--- identifier: boyer_judith creator: Boyer, Claude ; Georges Forestier. date: 1695 title: Judith. Tragédie --- JUDITH TRAGÉDIE Par Mr. BOYER, de l'Académie Françoise. A PARIS, Chez MICHEL BRUNET, à l'entrée de la Grande Salle du Palais, au Mercure Galant. M DC. XCV. *AVEC PRIVILEGE DU ROY.* Édition critique établie par Thomas Marlat sous la direction de Georges Forestier (1998) # Avant-propos. À la suite des travaux entrepris par nos prédécesseurs autour de l'abbé Claude Boyer et de son œuvre, il nous a semblé que l'on pouvait sans doute établir une interprétation de certains événements plus en faveur de notre auteur : c'est le cas de la réception de Judith. Par ailleurs, cette tragédie nous a paru exemplaire d'une part de la maîtrise dramatique de Boyer, en ce qu'elle est le couronnement de plus de cinquante ans de carrière, et d'autre part de la question du théâtre qui se posait de manière radicale en cette fin de siècle marquée par le jansénisme. # Biographie de Claude Boyer. Claude Boyer naquit en 1618, pense-t-on, à Albi, en Gascogne, dans une bonne famille. C'est là aussi qu'il effectua ses études dans le collège tenu par les Jésuites. Il y acquit une profonde connaissance la tragédie grecque, de la littérature latine, et surtout de la rhétorique, où il brilla particulièrement. Son goût pour le théâtre se développa au fur et à mesure des représentations des troupes ambulantes, mais aussi des pièces montées par les élèves, que la pédagogie jésuite encourageait. Boyer, élève en rhétorique, y participa sans doute. C'est aussi ce qui l'a certainement rapproché de Michel Le Clerc, son camarade d'études, à tel point que tous deux écrivirent en même temps chacun une pièce sur un sujet antique assez voisin : Boyer composa la *Porcie romaine* tandis que Le Clerc écrivait la *Virginie romaine*. Boyer, bachelier en théologie, et son condisciple qui se destinait au barreau se rendirent tous deux à Paris en 1645, accompagnés de leurs œuvres. Là, sur la recommandation de l'évêque d'Albi, Monseigneur Douillon du Lude, l'Hôtel de Rambouillet leur ouvrit ses portes. À ce sujet, l'abbé Genest, successeur de Boyer à l'Académie française, dit dans son discours de réception que : Dans ses jeunes années, il trouva l'appui d'une noble famille, dont le nom nous sera toujours cher, qui sembla l'adopter, parce que tous les gens d'esprit paroissoient naturellement en être [1]. Boyer compta donc bientôt parmi les poètes protégés du Salon, et c'est à Madame de Rambouillet que fut dédicacée la Porcie Romaine. Cette pièce, jouée à l'Hôtel de Bourgogne en 1646, connut un grand succès et valut à Boyer l'éloge et l'amitié de Chapelain, dont le jugement était alors considéré comme l'un des plus autorisé en matière de Lettres. Boyer écrivit ensuite cinq autres pièces avant d'être interrompu par la Fronde, en 1649. S'ensuivit un silence de onze ans. Boyer eut probablement du mal a trouver un protecteur durant cette période mal connue de sa vie. On sait qu'après la Fronde il fréquenta le Salon de Madame de Scudéry, héritier de la tradition de l'Hôtel de Rambouillet. Il y fut galant malgré son titre d'abbé, ce qui était fort courant en ces temps, et le témoignage en est demeuré sous la forme d'un article dans la *Muse historique* de 1650 (Boyer avait alors trente deux ans) : Boyer, expert en amourettes, Qui lui disoit souvent fleurettes, Mais ne concluoit rien jamais, Pourra bien chercher désormais Quelque autre fille qui l'écoute, Car celle-ci fait banqueroute Non seulement à ses caquets, Mais à tous messieurs les coquets [2]. De fait, Boyer n'a probablement pas prêché à Paris : sa voix « bredouilleuse et stentorée » [3], à l'accent provincial trop marqué, le lui défendait. » Avec le règne du libéral Fouquet, qui reprenait la tradition de mécénat du pouvoir instaurée par Richelieu et quelque peu oubliée entre temps, Boyer revint au théâtre en 1659 et dédicaça sa *Clotilde* au Surintendant. Puis il enchaîna les pièces avec un certain succès, nuancé par quelques échecs. La bienveillance de grands noms, auxquels ses pièces étaient dédicacées, et surtout l'estime de Chapelain lui valurent de figurer en 1662 sur une liste que ce dernier adressa à Colbert, qui voulait récompenser au nom du Roi les gens de Lettres de valeur. Chapelain y précise que : Boyer est un Poëte de Théâtre, qui *ne le cède qu'au seul Corneille* en cette profession, sans que les défauts qu'on remarque dans le dessein de ses Pièces rabattent de son prix ; car les autres n'étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne luy fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail, et s'exprime de même. Ses vers ne se sentent point du vice de son païs, il ne travaille guère en Prose [4]. Il est à noter que Boyer n'a repris son activité dramatique que depuis moins de quatre ans. Ainsi introduit parmi les poètes protégés par la Cour, il poursuivit son ascension. Le succès de la pièce à machine *Les Amours de Jupiter et de Sémélé*, en 1666, lui valut l'honneur de voir figurer le nom du Roi en tête de la dédicace de cette pièce. Cet honneur fut bientôt suivi d'un autre : la même année Boyer fut reçu à l'Académie française. À 48 ans, il rejoignit ainsi son ami Le Clerc, académicien depuis quatre ans déjà. Cette nouvelle dignité ne ralentit pas son abondante production ; il fit en effet représenter dix pièces entre 1669 et 1682. Cependant, alors que sa maîtrise de la composition dramatique s'affirmait clairement, il eut à soutenir une hostilité permanente et orchestrée. Boyer avait, comme tout auteur, ses admirateurs et ses défenseurs [5], et comme tout auteur il connut des succès, dont certains très importants, et quelques échecs [6]. Mais plus qu'un autre, il fut attaqué par ceux que le siècle suivant reconnut coeuré sous la forme d'un article dans la Muse historique de 1650 (Boyer avait alors trente deux ans) : « Boyer, expert en amourettes, Qui lui disoit souvent fleurettes, Mais ne concluoit rien jamais, Pourra bien chercher désormaisQuelque autre fille qui l'écoute, Car celle-ci fait banquerouteNon seulement à ses caquets, Mais à tous messieurs les coquets. » De fait, Boyer n'a probablement pas prêché à Paris : sa voix « bredouilleuse et stentorée », à l'accent provincial trop marqué, le lui défendait. Avec L'art épigrammatique de Racine vint seconder l'auteur satirique [7] et dès lors les pièces de Boyer furent toutes attaquées dès leur sortie, parfois avec succès. De plus, Boyer était du parti des Modernes, ce qui incita sans doute de nombreuses personnes à se joindre à Boileau et Racine pour faire tomber ses pièces ; d'autre part, Furetière, déjà ennemi du protégé de Chapelain, fut exclu de l'Académie française en 1685, alors que Boyer en était le Chancelier, et noircit tellement l'œuvre et la personne de Boyer dans ses écrits contre l'Académie que le Gascon peu habile en matière de réponse aux calomnies ne put rétablir la vérité. Cependant, la réprobation était loin d'être unanime au XVII*e* siècle. Boursault défendit Boyer dans sa *Satire des Satires*, écrite en 1669 contre les visées hégémoniques de Boileau en matière de goût : Boileau y est soutenu en la personne d'un marquis caractérisé par son mauvais goût et son peu de clairvoyance. Le marquis déclare : J'ai beau lire Corneille, et Racine, et Boyer, Je ne vois rien d'égal à Boileau. ... Et il poursuit : Boyer fait mal des vers, à ce compte ? À quoi Boursault répond : Au contraire ; Il seroit mal-aisé de pouvoir en mieux faire ; Il écrit nettement ; et pour dire encore plus, Ses vers ont de la pompe et ne sont point confus. On le voit, et malgré ce qu'en disent les Frères Parfaict [8], l'éloge est sans ambiguïté et rejoint celui de Chapelain, pour qui Boyer « pense fortement dans le détail, et s'exprime de même » [9]. Loin du « fade Boyer » mentionné dans l'épigramme (LI) de Boileau, ou encore des « froids déserts de la Thébaïde » que lui reproche Furetière [10], l'Abbé Genest parle même du « feu de la Poësie » que l'on trouve dans les ouvrages du Gascon. La réponse de l'Abbé Boileau [11] renchérissait en le disant « malgré son *feu*, modéré, malgré le génie de son art, sincère, et malgré celui de sa nation Albi, modeste » [12]. De fait, la froideur dont on accuse Boyer fut loin d'être l'avis général ; cela semble plutôt dénoter un argument de la cabale, repris et amplifié par les commentateurs des siècles suivants. En effet, à l'image de Voltaire, ils vouaient une admiration exclusive à Racine et à Boileau, reprenant les jugements de ceux-ci sur les auteurs. Pour les Frères Parfaict, « Sa Poësie est dure, chevillée, pleine d'expressions froides ou basses, et jamais nulle image » [13]. Au XIX*e* siècle, Fournel écrivait encore que le vers de Boyer était « à la fois faible, dur, mou et enflé » [14]. Cette tradition de silence ou d'anathème s'est poursuivie dans l'histoire littéraire, à quelques exceptions près, méconnaissant la valeur du dramaturge. Enfin, la meilleure preuve que cette réputation est bien le fruit d'une cabale est qu'il fit jouer en 1680 l'une de ses pièces, *Agamemnon*, sous le nom d'un de ses compatriotes, Pader d'Assezan : la pièce connut alors un très grand succès [15] qui démentit la réputation de sécheresse attribuée à Boyer. Mais sitôt que l'auteur, fier de son succès, se fut fait reconnaître [16], la pièce tomba. Boyer relata cet épisode dans la préface d'Artaxerce, qui est très éclairante sur la situation du dramaturge : *Agamemnon* ayant suivi le *Comte d'Essex*, et voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et je laisse afficher et annoncer celui de Mr d'Assezan. Jamais Pièce de Theatre n'a eu un succés plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le Theatre si rempli, qu'on vit beaucoup de personnes de la premiére qualité prendre des places dans le Parterre. ... On soutint, on voulu faire des paris considérables, que je n'avois aucune part à cét Ouvrage ; on aima mieux en donner toute la gloire à un nouveau venu. Le tems et la verité ayant confondu l'imposture et l'envie, je prends quelque confiance de ce dernier succés, et crois pouvoir hazarder mon nom en faisant paroître *Artaxerce*. Il n'en fallut pas davantage pour lui attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber. Boyer abandonna, en partie sans doute par lassitude, la carrière dramatique à l'âge de 65 ans, après l'échec d'*Artaxerce*, joué en 1682, et qui tomba au bout de cinq représentations seulement. Mais en 1691, Madame de Maintenon, sur la recommandation du Père de La Chaise, influent confesseur du Roi, demanda à Boyer une tragédie sur le sujet biblique de Jephté pour Saint-Cyr. Dans son épître dédicatoire au Père de La Chaise, Boyer soulignait le succès de sa pièce : Je vous diray donc qu'il a esté honoré d'un grand nombre de personnes, dont le jugement fait le bon et le mauvais destin des ouvrages d'esprit. De fait, le succès de *Jephté*, représenté deux ans après l'*Esther* de Racine, reprenant l'usage du Choeur et des chants, mis en musique par le même Moreau qui composa la partition d'*Esther*, était propre à réveiller la cabale contre Boyer. On sait que Racine, malgré la distance officielle qu'il avait prise avec la scène profane, continuait officieusement à s'intéresser au Théâtre [17]. Jephté cantonné dans les murs de Saint-Cyr ne pouvait être attaqué. Mais lorsque quatre ans plus tard Boyer fit jouer *Judith*, écrite elle aussi pour Saint-Cyr, à la Comédie Française, le succès initial de la pièce fut assez vite contrarié par les sifflets. L'épigramme de Racine est à peu près tout ce que l'on a retenu de Boyer dans les manuels de Littérature : A sa *Judith*, Boyer, par aventure, Etoit assis près d'un riche caissier ; Bien aise étoit ; car le bon financier S'attendrissoit et pleuroit sans mesure. « Bon gré vous sais, lui dit le vieux rimeur : Le beau vous touche, et n'êtes pas d'humeur A vous saisir pour une baliverne. » Lors le richard, en larmoyant lui dit : « Je pleure, hélas ! de ce pauvre Holoferne, Si méchamment mis à mort par Judith. » Deux ans plus tard, l'Académie Royale de Musique représentait la Tragédie en musique de *Méduse*. Avec elle prenait fin l'une des plus longue carrière dramatique du siècle : Boyer mourut le mardi 22 juillet 1698, âgé de 80 ans. Entre 1646 et 1697, il écrivit et fit représenter près de trente œuvres, seul ou en collaboration : - *La Porcie Romaine.