**** *creator_marivaux *book_marivaux_sinceres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sinceres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_DORANTE *date_1739 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_dorante À mon profit ! Et que peut-on faire pour moi ? La Marquise est à la veille d'épouser Ergaste ; il y a du moins lieu de le croire, à l'empressement qu'ils ont l'un pour l'autre. J'en serais charmé, Lisette. Halte-là, faquin ; prenez garde à ce que vous direz de Madame la Marquise. Paix ! Vous dis-je. Madame n'a que faire là-dedans, maraud ; mais je te donnerais cent coups de bâton, sans la considération que j'ai pour ton maître. C'est un insolent. Quoi qu'il en soit, nous sommes amis. L'opiniâtreté de cet impudent m'a choqué, et j'espère que tu voudras bien t'en défaire ; et s'il le faut, je t'en ferai prier par la Marquise, sans lui dire ce dont il s'agit. Dans la triste situation où me met votre indifférence pour moi, je n'ai rien à dire, et je ne sais que soupirer. Eh ! Madame, n'abusez point du pouvoir de votre beauté : ne vous suffit-il pas de me préférer un rival ? Pouvez-vous encore avoir la cruauté de railler un homme qui vous adore ? Vous me désespérez, fut-il jamais d'homme plus maltraité que je le suis ? Fut-il de passion plus méprisée ? Vous me poussez à bout ; mon coeur en est plus croyable qu'un misanthrope qui voudra peut-être passer pour sincère à vos dépens, et aux dépens de la sincérité même. À mon égard, je n'exagère point : je dis que je vous adore, et cela est vrai ; ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-là. J'appelle aussi mon amour une passion, parce que c'en est une ; je dis que votre raillerie me désespère, et je ne dis rien de trop ; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai ; et s'il ne faut pas m'enfermer, c'est que je ne suis qu'affligé, et non pas insensé. Il est encore vrai que je soupire, et que je meurs d'être méprisé : oui, je m'en meurs, oui, vos railleries sont cruelles, elles me pénètrent le coeur, et je le dirai toujours. Adieu, Madame ; voici Ergaste, cet homme si sincère, et je me retire. Jouissez à loisir de la froide et orgueilleuse tranquillité avec laquelle il vous aime. Comment ? Et moi, Madame, je vous déclare que ce n'est plus ni vous ni vos grâces que je défends ; vous êtes fort libre de penser de vous ce qu'il vous plaira, je ne m'y oppose point ; mais je ne suis ni un adulateur ni un visionnaire, j'ai les yeux bons, j'ai le jugement sain, je sais rendre justice ; et je soutiens que vous êtes une des femmes du monde la plus aimable, la plus touchante, je soutiens qu'il n'y aura point de contradiction là-dessus ; et tout ce qui me fâche en le disant, c'est que je ne saurais le soutenir sans faire l'éloge d'une personne qui m'outrage, et que je n'ai nulle envie de louer. Ergaste est un extravagant, la tête lui tourne ; cet esprit-là ne fera pas bonne fin. Parlez, Madame, car je suis piqué ; c'est votre sincérité que j'interroge : vous êtes-vous jamais présentée nulle part, au spectacle, en compagnie, que vous n'ayez fixé les yeux de tout le monde, qu'on ne vous y ait distinguée ? Oui, Madame, oui, je m'en fierai à ce que vous en savez, je ne vous crois pas capable de me tromper. Eh ! Morbleu ! Madame, pourquoi me condamnez-vous donc ? Et cette Araminte est si dupe, qu'elle en est émue, qu'elle se rengorge, et s'en estime plus qu'à l'ordinaire. Ma foi, je l'excuse ; il n'y a point de femme, en pareil cas, qui ne se redressât aussi bien qu'elle. Je parle d'elle, Madame, et non pas de vous. Très aimable ; mais en fait de grâces il y a bien des degrés. Oui, quand on vous y force. Ce n'est pas que vous n'ayez vos défauts ; vous en avez, car je suis sincère aussi, moi, sans me vanter de l'être. Oh ! Voyons. Est-il permis, par exemple, avec une figure aussi distinguée que la vôtre, et faite au tour, est-il permis de vous négliger quelquefois autant que vous le faites ? Tant pis ; ce matin encore vous marchiez toute courbée, pliée en deux comme une femme de quatre-vingts ans, et cela avec la plus belle taille du monde. J'ai eu mille fois envie de vous dire comme aux enfants : Tenez-vous droite. Ah ! Marquise ! Vous me transportez, Madame ! Madame, vous faut-il quelqu'un pour donner votre billet ? Souhaitez-vous que j'appelle ? Et tout mon coeur ne sera jamais qu'à vous. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sinceres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sinceres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_ARAMINTE *date_1739 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_araminte Me voyez-vous, Ergaste ? Qu'entendez-vous ? Je venais à mon tour rêver dans cette salle. Souhaitez-vous que je vous laisse seul et que je passe sur la terrasse ? Cela m'est indifférent. Toujours de la sincérité ; mais avant que je vous quitte, dites-moi, je vous prie, à quoi vous rêvez tant ; serait-ce à moi, par hasard ? Est-ce à la Marquise ? Vous l'aimez donc ? Et le sait-elle ? Ergaste, entre nous, je serais assez fondée à vous appeler infidèle. Vous-même ; il est certain que vous m'aimiez avant que de venir ici. J'avoue que vous ne me l'avez pas dit ; mais vous avez eu des empressements pour moi, ils étaient même fort vifs. Et si je ne vous avais pas amené chez la Marquise, vous m'aimeriez actuellement. Je ne vous blâme point ; je n'ai rien à disputer à la Marquise, elle l'emporte en tout sur moi. Lui trouvez-vous plus d'esprit qu'à moi ? En quoi me la préférez-vous donc ? Ne m'en faites point mystère. Comment ! Me croyez-vous fausse ? Eh bien ! Est-ce un défaut ? Je n'ai pas cette politesse et cet air de douceur avec tout le monde. Mais il n'est plus question du passé ; voici la Marquise, ma présence vous gênerait, et je vous laisse. Ah ! C'est vous, Lisette ? Nous avons cru qu'Ergaste et la Marquise se promenaient ici. Sur ce pied-là, vous ne vous aimez donc pas, vous autres ? Quoi ! Marton ? Vous me le transportez, Frontin ? Et que savez-vous si je voudrai de lui ? Vous parlez fort mal, Lisette ; ce que j'ai répondu à Frontin ne signifie rien contre Ergaste, que je regarde comme un des hommes les plus dignes de l'attachement d'une femme raisonnable. Allez, Lisette ; vous êtes une impertinente avec vos airs méprisants contre un homme dont je prends le parti, et votre maîtresse elle-même me fera raison du peu de respect que vous avez pour moi. Je le chargerai d'un petit billet, si vous le voulez bien. Marquise, je viens rire avec vous d'un discours sans jugement, qu'un valet a tenu, et dont je sais que vous êtes informée. Je vous dirais bien que je le désavoue, mais je pense qu'il n'en est pas besoin ; vous me faites apparemment la justice de croire que je me connais, et que je sais à quoi m'en tenir sur pareille folie. Que je ne vous gêne point. De cela même. C'est donc par modestie que vous vous méfiez de son jugement ; car il vous a traitée plus favorablement que moi : il a décidé que vous plaisiez davantage, et je changerais bien mon partage contre vous. Je croirais assez la moitié de ce que vous dites. Je ne sais pas trop si je dois vous regarder moi-même ; mais d'où vient que vous hésitez ? J'avoue que vous avez bien des défauts. Vous êtes un homme si particulier ! Un enfant sait mieux ce qu'il vaut, se connaît mieux que vous ne vous connaissez. Défiant sur le bien qu'on vous veut jusqu'à en être ridicule. Toujours concluant que vous déplaisez. Et par là toujours ennemi de vous-même : en voici une preuve ; je gage que vous m'aimiez, quand vous m'avez quittée ? Et qui plus est, c'est que vous m'aimez encore, c'est que vous n'avez pas cessé d'un instant. Quoi donc ? En votre faveur ! mais vous êtes bien hardi ; vous avez donc compté que je vous pardonnerais ? Cela est vrai, et je ne vous aime plus ; mais quand le notaire viendra, nous verrons. Tenez ; voilà de quoi répondre. Notre contrat était presque passé avant le vôtre. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sinceres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sinceres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_ERGASTE *date_1739 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_ergaste Hem ! Qu'est-ce qui me prie ? Ah ! Oui, j'entends. Oui, voilà qui est fini, vous dis-je, j'entends. Ah ! Madame, je vous demande pardon ; je croyais parler à Lisette. J'y étais à peu près dans le même dessein. Comme il vous plaira, Madame. Non, Madame. Oui, Madame. Beaucoup. Pas encore, j'ai différé jusqu'ici de le lui dire. Moi, Madame ? Vous m'excuserez, Madame. Cela est vrai. Je crois que la chose était immanquable. Je ne dis pas cela ; votre figure ne le cède pas à la sienne. Non, vous en avez pour le moins autant qu'elle. C'est que, si elle vient à m'aimer, je m'en fierai plus à ce qu'elle me dira, qu'à ce que vous m'auriez dit. Non ; mais vous êtes si gracieuse, si polie ! Oui ; car votre douceur naturelle et votre politesse m'auraient trompé, elles ressemblent à de l'inclination. Je suis assez content de tout ce qu'elle m'a dit ; elle m'a parlé assez uniment. Et moi, j'en connais une ; devinez-vous qui c'est ? Eh, parbleu ! C'est vous, Marquise ; où voulez-vous que je la prenne ailleurs ? Quand je dis vous, Marquise, c'est sans faire réflexion que vous êtes là ; je vous le dis comme je le dirais à un autre. Je vous le raconte. Oui, vous m'avez surpris ; je ne m'attendais pas à un caractère comme le vôtre. Quoi ! Dire inflexiblement la vérité ! La dire à vos amis même ! Quoi ! Voir qu'il ne vous échappe jamais un mot à votre avantage ! Revenons à vos originaux ; quelle sorte de gens était-ce ? Ah ! La risible créature ! Ah ! Ah ! Ah ! Je voudrais bien que le personnage vous entendît. Vous avez raison. Ah ! Ah ! Ah ! Il est vrai que, si elle a trente ans, elle est à peu près votre aînée de deux. Est-ce là tout ? Un peu de variété ne gâte rien. Il est constant qu'il est de certaines têtes sur lesquelles elles en imposent. Plus que je ne puis dire. Prenez garde aussi de m'estimer trop. Oh ! De celle-là, vous vous en passeriez bien, vous l'avez de trop. Il n'y a qu'à le dire à Frontin que je vois. Frontin ! Suivez Madame, elle va vous donner une lettre, que vous remettrez à celui que je fais partir pour Paris. Et moi je vais faire mes paquets. Qu'est-ce donc, Dorante, il me semble que tu cries ? Est-ce ce coquin-là qui te fâche ? Qu'as-tu donc fait, malheureux ? Non, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie-là, butor ? La Marquise est aimable et non pas belle. Sans aller plus loin, Madame a les traits plus réguliers qu'elle. Quoi ! Dorante, c'est là ce qui t'irrite ? À quoi songes-tu donc ? Eh mais je suis persuadé que la Marquise elle-même ne se pique pas de beauté, elle n'en a que faire pour être aimée. Je te demande grâce pour lui, et je suis sûr que la Marquise te la demandera elle-même. Au reste, j'étais venu savoir si vous n'avez rien à mander à Paris, où j'envoie un de mes gens qui va partir ; peut-il vous être utile ? Allons, Madame, vous me le donnerez à moi-même. Madame va me remettre un billet pour être porté à Paris ; et je reviens ici dans le moment, Madame. Je suis charmé de vous trouver seule, Marquise ; je ne m'y attendais pas. Je viens d'écrire à mon frère à Paris ; savez-vous ce que je lui mande ? Ce que je ne vous ai pas encore dit à vous-même. Que je vous aime. Ce n'est pas là tout ; je lui marque encore une chose. Que je croyais ne vous pas déplaire. Je vous reconnais à cette réponse franche. À ma première lettre, si vous voulez, je manderai tout net que je vous épouserai bientôt. Et comme on peut se marier à la campagne, je pourrai même mander que c'en est fait. C'est que ce sont de ces choses qui vont tout de suite, quand on s'aime. Vous avez raison ; aussi vous aimé-je de tout mon coeur. Non, d'homme d'honneur : passe pour autant une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimé autant ; pour plus, je n'en ai pas l'idée ; je crois même que cela ne serait pas possible. Mais ce sont des grâces différentes ; elle en avait infiniment. Ma foi, je serais fort embarrassé de décider là-dessus. Je n'en crois rien. Elle avait plus de grâces ! mais c'est ce qui est indécis, et si indécis, que je penche à croire que vous en avez bien autant. Non. Je n'en doute pas ; je sais votre indifférence là-dessus, d'autant plus que si cette égalité n'y est point, ce serait de si peu de chose ! Ah ! Ah ! Ah ! votre badinage me charme ; il en sera donc ce qu'il vous plaira ; l'essentiel est que je vous aime autant que je l'aimais. Oui, je me suis senti quelque envie de l'aimer ; mais la difficulté de pénétrer ses dispositions m'a rebuté. On risque toujours de se méprendre avec elle, et de croire qu'elle est sensible quand elle n'est qu'honnête ; et cela ne me convient point. Oh ! Jamais, et voici ce que j'en pense : Araminte a de la beauté, on peut dire que c'est une belle femme. Pour vous, Marquise, vous plaisez plus qu'elle. Mais de quoi riez-vous donc ? Il me semble cependant qu'une certaine régularité de traits... Du baroque à Araminte ! Moi, je vous fais effroyable ? J'ai dit que votre partage était de plaire plus qu'elle. Je puis m'être trompé, cela m'arrive souvent ; je réponds de la sincérité de mes sentiments, mais je n'en garantis pas la justesse. Le plus grand défaut de ma sincérité, c'est qu'elle est trop forte. Quant à vos esprits, le vôtre me paraît bien vif, bien sensible, bien délicat. C'est un sot, il en a dit beaucoup trop : il est faux que je l'aie applaudi ou loué : mais comme il ne s'agissait que de la beauté, qu'on ne saurait contester à Araminte, je me suis contenté de dire froidement que je ne voyais pas qu'il eût tort. Sans doute. Oui ; et j'ai même ajouté, par une estime particulière pour vous, que vous seriez de mon avis vous-même. Voyons. Après, Madame ? Fort bien. Et de Dorante, que m'en direz-vous, Madame ? J'ai tort aussi, très tort : mais ce qui me surprend, c'est qu'une figure aussi chétive que la mienne, qu'un homme aussi désagréable, aussi revêche, aussi sottement infatué de lui-même, ait pu gagner votre coeur. Il vous en a fallu un des plus déterminés pour pouvoir m'aimer avec de si terribles défauts, qui sont peut-être vrais, dont je vous suis obligé de m'avertir, mais que je ne savais guère. Je tâcherai d'en profiter ; tout ce que je crains, c'est qu'un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute. Vous me rassurez. Quelle heure est-il ? Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille ? Je suis d'avis de vous laisser ; vous me paraissez rêver. Je vous en remercie, et je vous quitte ; je suis votre serviteur. Madame, je ne lui en dirai plus rien. Je ne sais si je dois me présenter devant vous. C'est que mon peu de mérite et ma mauvaise façon m'intimident ; car je sais toutes mes vérités, on me les a dites. Auriez-vous le courage de me les passer ? D'accord. Ah ! Que me voilà bien ! C'est que je ne mérite pas qu'on m'en veuille. Et que je déplairai toujours. Cela n'est pas douteux. Je ne l'ai cru autrement que par pure imbécillité. Pas d'une minute. De quelle part ? Eh ! Où est-elle donc ? Dites-lui que je les lui rends dans la salle où je suis. Vous n'êtes pas au fait de mon caractère ; je ne suis peut-être pas mieux au fait du vôtre ; quittons-nous, Monsieur, actuellement nous n'avons point d'autre parti à prendre. Le conseil est bon, je vais dans un moment l'assurer de ma parfaite obéissance. Madame, j'ai encore une chose à vous dire. Je soupçonne que le notaire est là dedans qui passe un contrat de mariage ; n'écrira-t-il rien en ma faveur ? Je ne le mérite pas. Eh ! Non, Madame, mais à qui ? Ah ! Dorante, que j'en ai de joie ! C'est fort bien fait. Madame, dirai-je aussi que je me marie ? Ceci vous l'apprend, Marquise. On me fait grâce, tout fluet que je suis. Oui, c'est Madame que j'aime, que j'aimais, et que j'ai toujours aimée, qui plus est. Et jamais vous ne sortirez du mien. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sinceres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sinceres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1739 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Ah ! Monsieur Frontin, puisque je vous trouve, vous m'épargnez la peine de parler à votre maître de la part de ma maîtresse. Dites-lui qu'actuellement elle achève une lettre qu'elle voudrait bien qu'il envoyât à Paris porter avec les siennes, entendez-vous ? Adieu. Il ne me retient point, c'est bon signe. Allez donc. Mais il serait bon de le prévenir, de crainte... Oh ! Je reste donc pour prendre mes mesures, suivant le temps qu'il vous plaira de prendre pour vous déterminer. Bien vous en prend, car je suis muette. Je me tais cependant. Ce garçon-là ne m'aime point : je puis me fier à lui. Moi ? Je ne vous trouve rien. De votre figure ? Mais est-ce que vous en avez une ? Je ne la voyais pas. Auriez-vous par hasard dans l'esprit que je songe à vous ? Ah ! Ah ! Ah ! Vous pouvez vous vanter que vous êtes pour moi tout comme si vous n'étiez pas au monde. Et moi, comment me trouvez-vous, à mon tour ? Tout de bon ? Le bruit en court. Grand merci ! Vous êtes mon homme ; voilà ce que je demandais. On appelle cela avoir peur de son ombre. Monsieur le fat, j'ai votre affaire. Dubois, que Monsieur Dorante a laissé à Paris, et auprès de qui vous n'êtes qu'un magot, a toute mon inclination ; prenez seulement garde à vous. Qu'elle le garde. Grâce au ciel, nous voici en état de nous entendre pour rompre l'union de nos maîtres. Ils s'imaginent sympathiser ensemble, à cause de leur prétendu caractère de sincérité. Il y a bien des choses dans ce portrait-là : en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique ; elle est sans quartier sur vos défauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualités ; impitoyablement muette à cet égard, et muette de mauvaise humeur ; fière de son caractère sec et formidable qu'elle appelle austérité de raison ; elle épargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible à l'amitié, pourvu qu'elle y prime : il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grâces : c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet ; vous êtes à elle, vous la servez, et elle vous voit faire. Généreuse d'ailleurs, noble dans ses façons ; sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur coeur du monde ; vos louanges la chagrinent, dit-elle ; mais c'est comme si elle vous disait : Louez-moi encore du chagrin qu'elles me font. Quant à moi, j'ai là-dessus une petite manière qui l'enchante ; c'est que je la loue brusquement, du ton dont on querelle ; je boude en la louant, comme si je la grondais d'être louable ; et voilà surtout l'espèce d'éloges qu'elle aime, parce qu'ils n'ont pas l'air flatteur, et que sa vanité hypocrite peut les savourer sans indécence. C'est moi qui l'ajuste et qui la coiffe ; dans les premiers jours je tâchai de faire de mon mieux, je déployai tout mon savoir-faire. Eh mais ! Lisette, finis donc, me disait-elle, tu y regardes de trop près, tes scrupules m'ennuient. Moi, j'eus la bêtise de la prendre au mot, et je n'y fis plus tant de façons ; je l'expédiais un peu aux dépens des grâces. Oh ! Ce n'était pas là son compte ! Aussi me brusquait-elle ; je la trouvais aigre, acariâtre : Que vous êtes gauche ! Laissez-moi ; vous ne savez ce que vous faites. Ouais, dis-je, d'où cela vient-il ? Je le devinai : c'est que c'était une coquette qui voulait l'être sans que je le susse, et qui prétendait que je le fusse pour elle ; son intention, ne vous déplaise, était que je fisse violence à la profonde indifférence qu'elle affectait là-dessus. Il fallait que je servisse sa coquetterie sans la connaître ; que je prisse cette coquetterie sur mon compte, et que Madame eût tout le bénéfice des friponneries de mon