vrai ; mais y songe-t-il ? Qu'est-ce que c'est qu'un mariage comme celui-là ? Ne faudrait-il pas être folle, pour épouser un homme dont le caractère m'est tout à fait inconnu ? D'ailleurs ne sais-tu pas mes sentiments ? Je ne veux point être mariée sitôt et ne le serai peut-être jamais. Quel raisonnement ! Est-ce que des yeux décident de quelque chose ? Oh ! Ma physionomie ne sait ce qu'elle dit ; je me sens un fonds de délicatesse et de goût qui serait toujours choqué dans le mariage, et je n'y serais pas heureuse. Je te dis que mon parti est pris, et je veux que tu la portes. Est-ce que tu crois que je me pique d'être plus indifférente qu'une autre ? Non, je ne me vante point de cela, et j'aurais tort de le faire, car j'ai l'âme tendre, quoique naturellement vertueuse : et voilà pourquoi le mariage serait une très mauvaise condition pour moi. Une âme tendre est douce, elle a des sentiments, elle en demande ; elle a besoin d'être aimée, parce qu'elle aime ; et une âme de cette espèce-là entre les mains d'un mari n'a jamais son nécessaire. Je les connais un peu, ces messieurs-là ; je remarque que les hommes ne sont bons qu'en qualité d'amants, c'est la plus jolie chose du monde que leur coeur, quand l'espérance les tient en haleine ; soumis, respectueux et galants, pour le peu que vous soyez aimable avec eux, votre amour-propre est enchanté ; il est servi délicieusement ; on le rassasie de plaisirs, folie, fierté, dédain, caprices, impertinences, tout nous réussit, tout est raison, tout est loi ; on règne, on tyrannise, et nos idolâtres sont toujours à nos genoux. Mais les épousez-vous, la déesse s'humanise-t-elle, leur idolâtrie finit où nos bontés commencent. Dès qu'ils sont heureux, les ingrats ne méritent plus de l'être. Oh ! Pour moi, j'y mettrai bon ordre, et le personnage de déesse ne m'ennuiera pas, messieurs, je vous assure. Comment donc ! Toute jeune, et tout aimable que je suis, je n'en aurais pas pour six mois aux yeux d'un mari, et mon visage serait mis au rebut ! De dix-huit ans qu'il a, il sauterait tout d'un coup à cinquante ? Non pas, s'il vous plaît ; ce serait un meurtre ; il ne vieillira qu'avec le temps, et n'enlaidira qu'à force de durer ; je veux qu'il n'appartienne qu'à moi, que personne n'ait que voir à ce que j'en ferai, qu'il ne relève que de moi seule. Si j'étais mariée, ce ne serait plus mon visage ; il serait à mon mari, qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d'autres ; j'aimerais autant n'en point avoir. Non, non, Lisette, je n'ai point envie d'être coquette ; mais il y a des moments où le coeur vous en dit, et où l'on est bien aise d'avoir les yeux libres, ainsi, plus de discussion ; va porter ma lettre à Damis, et se range qui voudra sous le joug du mariage ! Je marque mes dispositions à Damis ; je le prie de les servir ; je lui indique les moyens qu'il faut prendre pour dissuader son père et le mien de nous marier ; et si Damis est aussi galant homme qu'on le dit, je compte l'affaire rompue. Qu'il vienne. Laisse-le achever. De quoi s'agit-il ? Voyons, que me veut ton maître ? Me conseilles-tu de le voir, Lisette ? Laisse-le, puisqu'il ne veut rien dire. Va, ton maître n'a qu'à venir. Je n'ai point dessein de le voir non plus, mais il faut savoir ce qu'il me veut, et voici mon idée. Damis va venir, et tu n'as qu'à l'attendre, pendant que je vais me retirer dans ce cabinet, d'où j'entendrai tout. Dis-lui qu'en y faisant réflexion, j'ai cru que dans cette occasion-ci je ne devais point me montrer, et que je le prie de s'ouvrir à toi sur ce qu'il a à me dire, et s'il refuse de parler, en marquant quelque empressement pour me voir, finis la conversation, en lui donnant ma lettre. Et moi du mien, Monsieur, je vous le promets, car je puis hardiment me montrer après ce que vous venez de dire ; allons, Monsieur, le plus fort est fait, nous n'avons à nous craindre ni l'un ni l'autre : vous ne vous souciez point de moi, je ne me soucie point de vous ; car je m'explique sur le même ton, et nous voilà fort à notre aise ; ainsi convenons de nos faits ; mettez-moi l'esprit en repos ; comment nous y prendrons-nous ? J'ai une soeur qui peut plaire ; affectez plus de goût pour elle que pour moi ; peut-être cela vous sera-t-il aisé. Je m'en plaindrai, vous vous excuserez et vous continuerez toujours. Ce moyen-là vous convient-il ? Vaut-il mieux nous plaindre d'un éloignement réciproque ? Ce sera comme vous voudrez ; vous savez mon secret ; vous êtes un honnête homme ; expédions. Qu'est-ce que c'est que cette saillie-là qui me compromet ?... Faites-vous de même ?... Voulez-vous divertir Monsieur à mes dépens ? Et moi, Monsieur, je la déclare impertinente ; mais c'est une étourdie qui parle. De moi, Monsieur ? Vous m'étonnez ; je ne sache pas que vous ayez rien à vous reprocher. Quoi donc ! Serait-ce d'avoir promis que je ne vous paraîtrais pas redoutable ? Eh ! Tant mieux ; c'est m'avoir fait votre cour que cela. Comment donc ! Est-ce que vous croyez ma vanité attaquée ? Non, Monsieur, elle ne l'est point : supposez que j'en aie, que vous me trouviez redoutable ou non, qu'est-ce que cela dit ? Le goût d'un homme seul ne décide rien là-dessus ; et de quelque façon qu'il se tourne, on n'en vaut ni plus ni moins ; les agréments n'y perdent ni n'y gagnent ; cela ne signifie rien ; ainsi, Monsieur, point d'excuse ; au reste, pourtant, si vous en voulez faire, si votre politesse a quelque remords qui la gêne, qu'à cela ne tienne, vous êtes bien le maître. Eh bien ! Soit ; allons, Monsieur, vous vous condamnez, j'y consens. Votre prétendue future vaut mieux que tout ce que vous avez vu jusqu'ici ; il n'y a pas de comparaison, je l'emporte ; n'est-il pas vrai que cela va là ? Car je me ferai sans façon, moi, tous les compliments qu'il vous plaira, ce n'est pas la peine de me les plaindre, ils ne sont pas rares, et l'on en donne à qui en veut. Celui-là est très fin, par exemple, et vous aviez raison de ne le vouloir pas perdre ; mais restons-en là, je vous prie ; car à la fin, tant de politesses me supposeraient un amour-propre ridicule, et ce serait une étrange chose qu'il fallût me demander pardon de ce qu'on ne m'aime point. En vérité, l'idée serait comique. Ce serait en m'aimant qu'on m'embarrasserait : mais grâce au ciel, il n'en est rien ; heureusement mes yeux se trouvent pacifiques ; ils applaudissent à votre indifférence ; ils se la promettaient, c'est une obligation que je vous ai, et la seule de votre part qui pouvait m'épargner une ingratitude ; vous m'entendez ; vous avez eu quelque peur des dispositions que je pouvais avoir ; mais soyez tranquille. Je me sauve, Monsieur, je vous échappe ; j'ai vu le péril, et il n'y paraît pas. La belle idée qu'il vous vient là ! le bel expédient, que je commence ! comme si tout ne dépendait pas de Monsieur, et que ce ne fût pas à lui à garantir ma résolution par la sienne ! Est-ce que, s'il voulait m'épouser, il n'en viendrait pas à bout par le moyen de mon père, à qui il faudrait obéir ? C'est donc sa résolution qui importe, et non pas la mienne que je ferais en pure perte. Et moi, je m'en tiens à ce que j'ai dit : car il n'y a point de réplique. Mais que Monsieur s'explique, qu'on sache ses intentions sur la difficulté qu'il fait : est-ce respect ? Est-ce égard ? Est-ce badinage ? Est-ce tout ce qu'il vous plaira ? Qu'il se détermine : il faut parler naturellement dans la vie. Eh bien ! Terminons donc, s'il n'y a que cela qui vous arrête, Monsieur ; voici mes sentiments : je ne veux point être mariée, et je n'en eus jamais moins d'envie que dans cette occasion-ci ; ce discours est net et sous-entend tout ce que la bienséance veut que je vous épargne. Vous passez pour un homme d'honneur, Monsieur ; on fait l'éloge de votre caractère, et c'est aux soins que vous vous donnerez pour me tirer de cette affaire-ci, c'est aux services que vous me rendrez là-dessus que je reconnaîtrai la vérité de tout ce qu'on m'a dit de vous. Ajouterai-je encore une chose ? Je puis avoir le coeur prévenu, je pense qu'en voilà assez, Monsieur, et que ce que je dis là vaut bien un serment de ne vous épouser jamais ; serment que je fais pourtant, si vous le trouvez nécessaire. Cela suffit-il ? Et d'ailleurs nous aurons le temps de nous revoir. Suivez Monsieur, Lisette, puisqu'il s'en va, et voyez si personne ne regarde ! Ah ! Il faut que je soupire, et ce ne sera pas pour la dernière fois. Quelle aventure pour mon coeur ! Cette misérable Lisette, où a-t-elle été imaginer tout ce qu'elle vient de nous faire dire ? Que se passe-t-il donc ici ? Vous parliez bien haut avec ma soeur, et je l'ai vu de loin comme en colère. D'un autre côté, mon père ne me parle point. Qu'avez-vous donc fait ? D'où cela vient-il ? Fort bien, je gage que ce que vous me dites là me pronostique quelque coup d'étourdie. Ma soeur actuellement éprise de lui ! Je ne vois pas trop à quoi ce moyen hétéroclite peut m'être bon. Ma soeur éprise ! Et en vertu de quoi le serait-elle ? Et d'où vient qu'il faut qu'elle le soit ? Supprimez l'éloge de votre adresse ; point de réponse qui aille à côté de ce qu'on vous demande : vous parlez de Damis, ne le quittez point ; finissons ce sujet-là. Damis n'est point encore là, et je l'attends. Bon ! Régalez-moi, par-dessus le marché, d'une réflexion sur mon humeur. Eh bien ! Que m'importe que ma soeur ait une vanité ridicule ? Je la confondrai quand il me plaira. Point du tout, je le vois d'ici ; passez. Lui, me négliger ? Mais il ne me néglige point. Où avez-vous pris cela ? Il obéit à nos conventions, cela est différent. Ce que j'en dis ? Que je vous ai mille obligations, que mon affront est complet, que ma soeur triomphe, que j'entends d'ici les airs qu'elle se donne, qu'elle va me croire attaquée de la plus basse jalousie du monde, et qu'on ne saurait être plus humiliée que je le suis. Vous confondez grossièrement les idées, et dans un petit génie comme le vôtre, cela est à sa place. Damis, en feignant d'aimer ma soeur, me donnait une raison toute naturelle de dire : Je n'épouse point un homme qui paraît en aimer une autre. Mais refuser d'épouser un homme, ce n'est pas être jalouse de celle qu'il aime, entendez-vous ? Cela change d'espèce ; et c'est cette distinction-là qui vous passe ; c'est ce qui fait que je suis trahie, que je suis la victime de votre petit esprit, que ma soeur est devenue sotte, et que je ne sais plus où j'en suis. Voilà tout le produit de votre zèle, voilà comme on gâte tout quand on n'a point de tête. A quoi m'exposez-vous ? Il faudra donc que j'humilie ma soeur, à mon tour, avec ses appas révoltés ? Quoi ! Vous ne sentez pas votre impertinence, dans quelque sens que vous la preniez ? Eh ! Pourquoi voulez-vous que ma soeur aime Damis ? Pourquoi travailler à l'entêter d'un homme qui ne l'aimera point ? Vous a-t-on demandé cette perfidie-là contre elle ? Est-ce que je suis assez son ennemie pour cela ? Est-ce qu'elle est la mienne ? Est-ce que je lui veux du mal ? Y a-t-il de cruauté pareille au piège que vous lui tendez ? Vous faites le malheur de sa vie, si elle y tombe ; vous êtes donc méchante ? vous avez donc supposé que je l'étais ? Vous me pénétrez d'une vraie douleur pour elle. Je ne sais s'il ne faudra point l'avertir ; car il n'y a point de jeu dans cette affaire-ci. Damis lui-même sera peut-être forcé de l'épouser malgré lui. C'est perdre deux personnes à la fois. Ce sont deux destinées que je rends funestes. C'est un reproche éternel à me faire ; et je suis