* | Tragédie | 1646 |  - *La Sœur Généreuse.* | Tragi-comédie | 1646 |  - *Porus, ou la Générosité d'Alexandre.* | Tragédie | 1647 | (imprimé en 1648) - *Aristodème.* | Tragédie | 1647 | (imprimé en 1648) - *Tyridate.* | Tragédie | 1648 |  - *Ulysse dans l'Isle de Circé, ou Euryloche foudroyé.* | Tragi-comédie | 1648 |  - *Clotilde.* | Tragédie | 1659 |  - *Frédéric.* | Tragédie | 1659 |  - *La Mort de Démétrius, ou le rétablissement d'Alexandre, Roy d'Epire.* | Tragédie | 1660 |  - *Tigrane.* | Tragédie | 1660 | (non imprimé) - *Policrite.* | Tragi-comédie pastorale | 1662 |  - *Oropaste, ou le faux Tonaxare.* | Tragédie | 1662 |  - *Les Amours de Jupiter et de Sémélé.* | Tragédie | 1666 |  - *Le Jeune Marius.* | Tragédie | 1669 |  - *La Feste de Vénus.* | Comédie Pastorale-Héroïque | 1669 |  - *Policrate.* | Comédie Héroïque | 1670 |  - *Lisimène, ou la jeune Bergère.* | Pastorale | 1672 |  - *Le Fils supposé.* | Tragédie | 1672 |  - *Démarate.* | Tragédie | 1673 | (non imprimé) - *Le Comte d'Essex.* | Tragédie | 1678 |  - *Agamemnon.* | Tragédie | 1680 | (sous le nom de Pader d'Assezan) - *Oreste.* | Tragédie | 1681 | (en collaboration avec Le Clerc. Non imprimé) - *Artaxerce.* | Tragédie | 1682 |  – *Antigone* [18]. | Tragédie | 1686 | (Sous le nom de Pader d'Assezan) - *Jephté*. | Tragédie | 1691 |  - *Judith*. | Tragédie | 1695 |  - *Méduse.* | Tragédie en musique | 1697 |  D'autre part, Boyer fut aussi l'auteur de poésies, odes, élégies, sonnets, épigrammes, pour la plupart de circonstance, comme l'*Epître au Roy sur la Prise de Mons*, une *Ode au Roy*, une autre à Monseigneur le Dauphin [19], ou encore de poèmes chrétiens, comme *Le Portrait de l'Amour Saint ou de la Charité* [20]. Cependant, c'était avant tout un auteur dramatique, et surtout tragique, même s'il écrivit plusieurs tragi-comédies, pastorales et comédies héroïques. Ainsi, l'Abbé Genest le loua pour son œuvre dramatique : Il y en a plus de cinquante ans que sa réputation est établie, et que les Théatres ont retenti de ses ouvrages.... Pour son coup d'essai, il fit paroître une illustre Romaine qui reçut de grands applaudissements, et il a encore plus heureusement fini par une Héroïne sacrée qui attira le concours de tout Paris [21]. Ces mots concluaient justement la longue carrière de cet « homme franc, cordial, bon critique sans être rigoureux, qui découvroit les beautés, excusoit les fautes, faisant grâce aux autres, et souffrant qu'on luy fit justice » [22]. # Réception de Judith. La réception de Judith est à sa manière exemplaire du destin dramatique des pièces de Boyer. Promise comme *Agamemnon* à un long succès, *Judith* fut, selon la légende noire, brutalement écartée de la scène sans raison apparente. Après le succès de *Jephté*, tragédie en trois actes écrite pour Saint-Cyr à la demande du Père de la Chaise, confesseur du roi, on commanda à Boyer une autre pièce biblique sur le thème de Judith. Aidé par l'abbé Têtu, Boyer écrivit donc cette tragédie. On ne sait si elle fut jouée à Saint-Cyr : aucune source connue ne le confirme. En revanche, elle fut créée à la Comédie Française, destin exceptionnel pour une pièce inspirée de l'Écriture Sainte. La Première de *Judith* eut ainsi lieu le vendredi 4 mars 1695. Le contexte était certes favorable à cette nouveauté : la Cour, à l'image de son souverain, se faisait dévote ; de plus, Bossuet venait de publier ses *Maximes et Réflexions sur le Théâtre*, qui fustigeaient le Théâtre profane. L'ouvrage du prédicateur, abondamment inspiré de Saint Augustin, rappelait le danger de l'illusion théâtrale et de la représentation des passions : la pièce de Boyer était comme une réponse à ces exigences, et cela explique en partie son succès. Il ne faudrait cependant pas réduire cette réussite aux seules circonstances, ainsi que l'a fait l'auteur anonyme de *l'Entretien sur le Théâtre au Sujet de la Tragédie de Judith* : Elle *Judith* avoit paru trop à propos : les partisans secrets des spectacles, peu touchés des censures qu'on venait de fulminer contre la Comédie, n'attendoient qu'un prétexte pour y retourner sans scrupule. L'étoile de Judith la fit éclore dans cette conjoncture, et c'en fut assez pour lui attirer mille et mille applaudissements. Cette interprétation, venant d'un ennemi de Boyer, qui de plus ne cesse de citer le nom de Racine pour le couvrir d'éloge, ne saurait éclipser de plus solides raisons de succès de *Judith*. En effet, les admirateurs comme les détracteurs de la pièce s'accordent pour rapporter que celle-ci provoquait une forte émotion dans le public. Lesage écrit, bien qu'ironiquement: Imaginez-vous deux cents femmes assises sur des banquettes, où l'on n'y voit ordinairement que des hommes, et tenant des mouchoirs étalés sur leurs genoux, pour essuyer leurs yeux dans les endroits touchants. Je me souviens surtout qu'il y avait, au quatrième acte, une scène où elles fondaient en larmes, et qui, pour cela, fut appelée *scène des mouchoirs*. Ce que Racine confirme dans l'épigramme qui lui est attribuée : Bien aise était, car le bon financier S'attendrissait et pleurait sans mesure. Les critiques de la pièce portent, on le voit, sur ce qui fait sa réussite. *Le Journal des Savants*, dans son édition du 30 mai 1695, note de manière plus favorable que « le merveilleux et le pathétique y paroissent dans *Judith* dans toute leur force », ce que confirme l'abbé Boileau en parlant des « larmes que Judith a fait répandre ». Cette raison semble donc plus déterminante pour expliquer le succès de *Judith* que le seul climat de dévotion qui régnait dans la société. La pièce fut donc jouée huit fois entre le vendredi 4 mars et le vendredi 18 mars 1695, où elle fut produite à la Cour : 1 239 personnes étaient alors présentes à Versailles, ce qui rapporta à l'auteur la somme inespérée de 206 livres et 14 sols. Puis ce fut la clôture précédant la Semaine Sainte. Boyer profita de la relâche pour faire imprimer sa pièce. C'est à la rentrée que, semble-t-il, la cabale se déchaîna : Lesage, bien que près de trente ans après les événements, rapporte l'anecdote suivante : Mademoiselle de Champeslé, actrice digne d'une éternelle mémoire, faisait le rôle de Judith. Etonnée d'entendre une pareille symphonie, cette actrice, dont les oreilles étoient accoutumées aux applaudissements, apostropha le parterre en ces termes: « Messieurs, nous sommes assez surpris que vous receviez aujourd'hui si mal une pièce que vous avez applaudie pendant le Carême. » Dans ce moment, on entendit une voix qui prononça ces paroles: « les sifflets étaient à Versailles, aux sermons de l'abbé Boileau [23]. » Cette saillie ne doit cependant pas faire croire que la pièce est tombée immédiatement. On trouve en effet chez un compilateur du XIX*e* siècle la sentence suivante : Enfin, la pièce fut jouée à la Cour, où elle perdit toute sa réputation; et personne ne la voulut plus revoir après Pâques. Notons d'abord que l'explication d'un échec de *Judith* consécutif à sa représentation devant la Cour a pour origine une lettre de Racine où celui-ci affirmait à propos du spectacle du vendredi 18 mars : « … je n'ai jamais rien vu de si méprisé que tout cela l'est en ce pays-ci » [24]. C'est sans doute bien plus l'épigramme précédemment citée qui fragilisa la pièce. Quand à la chute brutale de *Judith*, elle ne repose sur aucun fait : en effet, il y eut après cette fameuse reprise encore huit représentations, soit neuf après Pâques, une de plus qu'avant la clôture : or, on sait que les acteurs n'hésitaient pas à interrompre du jour au lendemain une pièce dont l'insuccès était avéré, ce qui était d'ailleurs déjà arrivé à Boyer. Les dates des représentations nous montrent que celles-ci s'étendirent sur dix-huit jours, entre le lundi 11 avril et le vendredi 29 avril. Ces dix-sept représentations, dont neuf eurent lieu après cette prétendue perte de réputation, montrent bien que si la cabale racinienne réussit à compromettre le plein succès de la pièce, elle ne l'ensevelit pas pour autant. Comme les accusateurs de Socrate, les contradicteurs de Boyer invalident leur thèse en les assemblant. Lesage et l'amateur de Racine qu'est l'auteur de l'*Entretien sur le Théâtre au sujet de Judith* expliquent en effet la chute de la pièce par son impression. Lesage écrit ainsi : Alors notre auteur, un peu trop persuadé du mérite de sa tragédie, se hâta d'en faire gémir la presse, si bien qu'elle fut imprimée dans la quinzaine de Pâques, et sifflée à la Quasimodo, c'est-à-dire à la rentrée. De même, on trouve dans l'Entretien : L'emportement du plus grand nombre leur les connaisseurs imposa le silence, et malgré leurs lumières, il fallut qu'ils se contentassent de désapprouver Judith, sans oser la censurer. Mais ils n'ont été que trop vengés par les événements: cette pièce si brillante sur le Théâtre, n'a séduit personne sur le papier. Dénuée du fard de l'action, elle n'a pu se soutenir au grand jour: le dégoût a succédé à l'empressement; et les plus zélés des approbateurs ont eu honte du premier jugement qu'ils en avoient porté. On le voit, pour ces deux témoins, à une approbation générale succède une désapprobation tout à fait unanime dès l'impression de la pièce. Là encore, ce sont les faits qui rétablissent la vérité : l'achevé d'imprimé porte la date du 23 avril 1695, soit douze jours après la reprise; les sifflets s'étaient déjà manifestés, et six représentations avaient eu lieu depuis. Dans leur souci de justifier par le goût de la Cour ou par les règles des doctes l'échec de la pièce, ces assertions contradictoires révèlent l'existence de la cabale si présente dans la carrière d'auteur dramatique de Boyer. En effet, on a vu que c'était tantôt une phrase de Racine, tantôt de larges extraits des œuvres de ce même Racine [25] qui formaient les arguments des partisans d'un échec retentissant de Boyer. Nous avons vu plus haut que Racine demeurait bien présent sur la scène par l'intermédiaire de ses épigrammes. *Judith* constituait sans nul doute une ombre dans le tableau de ses gloires: faisant suite au succès de *Jephté*, produite sur la scène de la Comédie Française, honneur qui devait laisser froid l'historiographe du roi, mais non pas le dramaturge avide de succès, elle était en outre une insulte pour la cabale qui avait mis tant de zèle à abattre Boyer depuis tant d'années. De plus, Boyer avait été assisté dans sa composition par un grand ennemi de Racine, l'abbé Têtu. Cela suffit à expliquer le déchaînement de la cabale, qui avait eu durant la relâche plus de trois semaines pour s'organiser. Un autre argument en faveur d'une lutte de partis autour de la pièce est la réponse que fit un admirateur de Boyer à l'épigramme de Racine, preuve que les contemporains n'étaient pas dupes de l'origine des attaques contre *Judith* : Avez vous rien vu de plus méchant qu'Esther ? - Oui, car le même auteur a fait Athalie [26]. De plus, les doctes, contrairement à l'auteur de l'*Entretien*, ne critiquèrent pas la pièce, et l'on trouve dans le Journal des Sçavants du 30 mai 1695, publication de l'Académie, les lignes suivantes : Le merveilleux et le pathétique y paroissent dans toute leur force. Si l'unité de lieu ne s'y trouve pas à la rigueur, c'est un léger défaut qui peut être reproché à presque toutes les pièces qui ont été plus généralement applaudies. Cependant, malgré ce soutien, la cabale atteignit partiellement ses objectifs, et réduisit le prestige de la pièce, sans pour autant la faire tomber. Cette chute, abondamment développée chez les détracteurs de Boyer, n'apparaît pas dans les écrits de contemporains moins engagés dans la querelle. Le même article du Journal des Sçavants dit ainsi : Judith est un essay par où Monsieur Boyer fait voir que les sujets de pieté peuvent estre portez avec succés sur le téatre. Ce succès est aussi mentionné par l'abbé Genest : ... il a encore plus heureusement fini par une Héroïne sacrée qui attira le concours de tout Paris. À quoi renchérit l'abbé Boileau : ... la Poësie Chrétienne, qui n'a pas eu pour lui l'ingratitude de la profane, et qui l'a bien dédommagé