art, sans qu'il y eût de sa faute. Et ton maître ? Ah çà, profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble ; inventons, s'il le faut ; mentons : peut-être même nous en épargneront-ils la peine. C'est-à-dire que vous êtes né menteur ; chacun a ses talents. Ne pourrions-nous pas imaginer d'avance quelque matière de combustion toute prête ? Nous sommes gens d'esprit. Chut ! Voici ton maître. Je n'ai pas le temps, il faut que je m'en aille. Oui, tu n'as qu'à te trouver ici dans un quart d'heure. Adieu. Soit. Oui, Monsieur. Madame la Marquise vous prie de n'envoyer votre commissionnaire à Paris qu'après qu'elle lui aura donné une lettre. Je vous dis qu'elle vous prie de n'envoyer votre messager qu'après qu'il aura reçu une lettre d'elle. C'est Madame la Marquise. Cela est bien heureux ! Heu ! Le haïssable homme ! Eh bien ! Me voilà revenue ; qu'as-tu imaginé ? Que veux-tu dire ? À quoi cela nous mènera-t-il ? Oh ! Belle demande ! Cela est si clair ! Non, Madame, mais nous parlions d'eux, à votre profit. On ne peut pas moins. Et la mienne veut que je rende justice à Monsieur. Laissons là ce détail ; vous aimez toujours ma maîtresse ; dans le fond elle ne vous haïssait pas, et c'est vous qui l'épouserez, je vous la donne. Madame a raison, tu ne lui ferais pas là un grand présent. À la bonne heure ; je le trouvais un homme fort ordinaire, et je vais le regarder comme un homme fort rare. Voyez donc cet animal ; c'est bien à toi à parler d'elle : tu nous fais là une belle comparaison. Pardi ! Voilà bien du bruit pour un petit mot ; c'est donc le phénix, Monsieur Ergaste ? À Monsieur, Madame ; je viens vous avertir d'une chose, Monsieur. Vous savez que tantôt Frontin a osé dire à Dorante même qu'Araminte était beaucoup plus belle que ma maîtresse ? Oui, Madame, et Frontin vous mettait bien au-dessous d'Araminte, elle présente et moi aussi. Qui laissait dire. Ce que je veux apprendre à Monsieur, c'est que Frontin dit qu'il est arrivé dans le temps que Dorante se fâchait, s'emportait contre lui en faveur de Madame. Oui, Madame ; sur quoi Frontin dit donc que vous êtes arrivé, Monsieur ; que vous avez demandé à Dorante de quoi il se plaignait, et que, l'ayant su, vous avez extrêmement loué son avis, je dis l'avis de Frontin ; que vous y avez applaudi, et déclaré que Dorante était un flatteur ou n'y voyait goutte ; voilà ce que cet effronté publie, et j'ai cru qu'il était à propos de vous informer d'un discours qui ne vous ferait pas honneur, et qui ne convient ni à vous ni à Madame. Eh bien, Madame ! Que dites-vous d'Ergaste ? Est-il assez étrange ? Fort bien ; c'est-à-dire que nous sommes tous des aveugles. Toute la terre s'accorde à dire que vous êtes une des plus jolies femmes de France, je vous épargne le mot de belle, et toute la terre en a menti. Oh ! Vraiment, oui ; le témoignage d'un hypocondre est bien plus sûr. Où a-t-il donc pris des yeux ? Vous m'impatientez. Je sais bien qu'il y a des minois d'un mérite incertain, qui semblent jolis aux uns, et qui ne le semblent pas aux autres ; et si vous aviez un de ceux-là, qui ne laissent pas de distinguer beaucoup une femme, j'excuserais votre méfiance. Mais le vôtre est charmant ; petits et grands, jeunes et vieux, tout en convient, jusqu'aux femmes ; il n'y a qu'un cri là-dessus. Quand on me donna à vous, que me dit-on ? Vous allez servir une dame charmante. Quand je vous vis, comment vous trouvai-je ? Charmante. Ceux qui viennent ici, ceux qui vous rencontrent, comment vous trouvent-ils ? Charmante. À la ville, aux champs, c'est le même écho, partout charmante ; que diantre ! Y a-t-il rien de plus confirmé, de plus prouvé, de plus indubitable ? Pardi ! vous avez un furieux penchant à vous rabaisser, je n'y saurais tenir ; la petite opinion que vous avez de vous est insupportable. Tenez, il vous est venu tantôt compagnie ; il y avait des hommes et des femmes. J'étais dans la salle d'en bas quand ils sont descendus, j'entendais