désolée. Oui-da ! Voilà ce que c'est ; parce que vous ne savez plus que dire, les coeurs à donner ne vous coûtent plus rien, vous en faites bon marché, Lisette ! Mais voyons, répondez-moi ; c'est votre conscience que j'interroge. Si Damis avait un parti à prendre, doutez-vous qu'il ne me préférât pas à ma soeur ? Vous avez dû remarquer qu'il aurait moins d'éloignement pour moi que pour elle, assurément. Non ? Vous êtes donc aveugle, impertinente que vous êtes ? Du moins mentez sans me manquer de respect. Tous les jours ? Vous êtes bien hardie de mettre l'exception à la place de la règle générale. Hélas ! Tu ne sais pas ce que je souffre, ni toute la douleur et tout le penchant dont je suis agitée ! Jusqu'ici, Monsieur, je n'ai rien fait qui puisse donner cette pensée-là ; on ne m'a point vu de répugnance. Peut-être aviez-vous envie de le voir. Qu'effectivement ceci commence à devenir difficile. Oui, il en faut convenir, nous aurons de la peine à nous tirer d'affaire. Comment ferons-nous donc ? Vous n'en savez rien, Damis ; voilà qui est à merveille ; mais je vous avertis d'y songer pourtant ; car je ne suis pas obligée d'avoir plus d'imagination que vous. Mais prenez donc garde ; si nous en manquons l'un et l'autre, comme il y a toute apparence, je vous prie de me dire où cela nous conduira. Le prenez-vous sur ce ton-là, Monsieur ? Oh ! j'en dirai bien autant : je n'en sais rien, et nous verrons. Quelque chose de plus net, de plus positif, de plus clair ; nous verrons ne signifie rien ; nous verrons qu'on nous mariera, voilà ce que nous verrons : êtes-vous curieux de voir cela ? Car votre tranquillité m'enchante ; d'où vous vient-elle ? Quoi ? Que voulez-vous dire ? Vous fiez-vous à ce que votre père et le mien voient que leur projet ne vous plaît pas ? Vous pourriez vous y tromper. Ils ne le voient point ? Cela est vrai, vous verrez que tout le monde est aveugle ! Cependant, Monsieur, comme il s'agit ici d'affaires sérieuses, voudriez-vous bien supprimer votre qui est-ce qui croira, qui n'est pas de mon goût, et qui a tout l'air d'une plaisanterie que je ne mérite pas. Car, que signifient, je vous prie, ces physionomies qu'on ne saurait soupçonner d'être indifférentes ? Eh ! Que sont-elles donc ? Je vous le demande. De quoi voulez-vous qu'on les soupçonne ? Est-ce qu'il faut absolument qu'on les aime ? Est-ce que j'ai une de ces physionomies-là, moi ? Est-ce qu'on ne saurait s'empêcher de m'aimer quand on me voit ? Vous vous trompez, Monsieur, il en faut tout rabattre ; j'ai mille preuves du contraire, et je ne suis point de ce sentiment-là. Tenez, j'en suis aussi peu que vous, qui vous divertissez à faire semblant d'en être ; et vous voyez ce que deviennent ces sortes de compliments quand on les presse. Je me tais, Madame, je me tais. Ne dirait-on pas que vous y entendez finesse, avec votre sérieux ? Qu'est-ce que c'est que ces discours-là, que j'ai la sotte bonté de relever, et qui nous écartent ? Est-ce que vous avez envie de vous dédire ? Vous y êtes aussi intéressé que moi. Je crois que c'est la même. Oui-da ! Mais je serais pourtant bien aise de savoir ce qui en est, à vous parler vrai. Mais voilà qui est extrêmement commode ! Voyez avec quelle légèreté Monsieur traite cette matière-là ! Je vous aimerai, s'il me plaît ; peut-être que je vous aime ? Pas plus de façon que cela ; que je l'approuve ou non, on n'a que faire que je le sache, il faut donc prendre patience. Mais dans le fond, si vous m'aimiez avec cet air dégagé que vous avez, vous seriez assurément le plus grand comédien du monde, et ce caractère-là n'est pas des plus honnêtes à porter, entre vous et moi. Quoi qu'il en soit, en voilà assez ; je m'aperçois que ces plaisanteries-là tendent à me dégoûter de la conversation. Vous vous ennuyez, et moi aussi ; séparons-nous. Voyez si mon père et le vôtre ne sont plus dans le jardin, et quittons-nous, s'ils ne nous observent plus. Moi jouer ! Eh ! Mais mon père sait bien que je ne joue jamais qu'à contrecoeur ; dites-lui que je le prie de m'en dispenser. Oh ! Que la compagnie attende ; dites que vous ne me trouvez pas. Allez, dites à mon père que je vais dans mon cabinet, et que je ne me montrerai qu'après que les parties seront commencées. Non Monsieur. Ce n'est là ni une vertu ni un défaut ; mais, Monsieur, puisqu'il y a compagnie, que n'y allez-vous ? Elle vous amuserait. Mais est-ce que vous restez avec moi ? Vous n'avez pourtant rien à me dire. Mais je crois qu'elle l'est aussi. C'est-à-dire qu'il y manqua ; cela n'est pas rare. Assez souvent, à ce qu'on dit. Vous êtes bien galant. Oh ! Je n'en imagine pas davantage ; poursuivez. Qu'arriva-t-il entre la dame et votre ami ? Cela était embarrassant. Vous m'allez dire qu'il parla ? Je le sais ; mais votre ami était un impertinent, de proposer à une femme de parler la première ! Il faudrait être affamée d'un coeur pour l'acheter à ce prix-là. Ah ! C'est encore pis. Quel lâche abus de la faiblesse d'un coeur ! C'est dire à une femme : Veux-tu savoir mon amour ? Subis l'opprobre de m'avouer le tien ; déshonore-toi, et je t'instruis. Quelle épouvantable chose ! Et le vilain ami que vous avez là ! Ah ! N'achevez pas. J'ai pitié d'elle, et je devine le reste. Mais mon inquiétude est de savoir comment s'y prend une femme en pareil cas ; de quel tour peut-elle se servir ? J'oublierais le français, moi, s'il fallait dire je vous aime avant qu'on me l'eût dit. Ah ! Passe pour cela. Non, Monsieur, un regard ! C'est encore trop ; je permets qu'on le rende, mais non pas qu'on le donne. Qu'est-ce que cela veut dire, Monsieur ? Est-ce qu'il est question de moi ici ? Je crois que vous vous divertissez à mes dépens. Vous vous amusez, je pense, vous en avez tout l'air ; en vérité, vous êtes admirable ! Adieu, Monsieur ; on dit que vous aimez ma soeur : terminez la désagréable situation où je me trouve, en l'épousant. Voilà tout ce que je vous demande. Il faut avouer qu'on a quelquefois des inclinations bien bizarres ! D'où vient que j'en ai pour cet homme-là, qui n'est point aimable ? Mais, mon père, vous dirais-je que j'aime Damis ? Cela ne siérait pas ; c'est un langage qu'une fille bien née ne saurait tenir, quand elle en aurait envie. Parlez donc, vous voilà comme une statue. Prenez garde à ce que vous ferez, mon père ; vous vous méprenez sur ma soeur, et je lui vois presque la larme à l'oeil. J'étouffe. J'ai à vous parler pour un moment, Damis ; notre entretien sera court ; je n'ai qu'une question à vous faire ; vous, qu'un mot à me répondre ; et puis je vous fuis, je vous laisse. Le premier ou le dernier ; je vous donne la préférence : Etes-vous si pressé ? Retirez-vous tout à l'heure : Lisette vous rendra ce que j'ai à vous dire. Qu'il s'en aille ; l'arrêtera qui voudra. Si vous saviez l'envie que j'ai de vous laisser là ! Vous fuir dès le premier instant ! Pourquoi donc, Monsieur ? Cela serait bien sauvage ; on ne fuit point ici à la vue d'un homme. Que vous êtes sotte ! Allez, visionnaire, allez perdre vos gageures ailleurs. À qui en veut-elle ? Juste ciel ! Quelle impertinente ! Où a-t-elle pris tout ce qu'elle nous dit là ? D'où lui viennent surtout de pareilles idées sur votre compte ? Au reste, elle ne me ménage pas plus que vous. Vous m'excuserez, je me mets à votre place ; il n'est point agréable de s'entendre dire de certaines choses en face. Mais désagréable ; je ne dis pas que son erreur vous fasse injure ; mon humilité ne va pas jusque-là. Mais à propos de quoi cette folle-là vient-elle vous pousser là-dessus ? Vous n'en auriez pas avec moi. Qu'est-ce que c'est que déserter, Monsieur ? Vous avez là des expressions bien gracieuses, et qui font un joli portrait de mon caractère ; j'aime assez l'esprit hétéroclite que cela me donne. Non, Monsieur, je ne déserterais point ; je ne croirais pas tout perdu ; j'aurais assez de tête pour soutenir cet accident-là, ce me semble, alors comme alors, on prend son parti, Monsieur, on prend son parti. Il n'est pas question de ce qu'on peut. J'ignore ce qu'on fait dans une situation où je ne suis pas ; et je crois que vous ne me donnerez jamais la peine de vous haïr. Ce mot-là me déplaît, Monsieur, je vous l'ai déjà dit. La liste est encore amusante. Eh bien ! Je vais vous dire où elle est, moi ; vous la trouverez dans la règle des égards qu'on doit aux dames ; vous y verrez qu'il n'est pas bien de vous divertir avec un peut-être, qui ne fera pas fortune chez moi, qui ne m'intriguera pas ; car je sais à quoi m'en tenir : c'est en badinant que vous le dites ; mais c'est un badinage qui ne vous sied pas ; ce n'est pas là le langage des hommes ; on n'a pas mis leur modestie sur ce pied-là. Parlons d'autre chose ; je ne suis pas venue ici sans motif ; écoutez-moi : vous savez, sans doute, qu'on veut vous donner ma soeur ? On croit que vous l'aimez ; mais moi, qui ai réfléchi sur l'origine des empressements que vous avez marqués pour elle, je crains qu'on ne s'abuse, et je viens vous demander ce qui en est. Ce qu'il m'importe ? Voilà bien la question d'un homme qui n'a ni frère ni soeur, et qui ne sait pas combien ils sont chers ! C'est que je m'intéresse à elle, Monsieur ; c'est que, si vous ne l'aimez pas, ce serait manquer de caractère, ce me semble, ce serait même blesser les lois de cette probité à qui vous tenez tant, que de l'épouser avec un coeur qui s'éloignerait d'elle. Qu'elle le mérite ou non, ce n'est pas son éloge que je vous demande, ni à vos imaginations que je viens répondre ; parlez, Damis, l'aimez-vous ? Car s'il n'en est rien, ou ne l'épousez pas, ou trouvez bon que j'avertisse mon père qui s'y trompe, et qui serait au désespoir de s'y être trompé. Oui-da, Monsieur, le prenez-vous sur ce ton menaçant ? Oh ! Je sais le moyen de vous en faire prendre un autre. Allez votre chemin, Monsieur ; poursuivez ; je ne vous retiens pas. Allez pour vous venger, violer des promesses dont l'oubli ne serait tout au plus pardonnable qu'à quiconque aurait de l'amour. Courez vous punir vous-même, vous ne manquerez pas votre coup ; car je vous déclare que je vous y aiderai, moi. Ah ! vous m'épouserez, dites-vous, vous m'épouserez ! Et moi aussi, Monsieur, et moi aussi. Je serai bien aussi vindicative que vous, et nous verrons qui se dédira de nous deux ; assurément le compliment est admirable ! C'est une jolie petite partie à proposer. Mais attendez donc, attendez, donnez-moi le temps de me justifier ; ne tient-il qu'à s'en aller, quand on a chargé les gens de noirceurs pareilles ? Oh ! vous ferez comme vous pourrez ; mais il faut m'entendre. Ni moi plus rien à vous répondre ; il n'y a qu'une chose qui m'étonne, et dont je ne devine pas la raison, c'est que vous osiez vous en prendre à moi d'un mariage que je vois qui vous plaît. Le motif de cette hypocrisie-là me paraît aussi ridicule qu'inconcevable. A moins que ce ne soit ma soeur qui vous y engage, pour me cacher l'accord de vos coeurs et la part qu'elle a à un engagement que j'ai refusé, dont je ne voudrais jamais, et que je la trouve bien à plaindre de ne pas refuser elle-même. Je venais vous parler, ma soeur. Avant tout, instruisez-moi d'une chose. Est-ce que cet homme-là vous dit qu'il vous aime ? Hé de Damis ! Est-ce que vous en avez deux ? Je ne vous connais que celui-là : encore vaudrait-il mieux que vous ne l'eussiez point. Et vous veniez exprès pour cela ! La nouvelle est fort touchante pour une soeur qui vous aime. Oh ! Trompée au-delà de ce qu'on peut dire, assurément. Jamais sujet de