par les larmes que Judith a fait répandre. Tous ces témoignages plaident donc pour un succès honnête de *Judith*, fort éloigné du désastre invoqué par ses détracteurs. Lancaster y voit d'ailleurs l'origine de la création à la Comédie, quelques années plus tard, d'une autre pièce religieuse, *Gabinie. Judith*, dernière tragédie de cet auteur courageux, constitue un parfait résumé de la réception des œuvres de celui-ci : appréciée par les contemporains malgré l'acharnement de ses ennemis, la pièce devint un échec retentissant pour les siècles suivants, au mépris des faits. # Sources de Judith. La tragédie de Boyer s'inspire bien évidemment en premier lieu de la structure que lui propose le *Livre de Judith*, dans la Bible. Viennent s'y greffer des situations tirées du *Livre d'Esther*, des éléments empruntés à l'ouvrage de l'abbé Claude Fleury, *Les Mœurs des Israélites*, ainsi qu'une inspiration plus profane : la tragédie de *Scevole* de Du Ryer. # Des sources à la tragédie de Judith. ## Résumé de la pièce. *L'entretien sur le Théâtre au sujet de Judith* fournit un résumé de la pièce dont la pertinence nous a conduit à le reproduire intégralement. Cléante, l'un des protagonistes du dialogue, présente la pièce à ses auditeurs : Judith Béthulienne entreprend la défaite d'Holofernes, et à la faveur de la passion qu'elle luy inspire, trouve moyen de luy oster la vie …. Monsieur Boyer l'a enrichie d'Épisodes, les uns tirez de l'Histoire Sainte, les autres de son invention. Acte I Sc. 1 | Ozias, Gouverneur de Béthulie, se plaint de l'impatience du peuple résolu à se rendre, et demande cinq jours de délay pour implorer le secours du Ciel. Sc. 2 | On luy vient annoncer l'arrivée d'Achior. Sc. 3 | Ce Prince entre et apprend à Ozias, que pour avoir vanté en présence d'Holoferne, la puissance du Dieu d'Israël, ce tyran l'a chassé de son Camp, avec menace de l'envelopper dans les malheurs qu'il prépare aux Israëlites. Il offre de combattre: Ozias veut que ce soit du consentement de Judith. Sc. 4 | Elle survient, et après avoir repris Ozias d'avoir fixé le terme de cinq jours à la miséricorde du Seigneur, se charge d'exécuter les ordres qu'elle en a reçus pour le salut de Béthulie, et sort pour s'y disposer. Sc. 5 | Achior ne comptant pas beaucoup sur ses promesses, va, de concert avec Ozias, chercher Misaël Amant de Judith, pour faire ensemble un effort contre les Assyriens. Acte II Sc. 1 | Misaël instruit par Achior de l'orgueil d'Holoferne et de l'entrprise de Judith, l'informe à son tour de ses chagrins. Sc.2&3 | Ils sont interrompus par Abra qui écarte Achior, pour apprendre à Misaël les soins extraordinaires que Judith a pris de sa parure. Sc. 4 | Cette veuve arrive superbement vétüe, Misaël la questionne sur son dessein, et n'en pouvant tirer les particularitez, sort desespéré pour se rendre au Camp avant elle. Sc. 5 | Judith craignant pour la vie de Misaël, envoye chercher Achior. Sc. 6 | Elle rougit de sa faiblesse et invoque le Seigneur. Sc. 7 | Abra revient suivie d'Achior et de Misaël. Judith après avoir fait ses efforts pour détourner ce dernier de sa résolution, les quitte pour aller au Camp. Sc. 8 | Achior ne pouvant calmer les emportements de Misaël, va prendre avec luy l'ordre d'Ozias, pour faire une sortie sur les ennemis [27]. Acte III Sc. 1 | Holofernes, ennuyé de la longueur du siège, se détermine à prendre Béthulie d'assaut. Sc. 2 | On l'informe d'une sortie des assiégés. Sc. 3 | Autre nouvelle; qu'ils ont été repoussés, mais que l'un d'eux, qui avoit penetré jusques à sa Tente, vient d'estre arrété. Sc. 4 | On amène Misaël qui avoue à Holofernes le dessein qu'il avoit de le tuer. Holofernes luy donne la vie, et l'interroge sur les forces des assiégez, dont Misaël luy fait un récit avantageux. Sc. 5&6 | Mais un Officier annonçant l'arrivée de Judith, elle paroît, et pour flatter Holofernes, luy dit que les Bethuliens sont aux abois, et que le Dieu d'Israël les livre à sa vengeance. Holofernes outré contre Misaël témoin de cet entretien, commande qu'en punition de son imposture on le traîne à la mort. Judith le sauve en représentant que le triomphe d'Holofernes sera pour luy le plus cruel de tous les supplices. Sc. 7 | On le conduit en prison. Holofernes sort. Sc. 8 | Judith va prier l'Eternel hors du Camp idolâtre, pour le succés de son entreprise. Acte IV Sc. 1 | Le quatrième Acte commence par les inquiétudes d'Holoferne sur sa passion naissante; il les pousse jusqu'à résoudre la mort de Judith, pour détruire en elle la cause de son agitation. Sc. 2 | Mais elle paroist, et le Tyran changé par sa présence, luy fait l'aveu de sa flamme. Elle y repond adroitement, et après avoir obtenu la liberté de Misaël, promet de se trouver au repas où l'invite Holofernes, qui sort pour donner quelques ordres. Sc. 3 | Seule avec Abra, elle sent redoubler ses inquiétudes. Sc. 4 | Misaël qui survient, s'abandonne à toute sa jalousie. Sc. 5 | On vient presser Judith de se rendre au lieu du festin; son amant jure de l'y suivre. Sc. 6&7 | Elle y consent, et le laisse prendre résolution de s'éclaircir par luy-même. Acte V Sc. 1 | Revenons à Béthulie, car la scene quitte le Camp pour y retourner.Un Béthulien vient s'éclaircir auprès d'Ozias, du sort de Judith et de Misaël. Sc. 2 | Achior, sur le rapport d'un transfuge, accuse Judith d'intelligence avec Holofernes. Sc. 3 | Misaël, qui vient d'arriver du Camp, déclame contr'elle; après l'avoir vu, dit-il, s'enfermer dans la Tente du Tyran. Sc. 4 | Mais Abra dissipe leurs soupçons, en leur annonçant le retour de Judith, et la manière dont elle a triomphé du Général des Assyriens. Sc. 5 | Un Bethulien apprend que la teste du Tyran vient d'estre exposée sur le rempart par ordre de Judith. Sc. 6 | Elle survient elle-même, envoye Ozias et Achior à la poursuite des ennemis. Sc. 7 | Pour guérir Misael de sa passion, elle luy déclare qu'elle va rentrer dans la retraite, et se dérober aux honneurs du triomphe. ## Construction de *Judith*. Le sujet de Judith avait semble-t-il été refusé par Racine, qui lui préféra celui d'Athalie : comme le remarque à juste titre Cléante dans l'*Entretien sur le Théâtre au sujet de Judith*, l'histoire de Judith est une belle matière pour un Poëme épique, où l'on est quitte pour frapper d'admiration l'esprit d'un Lecteur ébloui. De fait, la source biblique ne contient en soi aucun élément tragique : on y voit certes une action de caractère élevé, Judith sauvant la ville de Béthulie de la menace du général assyrien Holofernes, mais nulle place pour la crainte ou la pitié ; Judith est un personnage sans psychologie, sans doutes, dont le caractère implacable exclut toute pitié, puisqu'elle triomphe sans peine. Quant à Holofernes, son impiété ne saurait exciter la pitié au XVII*e* siècle. Il fallait redéfinir les personnages et l'intrigue, tout en demeurant fidèle au récit biblique. Boyer a donc puisé aux sources précédemment mentionnées pour épaissir son intrigue et la rendre plus conforme aux goûts du siècle. ## Le *Scevole* de Du Ryer. Boyer était confronté à un problème de taille: comment rendre le personnage d'Holoferne, dont l'impiété lui garantissait l'hostilité du public, plus pathétique ? L'adjonction au récit biblique du personnage de Misaël aussi posait un problème : comment montrer le courage de ce personnage, de telle manière qu'il devienne l'un des héros, et non plus le caractère épisodique qu'il semblait destiné à être ? C'est peut-être le siège de Bétulie qui a rappelé à Boyer le siège de Rome par le roi étrusque Porsenna, qui se portait au secours de Tarquin le Superbe chassé par Brutus. Or, en 1647, Du Ryer avait écrit un *Scevole* dans lequel était développé le célèbre acte de bravoure du jeune héros romain ainsi que la clémence du roi étrusque. On y retrouve la sortie avortée des Romains, semblable à celle des Bétuliens, qui permet au plus vaillant d'entre eux de s'infiltrer dans le camp ennemi. Cette vaillance, mise en valeur par le témoignage du soldat assyrien qui décrit l'action à Holoferne, permet de faire de Misaël un héros à part entière : en effet, c'est une valeur essentielle du héros classique, ainsi que le rappelle Jacques Scherer dans *La Dramaturgie classique en France* (p. 21-22) : La valeur militaire est aussi importante au héros classique qu'à son ancêtre, le preux du Moyen Age. L'attitude de défi de Misaël reprenant trait pour trait celle de Scevole est ainsi rendue crédible par le courage militaire du jeune israélite. Il évite ainsi de devoir brûler sa main comme celui-ci. Il n'évite pas cependant la colère d'Holoferne lorsque Judith contredit sa version des faits (III, 6). Mais on assiste alors à une scène qui est très proche de celle que l'on peut observer dans *Scevole* : Judith, comme la Junie de *Scevole*, sollicite le pardon d'Holoferne pour l'attitude de Misaël. Holoferne lui-même est humanisé par sa clémence première à l'égard de Misaël. En accordant son pardon à celui qui a tenté de le faire périr, il montre une magnanimité qui un moment le met au niveau de ses adversaires. Sa passion pour Judith en fait même un personnage galant, et aussi pathétique, dans la mesure où il sent que Judith est un risque pour sa vie (IV, 1). En reprenant ces traits de *Scevole*, Boyer introduit dans *Judith* un caractère à la fois héroïque et galant, et développe par là le charme de la pièce auprès d'une large part de son auditoire s'il faut en croire la chronique, les femmes. ## *Les Mœurs des Israëlites* de l'abbé Fleury. Ce caractère héroïque et galant ne devait cependant pas éclipser le fond de la pièce, qui est la tragédie biblique. On sait que Boyer a travaillé sur *Judith* avec l'aide de l'abbé Testu, académicien comme lui. Pour ne pas mécontenter les doctes et les dévots, autre part importante de son public, il fallait donner à Judith une couleur biblique qui rachèterait les petites entorses faites au récit biblique. Il était paru en 1680 un livre de l'abbé Fleury intitulé *Les Mœurs des Israëlites*, ouvrage qui exposait les usages des Juifs d'après les renseignements contenus dans l'Ancien Testament. Cet ouvrage connut un important succès, puisqu'il fut réédité de nombreuses fois jusqu'en 1750. Or, on retrouve dans *Judith* plusieurs remarques qui sont tirées de ce livre, parfois presque mot pour mot (cf. notes), alors qu'elles sont absentes du *Livre de Judith*. Cette teinture biblique a sans doute contribué à rassurer une partie du public dévot et instruit qui reconnaissait dans certaines répliques de la pièce des traits qu'ils tenaient pour authentiquement bibliques. ## Le *Livre d'Esther*. L'emprunt que Boyer fait au personnage biblique d'Esther consiste principalement dans l'évanouissement de Judith au moment de sa présentation à Holoferne, comme Esther s'évanouit devant Assuérus. Contrairement à l'évanouissement d'Esther, celui-ci est feint, il vise à séduire Holoferne, à endormir sa méfiance pour mieux en triompher. Il contribue ainsi puissamment à la justification dramatique de la passion d'Holoferne pour Judith. # Analyse de Judith. Plutôt que de détailler l'ensemble de la structure de *Judith*, il nous a semblé intéressant d'en relever les points essentiels, qui permettent de dégager l'originalité de la pièce. ## L'admiration. Dans l'*Entretien sur le Théâtre*, Cléante, le thuriféraire de Racine, s'exprime ainsi sur la pertinence du choix du sujet de Judith : Belle matière pour un Poëme épique, où l'on en est quitte pour frapper d'admiration l'esprit d'un lecteur ébloui; mais la Tragédie demande autre chose, c'est au cœur qu'elle en veut, c'est à remuer les passions qu'elle doit sur tout s'attacher. Ostez-luy cet employ, quelque autre secours que vous luy prêtiez d'ailleurs, elle ne subsistera plus. De fait, le personnage de Judith suscite l'admiration, c'est-à-dire à la fois de la stupeur et de l'émerveillement : lorsqu'Achior s'étonne, dans la scène IV du premier acte (v. 161-162), de la confiance immodérée d'Ozias envers Judith, celui-ci se justifie par deux arguments : Et je sens malgré moy, lorsque sa voix m'appelle, Certain charme secret qui m'entraîne vers elle. Et, plus loin : Je respecte le Ciel qui parle par sa voix Le premier argument est celui de la vertu de Judith, c'est