ce qu'ils disaient ; ils parlaient de vous, et précisément de beauté, d'agréments. Oui, en descendant : mais il faudra que votre misanthrope les redresse, car ils étaient aussi sots que moi. Des bêtises, ils n'avaient pas le sens commun ; c'étaient des yeux fins, un regard vif, une bouche, un sourire, un teint, des grâces ! Enfin des visions, des chimères. Oh ! Vous me feriez mourir ; la porte était fermée sur moi. Il n'en est pas moins outré des impertinences de Frontin dont il a été témoin. Allez, Monsieur, il vous apprendra que Madame est laide. Oui, laide, c'est une nouvelle découverte ; à la vérité, cela ne se voit qu'avec les lunettes d'Ergaste. Je suis de même ; on est fâché du bien qu'on dit d'elle. Lui ? Je ne lui donne pas six mois sans avoir besoin d'être enfermé. Voyons comment Madame se tirera de ce pas-ci. Il faut répondre. Mais cet Ergaste est si hypocondre, qu'il a l'extravagance de trouver Araminte mieux que vous. Oh ! Oui ; le plus souvent cela va comme cela peut. Oui, Madame, voilà la table, et je cours au notaire. Tenez, Monsieur, voilà ce qu'on vous envoie. De celle de ma maîtresse. Dans son cabinet, d'où elle vous fait ses compliments. Ouvrez, ouvrez. Ce n'est pas la peine ; vous l'allez voir paraître, et je ne suis envoyée que pour vous préparer sur votre disgrâce. Non, cela serait trop fort pour moi ; mais je te permets de baiser ma main, pendant que je détourne la tête. **** *creator_marivaux *book_marivaux_sinceres *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_sinceres *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FRONTIN *date_1739 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_frontin Serviteur. On dirait qu'elle ne se soucie point de moi : je pourrais donc me confier à elle, mais la voilà qui s'arrête. Il n'y a rien qui presse ; Monsieur a plusieurs lettres à écrire, à peine commence-t-il la première ; ainsi soyez tranquille. Je n'en irai pas un moment plus tôt, je sais mon compte. Ah ! Nous y voilà ; je me doutais bien que je ne lui étais pas indifférent ; cela était trop difficile. De conversation, il ne faut pas en attendre, je vous en avertis ; je m'appelle Frontin le Taciturne. Coiffée comme vous l'êtes, vous aurez de la peine à me le persuader. Oui, vous vous taisez en parlant. Tenez, je vous vois venir ; abrégeons, comment me trouvez-vous ? Je dis, que pensez-vous de ma figure ? C'est que ces accidents-là me sont si familiers ! Vous venez de me voler ma réponse. Vous êtes jolie, dit-on. Sans ce bruit-là, je n'en saurais pas le moindre mot. Vous me rassurez, mon mérite m'avait fait peur. Je voudrais pourtant de votre part quelque chose de plus sûr que l'indifférence ; il serait à souhaiter que vous aimassiez ailleurs. Marton, l'incomparable Marton, qu'Araminte n'a pas amenée avec elle, et devant qui toute soubrette est plus ou moins guenon, est la souveraine de mon coeur. Oui, ma fille : rompons, brisons, détruisons ; c'est à quoi j'aspirais. Pourrais-tu me dire au juste le caractère de ta maîtresse ? Ah ! L'espiègle ! Ah ! Le bon petit caractère pour nos desseins ! Oh ! Ce n'est pas de même ; il dit ce qu'il pense de tout le monde, mais il n'en veut à personne ; ce n'est pas par malice qu'il est sincère, c'est qu'il a mis son affection à se distinguer par là. Si, pour paraître franc, il fallait mentir, il mentirait : c'est un homme qui vous demanderait volontiers, non pas : M'estimez-vous ? Mais : Etes-vous étonné de moi ? Son but n'est pas de persuader qu'il vaut mieux que les autres, mais qu'il est autrement fait qu'eux ; qu'il ne ressemble qu'à lui. Ordinairement, vous fâchez les autres en leur disant leurs défauts ; vous le chatouillez, lui, vous le comblez d'aise en lui disant les siens ; parce que vous lui procurez le rare honneur d'en convenir ; aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-même ; il en dit plus qu'il n'en sait. À son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacité, il