réjouissance ne le fut moins pour moi, et vous ne savez ce que vous faites, sans compter qu'il ne sied pas tant à une fille de se réjouir de ce qu'elle se marie. C'est qu'il ne faut point aimer, Mademoiselle ; c'est que cela ne convient point non plus ; c'est qu'il y va de tout le repos de votre vie ; c'est que je vous persécuterai jusqu'à ce que vous ayez quitté cet amour-là ; c'est que je ne veux point que vous le gardiez, et vous ne le garderez point : c'est moi qui vous le dis, qui vous en empêcherai bien. Aimer Damis ? Épouser Damis ? Ah ! je suis votre soeur, et il n'en sera rien. Vous avez affaire à une amitié qui vous désolera plutôt que de vous laisser tomber dans ce malheur-là. Eh ! Qu'en sait-on ? Cet honnête homme ne vous aime pas, cependant il vous épouse. Est-ce là de l'honneur, à votre avis ? Peut-on traiter plus cavalièrement le mariage ? Voilà une petite narration de bon goût que vous me faites là ; je ne vous conseille pas de la faire à d'autres qu'à moi. Elle est encore plus l'histoire de vos faiblesses que de sa mauvaise foi, le fourbe qu'il est ! Je vais vous dire d'où je le sais. Tenez, voilà Lisette qui passe ; elle est instruite, appelons-la. Lisette, Lisette, venez ici. Je ne l'ai point préparée, comme vous voyez. Ah ça ! Lisette, dites sans façon ce que vous pensez : nous parlons de Damis ; croyez-vous qu'il aime ma soeur ? Entendez-vous ? Voilà qui est net. Eh bien ! Ai-je tort de trembler pour vous ? Qu'est-ce que cela signifie ? Ce discours-là est obscur ; on sait que j'ai refusé Damis. Vous n'êtes pas mal fière, ma soeur. On est bien payée des inquiétudes qu'on a pour vous. Quand il vous plaira que je le haïsse, la recette est immanquable, vous n'avez qu'à me dire que je l'aime. Mais il ne s'agit pas de cela ; je veux avoir raison de l'impertinent orgueil de ma soeur ; et je le puis, s'il est vrai que Damis m'aime, comme vous m'en êtes garant. Le succès de la commission que je vais vous donner roule tout entier sur cette vérité-là que vous me garantissez. Je vous charge donc d'aller trouver Damis comme de vous-même, entendez-vous ? Car ne n'est pas moi qui vous y envoie, c'est vous qui y allez. Est-ce que vous ne le devinez-pas ? Apparemment que vous n'y allez pas pour lui dire que je le hais : mais vous avez plus de malice que d'ignorance. Oui, Mademoiselle, oui, que je l'aime, puisque vous me forcez à prononcer moi-même un mot qui m'est désagréable, et dont je ne me sers ici que par raison. Au reste, je ne vous indique rien de ce qui peut appuyer cette fausse confidence : vous êtes fille d'esprit, vous pénétrez les mouvements des autres ; vous lisez dans les coeurs ; l'art de les persuader ne vous manquera pas, et je vous prie de m'épargner une instruction plus ample. Il y a certaine tournure, certaine industrie que vous pouvez employer : vous aurez remarqué mes discours, vous m'aurez vue inquiète, j'aurai soupiré si vous voulez. Je ne vous prescris rien. Le peu que je vous en dis me révolte, et je gâterais tout si je m'en mêlais. Ménagez-moi le plus qu'il sera possible. Cependant persuadez Damis ; dites-lui qu'il vienne ; qu'il avoue hardiment qu'il m'aime ; que vous sentez que je le souhaite ; que les paroles qu'il m'a données ne sont rien : comme en effet ce ne sont que des bagatelles ; que je les traiterai de même ; et le reste. Allez, hâtez-vous ; il n'y a point de temps à perdre. Mais que vois-je ? Le voici qui vient. Oubliez tout ce que je vous ai dit. Ce soin-là ne doit point vous occuper aujourd'hui, Monsieur, et je ferais scrupule de vous retenir plus longtemps. Ah ! J'ai trouvé que vous ne me conveniez point, et je vous avoue que, si l'on m'en croyait, vous ne conviendriez pas mieux à Phénice, et peut-être même pourrais-je en dire ma pensée. L'ingrat ! Eh bien ! Lisette, avez-vous vu mon père ? Fort bien : cependant les préparatifs du mariage se font toujours. Je verrai ! La belle ressource ! Pouvez-vous être de ce sang-froid-là, dans les circonstances où je me trouve ? Écoutez, vous auriez raison de l'être : je vous dois l'injure que j'essuie, et j'ai fait une triste épreuve de l'imprudence de vos conseils. Vous n'êtes point méchante ; mais, croyez-moi, ne vous attachez jamais à personne ; car vous n'êtes bonne qu'à nuire. Hé pourquoi non ? Est-ce que tout n'est pas plein de gens qui vous ressemblent ? Vous n'avez qu'à voir ce qui m'arrive avec vous. Oh ! Lisette, vous en direz tout ce qu'il vous plaira, mais voilà des fatalités qui me passent et qui ne m'appartiennent point du tout. Oui, mais qui est-ce qui en est cause ? Depuis que nous sommes ensemble, avez-vous cessé de me parler des douceurs de je ne sais quelle liberté qui n'est que chimère ? Qui est-ce qui m'a conseillé de ne me marier jamais ? Les serments que j'ai faits, qui est-ce qui les a imaginés ? Eh pourquoi donc vous êtes-vous efforcée de me persuader que je l'aimais ? D'où vient me l'avoir répété si souvent que j'en ai presque douté moi-même ? Vous vous trompiez. Je l'aimais ce matin, je ne l'aime pas ce soir. Si je n'en ai pas d'autre garant que vos connaissances, je n'ai qu'à m'y fier, me voilà bien instruite. Cependant, dans la confusion d'idées que tout cela me donne à moi, il arrive, en vérité, que je me perds de vue. Non, je ne suis pas sûre de mon état ; cela n'est-il pas désagréable ? Vous verrez qu'elle en saura plus que moi. Eh ! Que sais-je si je ne l'aurais pas aimé, si vous m'aviez laissée telle que j'étais, si vos conseils, vos préjugés, vos fausses maximes ne m'avaient pas infecté l'esprit ? Est-ce moi qui ai décidé de mon sort ? Chacun a sa façon de penser et de sentir, et apparemment que j'en ai une ; mais je ne dirai pas ce que c'est, je ne connais que la vôtre. Ce n'est ni ma raison ni mon coeur qui m'ont conduit, c'est vous. Aussi n'ai-je jamais pensé que des impertinences. Et voilà ce que c'est : on croit se déterminer, on croit agir, on croit suivre ses sentiments, ses lumières, et point du tout ; il se trouve qu'on n'a qu'un esprit d'emprunt, et qu'on ne vit que de la folie de ceux qui s'emparent de votre confiance. Dites-moi ce que c'était, à mon âge, que l'idée de rester fille ? Qui est-ce qui ne se marie pas ? Qui est-ce qui va s'entêter de la haine d'un état respectable, et que tout le monde prend ? La condition la plus naturelle d'une fille est d'être mariée. Je n'ai pu y renoncer qu'en risquant de désobéir à mon père. Je dépends de lui. D'ailleurs, la vie est pleine d'embarras : un mari les partage. On ne saurait avoir trop de secours. C'est un véritable ami qu'on acquiert. Il n'y avait rien de mieux que Damis, c'est un honnête homme. J'entrevois qu'il m'aurait plu. Cela allait tout de suite. Mais malheureusement vous êtes au monde ; et la destination de votre vie est d'être le fléau de la mienne. Le hasard vous place chez moi, et tout est renversé. Je résiste à mon père, je fais des serments ; j'extravague ; et ma soeur en profite ! Eh ! Le moyen de s'en être empêchée avec vous ? Eh bien ! Oui, je l'aime, Mademoiselle ; êtes-vous contente ? Oui, et je suis charmée de l'aimer pour vous mettre dans votre tort, et vous faire taire. Oui, je l'aime, il n'est que trop vrai, et il ne me manquait plus que le malheur de n'avoir pu le cacher ; mais s'il vous en échappe un mot, vous pouvez renoncer à moi pour la vie. Non, je vous le défends. Qu'il me le dise lui-même, et je le croirai. Quoi qu'il en soit, il m'a plu. Je n'en sais rien, Lisette ; car quand j'y songe, notre amour ne fait pas toujours l'éloge de la personne aimée ; il fait bien plus souvent la critique de la personne qui aime : je ne le sens que trop. Notre vanité et notre coquetterie, voilà les plus grandes sources de nos passions, voilà d'où les hommes tirent le plus souvent tout ce qu'ils valent. Qui nous ôterait les faiblesses de notre coeur ne leur laisserait guère de qualités estimables. Ce cabinet où j'étais cachée pendant que Damis te parlait, qu'on le retranche de mon aventure, peut-être que je n'aurais pas d'amour ; car pourquoi est-ce que j'aime ? Parce qu'on me défiait de plaire, et que j'ai voulu venger mon visage ; n'est-ce pas là une belle origine de tendresse ? Voilà pourtant ce qu'a produit un cabinet de plus dans mon histoire. Vous savez ce que je vous ai défendu, Lisette. Très indifférent, je l'avoue, mais la manière dont mon père me traite ne me l'est pas. Non, il est certain que je n'ai point de part aux bontés de votre coeur ; ma soeur en emporte toutes les tendresses. Ce n'est pas que je trouve mauvais que vous l'aimiez, assurément. Je sais bien qu'elle est aimable, et si vous ne l'aimiez pas, j'en serais très fâchée ; mais qu'on n'aime qu'elle, qu'on ne songe qu'à elle, qu'on la marie aux dépens du peu d'estime qu'on pouvait faire de mon esprit, de mon coeur, de mon caractère, je vous avoue, mon père, que cela est bien triste, et que c'est me faire payer bien chèrement son mariage. Enfin, je n'ai rien à dire, et vous êtes le maître ; mais je devais l'épouser. Il n'était venu que pour moi, tout le monde en est informé ; je ne l'épouse point, tout le monde en sera surpris. D'ailleurs, je pouvais quelque jour vouloir me marier moi-même, et me voilà forcée d'y renoncer. Oui, me voilà condamnée à n'y plus penser ; on ne revient jamais de l'accident humiliant qui m'arrive aujourd'hui : il faut désormais regarder mon coeur et ma main comme disgraciés ; il ne s'agit plus de les offrir à personne, ni de chercher de nouveaux affronts ; j'ai été dédaignée, je le serai toujours, et une retraite éternelle est l'unique parti qui me reste à prendre. Croyez-moi, ma soeur, un peu moins de confiance ; s'il vous entendait, j'aurais peur qu'il ne vous prît au mot. Ah ! Si vous n'avez rien risqué à lui tenir ce discours, vous m'en avez quelque obligation ; mes manières n'ont pas nui à la constance qu'il a eue pour vous. Et moi je vous dis qu'il est mieux que vous ne vous en flattiez pas, Mademoiselle ; vous en serez plus attentive à lui plaire, et son amour aura besoin de ce secours-là. Mais vous voyez bien qu'on le prend sur un ton qui n'est pas supportable. On vous dit que si mon coeur le souhaitait, on n'aurait que faire de vous, et que la vanité de vos offres est bien inutile sur un objet qu'on vous ôterait avec un regard, si on en avait envie. En voilà assez. Finissons. Ah ! Qu'à cela ne tienne. Oh ! Le coeur n'a que faire ici ; rien ne l'intéresse. Où est donc le mot pour rire ? Mais qu'est-ce que cela signifie, Damis ? Assurément, voilà qui est particulier ; mais levez-vous donc pour vous expliquer. Je ne m'attendais pas à ce discours-là ; car vous me promîtes alors de rompre notre mariage. Je vous crois, mais j'admire la conjoncture où cela tombe ; car enfin, si j'avais su vos sentiments, que sais-je ? Ils auraient pu me déterminer ; mais à présent, comment voulez-vous qu'on fasse ? En vérité, cela est bien embarrassant. Vous verrez que notre histoire sera d'un ridicule qui me désole. Cette extrémité-là serait terrible ; mais dites-moi, ma soeur sait donc que vous m'aimez ? Hum ! Si elle a soupçonné que vous m'aimiez, je suis sûre qu'elle se sera doutée que j'y suis sensible. Notre aventure fera rire, mais notre amour m'en console. Je crois qu'on vient. Ne me demandez point d'autre réponse, mon père. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sermentsindiscrets *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sermentsindiscrets *dist2_marivaux_prose_comedy *id_PHENICE *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_phenice Je suis bien aise de vous trouver là, Frontin, surtout avec Lisette, qui rendra compte à ma soeur de ce que je vais vous dire ; voici plusieurs fois dans ce jour que j'évite Damis, qui s'obstine à me suivre, à me parler, tout destiné qu'il est à ma soeur ; et comme il ne se corrige point, malgré tout ce que je lui ai pu dire, je suis charmée qu'on sache mes sentiments là-dessus, et Lisette me sera témoin que je vous charge de lui rapporter ce que vous venez d'entendre, et que je le prie nettement de me laisser en repos. Qu'est-ce que cela veut dire, il n'y voit goutte ? Doucement, Lisette ; personne n'est plus aimable que ma soeur ; mais que je la vaille ou non, ce n'est pas à vous à en décider. Je ne m'arrêtais pas ici pour lier conversation avec vous : mais en quoi, s'il vous plaît, serait-il si digne d'être moqué ? Vos discours sont impertinents, Lisette, et l'on m'en fera raison. Non, Monsieur, je vous l'avoue, je ne saurais plus souffrir le personnage que vous jouez auprès de moi, et je le trouve inconcevable : vous n'êtes venu que pour épouser ma soeur ; elle est aimable et vous ne lui parlez point ; ce n'est qu'à moi que vos conversations s'adressent. J'y comprendrais quelque chose si l'amour y avait part ; mais vous ne m'aimez point, il n'en est pas question. À la bonne heure ; mais rien ne serait plus inutile, et je ne serais pas en situation de vous écouter. Quoi qu'il en soit, ces façons-là ne me conviennent point ; je l'ai déjà marqué, je vous l'ai fait dire, et je vous demande en grâce de cesser vos poursuites ; car enfin vous n'avez pas dessein de me désobliger, je pense. Sur ce pied-là, finissez donc, ou je vous y forcerai moi-même. Non, Monsieur ; mais on s'imagine que vous m'aimez ; vos façons l'ont persuadé à tout le monde ; et je ne le nierai pas, je ne paraîtrai point m'y déplaire, et je vous réduirai, peut-être ou à la nécessité de m'épouser en dépit de votre goût, ou à fuir en homme imprudent (j'adoucis le terme), en homme inexcusable, qui n'aura pas rougi de violer tous les égards, et de se moquer, tour à tour, de deux filles de condition, dont la moindre peut fixer le plus honnête homme : de sorte que vous risquez ou le sacrifice de votre coeur, ou la perte de votre réputation ; deux objets qui valent bien qu'on y pense. Mais, dites-moi, est-ce que vous n'aimez point ma soeur ? Ou je n'y connais rien, ou je crois qu'elle ne le serait pas non plus. Pourquoi donc ne vous accordez-vous pas ? Mais ce n'est pas là parler raison. Ce sont vos affaires, et je m'en tiens à ce que je vous ai dit. Voici mon père avec ma soeur ; de grâce, retirez-vous, avant qu'ils puissent vous voir. Oh ! Monsieur, trêve de raillerie. Moi, l'épouser, mon père ! En vérité, je ne saurais penser que ceci soit sérieux. Eh bien ! Tu m'as dit que ton maître m'attendait ici, et je ne le vois pas. Va donc. Parle. Sans doute ; mais à quoi peut aboutir ce préambule ? Je t'en suis obligée, mais achève. Explique-toi mieux. On le dit. La moitié de Damis ! Que veux-tu dire ? Tu crois donc qu'il ne m'aime pas ? C'est-à-dire qu'il me hait ? Eh ! Dis-moi, n'aimerait-il pas ma soeur ? Eh ! Que ne l'épouse-t-il ? Parle donc ! À merveille. En voilà bien assez : je suis au fait, et de peur d'être ingrate, je te confie à mon tour que ta discrétion mériterait le châtiment du bâton. Je leur servais donc de prétexte ! Oh ! Je prétends m'en venger, ils le méritent bien ; mais puisqu'ils s'aiment, je veux que ma conduite, en les inquiétant, les force de s'accorder. Eh bien ! Monsieur, que me voulez-vous ? Moi ! Non, je n'en sais rien. N'est-ce que cela ? Je vous l'avais prédit ; cela ne pouvait pas manquer d'arriver. Vous vous moquez, je n'ai point de rancune à garder contre un homme qui va devenir mon époux. Si vous dites vrai, votre bonheur est sûr ; je vous promets que je n'y mettrai point d'obstacle. Notre mariage ira donc tout de suite ? Je vous crois. Je vous avoue que je m'en flatte. Il le faut bien, Monsieur. Dans ce temps-là, vous épousiez ma soeur ; il ne m'était pas permis de vous voir, et je dissimulais. N'hésitez point, Monsieur, donnez. Aimez. Il me trompe. Il est vrai que je suis émue d'un aveu si subit. Que vois-je ? Damis, que dites-vous de cette aventure-ci ? Il me semble que vous en êtes devenu tout triste. J'ai d'abord été étourdie, je vous l'avoue ; mais je me suis remise en vous voyant fâché : votre chagrin m'a rassurée contre la comédie que vous avez jouée tout à l'heure. Vous vous seriez bien passé de l'opinion que vous venez de donner de vos sentiments, n'est-il pas vrai ? Il n'y a en vérité rien de plus plaisant ; car après ce qu'on vient de voir, qui est-ce qui ne gagerait pas que vous m'aimez ? Quoi ! Votre amour tient bon ? Je vous trouve encore un peu l'air de victime. Tant mieux pour vous si vous m'aimez, au reste ; car mon parti est pris, et je ne vous refuserais pas, quand vous en aimeriez une autre, quand je ne vous aimerais pas moi-même. C'est que si vous ne m'aimiez point, notre mariage ne se ferait point, parce que vous n'iriez point jusque-là ; c'est qu'en y consentant, moi, c'est une preuve d'obéissance que je donnerais à mon père à fort bon marché, et que par là je le gagnerais pour un mariage plus à mon gré, qui pourrait se présenter bientôt : vous voyez bien que j'aurais mon petit intérêt à vous laisser démêler cette intrigue ; ce qui vous serait aisé en retournant à ma soeur qui ne vous hait pas, et que je croyais que vous ne haïssiez pas non plus ; sans quoi, point de quartier. Qu'avez-vous ? Ce que je vous dis là ne vous fait rien ; rappelez-vous donc que vous m'aimez. Eh ! Qu'importe ? Ne vous embarrassez pas : j'ai de la vertu ; avec cela on a de l'amour quand il faut. Damis, il y a aujourd'hui une fatalité sur vos tendresses ; voilà ma soeur qui vous voit baiser ma main. Adieu donc, Damis, jusqu'au revoir. Et moi, j'allais vous trouver dans le même dessein. De quel homme parlez-vous ? Pourquoi donc ? J'allais pourtant vous apprendre que nous serons mariés ce soir. En vérité, vous m'étonnez ; car je croyais que vous vous en réjouiriez avec moi, parce que je vous en débarrasse. Me voilà bien trompée ! Voulez-vous qu'on soit fâchée d'épouser ce que l'on aime ? Je vous parle franchement. Est-ce que ce n'est pas un honnête homme ? Quoi ! Damis qui se jette à mes genoux, que vous avez trouvé tout prêt à s'y jeter encore !... Mais enfin, d'où savez-vous qu'il ne m'aime point ? Qui ne l'aime pas, apparemment. On dirait que Lisette vous épargne. On peut le croire, mais on n'en est pas sûr ; quoi qu'il en soit, je n'ai pas peur qu'on me l'enlève. Adieu, ma soeur, je vous quitte ; je pense que nous n'avons plus rien à nous dire. Je serais peut-être dupe si j'étais reconnaissante. Si ma soeur le regrette, et que Damis la préfère, il est encore à elle ; je le cède volontiers, et n'en murmurerai point. Oh ! Non, je parle à coup sûr ; il n'y a rien à craindre, je lui ai répété plus de vingt fois ce que je vous dis là. Laissez-moi pourtant me flatter qu'il m'a choisie. Eh ! Que puis-je faire de plus que de renoncer à Damis, si votre coeur le souhaite ? Je ne dirai plus mot ; je n'étais venue que dans le dessein d'embrasser ma soeur, et j'y suis encore prête, si ses sentiments me le permettent. Et même de bon coeur, à ce que je pense. Ha ! Ha ! Ha !... Que vous me divertissez tous deux, vous vous taisez, vous me regardez d'un oeil noir, ha ! Ha ! Ha !... Oh ! il y est beaucoup pour moi, et il n'y est pas encore pour vous, j'en conviens ; mais cela va venir... Approchez, Damis. De quoi s'agit-il, Madame ? Est-ce que vous me fuyez ? Le joli prélude de tendresse ! N'est-ce pas là un homme bien disposé à m'épouser ? Approchez, vous dis-je, venez ici, et laissez-vous conduire ; allons, Monsieur, rendez hommage à votre vainqueur, et jetez-vous à ses genoux tout à l'heure... à ses genoux, vous dis-je : et vous, ma soeur, tenez-vous un peu fière ; ne lui tendez pas la main en signe de paix, mais ne la retirez pas non plus ; laissez-la aller, afin qu'il la prenne ; voilà mon projet rempli : adieu ; le reste vous regarde. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sermentsindiscrets *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sermentsindiscrets *dist2_marivaux_prose_comedy *id_DAMIS *date_1732 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_damis C'est elle-même, et l'on m'avait dit que je la trouverais ici. Eh ! Pourquoi m'évite-t-elle ? Est-ce que le mariage dont il s'agit ne lui plaît pas ? Oh ! Très hardi. On ne saurait donc la voir ? Soit, j'en serai même plus libre à vous dire mes sentiments, et vous me paraissez fille d'esprit. Venons à ce qui m'amène ; mon père, que je ne puis me résoudre de fâcher, parce qu'il m'aime beaucoup... A souhaité le mariage qu'on veut faire entre votre maîtresse et moi. Attendez jusqu'au bout ; j'étais donc à mon régiment, quand mon père m'a écrit ce qu'il avait projeté avec celui de Lucile ; c'est, je pense, le nom de la prétendue future ? Il m'en faisait un portrait charmant. Cela se peut bien ; mais elle est dans sa lettre la plus aimable personne du monde. Mon père, ensuite, me presse de venir, me dit que je ne saurais, sur la fin de ses jours, lui donner de plus grande consolation qu'en épousant Lucile ; qu'il est ami intime de son père, que d'ailleurs elle est riche, et que je lui aurai une obligation éternelle du parti qu'il me procure ; et qu'enfin, dans trois ou quatre jours, ils vont, son ami, sa famille et lui, m'attendre à leurs maisons de campagne qui sont voisines, et où je ne manquerai pas de me rendre, à mon retour de Paris. Moi, qui ne saurais rien refuser à un père si tendre, j'arrive, et me voilà. Ma foi, non, s'il est possible. Je parle très sérieusement ; et comme on dit que Lucile est d'un esprit raisonnable, et que je lui dois être fort indifférent, j'avais dessein de lui ouvrir mon coeur, afin de me tirer de cette aventure-ci. N'y a-t-il que ce motif-là qui soit bon ? Je crois en avoir d'aussi sensés ; c'est qu'en vérité je ne suis pas d'un âge à me lier d'un engagement aussi sérieux ; c'est qu'il me fait peur, que je sens qu'il bornerait ma fortune, et que j'aime à vivre sans gêne, avec une liberté dont je sais tout le prix et qui m'est plus nécessaire qu'à un autre, de l'humeur dont je suis. Dans le mariage, pour bien vivre ensemble, il faut que la volonté d'un mari s'accorde avec celle de sa femme, et cela est difficile ; car de ces deux volontés-là, il y en a toujours une qui va de travers, et c'est assez la manière d'aller des volontés d'une femme, à ce que j'entends dire. Je demande pardon à votre sexe de ce que je dis là : il peut y avoir des exceptions ; mais elles sont rares, et je n'ai point de bonheur. Mais vous qui riez, est-ce que mes dispositions vous conviennent ? Sérieusement ? Ma foi, vous me charmez. Oh ! Je n'en suis pas la dupe ; je n'y crois pas moi-même. Et moi je vous avertis que je ne m'en soucie guère : je suis à l'épreuve ; je ne crois pas votre maîtresse plus redoutable que tout ce que j'ai vu, sans lui faire tort, et je suis sûr que ses yeux seront d'aussi bonne composition que ceux des autres. Si je n'avais pas peur d'être ridicule, je vous recommanderais, pour vous piquer, de ne m'en pas manquer vous-même. Vous me rendrez justice ; de mon côté, je défie vos appas, et je vous réponds de mon coeur. Je trouve sa question raisonnable, Madame. Votre apparition me déconcerte, je l'avoue ; je me suis expliqué d'une manière si libre, en parlant