à dire la force qui l'anime et laisse étonnés, au sens étymologique, les autres personnages. Le deuxième, plus profond, donne à entendre que Judith est admirable non pas seulement par ses propres mérites, mais par la présence en elle de Dieu dont elle est le messager. C'est le deuxième sens que Boyer s'attache à développer par la bouche d'Ozias ; à la scène V du premier acte, il affirme (v. 224) : Votre destin est grand, et vous le méritez. Ce qui donne à Judith l'occasion de proclamer en elle la présence de Dieu. Ainsi, l'admiration que l'on a pour elle est légitimée : on n'admire pas une femme, mais la puissance de Dieu. Ce motif est répété à plusieurs reprises dans le déroulement de la pièce : lorsqu'Achior, dans la scène VI de l'acte I, se cantonne au premier sens de l'admiration : Judith vous en répond. J'admire sa fierté; Ozias le reprend aussitôt pour affirmer à travers l'audace de Judith la volonté du Ciel. Dans cette perspective de l'admiration, on pourrait aller jusqu'à dire que toute la pièce est construite pour convaincre le public qu'il a raison d'admirer Judith, qui n'est pas un personnage de fiction mais bien l'héroïne de l'Histoire Sainte. Le personnage de Misaël est à cet égard un facteur essentiel pour l'adhésion du public : son aveuglement et son entêtement à ne voir en Judith qu'une femme animée par « les soins et la gloire de plaire » (v. 402) souligne *a contrario* l'inspiration divine de Judith. Il croit d'abord qu'elle veut s'offrir en récompense au vainqueur (II, 2) : Je vois bien que sçachant le pouvoir de ses charmes, Elle veut obtenir le succès de nos armes, Exciter de nos Juifs le courage et les bras, En s'offrant elle-même avec tous ses appas. L'admiration que les hommes ont pour Judith serait alors un émerveillement devant sa beauté. Le spectateur sait qu'il n'en est rien, et cela lui est de plus rappelé par la réplique d'Abra. Le dialogue entre Judith et Misaël de la scène suivante insiste sur cette confusion : Misaël croit avoir compris la source de l'admiration que suscite Judith et s'écrit naïvement : Non, Abra, ce n'est point une beauté mortelle. Loin de discerner l'action de Dieu, il ramène toutes ses observations à sa passion pour Judith. Celle-ci ne s'y trompe pas : Sous quels ornements fragiles, empruntez, Me méconnoissez-vous ? ... Ainsi, le personnage de Misaël est essentiel pour faire ressortir l'inspiration divine de Judith : chacune de ses méprises est contredite aussitôt soit par les autres personnages, soit par l'action, comme lorsqu'Abra rapporte que Judith a tué Holoferne, juste après que Misaël a tenté de flétrir l'admiration de tous pour Judith en montrant qu'elle reposait sur l'illusion née de sa beauté. On sait que Boyer a écrit les Caractères de l'amour profanes, dans lesquels il montre l'aveuglement de la passion : de fait, cet aveuglement perdure jusqu'à la fin pour Misaël ; s'il déclare (V, dernière) : Moy, soupçonner Judith, elle à qui l'Eternel A voulu confier la gloire d'Israël C'est pour aussitôt retomber dans son erreur : Ainsi vous triomphez ... et plus loin : Que de gloire ! Judith triomphe par ses charmes. L'admiration du galant Holoferne est plus perspicace que celle de Misaël. Dans la scène VII de l'acte III, il déclare ainsi : Ah ! Si c'est votre Dieu qui vous prête sa main, Luy seul sera le mien, et déjà je commence De le sentir en vous, d'adorer sa puissance. Mais il touche juste sans vraiment le savoir, car sa réplique peut paraître dictée par la galanterie. Il y ajoute en effet Ses plus beaux traits qu'en vous sa main a retracez M'inspirent des transports... Toutefois cet émerveillement galant est compensé par une intuition tragique. Dans son dialogue avec son ordonnance Vagao (IV, 1), il fait part à celui-ci de ses craintes : Un charme surprenant qui sort de sa personne A jusques dans mon cœur, jusques dans ma raison Fait passer tout d'un coup un funeste poison. Funeste, qui signifie *mortel*, montre la lucidité d'Holoferne: il sait qu'il admire en Judith autre chose que de la beauté, et que cette autre chose est mortelle pour lui. Le terme de charme, qui désigne ici un maléfice et non la beauté physique, renforce la lucidité d'Holoferne aux yeux du public. Aussi la décision de faire périr Judith paraît-elle tout à fait vraisemblable. Il y a donc bien tout au long de la pièce une volonté explicite de Boyer de rendre admirable son héroïne, que ce soit par la louange d'Ozias, d'Achior et d'Abra, la méprise de Misaël, ou la crainte d'Holoferne. L'habileté de Boyer est d'éviter le reproche de pélagianisme que l'on avait adressé aux personnages de Corneille en montrant que cette admiration est due à Dieu dont Judith est la coopératrice, et non à l'héroïne elle-même. Par là, Boyer évite la critique des doctes et des dévots qui avaient éreinté *Polyeucte*. Il garde cependant le principe de l'admiration employé par Corneille pour *Polyeucte* et *Nicomède*. À ce titre, on trouve dans la préface de *Nicomède* (1662) une justification de cette intrusion de l'admiration dans la Tragédie qui constitue une réponse appropriée à l'attaque de Cléante : Ce héros de ma façon sort un peu des règles de la Tragédie en ce qu'il ne cherche point à faire pitié par l'excès de ses malheurs; mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n'excite que de l'admiration dans l'âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art commande de mendier pour leurs misères. Il est bon de hasarder un peu …. Cette préface aurait pu s'appliquer à *Polyeucte*, car c'est dans cette pièce que l'admiration a été introduite comme ressort tragique: comme les héros de *Polyeucte* et de *Nicomède*, Judith n'est pas un personnage de l'antiquité victime du destin, mais une véritable héroïne, c'est à dire un prodige de volonté soutenu par la grâce, ou plutôt ici la force de Dieu, qui non seulement brave le destin, mais en triomphe. ## L'épisode de Misaël. C'est ici qu'intervient le rôle de l'épisode de Misaël : ce personnage, qui n'est pas présent dans la source, introduit dans le récit une dimension nouvelle. On l'a vu plus haut, Boyer essaie de donner à Misaël un rôle essentiel. Il en fait un héros d'abord par la vaillance ; mais il y ajoute une autre dimension, celle du héros malheureux. En effet, Misaël est l'amant malheureux car non aimé en retour, ou du moins pas de la manière qu'il souhaiterait. Dès sa première apparition, il proclame ainsi : Et moi, désespéré, loin du monde et du bruit... (v. 344). Et il s'avoue inconsolable quelques vers plus loin. Au vers 557, il emploie même le terme qui nous occupe : Touché de mon malheur... De fait, Misaël est bien le type du héros malheureux propre à donner un caractère plus tragique à *Judith*. Il introduit dans la dangereuse distance suscitée par l'admiration un lien qui repose sur la pitié, proximité du spectateur avec le personnage souffrant. Ainsi, à la fois vaillant et malheureux, ce héros au nom biblique mais à l'attitude plus proche de celle des preux forme par son action un contrepoint avec l'admiration suscitée par Judith. Lorsque Judith doute de la légitimité de son action, c'est principalement à cause de Misaël : Et quand de toute part je luy Misaël perce le cœur, Je travaille à gagner un tyran que j'abhorre: Et vous y consentez, puissant Dieu que j'adore (v. 941-943). Misaël apporte non seulement une dimension pathétique, mais de plus il contamine les autres personnages. C'est encore lui qui nous révèle l'humanité d'Holoferne prêt à lui faire grâce. Avec un nombre de vers supérieur à celui de Judith pour l'ensemble de la pièce, la présence de Misaël paraît ainsi nécessaire au fonctionnement de la pièce. On peut alors douter de l'affirmation des Frères Parfaict relayée par Lancaster selon laquelle *Judith* aurait été écrite en trois actes pour Saint-Cyr, puis enrichie de l'épisode supplémentaire de Misaël pour constituer cinq actes sur la scène publique. En effet, *Judith* aurait alors été une pièce entièrement différente à laquelle aurait manqué l'équilibre que l'on observe ici : un quart du texte disparaîtrait en ce cas. Quoi qu'il en soit, on ne peut que constater la nécessité que Boyer a su conférer à son épisode. # Judith et la tragédie religieuse. À une époque où le rôle de l'Église est déterminant dans toute la vie sociale, la création de Judith sur la scène publique pose avec une acuité particulière le problème de la Tragédie religieuse. En effet, quelques semaines avant la première représentation de la pièce de Boyer, une violente controverse avait éclaté à propos de la légitimité de la comédie, c'est-à-dire du théâtre. Le dramaturge Boursault avait reproduit en préface d'un recueil de ses pièces la *Lettre d'un théologien à propos de la Comédie* attribuée au père Caffaro, théatin, par la rumeur. Bossuet avait aussitôt envoyé ses objections à celui-ci, avant de les développer et de les rendre publiques en éditant ses *Maximes et réflexions sur la Comédie*. C'est à ce climat d'anathème que l'auteur de l'*Entretien sur le Théâtre au sujet de la Tragédie de Judith* fait une claire allusion lorsqu'il écrit : Les partisans secrets des Spectacles, peu touchés des censures qu'on venait de fulminer contre la Comédie, n'attendoient qu'un prétexte pour y retourner sans scrupule. Si ce « on » désigne Bossuet, il éclaire alors Judith d'une manière particulière : la pièce est ainsi à la fois une défense du théâtre et une reconnaissance ambiguë de l'autorité de l'Église ici représentée par l'évêque de Maux : défense du théâtre en ce qu'elle affirme que « la Comédie doit se faire honneur à elle-même en faisant honneur à la Religion » [28], et par là Boyer sanctifie le profane, et d'autre part feinte soumission, car le problème du théâtre, et surtout des pièces religieuses, est beaucoup plus épineux que Boyer ne semble le dire. Il nous semble ici nécessaire d'effectuer une mise au point historique pour tenter d'expliquer ce paradoxe : l'Église semble plus favorable au théâtre profane, qu'elle combat cependant, qu'au théâtre religieux. ## Attitude de l'Église face au théâtre religieux. Comprendre l'attitude de l'Église à l'égard du théâtre n'est pas immédiat : il faut en effet voir ce qui motive ces choix incohérents en apparence : l'Église a soutenu le théâtre en encourageant les Mystères, puis les a proscrit. Dans *L'Évolution de la Tragédie religieuse classique en France* [29], Kosta Loukovitch dresse un large tableau de cette histoire. Les Mystères du Moyen Âge auxquels participaient des clercs, joués le plus souvent dans les églises, représentaient la Passion du Christ agrémentée de vies de Saints. Derrière le spectacle, il y avait une claire volonté d'édifier et d'instruire l'assistance. Or, ces Mystères devinrent progressivement l'occasion de débordements hors du cadre religieux, notamment par l'adjonction d'intermèdes farcesques. L'Église se prononça donc de plus en plus souvent contre les représentations, d'abord en interdisant aux clercs d'y collaborer, puis même d'y assister. Devant les excès de certains spectacles, la juridiction civile dut elle-même se prononcer dans de nombreux cas : ainsi, le 17 novembre 1748, le Parlement de Paris interdit la représentation des Mystères de la Passion et motiva ainsi sa décision : selon lui, il convient de protéger la Religion contre les profanations de la Scène. En effet, le texte mélange l'Histoire sacrée avec des inventions et des indécences. De plus, la mauvaise conduite des acteurs et leur ignorance discrédite le rôle des personnages saints qu'ils représentent. Enfin, ces représentations sont pour l'auditoire prétexte au désordre et aux rixes, et ce qui est grave, à railler la Religion, qui paraît ridicule devant leurs yeux. Ce n'est donc pas le théâtre lui-même qui est visé, mais l'irrespect de la Religion qui peut s'y trouver. C'est pour cette raison que les confrères de la Passion, malgré leur privilège, durent renoncer à jouer les Mystères à la suite de cet arrêté et louer l'autel de Bourgogne à une troupe de théâtre profane qui jouait les pièces de Hardy, alors même qu'ils conservaient le privilège. ## Explication de cette attitude. La clef nécessaire pour comprendre cette attitude de l'Église catholique romaine – qu'il convient de distinguer