est si borné, quelquefois si imbécile. Je l'ai entendu s'accuser d'être avare, lui qui est libéral ; sur quoi on lève les épaules, et il triomphe. Il est connu partout pour homme de coeur, et je ne désespère pas que quelque jour il ne dise qu'il est poltron ; car plus les médisances qu'il fait de lui sont grosses, et plus il a de goût à les faire, à cause du caractère original que cela lui donne. Voulez-vous qu'il parle de vous en meilleurs termes que de son ami ? Brouillez-vous avec lui, la recette est sûre ; vanter son ami, cela est trop peuple : mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilà le beau ! Je te l'achèverai par un trait. L'autre jour, un homme contre qui il avait un procès presque sûr vint lui dire : Tenez, ne plaidons plus, jugez vous-même, je vous prends pour arbitre, je m'y engage. Là-dessus voilà mon homme qui s'allume de la vanité d'être extraordinaire ; le voilà qui pèse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procès pour gagner la réputation de s'être condamné lui-même : il fut huit jours enivré du bruit que cela fit dans le monde. Oh ! Je ne me soucie pas de cette épargne-là. Je mens fort aisément, cela ne me coûte rien. Attends ; je rêve. Allons donc achever ailleurs. Eh bien ! Dès qu'il n'y sera plus, auras-tu le temps de revenir ? Je te dirai ce que j'imagine. Eh ! À propos, puisque voilà Ergaste, parle-lui de la lettre de Madame la Marquise. Monsieur, Lisette a un mot à vous dire. Conserve-lui ces bons sentiments, nous en ferons quelque chose. Monsieur ? Il est lui-même chez Madame qui attend la lettre. Ils me paraissent bien satisfaits tous deux. Oh ! N'importe, cela ne saurait durer. Toutes réflexions faites, je conclus qu'il faut d'abord commencer par nous brouiller tous deux. Je n'en sais encore rien ; je ne saurais t'expliquer mon projet ; j'aurais de la peine à me l'expliquer à moi-même : ce n'est pas un projet, c'est une confusion d'idées fort spirituelles qui n'ont peut-être pas le sens commun, mais qui me flattent. Je verrai clair à mesure ; à présent je n'y vois goutte. J'aperçois pourtant en perspective des discordes, des querelles, des dépits, des explications, des rancunes : tu m'accuseras, je t'accuserai ; on se plaindra de nous ; tu auras mal parlé, je n'aurai pas mieux dit. Tu n'y comprends rien, la chose est obscure, j'essaie, je hasarde ; je te conduirai, et tout ira bien ; m'entends-tu un peu ? Paix ; voici nos gens qui arrivent : tu sa le rôle que je t'ai donné ; obéis, j'aurai soin du reste. Point du tout, nous venons tout à l'heure de rompre ce mariage, Lisette et moi, dans notre petit conseil... Mon étoile ne veut pas que je rende justice à Mademoiselle. Nous avions déjà conclu d'affaire avec d'autres, et Madame loge chez elle la petite personne que j'aime. Vous l'avez dit, Madame ; mon amour est de sa façon. Quant à Mademoiselle, son coeur est allé à Dubois, c'est lui qui le possède. Et c'est Madame à qui je prends la liberté de transporter mon maître. Pour le moins aussi rare que ta maîtresse (soit dit sans préjudice de la reconnaissance que j'ai pour la bonne chère que j'ai fait chez elle). Monsieur, je défends mon maître. Qu'appelles-tu une comparaison ? Ta maîtresse en est-elle un plus que nous ? Monsieur, je suis indigné : qu'est-ce donc que sa maîtresse a qui la relève tant au-dessus de mon maître ? On sait bien qu'elle est aimable ; mais il y en a encore de plus belles, quand ce ne serait que Madame. Monsieur, si la sincérité loge quelque part, c'est dans votre coeur. Parlez : la plus belle femme du monde est-ce la Marquise ? Comme un ange ! J'ai prononcé de même sur ces deux articles, et Monsieur s'emporte ; il dit que sans vous la dispute finirait sur mes épaules ; je vous laisse mon bon droit à soutenir, et je me retire avec votre suffrage. Enfin nous voilà délivrés l'un de l'autre ; j'ai envie de t'embrasser de joie. Non ; voilà mon transport passé, et je te salue en détournant la mienne.