de personnes aimables, et surtout de vous, Madame ! Je ne doute pas, Madame, que tout ce que je pourrais vous dire ne vous soit indifférent ; mais n'importe, j'ai mal parlé, et je me condamne très sérieusement. Il ne s'agit pas de compliments, Madame ; vous êtes bien au-dessus de cela, et il serait difficile de vous en faire. Ah ! Madame, oubliez un discours que je n'ai tenu tantôt qu'en plaisantant ; je suis de tous les hommes celui à qui il est le moins permis d'être vain, et vous de toutes les dames celle avec qui il serait le plus impossible de l'être ; vous êtes d'une figure qui ne permet ce sentiment-là à personne ; et si je l'avais, je serais trop méprisable. Moi, commencer ! cela ne me siérait point, ce serait violer les devoirs d'un galant homme, et je ne perdrai point le respect, s'il vous plaît. Il est vrai que je n'ose m'expliquer. Eh ! Madame, c'en est fait, et vous n'avez rien à craindre. Je ne suis point de caractère à persécuter les dispositions où je vous vois ; elles excluent notre mariage ; et quand ma vie en dépendrait, quand mon coeur vous regretterait, ce qui ne serait pas difficile à croire, je vous sacrifierais et mon coeur et ma vie, et vous les sacrifierais sans vous le dire ; c'est à quoi je m'engage, non par des serments qui ne signifieraient rien, et que je fais pourtant comme vous si vous les exigez, vous, mais parce que votre coeur, parce que la raison, mon honneur et ma probité dont vous l'exigez, le veulent ; et comme il faudra nous voir, et que je ne saurais partir ni vous quitter sur-le-champ, si, pendant le temps que nous nous verrons, il m'allait par hasard échapper quelque discours qui pût vous alarmer, je vous conjure d'avance de n'y rien voir contre ma parole, et de ne l'attribuer qu'à l'impossibilité qu'il y aurait de n'être pas galant avec ce qui vous ressemble. Cela dit, je ne vous demande plus qu'une grâce ; c'est de m'aider à vous débarrasser de moi, et de vouloir bien que je n'essuie point tout seul les reproches de nos parents : il est juste que nous les partagions, vous les méritez encore plus que moi. Vous craignez plus l'époux que le mariage, et moi je ne craignais que le dernier. Adieu, Madame ; il me tarde de vous montrer que je suis du moins digne de quelque estime. Madame m'a dit qu'elle avait une soeur à qui je puis feindre de m'attacher ; c'est déjà un moyen d'indiqué. Je suis au désespoir. Il est vrai, Madame, j'ai cru voir que je ne vous convenais point. Moi, Madame ? Je n'aurais donc ni goût ni raison. Dès demain, si on me raisonne ! Eh bien ! Madame, dans ce qui vient de se passer, j'ai fait du mieux que j'ai pu ; j'ai tâché, dans mes réponses, de ménager vos dispositions et la bienséance ; mais que pensez-vous de ce qu'ils disent ? Très difficile, au moins. Tant de peine, que je ne voudrais pas gager que nous nous en tirions. Ma foi, je n'en sais rien. Oh ! Parbleu, Madame, je ne vous en demande pas au-delà de ce que j'en ai, non plus ; cela ne serait pas juste. Je dirai encore de même : je n'en sais rien, et nous verrons. Mais oui, Madame, nous verrons ; je n'y sache que cela, moi. Que puis-je répondre de mieux ? Je m'y tromperais sans difficulté ; car ils ne voient point ce que vous dites là. Non, Madame, ils ne sauraient le voir ; cela n'est pas possible ; il y a de certaines figures, de certaines physionomies qu'on ne saurait soupçonner d'être indifférentes. Qui est-ce qui croira que je ne vous aime pas, par exemple ? Personne. Nous avons beau faire, il n'y a pas d'industrie qui puisse le persuader. Il vous est fort aisé de les réduire à rien, parce que je vous laisse dire, et que moyennant quoi, vous en faites ce qui vous plaît ; mais je me tais, Madame, je me tais. Ne vous ai-je pas dit, Madame, qu'il pourrait, dans la conversation, m'échapper des choses qui ne devaient point vous alarmer ? Soyez donc tranquille ; vous avez ma parole, je la tiendrai. C'est une autre affaire. Non, Madame, toute différente : car enfin, je pourrais vous aimer. Ah ! C'est ce qui ne se peut pas, Madame ; j'ai promis de me taire là-dessus. J'ai de l'amour, ou je n'en ai point ; je n'ai pas juré de n'en point avoir ; mais j'ai juré de ne le point dire en cas que j'en eusse ; et d'agir comme s'il n'en était rien. Voilà tous les engagements que vous m'avez fait prendre, et que je dois respecter de peur du reproche. Du reste, je suis parfaitement le maître, et je vous aimerai, s'il me plaît ; ainsi, peut-être que je vous aime, peut-être que je me sacrifie, et ce sont mes affaires. Dans cette occasion-ci ; il serait plus fatigant que malhonnête. Eh ! Non, Madame ; il n'y a qu'un moment que nous sommes ensemble. Moi, je ne connais pas les cartes. Vous n'aimez donc pas le jeu, Madame ? Je me sais bon gré de vous ressembler en cela. Je ne suis pas en humeur de chercher des amusements. Si vous me le permettez. En ce moment, par exemple, je rêve à notre aventure, elle est si singulière, qu'elle devrait être unique. Non, Madame, elle ne l'est point. Il n'y a pas plus de six mois qu'un de mes amis et une personne qu'on voulait qu'il épousât, se sont trouvés tous deux dans le même cas que vous et moi : même résolution de ne point se marier, avant que de se connaître, même convention entre eux, mêmes promesses que moi de la défaire de lui. Non, Madame, il les tint : mais notre coeur se moque de nos résolutions. La dame en question était très aimable ; beaucoup moins que vous pourtant. Voilà toute la différence que je trouve dans cette histoire. Non, je ne suis qu'historien exact ; au reste, Madame, je vous raconte ceci dans la bonne foi, pour nous entretenir et sans aucun dessein. Qu'il l'aima. Oui, certes ; car il s'était engagé à se taire aussi bien que moi. Il n'eut garde à cause de la parole donnée, et il ne vit qu'un parti à prendre, qui est singulier ; ce fut de lui dire, comme je vous disais tout à l'heure, ou je vous aime, ou je ne vous aime pas, et d'ajouter qu'il ne s'enhardirait à dire la vérité que lorsqu'il la verrait elle-même un peu sensible ; je fais un récit, souvenez-vous en. La dame en question n'en jugea pas comme vous, Madame ; il est vrai qu'elle avait du penchant pour lui. Prenez garde ; cette dame sentit que cette proposition, toute horrible qu'elle vous paraît, ne venait que de son respect et de sa crainte, et que son coeur n'osait se risquer sans la permission du sien ; l'aveu d'un amour qui eût déplu n'eût fait qu'alarmer la dame, et lui faire craindre que mon ami ne hâtât perfidement leur mariage ; elle sentit tout cela. Il en agit plus noblement ; elle n'eut pas la peine de parler. Il y a des manières qui valent des paroles ; on dit je vous aime avec un regard, et on le dit bien. Pour vous, Madame, vous ne rendriez que de l'indignation. Je continuerai de feindre de la servir, Madame ; c'est tout ce que je puis vous promettre. Que de mépris ! Rien ne serait pourtant plus aisé que de vous aimer, Madame. Moi, Madame ? Vous me défendrez donc de vous voir ? Si je l'épousais, je n'en serais pas fâché. Ma foi, je l'ignore. Je ne saurais pourtant y en mettre davantage. Mais, Madame... Ah ! Te voilà, Frontin ? Bonjour, Lisette. De quoi mon père t'a-t-il chargé pour moi, Frontin ? Il vient de m'avertir, sans vouloir l'expliquer, que tu avais quelque chose à me dire de sa part. Dis-les sans les compter. Qui ? Mon père ? Moi ! Ce que tu me dis là n'est pas concevable. Quoi ! L'on veut m'obliger... Passe encore, s'il était question d'elle. Mais, mes sentiments, quand ils seraient tels que vous les croyez, ne savez-vous pas bien les siens, Lisette ? Je vous l'avoue, Lisette, tout ce que vous me dites là, si vous êtes sincère, pourrait m'être d'un bon augure ; et si j'osais soupçonner la moindre des dispositions dans son coeur... Écoutez : c'est pourtant cette même personne qui, au premier instant qu'elle m'a vu, a marqué assez nettement de l'aversion pour moi, qui m'a fait soupçonner qu'elle aimait ailleurs ! Soit : mais souvenez-vous qu'elle a exigé que je ne l'épousasse point ; qu'elle me l'a demandé par tout l'honneur dont je suis capable ; que c'est elle, peut-être, qui, pour se débarrasser tout à fait de moi, contribue aujourd'hui au nouveau mariage qu'on veut que je fasse ; en un mot, je ne sais qu'en penser moi-même. Je puis me tromper, peut-être vous trompez-vous aussi ; et sans quelques preuves un peu moins équivoques de ses sentiments, je ne saurais me déterminer à violer les paroles que je lui ai données ; non pas que je les estime plus qu'elles valent ; elles ne seraient rien pour un homme qui plairait : mais elles doivent lier tout homme qu'on hait, et dont on les a exigées comme une sûreté contre lui. Quoi qu'il en soit, voici Lucile qui vient ; je n'attends d'elle que le moindre petit accueil pour me déclarer, et son seul abord va décider de tout. Vous n'y serez point obligée, Madame, et j'aurai soin de me retirer le premier. Eh bien, Lisette ? Je prends donc ce parti comme celui qui vous convient le mieux, Madame. Madame débute par m'annoncer qu'elle n'a qu'un mot à me dire, et puis qu'elle me fuit ; n'est-ce pas m'insinuer qu'elle a de la peine à me voir ? Je n'en doute pas, Madame ; mais ce n'est pas à présent qu'il faut me fuir ; c'était dès le premier instant que vous m'avez vu, et que je vous déplaisais, qu'il fallait le faire. Je ne m'en plains point, Madame. Quoi, Madame ! Est-ce l'idée qu'elle a que je vous aime, que vous trouvez si désagréable pour moi ? A propos de la difficulté qu'elle s'imagine qu'il y a à ne vous pas aimer, cela est tout simple ; et si j'en voulais à tous ceux qui me soupçonneraient d'amour pour vous, j'aurais querelle avec tout le monde. Oh ! vraiment, je le sais bien. Si vous me soupçonniez, vous ne seriez pas là ; vous fuiriez, vous déserteriez. Il est vrai qu'on peut ou haïr ou mépriser les gens de près comme de loin. J'aurai pourtant un plaisir ; c'est que vous ne saurez point si je suis digne de haine à cet égard-là ; je dirai toujours : peut-être. Je ne m'en servirai plus, Madame, et si j'avais la liste des mots qui vous choquent, j'aurais grand soin de les éviter. On me l'a dit, Madame. Eh que vous importe, Madame ! Pourquoi donc, Madame, avez-vous inspiré qu'on me la donne ? Car j'ai tout lieu de soupçonner que vous en êtes cause, puisque c'est vous qui m'avez d'abord proposé de l'aimer ; au reste, Madame, ne vous inquiétez point d'elle, j'aurai soin de son sort plus sincèrement que vous ; elle le mérite bien. Et moi, Madame, si vous lui dites que je ne l'aime point ; si vous exécutez un dessein qui ne tend qu'à me faire sortir d'ici avec la haine et le courroux de tout le monde ; si vous l'exécutez, trouvez bon qu'en revanche je retire toutes mes paroles avec vous, et que je dise à Monsieur Orgon que je suis prêt de vous épouser quand on le voudra, dès aujourd'hui, s'il le faut. Eh bien ! Cessez donc de me persécuter, Madame. J'ai le coeur incapable de vous nuire ; mais laissez-moi me tirer de l'état où je suis ; contentez-vous de m'avoir déjà procuré ce qui m'arrive ; on ne m'offrirait pas aujourd'hui votre soeur, si, pour vous obliger, je n'avais pas paru m'attacher à elle, ou si vous n'aviez pas dit que je l'aimais. Souvenez-vous que j'ai servi vos dégoûts pour moi avec un honneur, une fidélité surprenante, avec une fidélité que je ne vous devais point, que tout autre, à ma place, n'aurait jamais eu, et ce procédé si louable, si généreux, mérite bien que vous laissiez en repos un homme qui peut avoir porté la vertu jusqu'à se sacrifier