de l'Église de France, nous y reviendrons – se trouve dans la *Somme théologique* de saint Thomas d'Aquin. Dans Ia, IIae, Q 167-168, intitulée « Le péché par excès de jeu » [30], le Docteur Commun explore la question de la légitimité du jeu, avec de claires références au jeu dramatique. Il est important de noter que cet article appartient à un chapitre qui traite de la tempérance. Saint Thomas y reprend les opinions formulées par les Pères de l'Église qui l'ont précédé, et par celui qu'il appelle le Philosophe, c'est-à-dire Aristote. Or, les condamnations ne manquent pas envers le théâtre : Tertullien, tout en reconnaissant que le théâtre n'était pas interdit par Dieu, s'insurgeait contre l'esprit païen, les passions brutales et l'indécence du théâtre de son temps. De plus, comment pouvait-on estimer un tel art lorsqu'on méprisait ceux qui l'exerçaient ? St Jean Chrysostome trouve des formules plus lapidaires : le théâtre est école d'oisiveté, perversion de la conscience. Saint Augustin ajoute à l'adresse des nouveaux convertis dans son *De Symbolo ad Cathecumenos* : « fuyez les spectacles, mes bien-aimés, fuyez ces théâtres infâmes du diable ». Ces anathèmes s'adressent en fait davantage au théâtre païen grec et romain, contemporain de ces auteurs, car il véhiculait alors des valeurs ennemies de la Foi chrétienne : une idéologie païenne, le travestissement des comédiens qui entraînait une confusion entre réel et imaginaire, la débauche que l'on trouvait étalée dans ces spectacles. En fait, ce que condamne l'Église n'est pas le théâtre en soi, mais ce qu'il a d'offensant pour la religion et les mœurs. Ainsi, le synode de Tolède de 1473 déclare : « Nous n'avons pas l'intention de supprimer par là les représentations décentes et pieuses, qui incitent le peuple à la piété ». Les arguments repris par saint Thomas participent du même esprit que les précédents. Il cite saint Jérôme : Nous voyons des prêtres qui délaissent les Evangiles et les Prophètes pour lire des Comédies et chanter les vers amoureux des poésies bucoliques. L'auteur de la *Vulgate* condamne ici la mauvaise curiosité intellectuelle, et non le théâtre en soi. Saint Thomas fait suivre cet argument d'un autre argument tiré de la *Poétique* (VI) d'Aristote : l'assistance aux spectacles devient vicieuse par l'excitation à la luxure et à la cruauté qui résulte de ces sciences. Ainsi, le théâtre ne peut être condamné comme intrinsèquement pervers. La deuxième question qui se pose est celle de la légitimité du théâtre dans la cité. N'est-il pas inutile ? Saint Thomas répond à cela en reprenant en partie Aristote : L'âme, comme le corps, a besoin de repos. Or, le repos de l'âme, c'est le plaisir. Le jeu est ainsi réhabilité sous un aspect plus conforme à la vérité chrétienne : il doit être honnête, ne pas faire perdre à l'homme « toute sa gravité », convenir aux circonstances de temps, de personnes et de lieu. Et il ajoute : Toutes ces conditions du jeu doivent être réglées par la raison: il devient ainsi un habitus [31] raisonnable, en d'autres termes une vertu morale. Cette vertu, par cela même qu'elle réprime tout excès dans les jeux, se rattache à la modération. Ainsi, l'appréciation de la légitimité d'un spectacle est confiée à la tempérance éclairée par la prudence, et non à un carcan de règles et d'interdits. Mais saint Thomas va plus loin : il donne une fonction, et par là une nécessité au jeu, notamment dramatique. En effet, il contre Aristote qui affirmait : « les exercices du jeu ont leur fin en eux-mêmes » en montrant que le jeu a une fin supérieure à lui-même de repos de l'esprit. Il est « récréation et repos de l'âme ». Cet argument est de grande portée : le jeu ayant en lui-même sa propre fin détournerait nécessairement de Dieu, qui est la fin de toute chose. Or le repos de l'âme rend celle-ci plus claire, donc plus ouverte à Dieu. Le jeu, et avec lui le jeu dramatique, trouve ainsi une place de choix dans la doctrine chrétienne, à condition qu'il ne soit pas excessif. On a longtemps vu dans saint Charles Borromée, évêque de Milan, un adversaire du théâtre. Il stigmatisait en fait l'engouement exclusif de ses ouailles pour le théâtre, sans s'attaquer à la nature des spectacles. Un autre signe de cette bienveillance de l'Église pour le théâtre se trouve dans le statut des comédiens : c'est le droit romain, et non l'Église, qui qualifiait les comédiens « d'infâmes ». Saint Thomas n'exclut pas plus les comédiens que les autres professions du salut : il reconnaît qu'un comédien peut être aussi vertueux qu'un autre homme, tant qu'il ne se livre pas avec excès à son art, que celui-ci ne devient pas pour lui une fin en soi, ou bien un moyen de s'enrichir [32]. Le jeu est ainsi légitimé (la section suivante s'intitule « le péché par défaut de jeu » ) lorsqu'il reste dans les limites indiquées plus haut. ## Le théâtre et la pédagogie jésuite. Les jésuites ont appliqué avec persévérance cette réflexion sur le jeu dans tout le développement de leur pédagogie. Il nous a semblé pertinent de rapprocher cette analyse de l'histoire de la *Judith* de l'abbé Boyer: en effet, sans être membre de la Compagnie, Boyer avait passé toute sa scolarité dans le collège de sa ville natale tenu par les jésuites. Etant de plus élève en classe de rhétorique, il avait sans doute participé à ces représentations organisées par les pères. Saint Ignace de Loyola parlait lui-même de ces représentations explicitement. Il écrivit ainsi en 1586 : Pour encourager et distraire les élèves et leurs parents et les attacher davantage à notre société, qu'on leur fasse réciter sur le théâtre des vers et des dialogues, suivant l'usage romain. Les Jésuites formèrent donc de nombreuses générations d'élèves avec l'idée de développer l'homme autant que le croyant ; pour eux en effet, tout pouvait servir à louer Dieu, pour peu qu'on le christianise dans le fond en altérant le moins possible la forme. Ils donnaient à jouer des textes romains ou grecs traduits en latin, et parfois des tragédies modernes composées en latin. Le goût de Boyer et de son condisciple Le Clerc pour le théâtre n'est donc pas incohérent avec leur formation. Mais les méthodes de la Compagnie de Jésus étaient en contradiction avec l'attitude de l'Église de France à l'égard du théâtre durant le XVII*e* siècle : celle-ci en effet fort hostile à la représentation théâtrale qui était à ses yeux intrinsèquement perverse. Or, le statut des Jésuites les faisait dépendre non de leur évêque, mais directement du Pape, par l'intermédiaire de leur préfet général nommé par celui-ci. Aussi, leurs collèges ne furent que peu touchés par la tourmente janséniste, et plus généralement augustinienne, qui frappa le XVII*e*. ## L'augustinisme et le théâtre. N'oublions pas tout d'abord que l'hérésie janséniste est une radicalisation de la doctrine augustinienne, comme le montre le titre d'*Augustinus* de l'œuvre de l'évêque Jansénius où sont exposés les dix points qui lui valurent l'excommunication. Par ailleurs, Port-Royal n'était pas le seul lieu acquis à cette interprétation de saint Augustin : les Oratoriens, dont le Cardinal de Bérulle, appartenaient à la même sensibilité. Cette attitude gagna de nombreux ecclésiastiques et finit par former le fer de lance de la tendance gallicane de l'Église de France. Bossuet lui-même était imprégné de la pensée de Pierre Nicole et des autres théologiens de Port-Royal : dans ses *Maximes et réflexions sur la Comédie*, il reprochait au théâtre d'être un danger en soi. En effet, la représentation des passions, même conforme à la bienséance, entraînait un attrait pour ces passions chez le spectateur, qui alors s'efforçait de les reproduire même si l'issue de la tragédie dénonçait clairement cette passion. On conçoit alors le danger que peuvent représenter *Phèdre* ou d'autres tragédies dans une telle perspective d'analyse. Cette doctrine reprenait à peu de chose près celle que saint Augustin formulait, mais en la radicalisant. Elle était si partagée que la *Lettre d'un Théologien illustre par sa qualité et son mérite* située en préface des œuvres de Boursault reçut de très nombreuses réponses, parmi lesquelles on peut ici citer quelques unes : * – *Réponses à la lettre d'un théologien défenseur de la Comédie*, Paris, 1694 de De Level. * – *Réfutation d'un écrit favorisant la comédie*, Paris, 1694, abbé de La Grange. * – *Décision faite à la Sorbonne touchant la Comédie*, ouvrage collectif daté du 20 mai 1694. * – *Réfutation des sentiments relâchés d'un nouveau théologien touchant la Comédie*, Paris, 1694, abbés Laurent et Pégurier. * – *Discours sur la Comédie*, Paris, 1694, abbé Le Brun, oratorien. * – *Sentiments de l'Eglise et des Saints Pères, pour servir de décision sur la Comédie et les comédiens*, Paris, 1694. Et certaines des objections reçues par Boyer étaient de la même nature, ainsi que le montre la *Réponse à la Préface de la tragédie de Judith*, qui fut publiée dans la *Lettre de M. Deprez de Boissy sur les spectacles*. L'auteur y montrait qu'étaler l'Histoire Sainte sur la scène, c'était la profaner. *Judith* sut tirer parti de l'ambiguïté de son statut de pièce religieuse jouée sur la scène publique pour conquérir un vaste public, alors que l'on ne jouait plus de pièces bibliques depuis la moitié du XVII*e*. Elle réussit sans doute, puisque Lancaster rapporte que quelques années plus tard les comédiens ne craignirent pas de jouer une autre pièce biblique, Gabinie. # Le texte de la présente édition. Il existe deux éditions de *Judith*, exécutées en 1695 par l'imprimeur Jean Baptiste Coignard et le libraire Michel Brunet. Les variations de l'une à l'autre ne portent que sur des différences d'orthographe et de ponctuation. Elles sont toutes signalées dans les notes, sauf précision contraire. Grâce à la correction de nombreuses coquilles d'une édition sur l'autre, nous avons pu établir laquelle était postérieure à l'autre, malgré la similitude des dates d'achevé d'imprimer. C'est donc la seconde édition qui sert de référence à notre travail. Par convention, on notera *J1* la première édition B.N. : Yth 9835 ; Arsenal Rf 5653, et *J2* la seconde B.N. : Yth 9836 ; Arsenal Rf 5654. En voici la description : 6 ff. non chiffrés-95 p. ; in-8°. (1) : JUDITH / TRAGEDIE. / *Par Mr.* BOYER, *de l'Académie* / *Françoise.* / (Vignette) / A PARIS, / Chez MICHEL BRUNET, à l'entrée de la Grande / Salle du Palais, au Mercure Galant. / M. DC. XCV. / *AVEC PRIVILEGE DU ROY.* (2) : verso blanc. (3-10) : PREFACE (en dessous d'un bandeau gravé sur bois) (11) : *EXTRAIT DU PRIVILEGE du Roy* (avec l'achevé d'imprimer en date du 23 avril 1695) (12) : ACTEURS. - 95 pages : le texte de la pièce, précédé d'un rappel du titre en haut de la première page (en dessous d'un bandeau semblable à celui de la préface). Pour l'établissement du texte, nous avons suivi la leçon de la seconde édition, en nous livrant aux rectifications d'usage, nécessaires à une parfaite intelligence du texte : * – nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d'un tilde en voyelle + consonne ; * – nous avons décomposé la ligature *&* en *et* ; * – nous avons amendé quelques leçons manifestement incorrectes (corrections signalées dans les notes). * – nous n'avons pas signalé les nombreuses variations purement orthographiques d'une édition à l'autre, dans le souci de ne pas surcharger les notes. # JUDITH TRAGEDIE. ## PREFACE. C'est une erreur qui a infecté beaucoup d'esprits, qu'il étoit presque impossible d'accommoder heureusement au Theatre les Sujets qui sont tirez de l'Ecriture Sainte, et de l'Histoire Chrétienne. Indigné contre une opinion si fausse et si pernicieuse, je crus d'abord qu'elle n'étoit fondée que sur la prévention qui n'examine rien, et dont la force impérieuse entraîne ordinairement la multitude ; mais aprés avoir creusé jusques dans la source de cette erreur, je vis qu'elle venait de l'ignorance de l'art, de la foiblesse du genie, de la sterilité des inventions, et fur tout du peu de gout et de sensibilité qu'on a pour les choses de la Religion [33]. J'avouë qu'il est mal aisé d'assembler tout ce qui est necessaire à la composition de cette sorte d'ouvrages, d'autant plus qu'il y a peu de modelles dans ce genre d'écrire, et peu d'Auteurs qui soient d'humeur de les imiter. La plupart ne font que suivre & marcher aprés les autres ; privez du secours des bons exemples, ils n'osent hazarder un autre langage. C'est une route nouvelle presque inconnue à nos Anciens, et ou ceux qui l'ont suivie aussi bien que les plus habiles de nos Modernes se font quelquefois égarez. Ce qui peut encore les rebuter davantage, c'est qu'étant accoutumez à forger les événemens qui n'ont ni suite ni vray-semblance, à donner de grands noms historiques aux fictions fabuleuses, et à confondre ainsi la verité et le mensonge, ils n'osent avec raison traiter des sujets, qu'on ne peut alterer sans une espece de sacrilege. Ils ignorent le talent d'inventer, ou en font un mauvais usage. Ils ne sçavent pas qu'il consiste à parer la verité [34], non à la defigurer ; à l'enrichir, non à la des-honnorer ; et qu'enfin le secours des Episodes doit soûtenir les Sujets, et non pas les étouffer. Mais ce qui leur paroit de plus rebutant et de plus êpineux, c'est que pour donner à ces ouvrages les ornemens qu'ils demandent, il faut se remplir des grandes veritez de la Religion, et tirer de l'Ecriture sainte ces riches expressions que nous fournit la divine Poësie du Psalmiste et des Prophetes, et qui sont fort au dessus de tout ce que l'ingenieuse et sçavante Antiquité a de plus grand et de plus magnifique. Il faut sçavoir choisir et ménager les sentimens de pieté qui sont amenez par la matiere, et il ne faut en charger ces Poëmes, que lorsqu'ils sont destinez pour des Communautez Religieuses, et des Assemblées particulieres. Le theatre doit instruire et divertir le public, mais les instructions de pieté n'y doivent être ni frequentes ni affectées, il faut qu'elles soient regardées comme des sentiments qui sont attachez aux caracteres des Acteurs, et qui servent à l'action qui se passe sur la Scene. Quand je propose des regles si severes et si sublimes, je n'ai pas la presomption de croire que je les ai entierement remplies dans Judith. Ce Poëme quelque succés qu'il ait eu n'est qu'un essay qui ne donne tout au plus qu'une foible idée de la perfection à laquelle des genies plus élevez que le mien pourroient à peine parvenir. La seule chose dont il m'est permis de m'applaudir, c'est d'avoir choisi un sujet dont la beauté a soutenu ma foiblesse. Je ne sçay par quel hazard il a échapé aux yeux de ceux qui m'ont precedé. Toutes les Histoires peuvent-elles fournir rien de plus élevé et de plus propre pour la grande Tragedie que l'Histoire de Judith ? n'y voit-on pas le merveilleux et le patetique dans toute sa force ? On y voit une Veuve consacrée au Seigneur, devoüée à la cendre et au cilice, dans l'obscurité d'une vie humiliée et penitente, s'arracher subitement à sa retraite, se mettre à la tête d'Israël, commander les Anciens du Peuple, et entreprendre la defaite d'Holoferne, quelle gloire ! quelle grandeur ! quelle merveilleuse nouveauté ! On y voit une Veuve si sage et si reservée quitter ses modestes habits, ajoûter à sa beauté naturelle tout ce que l'artifice et l'orgueil mondain peut inventer de pompeux et de charmant pour surprendre et pour seduire, aller au Camp des ennemis avec cet équipage, exposer sa vertu à la brutalité d'un vainqueur barbare, l'attendrir par le langage le plus engageant, et le plus flatteur. Où peut-on trouver une plus violente opposition d'interêts et de devoirs, et un plus grand contraste de sentiments et de passions ? Quel plus digne sujet peut occuper l'Autheur tragique, s'il veut conserver la verité de l'Histoire sans blesser la sainteté de la matiere. Qu'il seroit à souhaiter que de pareils sujets fussent quelquefois representez sur la Scene Françoise pour édifier et divertir en même temps. La Comedie se doit faire honneur à elle-même en faisant honneur à la Religion. Les Comediens ont-ils moyen plus seur et plus glorieux pour confondre ceux qui s'obstinent sans cesse à décrier leur profession ? Quel attrait plus puissant pour reconcilier avec le Theatre ceux qui en sont les ennemis declarez ? Comme toute sorte de gloire appartient au siecle de LOUIS LE GRAND, aprés y avoir vû les duels et les blasphémes abolis, l'heresie exterminée, l'ordre et la discipline par tout rétablis, il faut qu'on y voye la pieté florissante au milieu des plaisirs, les Spectacles consacrez, le Theatre sanctifié [35]. Quand je parle si avantageusement des matieres saintes, je ne pretends pas exclure les Sujets profanes, quand ils sont traitez sagement et purgez de tout ce qui peut offenser la pudeur, et revolter le Spectateur raisonnable. Si j'étois d'humeur de grossir cette Preface, je pourrois faire une dissertation de l'unité de la Scene qu'on ne trouve point dans ma Tragedie. J'avoüeray qu'à l'examiner dans toute la severité de la regle, la critique est raisonnable ; mais s'il falloit s'en tenir à cette parfaite unité qu'on me demande, on auroit à reprocher ce defaut presque à tous les ouvrages de Theatre. Si Monsieur de Corneille se fût imposé cette regle, que seroit devenüe cette belle Scene que Rodrigue fait avec Chimene quand il va la trouver chez elle ? Que s'il faut justifier mon Ouvrage en particulier, il me suffit du moins pour établir l'unité morale, que ce commerce qui est entre la Ville et le Camp pour l'execution de ce qui se passe sur la Scene, se puisse faire vray semblablement dans moins de tems qu'il n'en faut pour satisfaire à la regle des vingt-quatre heures ; et d'ailleurs cette unité de Scene se doit expliquer plus favorablement pour mon Ouvrage, puisque la proximité du Camp et de la Ville estoit absolument necessaire dans les Sieges du tems de Judith où l'on ne pouvoit battre les murailles de la Ville assiegée, qu'avec des machines. Je ne diray rien de l'Episode de Misael, il a paru si naturel et a esté si heureux, que ce seroit me rendre indigne de l'approbation qu'il a eüe, si je voulois la justifier. Je ne répondray point aux objections qu'on m'a faites par un jugement precipité, qui n'a pas examiné ce qui precede, et ce qui suit les endroits qu'on a condamnés. Je répondray encore moins à la critique qui est fondée sur le goût et non pas sur la regle. Mais je ne sçaurois me taire sur l'étrange critique qui s'est répandüe contre les pieces saintes. Ce bruit est devenu un scandale public, et semble nous faire entendre qu'il faudroit proscrire la pieté et la bannir du Theatre, comme si nous estions encore dans ce siecle barbare et ignorant, où les spectacles publics representoient nos plus sacrez mysteres d'une maniere qui rendoit ridicule ce qui devoit estre le sujet de l'attention la plus serieuse et de la plus profonde veneration. Veut-on consacrer le Theatre aux matieres profanes, aux évenemens les plus horribles, aux parricides, aux empoisonnemens, aux passions outrées, aux amours incestueuses. J'avouë que les sujets les plus extraordinaires peuvent instruire et divertir quand ils sont maniez par des mains sçavantes et heureuses ; mais peut-on douter que les matieres Saintes quand elles tombent en de pareilles mains, puissent recevoir un tour assez agreable pour plaire et mieux encore pour édifier le Spectateur Chrestien. Nous avons un illustre exemple dans Polieucte, et puisque Judith dont l'Histoire est si delicate et si difficile à traiter, n'a pas dépleu dans la forme que je luy ay donnée, que ne peut-on pas attendre de ceux qui avec une Muse plus forte que la mienne, voudront entreprendre de semblables ouvrages, et leur donner tous les ornemens de la Scene. Puissent-ils confondre l'envie, ou plûtôt s'attirer cette critique qui s'est déchaînée sur ce qui fait tant d'honneur à Judith. ## ACTEURS. – JUDITH,Veuve de Manassés. – MISAEL,Betulien, Amoureux de Judith. – OZIAS,Chef du Peuple. – ACHIOR,Chef des Ammonites. – ABRA,Suivante de Judith. – CHOEUR DE BETULIENS. – HOLOFERNE,Prince d'Assyrie, General des Assyriens. – VAGAO,Un des Officiers de sa Chambre. – CHOEUR D'ASSYRIENS. La Scene est à Betulie et au Camp des Assyriens. ## ACTE PREMIER. JUDITH TRAGÉDIE ### SCENE PREMIERE. OZIAS *parlant au Choeur des Betuliens*. Peuples impatients⁎ étouffez ce murmure : Quelques maux, quelque soif que Betulie endure, Soumettez-vous toujours aux decrets éternels, Et soyez malheureux sans être criminels. Retirez-vous. UN BETULIEN.         Craignez que ces peuples rebelles... OZIAS. Ne m'importunez plus par des plaintes nouvelles. [36] UN BETULIEN. Holoferne a par tout semé tant de terreur... OZIAS. Je crains vos lâchetez, et non pas sa fureur⁎. Avant que de nous rendre, à force de victimes Faisons cesser enfin la peine [37] de nos crimes ; Achevons les cinq jours qu'Israël [38] m'a promis : Jusques-là qu'il resiste à nos fiers⁎ ennemis. Plus de replique ; allez, que son obeïssance Fasse un dernier effort sur son impatience⁎. UN BETULIEN. Mais instruit⁎ de nos maux et si longs et si grands, Quel tems demandez-vous à des Peuples mourans ? Est-ce un ordre à donner ? est-ce un conseil à suivre ? Ils comptent les momens qui leur restent à vivre. Abandonnez du Ciel, sans espoir de secours, Chaque jour est pour eux le dernier de leurs jours. Perissent, disent-ils le desespoir dans l'ame, Nos femmes, nos enfants [39] par le fer, par la flâme, Plûtôt que de les voir expirer dans nos bras Par une douleur lente, et par un long trépas. [40] OZIAS. Malgré leur desespoir n'en puis-je pas attendre Le delai de cinq jours avant que de se rendre ? Mille maux ajoûtez aux maux qu'ils ont soufferts N'ont rien de comparable à la honte des fers. Prions, importunons le Dieu de la victoire, Et de tous ses bienfaits rappellons la memoire. [41] Mettons tout en usage, et si dans les cinq jours [42] La colere du Ciel nous laisse sans secours, Dans cette extrémité ne pouvant nous défendre, Sans honte et sans remords Israël se peut rendre. [43] Judith vient de mander nos Magistrats ; et moy Chef du Peuple, et jaloux⁎ du rang où je me voy Je les previens, [44] et veux sçavoir par quel mystere La modeste⁎ Judith dément son caractere. Je l'ai fait avertir, elle m'a fait sçavoir Qu'elle seroit bien-tôt en état de me voir. [45] UN BETULIEN. Cet ordre me surprend, et c'est vous faire injure. OZIAS. Je me plains encor plus du Peuple qui murmure, Faites ce que j'ai dit. ### SCENE II. OZIAS *seul*.         Je brûle de sçavoir Par quel motif Judith usurpe mon pouvoir ; Et ne pouvant douter de sa sagesse extréme, Je ne puis retrouver Judith en elle-même. ### SCENE III. OZIAS, UN BETULIEN OZIAS. Pourquoy ce prompt retour ? UN BETULIEN.         Je reviens étonné⁎ De voir par des soldats Achior emmené : Il vous cherche. OZIAS.         Achior ! lui chef des Ammonites, Lui qu'on pouvoit compter entre nos Proselites, Et qui fut de nos loix secret observateur ? [46] Un si fameux guerrier trahy par son malheur A la garde du camp s'est-il laissé surprendre ? UN BETULIEN. Le voicy. ### SCENE IV. OZIAS, ACHIOR OZIAS.         Quel malheur que je ne puis comprendre, Ou plutôt quel bonheur⁎ vous conduit en ces lieux ? ACHIOR. Le couroux d'Holoferne, un malheur glorieux⁎. Chef d'un Peuple idolâtre, et né pour le conduire, Par ce commandement m'étant laissé seduire⁎, Je servois⁎ Holoferne, et dans les grands emplois Cet honneur éclatant⁎ me retint sous ses loix. [47] Depuis long-temps j'aspire au nom d'Israëlite, Et comme Misaël en a tout le merite, Ses leçons m'ont instruit⁎ de votre sainte loy. Au Camp des ennemis j'ai pris soin malgré moy De cacher dans mon sein le feu d'un si beau zele⁎ : Mais enfin il parut aux yeux de l'infidelle Et voiant à regret Betulie aux abois, J'affrontay le Tyran, et je haussay ma voix. Que [48] l'impie Holoferne et s'irrite et s'offence, Quand ma bouche à ses yeux vante une autre puissance ; Qu'il [49] nomme cette audace un transport⁎ insensé, Dieu qui me l'inspiroit, Dieu l'a recompensé. [50] Vous voiez ce qui suit ce que je viens de faire. Holoferne aveuglé d'orgueil et de colere S'apprétoit à punir ce zele⁎ audacieux, Et déja des éclairs qui sortoient de ses yeux [51] Paroissoient de ma mort la menace certaine ; Mais le maître des coeurs [52] rend la menace vaine, Il fait que le Tyran forme un autre dessein, Sans discerner quelle est cette invisible main, [53] Qui retient malgré lui sa rage impetueuse ; Et comme il ne croit pas sa victoire douteuse, Il m'envoie en ces lieux, plein de l'espoir cruel De me faire perir en perdant Israël. OZIAS. Ainsi plein d'une fiere⁎ et folle confiance Il vous laisse la vie, et suspend sa vengeance ; Et pour servir⁎ sa gloire⁎ autant que son couroux, Il vous envoye ici pour vous perdre avec nous. Quel orgueil ! ACHIOR.         