pour vous ; je ne veux pas dire que je vous aime ; non, Lucile, rassurez-vous ; mais enfin vous ne savez pas ce qui en est, vous en pourriez douter ; vous êtes assez aimable pour cela, soit dit sans vous louer ; je puis vous épouser, vous ne le voulez pas, et je vous quitte. En vérité, Madame, tant d'ardeur à me faire du mal récompense mal un service que tout le monde, hors vous, aurait soupçonné d'être difficile à rendre. Adieu, Madame. J'en dirais trop si je restais. Après ce que vous m'avez dit, je n'ai plus rien à savoir qui m'intéresse. Au plus malheureux jour de ma vie, laisse-moi. Non, Frontin, il n'y a plus rien à tenter là-dessus ; Lisette a beau dire, on ne saurait s'expliquer plus nettement que l'a fait Lucile, et voilà qui est fini, il ne s'agit plus que d'éviter l'embarras où je suis du côté de Phénice. Va-t-elle bientôt venir ! Te l'a-t-elle bien assuré ? Quelle bizarre situation que la mienne ! Serait-il possible qu'elle voulût épouser un homme qu'elle n'aime point ? Ah ! Quel contretemps ! Je crois que voici mon père ; je me sauve ; il ne te parlera peut-être pas ; en tout cas reviens me chercher ici près. Je crois que vous le savez, Madame. Ignorez-vous que notre mariage est conclu ? Je ne croyais pas que les choses dussent aller si loi, et je vous demande pardon d'en être cause. Ne me raillez point, Madame, je sais bien que ce n'est pas à moi à qui vous destinez cet honneur-là, dont je me tiendrais fort heureux. Ma foi, il ne me siérait pas d'y en mettre non plus, et je ne serais pas excusable, surtout après les empressements que j'ai marqués pour vous, Madame. Oh ! Morbleu, je vous le garantis fait, s'il n'y a que moi qui l'empêche. Qu'est-ce que c'est que ce langage-là ? Faisons-lui peur. Écoutez, Madame, toute plaisanterie cessante, ne vous y fiez pas ; on a toujours du penchant de reste pour les personnes qui vous ressemblent, et je vous assure que je ne suis point embarrassé d'en avoir pour vous. Tenez, ne badinons point ; car je vous aimerai, je vous en avertis. Mais vous, Madame, il faudra que vous m'aimiez aussi, et vous m'aviez tantôt fait comprendre que vous aimiez ailleurs. Voyons donc où cela ira. Encore une fois, faites-y vos réflexions ; vous comptez peut-être que je vous tirerai d'affaire, et vous vous trompez : n'attendez rien de mon coeur, il vous prendra au mot, je ne suis que trop disposé à vous le donner. Je vous aimerai, vous dis-je. Vous le voulez ? Ma foi, Madame, puisqu'il faut l'avouer, je vous aime. Vous rougissez, Madame. Continuons. Oui, Madame, mon coeur est à vous, et je n'ai souhaité de vous voir que pour vous éprouver là-dessus. continue. Les circonstances où je me trouvais ont d'abord retenu mes sentiments, je n'osais vous en parler ; mais puisque ma situation est changée, qu'il ne s'agit plus de se contraindre, et que vous approuvez mon amour. Laissez-moi vous exprimer ma joie, et me dédommager par l'aveu le plus tendre... Ah ! Je suis perdu ! Nous ne nous aimerons donc guère. Que je suis malheureux ! Je dis, Madame... que je viens d'être surpris à vos genoux. Il me paraît que vous n'en êtes pas trop gaie. Eh bien ! Madame, on gagnerait la gageure ; je ne me dédirai pas, et ne me perdrai point d'honneur. Je me sacrifierais plutôt. Tout comme il vous plaira, Madame. Et d'où pourrait vous venir cette étrange intrépidité-là ? Ah ! Madame, où en suis-je donc ? Vous ne m'aimez pas vous-même. Par tout ce que vous avez de plus cher, ne me laissez point dans l'état où je suis : je vous en conjure, ne vous y exposez pas vous-même. Je sors ; adieu, Madame. Puisse le ciel favoriser ma feinte ! Éprouvons encore si son coeur ne me regretterait pas. Enfin, Madame, il n'est plus question de notre mariage ; vous voilà libre, et puisqu'il le faut, j'épouserai Phénice. Quoique le bonheur de vous plaire ne m'ait pas été réservé, puis-je du moins, Madame, au défaut des sentiments dont je n'étais pas digne, me flatter d'obtenir ceux de l'amitié que je vous demande ? Quoi, Madame ! Notre mariage vous déplaît-il ? Ah ! Lisette, est-ce là cette personne qui avait tant de penchant pour moi ? Arrête ! Je me meurs, et je ne sais plus ce que je deviendrai. Je crois, Monsieur, que vous êtes bien persuadé du désir extrême que j'avais de voir terminer notre mariage ; mais vous savez l'obstacle qu'y a apporté Madame ; et plutôt que de jeter le trouble dans une famille... De quoi s'agit-il, Madame ? Que je vous adore depuis le premier instant, et que je n'osais vous le dire. Si vous saviez combien j'ai souffert du silence timide que j'ai gardé, Madame ! Non, je ne puis vous exprimer ce que devint mon coeur la première fois que je vous vis, ni tout le désespoir où je fus d'avoir parlé à Lisette comme j'avais fait. Madame, je ne vous promis rien, souvenez-vous-en, je ne fis que céder à l'éloignement où je vous vis pour moi ; je ne me rendis qu'à vos dispositions, qu'au respect que j'avais pour elles, qu'à la peur de vous déplaire, et qu'à l'extrême surprise où j'étais. Ah ! Lucile, si mon coeur pouvait fléchir le vôtre ! Je ne serai jamais à Phénice, je ne puis être qu'à vous seule, et si je vous perds, toute ma ressource est de fuir, de ne me montrer de ma vie, et de mourir de douleur. Il faut qu'on le lui ait dit, ou qu'elle l'ait soupçonné dans nos conversations, et qu'elle ait voulu m'encourager à vous le dire. Ah ! Lucile, que viens-je d'entendre ? Dans quel ravissement me jetez-vous ? Mon père, il n'est plus question de mariage avec Madame ; elle n'y a jamais pensé, et mon coeur n'appartient qu'à Lucile. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sermentsindiscrets *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sermentsindiscrets *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1732 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Quoi ! Cette idée-là vous dure encore ? Non, Madame, je ne ferai point votre message ; Damis est l'époux qu'on vous destine ; vous y avez consenti ; tout le monde est d'accord : entre une épouse et vous, il n'y a plus qu'une syllabe de différence, et je ne rendrai point votre lettre ; vous avez promis de vous marier. Vous ? Avec ces yeux-là ? Je vous en défie, Madame. Sans difficulté ; les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie, par exemple. Examinez-vous : vous ne savez pas les difficultés de l'état austère que vous embrassez ; il faut avoir le coeur bien frugal pour le soutenir ; c'est une espèce de solitaire qu'une fille, et votre physionomie n'annonce point de vocation pour cette vie-là. Bagatelle ! Il ne faut que deux ou trois mois de commerce avec un mari pour expédier votre délicatesse ; allez, déchirez votre lettre. Oh ! Dame, ce nécessaire-là est d'une grande dépense, et le coeur d'un mari s'épuise. Les voilà. Ah ! Madame, que vous me charmez ! Que vous êtes une déesse raisonnable ! Allons ! je ne vous dis plus mot ; ne vous mariez point ; ma divinité subalterne vous approuve et fera de même. Mais de cette lettre que je vais porter, en espérez-vous beaucoup ? Tenez, cet animal qui débute par me dire une injure ! Vous avez eu le temps d'en faire quatre : allons, finissez. Attendez, Madame, que j'interroge un peu ce harangueur. Dites-nous, Monsieur le personnage, vous qui jugez cet entretien si important, vous en savez donc le sujet ? Hum ! à voir le confident, je n'ai pas grande opinion des pensées ; venez çà, pourtant ; de quoi est-il question ? Veux-tu parler ? Allons, pars. Que ne m'avez-vous dit de lui donner votre lettre ? Elle vous eût dispensée de voir son maître. J'entends quelqu'un ; cachez-vous, Madame. C'est Damis... Morbleu ! Qu'il est bien fait ! Allons, le diable nous amène là une tentation bien conditionnée... C'est sans doute ma maîtresse que vous cherchez, Monsieur ? Il est vrai, Monsieur ; mais elle a cru devoir se retirer, et m'a chargée de vous prier de sa part de me confier ce que vous voulez lui dire. Mais, Monsieur, il est bien hardi de se marier si vite. Je vois bien que Monsieur pense judicieusement. Excusez-moi, Monsieur ; la voilà : c'est la même chose, je la représente. Vous avez l'air de vous y connaître trop bien pour que j'en appelle. Fort bien : votre histoire commence comme la nôtre. Ce début-là me plaît. La prétendue, toujours à merveille. Style ordinaire. Souvenez-vous que je représente l'original, et que je serai obligée de rougir pour lui. Eh bien ? Pour épouser ? Quoi ! Tout de bon ? Eh ! Quel motif avez-vous pour cela ? Est-ce que vous aimez ailleurs ? Il n'y a pas le petit mot à dire à cela. Que vous êtes aimable d'avoir si mauvaise opinion de notre esprit ! Je vous dis que vous êtes un homme admirable. Un homme sans prix. Vous nous rachetez ; nous vous dispensons même de la bonté que vous avez de supposer quelques exceptions favorables parmi nous. Que le ciel vous le rende ; mais peut-on se fier à ce que vous dites là ? Cela est-il sans retour ? Je vous avertis que ma maîtresse est aimable. Morbleu ! N'allez pas nous manquer de parole. Tenez, votre départ sera de toutes vos grâces celle qui nous touchera le plus ; êtes-vous content ? Nous ne barguignons pas, comme vous voyez ; nous allons rondement ; faites-vous de même ? Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là, tous deux, vous ne tenez rien ; je n'aime point ce verbiage-là ; ces yeux pacifiques, ces apostrophes galantes à la figure de Madame, et puis des vanités, des excuses, où cela va-t-il ? Ce n'est pas là votre chemin ; prenez garde que le diable ne vous écarte ; tenez, vous ne voulez point vous épouser : abrégeons, et tout à l'heure entre mes mains cimentez vos résolutions d'une nouvelle promesse de ne vous appartenir jamais ; allons, Madame, commencez pour le bon exemple, et pour l'honneur de votre sexe. Elle a raison, Monsieur ; c'est votre parole qui règle tout ; partez. Vous l'épouserez par respect ; car ce n'est que du galimatias que toutes ces raisons-là ; j'en reviens à vous, Madame. Monsieur vous dit qu'il est trop poli pour être naturel. Il vous attend. Mais vous vous en allez sans prendre de mesures. C'est mon avis. En doutez-vous, Monsieur ? Vous la connaissez. Est-ce que le mérite lui échappe ? Elle tient de vous, premièrement. Il les a vues tempérées, mais jamais froides. C'est comme qui dirait... entre le froid et le chaud. C'est Damis, par exemple, qui a la clef de ce secret-là. Je crois avoir à mon tour la clef d'un autre secret : je pense que Lucile ne traite froidement Damis que parce qu'il n'a pas d'empressement pour elle. Mais, Monsieur, s'il n'était mal reçu que parce qu'il s'éloigne ? Il se plaint, dites-vous ! Monsieur, c'est un fripon, sur ma parole ; je lui soutiens qu'il a tort ; il sait bien qu'il ne nous aime point. Eh ! où est-il donc, cet amour qu'il a ? Nous avons regardé dans ses yeux, il n'y a rien ; dans ses paroles, elles ne disent mot ; dans le son de sa voix, rien ne marque ; dans ses procédés, rien ne sort ; de mouvements de coeur, il n'en perce aucun. Notre vanité, qui a des yeux de lynx, a fureté partout ; et puis Monsieur viendra dire qu'il a de l'amour, à nous qui devinons qu'on nous aimera avant qu'on nous aime, qui avons des nouvelles du coeur d'un amant avant qu'il en ait lui-même ! Il nous fait là de beaux contes, avec son amour imperceptible ! Il en sortirait aussi légèrement que de Bourgogne. Cet effronté qui vous fait un roman ! Qu'a-t-on fait à ton maître, dis ? Où sont les chagrins qu'on a eu le temps de lui donner ? Que nous a-t-il dit jusqu'ici ? Que voit-on de lui que des révérences ? Est-ce en fuyant que l'on dit qu'on aime ? Quand on a de l'amour pour une soeur aînée, est-ce à sa soeur cadette à qui on va le dire ? Demandez-moi pourquoi ce faquin-là me regarde tant ! La la ra ra. Va-t'en ; qu'est-ce que tu fais ici ? Je pense que tu n'es qu'un sot ; voilà tes études faites. Adieu. Toi, me plaire ! Il faut donc que tu n'aies jamais rencontré ta grimace nulle part, puisque tu le crains. Allons, parle, voyons ce que tu as à me dire ; hâte-toi, sinon je t'apprendrai ce que valent mes yeux, moi. Achève, de quoi s'agit-il ? C'est moi qui suis la sienne : je la gouverne. Mon autorité expire, et le mari me succède. Aussi ai-je défendu à ma maîtresse d'en sortir, et heureusement son obéissance ne lui coûte rien. Je suis au fait, il ne faut pas que ce que tu dis soit plus clair. Oui-da ; c'est un embarras qu'on prend volontiers, quand on aime le bien d'un maître. Tu as raison, Frontin, il ne faut pas nous aimer. Eh ! C'est que la nécessité de nous haïr gâte tout. Les parties méditées ne réussissent jamais. Bon ! C'est que tu n'en crois rien. Je ne sais plus ce que sont devenues toutes les laideurs du tien. Allons, ranimons-nous, voilà qui est fini : tiens, je ne saurais te souffrir. Le plus galant homme de la terre me paraît admirable, à moi ! On lui destine tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde, et Monsieur n'est pas content ; apparemment qu'il n'y voit goutte. Je n'attaque personne, Madame ; mais qu'un homme quitte ma maîtresse et fasse un autre choix, il n'y a pas à le marchander : c'est un homme sans goût ; ce sont de ces choses décidées, depuis qu'il y a des hommes. Oui, sans goût, et je n'aurais qu'un moment à vivre qu'il faudrait que je l'employasse à me moquer de lui ; je ne pourrais pas m'en passer ; sans goût. Ma réponse est sur le visage de ma maîtresse. Réjouissez-vous, Madame, nous vous débarrasserons de Damis. Ne craignez rien, vous ne demandez qu'un prétexte légitime pour le refuser, n'est-il pas vrai ? Eh bien ! J'ai travaillé à vous en donner un ; et j'ai si bien fait, que votre soeur est actuellement éprise de lui ; ce qui nous produira quelque chose. N'est-on pas convenu que Damis ferait la cour à votre soeur ? Si avec cela elle vient à l'aimer, vous pouvez vous retirer sans qu'on ait le mot à vous dire ; je vous défie d'imaginer rien de plus adroit : écoutez-moi. J'achève ; Frontin était avec moi ; votre soeur l'a vu, elle est venue lui parler. De quelle humeur êtes-vous donc aujourd'hui, Madame ? Donnez-moi donc le temps de vous parler. Frontin, lui a-t-elle dit, votre maître ne s'adresse qu'à moi, quoique destiné à ma soeur ; on croit que j'y contribue, cela me déplaît, et je vous charge de l'en instruire. Gardez-vous-en bien. J'en ai senti tout l'avantage pour vous, de cette vanité-là ; je l'ai agacée, je l'ai piquée d'honneur ; mon ton vous aurait réjouie. Damis est joli, de négliger ma maîtresse, ai-je dit en riant. Je le sais bien ; mais il faut cacher ce secret-là, et j'ai continué sur le même ton. Le parti qu'il prend est comique, ai-je ajouté. Qu'est-ce que c'est que comique ? a repris votre soeur. C'est du divertissant, ai-je dit. Vous plaisantez, Lisette. Je dis mon sentiment, Madame. Il est vrai que ma soeur est aimable, mais d'autres le sont aussi. Je ne connais point ces autres-là, Madame. Vous me choquez. Je n'y tâche point. Vous êtes une sotte. J'ai de la peine à le croire. Taisez-vous. Je me tais. Là-dessus elle est partie avec des appas révoltés, qui se promettent bien de l'emporter sur les vôtres ; qu'en dites-vous ? Vous me surprenez ! N'avez-vous pas dit vous-même à Damis de paraître s'attacher à elle ? Vous ferez ce qu'il vous plaira ; mais j'ai cru que le plus sûr était d'engager votre soeur à aimer Damis, et peut-être Damis à l'aimer, afin que vous eussiez raison d'être fâchée et de le refuser. Eh bien ! Madame, ne vous alarmez point tant ; allez, consolez-vous ; car je crois que Damis l'aime, et qu'il s'y livre de tout son coeur. Non, je n'ai point fait cette remarque-là. Ce n'est pas que vous ne valiez mieux qu'elle ; mais tous les jours on laisse le plus pour prendre le moins. Oh ! il est inutile de tant crier ; je ne m'en mêlerai plus ; accommodez-vous, ce n'est pas moi qu'on menace de marier et vous n'avez qu'à dire vos raisons à ceux qui viennent ; défendez-vous à votre fantaisie. Madame, il vient d'arriver compagnie, qui est dans la salle avec Monsieur Orgon, et il m'envoie vous dire qu'on va se mettre au jeu. Mais, Madame, la compagnie vous demande. Et Monsieur, vient-il ? Apparemment qu'il joue ? Que diantre veulent-ils dire, de ne venir ni l'un ni l'autre ? Je te cherchais, Frontin, et j'attendais que Monsieur Ergaste t'eût quitté pour te parler, et savoir ce qu'il te disait : il semble que les affaires vont mal ; ma maîtresse ne me voit pas de bon oeil ; sais-tu de quoi il s'agit ?... Réponds donc ! Qu'est-ce que tu veux dire ? Comment donc, d'épouser Phénice ! Ah ! Frontin, où en sommes-nous ? Voilà donc pourquoi Lucile m'a si bien reçue tout à l'heure : elle a su que j'ai dit à son père qu'elle n'aimait point Damis, que Damis se déclarait pour sa soeur ; on veut à présent qu'il l'épouse ; je n'ai point prévu ce coup-là, et je me compte disgraciée ; j'ai vu Lucile trop inquiète : apparemment que ton maître ne lui est point indifférent ; et je perds tout, si elle me congédie. Voilà ce que c'est que de n'avoir pas laissé aller les choses : je crois que nos gens s'aimeraient sans nous. Maudite soit l'ambition de gouverner chacun notre ménage ! Eh ! Que n'as-tu eu l'esprit de m'aimer tout d'un coup ? J'aurais fait changer d'avis à Lucile. Nous avons bien aigri les choses. N'importe, voici ton maître ; changeons adroitement de batterie, et tâchons de le gagner. La jolie grâce ! C'est que, sur le penchant qu'on vous croit pour elle, on ne veut pas que vous balanciez à l'épouser, après le refus que vous avez paru faire de sa soeur. Eh ! Monsieur, que n'avez-vous parlé ? Pourquoi ne m'avoir pas confié vos sentiments ? Ne vous y trompez pas ; depuis vos conventions, je ne la vois plus que triste et rêveuse. Elle qui aimait sa soeur, et qui était toujours avec elle, je la vois aujourd'hui la fuir et se détourner pour l'éviter. Qu'est-ce que cela signifie ? Tu n'as peut-être pas tant de tort. Au moins, Monsieur, je vous demande le secret ; profitez-en, voilà tout. Purs discours de mauvaise humeur qu'elle a tenu là, je vous assure. Eh ! Mais vous n'y pensez pas ; revenez donc, Monsieur ; est-ce que la guerre est déclarée entre vous deux ? Mais quel est le travers qui vous prend à tous deux ? Faut-il que des personnes qui se veulent du bien se parlent comme si elles ne pouvaient se souffrir ? Et vous, Monsieur, qui aimez ma maîtresse ; car vous l'aimez, je gage. Oui, Madame, je sors ; mais avant que de partir, il faut que je parle. Vous me demandez à qui j'en veux. À vous deux, Madame, à vous deux. Oui, je voudrais de tout mon coeur ôter à Monsieur qui se tait, et dont le silence m'agite le sang, je voudrais lui ôter le scrupule du ridicule engagement qu'il a pris avec vous, que je me repens de vous avoir laissé prendre, et dont vous souffrez autant l'un que l'autre. Pour vous, Madame, je ne sais pas comment vous l'entendez ; mais si jamais un homme avait fait serment de ne me pas dire : Je vous aime, oh ! je ferais serment qu'il en aurait le démenti ; il saurait le respect qui me serait dû, je n'y épargnerais rien de tout ce qu'il y a de plus dangereux, de plus fripon, de plus assassin dans l'honnête coquetterie des mines, du langage et du coup d'oeil. Voilà à quoi je mettrais ma gloire, et non pas à me tenir douloureusement sur mon quant-à-moi, comme vous faites, et à me dire : Voyons ce qu'il dit, voyons ce qu'il ne dit pas ; qu'il parle, qu'il commence ; c'est à lui, ce n'est pas à moi ; mon sexe, ma fierté, les bienséances, et mille autres façons inutiles avec Monsieur qui tremble, et qui a la bonté d'avoir peur que son amour ne vous alarme et ne vous fâche. De l'amour nous fâcher ! De quel pays venez-vous donc ? Eh ! Mort de ma vie, Monsieur, fâchez hardiment ; faites-nous cet honneur-là ; courage, attaquez-nous ; cette cérémonie-là fera votre fortune, et vous vous entendrez : car jusqu'ici on ne voit goutte à vos discours à tous deux ; il y a du oui, du non, du pour, du contre ; on fuit, on revient, on se rappelle, on n'y comprend rien. Adieu, j'ai tout dit ; vous voilà débrouillés, profitez-en. Allons, Frontin. De quoi s'agit-il, Madame ? Non, certes, je ne le crois pas ; car je sais le contraire, et vous aussi, Madame. Il se désolait tantôt du mariage en question. Et si j'avais quelque pouvoir ici, il n'épouserait point Madame. Pour dire la vérité, il n'aime ici que ma maîtresse. C'est à elle à éclaircir ce point-là ; elle est bonne pour répondre. Moi, Madame ? Elle ne craint point qu'on le lui enlève, dit-elle ; ma foi, Madame, je vous renonce si cela ne vous pique pas ; car enfin il est temps de convenir que Damis ne vous déplaît point, d'autant plus qu'il vous aime. Voyons. Que lui dirai-je ? Je lui ferai donc entendre que vous l'aimez ? Que nous vient-il dire ? Quoi ! Vous osez me parler encore ? Est-ce pour me demander mon amitié aussi, à moi ? Je vous la refuse. Adieu. Je vais pourtant voir ce qu'on peut faire pour lui. Qu'on est sot quand on aime ! Le plus court serait que ton maître allât se jeter aux pieds de ma maîtresse, je suis persuadée que cela terminerait tout. Quelle imagination ! Quoi qu'il en soit, qu'il se garde bien de s'en aller avant que de savoir à quoi s'en tenir ; car j'espère que la difficulté que nous avons fait naître, et la conduite que nous faisons tenir à Lucile, le tireront d'affaire ; je n'ai pas eu de peine à persuader à ma maîtresse que ce mariage-ci lui faisait une véritable injure, qu'elle avait droit de s'en plaindre, et Monsieur Orgon m'a paru aussi très embarrassé de ce que j'ai été lui dire de sa part ; mais toi, de ton côté, qu'as-tu dit au père de Damis ? Lui as-tu fait sentir le désagrément qu'il y avait pour son fils de n'entrer dans une maison que pour y brouiller les deux soeurs ? À cela qu'a-t-il répondu ? Voilà, ce me semble, tout ce qu'on peut faire en pareil cas pour ton maître, et j'ai bonne opinion de cela ; mais retire-toi ; voici Lucile qui me cherche apparemment ; je lui ai toujours dit qu'elle aimait Damis sans qu'elle l'ait avoué, et je vais changer de ton afin de la forcer à en changer elle-même. Va, va, ta tête a pris les devants ; ne crains plus rien pour elle. Oui, Madame, et autant qu'il m'a paru, je l'ai laissé très inquiet de vos dispositions ; pour de réponse, Monsieur Ergaste qui est venu le joindre ne lui a pas donné le temps de m'en faire. Il m'a seulement dit qu'il vous parlerait. Vous verrez ce qu'il vous dira. Moi ! De sang-froid, Madame ? Je suis peut-être plus fâchée que vous. Comment donc ! Est-ce que vous croyez que je vous porte malheur ? Mais vous n'y songez pas, Madame. Et de là vous concluez que c'est moi qui vous les procure ? Mais, Madame, ne soyez donc point injuste. N'est-ce pas vous qui avez renvoyé Damis ? L'envie de faire de vos yeux ce qu'il vous plairait, sans en rendre compte à personne. Que vous importent-ils ? Ils ne tombent que sur un homme que vous n'aimez point. C'est que je me trompais. Rassurez-vous, Madame ; encore une fois vous ne l'aimez point. Je ne sais où j'en suis ! Je vous disais tout à l'heure que vous n'aimiez pas Damis ; à présent je suis tentée de croire que vous l'aimez. Eh ! Mort de ma vie, que ne le disiez-vous plus tôt ? Vous nous auriez épargné bien de la peine à tous, et à Damis qui vous aime, et à Frontin et moi qui nous aimons aussi et qui nous désespérions ; mais laissez-moi faire, il n'y a encore rien de gâté. Quoi ! Vous ne voulez pas ?... Mais, Madame, ce serait dommage, il vous adore. Il le mérite bien, Madame. Eh ! Madame, Damis n'a que faire de cette aventure-là pour être aimable : laissez-moi vous conduire. Je sors, car voilà votre père ; mais vous aurez beau dire, si Damis se voyait forcé d'épouser Phénice, ne vous attendez pas que je reste muette. Oui, Monsieur, à elle-même, qui ne le refusera pas ; mariez hardiment ; tantôt nous vous dirons le reste. Ne me demande point d'autre réponse. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sermentsindiscrets *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sermentsindiscrets *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FRONTIN *date_1732 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_frontin Madame, cette fille-ci est-elle discrète ? J'ai l'honneur d'appartenir à Monsieur Damis, qui me charge d'avoir celui de vous faire la révérence. Ne la gênez point, Madame ; je ne l'écoute pas. Il vous demande, Madame, un moment d'entretien avant que de paraître ici tantôt avec son père ; et j'ose vous assurer que cet entretien est nécessaire. Mon maître ne me cache rien de ce qu'il pense. D'une réponse que j'attends. Je suis homme, et je me tais ; je vous défie d'en faire autant. Il est à vous sur-le-champ, Madame ; il m'attend dans une des allées du bois. M'amie, vous ne m'arrêterez pas. Monsieur, c'est que nous ne sommes pas extrêmement camarades. Sérieusement, Monsieur ? Ma foi, Monsieur, comme vous voudrez : on m'a quelquefois dit que ma conversation en valait bien une autre, et j'y mettrai tout ce que j'ai de meilleur. Où en êtes-vous ? La Bourgogne, dit-on, a donné beaucoup cette année-ci ; cela fait plaisir. On dit que les Turcs à Constantinople... Je vous menais en Champagne un instant après ; j'aime les pays de vignoble, moi. Ah ! Monsieur, vous me parlez là d'un coeur qui mène une triste vie ; plus je vous regarde, et plus je m'y perds. Je vois des cruautés dans vos enfants qu'on ne devinerait pas à la douceur de votre visage. De mon maître, et des peines secrètes qu'il souffre de la part de Mademoiselle votre fille. Ne trouvez-vous pas cette fille-là bien revêche, Monsieur ? La la ra la ra. Oui-da ! il y a de la voix, mais point de méthode. J'étudie tes sentiments sur mon compte. Attends, j'ai à te parler sur nos affaires. Tu m'as la mine d'avoir le goût fin ; j'ai peur de te plaire, et nous voici dans un cas qui ne le veut point. Ahi ! j'ai la moitié du coeur emporté de ce coup d'oeil-là. Bon quartier, ma fille, je t'en conjure ; ménageons-nous, nos intérêts le veulent ; je ne suis resté que pour te le dire. Tu me parais être le mieux du monde avec ta maîtresse. Bon ! Les rangs ne sont pas mieux observés entre mon maître et moi ; supposons à présent que ta maîtresse se marie. Si mon maître prenait femme, c'est un ménage qui tombe en quenouille ; nous avons donc intérêt qu'ils gardent tous deux le célibat. Ta pupille est d'un caractère rare ; pour mon jeune homme, il hait naturellement le noeud conjugal, et je lui laisse la vie de garçon ; ces Messieurs-là se sauvent ; le pays est bon pour les maraudeurs. Or, il s'agit de conserver nos postes ; les pères de nos jeunes gens sont attaqués de vieillesse, maladie incurable et qui menace de faire bientôt des orphelins ; ces orphelins-là nous reviennent, ils tombent dans notre lot ; ils sont d'âge à entrer dans leurs droits, et leurs droits nous mettront dans les nôtres. Tu m'entends bien ? Nous réglerons fort bien chacun notre ménage. Si nous nous aimions tous deux, nous n'écarterions plus l'amour que nos orphelins pourraient prendre l'un pour l'autre ; ils se marieraient, et adieu nos droits. Tu ne dis pas cela d'un ton ferme. Ma fille, brouillons-nous ensemble. Tiens, disons-nous quelques injures pour mettre un peu de rancune entre l'amour et nous : je te trouve laide, par exemple. Eh bien ! Tu ne souffles pas ! Quoi ! Vous pensez, m'amie... Morbleu ! Détourne ton visage, il fait peur à mes injures. Nous nous ruinons, ma fille. Quelqu'un vient, je n'ai pas le temps de m'acquitter, mais vous n'y perdrez rien, petite fille. Non, Madame, je ne saurais ; votre commission n'est pas faisable ; je ne rapporte jamais rien que de gracieux à mon maître ; et d'ailleurs il n'est pas possible que le plus galant homme de la terre ait pu vous ennuyer. Si celui de Madame voulait s'aider, vous ne brilleriez guère. Nous lui avons donné là une bonne petite dose d'émulation ; continuons, ma fille ; le feu prend partout, et le mariage s'en ira en fumée. Adieu, je me retire : voilà ta maîtresse qui accourt ; confirme-la dans ses dégoûts. Messieurs, un coquin n'est pas agréable à voir ; voulez-vous que je me retire ? Me voilà, Monsieur. Je n'ai pas beaucoup de mémoire, mais avec du zèle on s'en passe. Et s'il me demande ce que c'est qu'il aime, que lui dirai-je ? Je n'y manquerai pas, Monsieur. Faire ma commission. Allons, Monsieur, tant qu'il vous plaira ; ne m'épargnez point. Eh ! Eh ! Eh !... Je remarque que ce n'est qu'en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de déshériter ; vous en êtes effrayé vous-même ; la tendresse paternelle est admirable ! La peur d'être déshérité me coupe la parole. D'être déshérité, te dis-je, ou d'épouser Phénice. Je ne vois donc de tous côtés pour nous que des diètes. Ah ! Mon enfant, tu as beau dire, tous les gouvernements sont lucratifs ; et le célibat où nous les tenions n'était pas mal imaginé ; le pis que j'y trouve, c'est que je t'aime et que tu n'en es pas quitte à meilleur marché que moi. Voilà notre tort ; c'est de n'avoir pas prévu l'infaillible effet de nos mérites. Mais, m'amie, notre mal est-il sans remède ? Je soupçonne, comme toi, que nos gens ne se haïssent point dans le fond, et il n'y aurait qu'à les en faire convenir pour nous tirer d'affaire : tâchons de leur rendre ce service-là. Oui, Monsieur, il s'agit de deux ou trois petits articles que je disais à Lisette, et qui ne sont pas fort curieux. Vous m'excuserez, le calcul arrange. Le premier, c'est qu'il ne veut plus entendre parler de vous. Lui-même. Mais ce n'est pas là l'essentiel ; le second, c'est qu'il vous déshérite. Il ne m'a pas chargé de vous le faire concevoir. Enfin le troisième, c'est que les deux premiers seront nuls si vous épousez Phénice. Prenez garde, Monsieur ; ne confondons point, parlons exactement. Ma commission ne porte point qu'on vous oblige ; on n'attaque point votre liberté, voyez-vous ; vous êtes le maître d'opter entre Phénice ou votre ruine, et l'on s'en rapporte à votre choix. Mais cette soeur, nous ne la refusons point, dans le fond : n'est-il pas vrai, Monsieur ? Je l'ai rencontrée ce matin qui étouffait un soupir en s'essuyant les yeux. Et moi, quand je la salue, elle a toujours envie de me le rendre. D'où vient cela, sinon de l'honneur que j'ai d'être à vous ? Iriez-vous lui donner le vôtre ? Ah ! Monsieur, le beau présent que vous lui feriez là ! Eh bien ! Monsieur, à quoi en êtes-vous ? Voilà une aventure qui a tout l'air de nous souffler notre patrimoine. Oui, Monsieur, je lui ai dit que vous l'attendiez ici, et vous allez la voir arriver dans un instant. Ma foi, j'ai bien peur que Phénice n'en profite. Ah ! Monsieur, une fille qui se marie n'y regarde pas de si près ; elle est trop curieuse pour être délicate. Le mariage rend tous les hommes si graciables ! Et d'ailleurs il est si aisé de s'accommoder de votre figure... Oui, Monsieur, il me quitte. Lui, Monsieur ! je crois qu'il vous cherche. Moi, Monsieur ! J'ai le caractère aussi vrai que la physionomie. Il pense donc bien peu de chose, car il ne me dit presque rien. Effectivement, et j'avais envie de lui en dire un mot. Bon ! Monsieur, qui est-ce qui peut l'être dans la vie ? Je ne le suis pas de l'épithète, par exemple. Mot à mot. Attendez ; je crois que vous ne m'avez pas dit de retenir sa réponse. Oh ! Monsieur, vous avez trop de bonté pour avoir tant de mémoire. Il est, parbleu ! Fâché ; mais il était temps qu'il partît ; voilà Phénice qui arrive. C'est qu'il s'est retiré à cause de Monsieur Ergaste ; mais il se promène ici près, où j'ai ordre de l'aller prendre. Madame, oserais-je auparavant me flatter d'un petit moment d'audience ? Dans mon petit état de subalterne, je regarde, j'examine, et, chemin faisant, je vois par-ci, par-là, des gens que je n'aime point, d'autres qui me reviennent et à qui je me donnerais pour rien : ce ne laisserait pas que d'être un présent. À vous préparer à la liberté que je vais prendre, Madame, en vous disant que vous êtes une de ces personnes privilégiées pour qui ce mouvement sympathique m'est venu. Si vous saviez combien je m'intéresse à votre sort, à qui je vois prendre un si mauvais train... Vous allez épouser Damis ? Motus ! Je vous avertis que vous ne pouvez en épouser que la moitié. Son coeur ne se marie pas, Madame, il reste garçon. Oh ! Oh ! Vous n'en êtes pas quitte à si bon marché. Ne sera-t-il pas trop malhonnête de vous l'avouer ? À la fureur. C'est encore une autre histoire que cette affaire-là. C'est qu'ils ont d'abord débuté ensemble par un vertigo ; ils se sont liés mal à propos par je ne sais quelle convention de ne s'aimer ni de s'épouser, et ont délibéré que, pour faire changer de dessein aux pères, qu'on ferait semblant de vous trouver de son goût ; rien que semblant, vous entendez bien ? Et comme le coeur de l'homme est variable, il se trouve aujourd'hui que leur coeur et leur convention ne riment pas ensemble, et qu'on est fort embarrassé de savoir ce qu'on fera de vous : vous entendez bien ? Car la discrétion ne veut pas que j'en dise davantage. Sur ce pied-là, gardez-moi le secret ; je vois mon maître, et je vais lui dire d'approcher. Je te dis qu'il est au désespoir, et qu'il aurait déjà disparu si je ne l'arrêtais pas. C'est bien pis quand on épouse ! Il n'y a pas moyen ; il dit qu'il a suffisamment éprouvé le coeur de Lucile, et qu'il est si mal disposé pour lui, que peut-être publierait-elle l'aveu de son amour pour le perdre. Que veux-tu ? Le danger où il est d'épouser Phénice, l'impossibilité où il se trouve de la refuser avec honneur, l'idée qu'il a des sentiments de Lucile, tout cela lui tourne la tête et la tournerait à un autre : il ne voit pas les choses comme nous, il faut le plaindre ; malheureusement c'est un garçon qui a de l'esprit ; cela fait qu'il subtilise, que son cerveau travaille ; et dans de certains embarras, sais-tu bien qu'il n'appartient qu'aux gens d'esprit de n'avoir pas le sens commun ? Je l'ai tant éprouvé moi-même ! Je me suis surpassé, ma fille ; tu sais le talent que j'ai pour la parole et l'art avec lequel je mens quand il faut : je lui ai peint Lucile si ennemie de mon maître, remplissant la maison de tant de murmures, menaçant sa soeur d'une rupture si terrible si elle l'épouse ! J'ai peint Monsieur Orgon si consterné, Phénice si découragée, Damis si stupéfait ! Rien, sinon qu'à mon récit il a soupiré, levé les épaules et m'a quitté pour parler à Monsieur Orgon et pour consoler son fils, qui est averti, et qui, de son côté, l'attend avec une douleur inconsolable. Adieu ; songe qu'il faut que je t'épouse, ou que la tête me tourne aussi. Eh bien ! Lisette, qu'en sera-t-il ?