Cet orgueil se nourrit et s'augmente Au milieu d'une Cour superbe⁎ et triomphante, Où sa gloire⁎ est toujours presente à ses regards. Des peuples à grands flots y vont de toutes parts, Les lampes dans leurs mains et les fleurs sur leurs têtes, Honorer ses exploits, ou grossir ses conquêtes. Il y voit dans la foule Ambassadeurs et Rois [54] Attachez à ses yeux, attentifs à sa voix, Et pour mieux l'ébloüir il voit en sa presence Regner l'étonnement⁎, la terreur, le silence. OZIAS. C'est ainsi qu'enyvré de gloire⁎ et de grandeur Il s'ôte et nous envoye un Chef plein de valeur. ACHIOR. Je rends grace à sa haïne et benis ma disgrace, Quand j'attends avec vous le coup qui nous menace. OZIAS. Mais ce qui rend ce coup plus sensible aux Hebreux, C'est que nous ignorons par quel sort malheureux, Par quels crimes nouveaux⁎, par quelle ingratitude, Au retour d'une dure et longue servitude, [55] Ils attirent sur eux ces cruels châtimens. Vous voiez de quels cris, de quels gemissemens, Un long siege a rempli la triste Betulie ; Dans quel gouffre de maux elle est ensevelie. On voit au pié du mont un effroiable amas⁎ De tentes, d'étendards, d'armes et de soldats ; Tous fremissent de rage et brûlent de combatre, Tandis qu'environnez de ce Camp idolâtre Les Hebreux sont ici sans force et sans vigueur Abatus par la soif et défaits par la peur. Tout le peuple perit, ou se plaint, ou murmure, Ici tout manque, et l'eau s'y donne par mesure. Sur le moindre aliment qu'on partage entre nous, Tombent mille regards avides et jaloux. On voit plus d'une mere étouffant la nature Vouloir de son enfant faire sa nourriture. [56] A tous ces malheureux je partage mes soins ; Prompt, ardent, mais trop foible à remplir leurs besoins. Mon zele⁎, en divisant ces secours charitables, Devient presque inutile à tant de miserables. Mais pour comble de maux [57] écoutez et tremblez. Veilles, prieres, pleurs et jeûnes [58] redoublez N'ont pû forcer l'Oracle à rompre le silence. [59] Pour lasser sa rigueur par la perseverance, Le Grand Prêtre a couvert de sang le saint Autel, [60] Et des cris des enfans fatigué l'Eternel, Par un zele⁎ importun il combat sa colere, L'Oracle est inflexible et s'obstine à se taire. ACHIOR. Ah ! que vous me frappez ! ce silence est affreux⁎. [61] Je ne m'étonne⁎ plus, si contre les Hebreux Nous voions aujourd'hui le grand Dieu des vengeances Susciter le vainqueur des plus fieres⁎ puissances, Le superbe⁎ Holoferne, à qui tout est soumis, Envoyé par un Roi qui se croit tout permis, Dont l'œil n'épargne rien et sans cesse devore [62] Tout ce qui du Couchant s'étend jusqu'à l'Aurore. Mais quelque effroy que donne un si vaste pouvoir, Rien ne sçauroit m'ôter le courage et l'espoir, Je cherche Misael, cet amant⁎ trop fidele ; On dit que penetré d'une douleur mortelle Par l'injuste refus de la fiere⁎ Judith Il devore en secret sa honte et son dépit, Et renonce comme elle au commerce du monde : [63] Mais il faut qu' à nos voeux [64] son courage réponde. [65] Je connois sa valeur, et nous pouvons tous deux Contre nos ennemis conduire les Hebreux. Quand Holoferne croit nôtre perte infaillible, Souffrez qu'armez tous deux de ce zele⁎ invincible... OZIAS. J'attends ici Judith, quoi qu'il me soit permis D'accepter un secours contre nos ennemis, Obtenez son aveu⁎ ; ce discours vous étonne⁎. ACHIOR. Et par quel droit Judith... OZIAS.         Judith commande, ordonne, Je me rens auprés d'elle et je commence à voir Jusqu'où le Ciel étend sa gloire⁎ et son pouvoir. ACHIOR. Vous pouvez tout ici. Par quel pouvoir supréme Se met-elle au dessus de vous et d'elle-même [66] ? OZIAS. La vertu⁎ de Judith, un nom si respecté M'ont fait tout oublier, et rang et dignité ; Et je sens malgré moy, lorsque sa voix m'appelle, Certain charme⁎ secret qui m'entraîne vers elle. [67] ACHIOR. Plein du bruit⁎ de son nom vous respectez ses loix. OZIAS. Je respecte le Ciel qui parle par sa voix, Et qui fait de Judith dans sa sainte retraite, Quand l'Oracle se taît, son unique interprete. ACHIOR. Vous flatez⁎ son orgueil. OZIAS.         Etranger en ces lieux Donnez-vous le loisir de la connoître mieux. Vous la verrez modeste⁎, humble dans l'abondance, Et ne comptant pour bien que la seule innocence ; Belle, mais sans orgueil, et cachant sa beauté Dans le sein d'une austere et sainte obscurité, Pauvre pour elle-même et riche pour les autres, Insensible à ses maux et tendre pour les nôtres. Quand elle prend sur nous un souverain pouvoir, C'est un ordre du Ciel, Judith sçait son devoir. Elle vient. ### SCENE V [68]. JUDITH, OZIAS, ACHIOR, ABRA OZIAS.         Voyez-la sans art⁎ et sans parure, Se bornant sagement aux soins de la Nature, Simple, et qui toutefois fait paroître à nos yeux Sur son auguste front un air imperieux. ACHIOR. Mon erreur se dissipe à sa premiere vûë. JUDITH. Ozias, vous m'avez trop long-tems attenduë. Sur l'ordre surprenant que le Ciel m'a dicté, J'ai long-temps combatu mon incredulité ; De ses clartez enfin animée et remplie Je viens... Que vois-je ici ! quoy, vous dans Betulie ? [69] Achior, quel motif vous amene en ces lieux ? Mais quelque ardent que soit ce desir curieux, [70] Il faut que pour remplir le devoir qui me presse, Au Prince des Hebreux tout mon discours s'adresse. ACHIOR. Si ma presence... JUDITH.         Non. Il n'est rien entre nous que ne puisse écouter un homme comme vous. à Ozias Quand je commande ici j'en dois être confuse : Mais ne presumez pas que mon zele⁎ m'abuse, Ce que vous avez fait contre votre devoir, Si j'ai trop entrepris, m'en donne le pouvoir. Vous donc, Chef d'Israël, [71] et si digne de l'être, Quel droit de nôtre sort vous a rendu le maître ? Quelle est votre pensée ? et quelle aveugle erreur, Quelle audace vous porte à tenter le Seigneur ? Hé quoy, si Betulie au vrai Dieu consacrée N'est par quelque secours dans cinq jours delivrée, [72] Vous consentirez, vous, qu'elle se livre aux fers D'un homme qui se croit le Dieu de l'Univers. N'est-ce pas du Seigneur irriter la puissance, Que de vouloir prescrire un temps [73] à sa clemence ? [74] Est-ce à nous à marquer ce moment arrété Dans le profond secret de son éternité ? Sans chagrin, sans murmure endurons nos miseres, Et détournant nos pas du chemin de nos peres, N'attirons pas sur nous, pour comble de malheur, Les Serpents enflamez, l'Ange exterminateur. [75] Condamnez à souffrir par des loix legitimes Songeons que nos malheurs sont moindres que nos crimes, Et toûjours dans nos maux, tranquilles et constans Laissons-en au Seigneur la mesure et le temps. OZIAS. Vos paroles font voir que la Sagesse même Que Dieu que vous craignez , Judith, et qui vous aime, Vient de vous inspirer ces saintes veritez, Votre destin est grand, et vous le meritez. JUDITH. Mon merite, Ozias, est tout dans ma foiblesse, Quand la main du Tres-haut releve ma bassesse , C'est pour mieux rehausser sa gloire⁎ et sa grandeur, C'est par lui, c'est pour lui que je sens dans mon cœur Se former un projet si nouveau⁎, si terrible... Mais au Maître du Monde il n'est rien d'impossible. Je voy que l'un et l'autre interdit, incertain, Ne pouvant deviner cet étrange dessein Réve profondement sur cet affreux⁎ mystere. OZIAS. Ce que j'entens m'étonne⁎ et me force à me taire ; Non que ma foy timide⁎ en ces obscuritez Se refuse au secours que vous nous promettez. Quand je voy que Judith transportée⁎, inquiette⁎ Se produit au grand jour, s'arrache à sa retraite, Je suis trop convaincu qu'une celeste ardeur [76] Qu'un zele⁎ tout divin embrase vôtre cœur ; [77] Des plus rares vertus⁎ le Ciel vous a comblée ; Souffrez ces veritez, et soyez moins troublée ; La modeste⁎ Judith doit enfin avouër... [78] JUDITH. C'est perdre trop de temps à m'entendre louër, [79] Israël a besoin d'une main secourable, Je l'entens qui gemit sous le poids qui l'accable [80] Ne me demandez point par un zele⁎ indiscret Quel est ce grand secours ; [81] c'est un profond secret, Je dois vous le cacher, et le Ciel me l'ordonne. OZIAS. Cet ordre est-il pour nous ? JUDITH.         Il n'excepte personne. OZIAS. Mais contre l'ennemi ce coup qu'on doit tenter, Ce dessein étonnant⁎, qui doit l'executer ? JUDITH. Moy. OZIAS.     Vous ! JUDITH.         Plus l'entreprise est hardie et nouvelle⁎, Plus ma foy s'affermit quand ma raison chancelle. [82] ACHIOR. Quoy ! Judith, une femme, elle seule à nos yeux Ose tenter sans nous cet effort glorieux⁎ ! JUDITH. Nul autre n'aura part à ce fameux ouvrage ; Achior, je ne puis en dire davantage ; à Ozias Vous, allez rasseurer un Peuple plein d'effroy ; Et du reste, Ozias, reposez-vous sur moi. ### SCENE VI [83]. OZIAS, ACHIOR ACHIOR. Quel langage, Ozias ! Il s'agit de la gloire⁎, Du salut d'Israël, d'une grande victoire ; Judith vous en répond. J'admire⁎ sa fierté⁎ ; Le Ciel s'explique-t-il avec tant de clarté, Qu'elle ose s'asseurer d'un secours infaillible ? Quand il faut triompher d'un ennemi terrible, Judith se promet-elle un si rare bonheur⁎ ? Dieu voudra-t-il l'armer de son foudre [84] vengeur, Ou fera-t-il marcher la terreur devant elle ? OZIAS. Laissons au Ciel le soin de venger sa querelle⁎, Et n'examinons point quels secours, quels ressorts Sa colere voudra tirer de ses tresors. Bien loin que dans un sexe impuissant et timide⁎ Je condamne en Judith une audace intrepide, J'en prends pour la victoire un presage certain. ACHIOR. Respectons dans Judith l'Oracle souverain. Cependant quel [85] que soit un espoir si sublime, Rien ne peut arrester le zele⁎ qui m'anime, Et quand Judith s'appréte à sauver les Hebreux, Je sens croître l'ardeur de combattre pour eux. Mais pour mieux contenter cette ardeur inquiete⁎, Je vais de Misael découvrir la retraite, Exciter son courage, et charmer⁎ son dépit Par tout ce qu'on attend de l'illustre⁎ Judith. OZIAS [86]. J'attens tout de Judith, mais le Peuple indocile Ne prenant pas sur elle un espoir bien tranquile : Je vais par vôtre exemple et par vôtre valeur Appaiser son murmure, et calmer sa frayeur. < Fin du premier Acte > ## ACTE II. ### SCENE PREMIERE. ACHIOR, MISAEL ACHIOR. Quoy vous me prevenez [87] ! ma tendre inquietude⁎ Cherchoit à vous tirer de vôtre solitude, Et vous, cher Misaël, par un prompt changement Vous venez me chercher avec empressement MISAEL. Au bruit⁎ de vôtre nom, une allegresse extréme Dissipe mes ennuis [88], et me rend à moy-même. C'étoit peu du plaisir de vous voir en ces lieux ; J'ay celuy de sçavoir qu'un zele⁎ glorieux⁎, Même aux yeux d'Holoferne et d'un camp infidelle Vous a fait d'Israël soûtenir la querelle⁎ : Ainsi d'un culte impie illustre⁎ deserteur... ACHIOR. Ah ! ne m'imputez point cette sainte ferveur. Si vous voyez qu'enfin aprés un long silence Elle brave Holoferne et parle en sa presence, C'est l'Oracle éternel qui force quelquefois Le plus foible mortel à lui préter sa voix, Et qui répand dans l'ame ignorante et grossiere, Avec un zele⁎ ardent un thresor de lumiere. MISAEL. Ce que vous avez fait en faveur d'Israël, Jette sur vôtre nom un éclat⁎ immortel. ACHIOR. Si vous mettez si haut le zele⁎ qui m'enflâme, Admirez⁎ encor plus le zele⁎ d'une femme : Judith va triompher de tous nos Ennemis. MISAEL. Judith ? et quel secours... ACHIOR.         Judith nous l'a promis. MISAEL. Sur la foi de Judith, sur cet espoir frivole. Quel gage , quel garand... ACHIOR.         Sa vertu⁎, sa parole. En faut-il davantage ? ici tout retentit Du miracle étonnant⁎ qu'on attend de Judith. Quel trouble, Misael... MISAEL.         Ah ! si j'ose vous croire, Achior, je suis presque affligé de sa gloire⁎. ACHIOR. Haïssez-vous Judith avec tant de fureur⁎ ? J'ai par des bruits⁎ confus appris vôtre malheur : Le refus de Judith est un affront sensible ; Mais d'un pareil refus l'excuse étoit plausible. Consacrée au Seigneur, pouvoit-elle... MISAEL.         Ecoutez. Le Ciel pourvût Judith de toutes les beautez, Manassés eut pour elle une tendresse extrême ; Il l'aima constamment, et je l'aimai de même. Manassés fut aimé : pour choisir entre nous, Judith avoit des yeux, elle en fit son époux. Il meurt, laisse Judith sans enfans, jeune et belle. Ma tendresse revient et l'espoir la rappelle, Parent de Manassés, né dans un même rang, Je dois remplir sa place et relever son sang : Tout flate⁎ mes desirs, et par la loy commune Je devois épouser sa veuve et sa fortune. Déja d'un si beau sort un chacun m'applaudit ; Et mes plus fiers⁎ Rivaux m'abandonnent Judith. Plein d'amour et d'espoir je triomphe dans l'ame ; Mais Judith est toûjours insensible à ma flâme ; Rien ne l'a pû flechir ; la mort de son Epoux Ne lui permettant pas de voir rien parmi nous, Qui puisse reparer la perte qu'elle a faite, Elle se fait chez elle une austere retraite ; Et moy desesperé, loin du monde et du bruit⁎... ACHIOR. J'ai plaint le triste état où vous étes reduit, Et ma tendre amitié justement indignée, Loin des yeux de Judith ne l'a point épargnée ; Mais dés qu'elle a paru, joignant à ses beautez Des discours tout remplis de saintes veritez ; C'est avec d'autres yeux que je l'ai regardée : J'ai pris de son merite une trop haute idée, Pour croire son orgueil injuste et criminel, Quand elle se refuse aux soupirs d'un mortel. MISAEL. Achior, rien ne peut consoler ma tendresse ; La perte que je fais me revenant sans cesse... ACHIOR. Mais enfin, c'est trop loin pousser vôtre douleur Quand chacun doit ici faire agir sa valeur, Dans un honteux repos la vôtre ensevelie, Se refuse au secours qu'on doit à Betulie. MISAEL. Dans l'état où je suis, Achior, je me voy Si plein de ma douleur, si peu maître de moy... ### SCENE II. ABRA, ACHIOR, MISAEL ABRA. Ah Misael ! MISAEL.         Parlez, qu'avez vous à nous dire ? ABRA. Pour parler sans témoins, faites... ACHIOR.         Je me retire. MISAEL. Ne vous éloignez pas. ### SCENE III [89]. ABRA, MISAEL MISAEL.         Quel est ce desespoir ? ABRA. Vous pourrai-je exprimer ce que je viens de voir ? Voyez en quel estat je m'offre à votre vûë, Toujours prés de Judith modeste⁎ et retenuë, Par son ordre j'ay pris ces riches vestemens, Jugez par là, jugez quels sont ses sentimens. Est-ce une illusion dont l'honneur m'épouvante ? MISAEL. Ne laissez plus mon ame incertaine et tremblante. ABRA. Cette sage Judith, et sur qui l'Eternel Sembloit se reposer du salut d'Israël, Passant subitement dans un desordre extrême... Non ce n'est plus Judith, ce n'est plus elle-même. MISAEL. Que me voulez-vous dire ? achevez promptement. ABRA. Helas ! le croirez-vous ? quel affreux⁎ changement ! Vous sçavez que Judith du monde separée, Et que d'un feu si beau vous avez honorée, Repoussoit vos soupirs par son austerité, Opposoit à l'orgueil qu'inspire la beauté Aux flateuses⁎ douceurs, aux vanitez du monde De ses abaissemens [90] l'humilité profonde. Vous sçavez qu'estant riche en habits precieux, En tous ces ornemens qui fascinent les yeux, Elle ne s'en servoit, qu'afin de satisfaire Un Epoux à qui seul elle avoit soin de plaire. Cependant aujourd'hui cette même Judith Je l'ai vûë... Ah ! j'en meurs de honte et de dépit, S'empresser à chercher quelques graces nouvelles⁎ Qui pussent augmenter ses beautez naturelles ; Et pour mieux disposer ses ornemens mondains, Appeller le secours de nos yeux, de nos mains. Je l'ai vûë à ses yeux timides⁎ et modestes⁎, Demander des regards plus hardis, plus funestes, Des regards dont l'éclat allarme la pudeur, Et porte le desordre et le feu dans le cœur. MISAEL *transporté de joie*. Qu'entens-je ? quoi Judith modeste⁎, humiliée, Relevant sa beauté qu'elle avoit oubliée [91] Par de nouveaux⁎ attraits se plaît à l'augmenter ! Abra, s'il est ainsi, puis-je pas me flater⁎ Quand je la voy sortir d'une retraite austere, Et reprendre les soins et la gloire⁎ de plaire, Qu'elle revient au monde y choisir un Epoux. ABRA. Je l'ai crû, Misael, et j'ai parlé pour vous. MISAEL. Je puis donc esperer... ABRA.         Hé [92] quelle [93] est ta pensée ? M'a-t-elle dit, croirai-je une ardeur insensée ? Le salut des Hebreux occupe tout mon cœur. MISAEL. Je comprens son dessein et je voi mon erreur ; [94] Je voi bien que sçachant le pouvoir de ses charmes⁎, Elle veut obtenir le succés de nos armes, Exciter de nos Juifs le courage et les bras, En s'offrant elle-même avec tous ses appas. Il n'est point de mortels qui n'expose sa tête, Si la belle Judith doit être sa conquête ; Et comme pour ce prix tout doit être tenté, Holoferne en son Camp n'est pas en sureté. [95] J'oseray tout pour perdre un Tyran infidelle : Si c'est là son dessein que ne s'explique-t-elle ? ABRA. Elle a d'autres desseins qu'elle n'explique pas. Imitez le grand Prêtre, imitez Ozias : Tous deux d'un grand projet qui semble temeraire, Adorent⁎ le secret, respectent le mystere. MISAEL. Tous ces empressemens qu'elle a pour sa beauté Témoins de son desordre et de sa vanité, Jettent dans mon esprit une jalouse rage. ABRA. Ne poussez pas si loin un soupçon qui l'outrage ; Pour juger de Judith, jugez-en comme moi ; Son changement me comble et de trouble et d'effroy. Loin d'elle vous voiez avec quelle colere Je condamne à vos yeux ce qu'elle vient de faire ; Mais dés que je l'approche, une vive splendeur Un trait ébloüissant de gloire⁎ et de grandeur D'un projet étonnant⁎ me donne une autre idée. Et si d'un noir soupçon votre ame est possedée, Dés que vous la verrez, condamnant votre erreur... MISAEL. Ah ! plûtost vous verrez redoubler ma fureur⁎ ; Et loin de m'ébloüir par cette vaine pompe, Par ce brillant dehors qui vous charme et vous trompe, De mon juste dépit tout mon cœur occupé... ### SCENE IV. JUDITH, MISAEL, ABRA MISAEL *continuë*. Je la voy. De quel trait son abord m'a frapé ! Vous me le disiez bien que ce n'est que loin d'elle... Non, Abra, ce n'est point une beauté mortelle. Permettez. JUDITH.     Levez-vous, Misael. MISAEL.         Laissez-moy A ces divins appas rendre ce que je doy. C'est un present du Ciel qu'en ces lieux il envoye Pour remplir les Hebreux d'esperance et de joye. Je ne puis soûtenir cét amas⁎ de beautez. JUDITH. Sous quels ornemens fragiles, empruntez, [96] Me méconnoissez-vous ? Je suis toujours la même. MISAEL. Si c'est cette Judith que j'aimois et que j'aime, Par quel sort rigoureux de mon bonheur jaloux N'ay-je pû succeder à son illustre⁎ Epoux ? Ces graces, ces attraits qu'en vous le Ciel assemble, Ce qu'à peine je crois et que je vois ensemble ; J'ay dû les obtenir, la coutume, la loy, Le sang et l'amitié tout vous parloit pour moi. JUDITH. Et pour dire encor plus, vertu⁎, zele⁎, merite, Tout ce qu'on peut louer dans un Israëlite, Foy, constance, valeur, je les trouvois en vous : Vous pourriez reparer la perte d'un Epoux, Si d'un voeu solennel la chaine inviolable Ne m'avoit déjà fait un Epoux adorable⁎, Un Epoux éternel et jaloux⁎ de ses droits. MISAEL. Mais ce divin Epoux digne de votre choix, Demande-t-il de vous cette riche parure Qu'un art⁎ vain et profane ajoûte à la nature ? Quand un Peuple affligé vous regarde aujourd'huy, Quand il voit tant d'éclat⁎, quel spectacle pour luy ? Dans ces jours de douleur qui font cesser nos fêtes La superbe⁎ Judith va faire des conquêtes. [97] Que me répondrez-vous ? JUDITH.         Attendez, admirez⁎ Sans rien approfondir, ce que vous ignorez. Apprenez seulement, et ce mot doit suffire ; [98] Que si pour achever ce que le Ciel m'inspire J'employe à me parer ces tresors précieux, Et ce que l'art de plaire a de plus curieux, Je me laisse entraîner par un ordre supréme, Et me fais un effort qui m'arrache à moi-même. Ainsi pour achever un trop long entretien, Ne me condamnez point, ne me reprochez rien : Plaignez plutôt, plaignez la contrainte cruelle⁎, Le violent effort que Judith fait sur elle, De passer d'un état modeste⁎, humilié A ce luxe pompeux [99] que j'avois oublié, De passer d'une vie obscure et penitente Aux pieges dangereux d'une vie éclatante⁎, D'une sainte retraite au grand jour qu'elle fuit, Du repos au tumulte, et du silence au bruit⁎. MISAEL. Mais ne pourrai-je au moins, pour calmer mes alarmes, Ne pourrai-je sçavoir où vous portez vos charmes⁎ ? En quels lieux vous allez.... JUDITH.         Au Camp des ennemis. MISAEL. Dans le Camp d'Holoferne ? hé vous est-il permis D'exposer un tresor si charmant⁎ et si rare Aux brutales fureurs⁎ d'un ennemi barbare ? Seule sans suite.... JUDITH.         Abra ne me quitera pas. MISAEL. Presumez-vous si fort de vous, de vos appas ? JUDITH. Presumez-vous si peu du Ciel qui me l'ordonne ? [100] MISAEL. Mais ne sentez-vous point toute l'horreur que donne L'effroiable peril où vous vous exposez ? [101] Qu'allez-vous devenir, si vous vous abusez ? Dans un camp ennemy, miserable, captive.... Si rien ne vous retient, souffrez que je vous suive. JUDITH. Non, je vous le défends. MISAEL.         Cet important secret Craint à ce que je vois un témoin indiscret ; Le salut d'Israël doit être votre ouvrage : Mais peut-être sans vous nous aurons l'avantage D'obtenir par nos mains le succés glorieux⁎ Que vous voulez devoir au pouvoir de vos yeux ; [102] Et si vous osez tout sur la foy de vos charmes⁎, J'ose tout esperer du secours de nos armes. JUDITH. Vous vous perdez. MISAEL.     Qu'importe ? JUDITH.     Arrétez. MISAEL.         Je ne puis. Et n'écoute que moi dans l'état où je suis. Vous esperez au camp une indigne victoire ? J'y seray devant vous pour sauver votre gloire⁎ ; Et pour vous épargner un triomphe odieux Mon bras va prevenir le crime de vos yeux. [103] ### SCENE V. JUDITH, ABRA JUDITH. Quand pour aller au Camp l'ordre du Ciel me presse, Misael m'embarasse et je crains ma foiblesse ; [104] Je cours executer un effort plus qu'humain : Lâche pitié qui rends mon devoir incertain Sors de mon cœur, cedons à la voix qui m'appelle, Mettons-nous au dessus du sort d'une mortelle, Allons. Mais où m'emporte une sainte ferveur ? La pitié n'est jamais indigne d'un grand cœur. Je voi tous les malheurs où Misael s'expose ; Misael se va perdre, et j'en serai la cause. Quelque ardeur que je doive au salut des Hebreux, Donnons quelque moment au soin d'un malheureux. Va chercher Achior, même soin le regarde, Voyant à quels perils Misael se hazarde, Abra, n'en doute point, dans ce pressant besoin Cet ami genereux⁎... ABRA.         Achior n'est pas loin, [105] Je vais vous l'amener. [106] ### SCENE VI. JUDITH JUDITH *seule*.         A quoi suis-je forcée, Quand de tant d'autres soins j'ai l'ame embarassée ? Que l'état où je suis m'étonne⁎ et me confond, Seigneur ! et qu'à mes yeux ce mystere est profond ! Quelles armes pour vaincre une fiere⁎ puissance Voulez-vous que Judith préte à votre vengeance ? Vous la force du foible, et d'un cœur innocent L'espoir le plus certain dans un pas si glissant, Secourez une Veuve à vos ordres fidelle, Dont le zele⁎ impuissant soutient vôtre querelle⁎, Ajoûtez ce qui manque à ces traits empruntez Que pour plaire au Tyran le monde m'a prétez, Faites qu'il trouve en moy tout ce qui rend aimable, Et dans tous mes discours un charme⁎ inévitable : Qu'il en goûte à longs traits la mortelle douceur, Et que ses propres yeux soient un piege à son cœur. [107] Qu'aux deux bouts de la terre à jamais on publie Qu'une femme elle seule a sauvé Betulie, Et qu'un peu de beauté fut le fatal écueil Où le Tyran a vû briser tout son orgueil. ### SCENE VII. JUDITH , ABRA, MISAEL, ACHIOR MISAEL. Achior m'a parlé, qu'en pouvez-vous attendre ? A de lâches conseils [108] le ferez-vous descendre ? Nôtre amitié sur moi luy donne un plein pouvoir, Mais loin de condamner mon juste desespoir, Touché de mon malheur... ACHIOR.         Quand Misael s'emporte Quel frein peut [109] retenir une douleur si forte ? Quoi-que dans cet état trop [110] digne de pitié Il donne des terreurs à ma tendre amitié, Ne nous opposons point au torrent qui l'entraîne. Souffrons qu'un malheureux, pour soulager sa peine, Aille dans les combats exhaler sa douleur, Et qu'un beau desespoir seconde sa valeur. [111] JUDITH. De quel œil voyez-vous ce que le Ciel m'inspire ? Si sans vous, si sans lui, seule j'y puis suffire, Pourquoi me viendra-t-il troubler par ses fureurs⁎ ? [112] Achior, vous avez de pareilles ardeurs ; [113] Votre nom fait du bruit⁎, et je sçai quelle audace Dans le Camp d'Holoferne a fait votre disgrace ; Mais ne voyez-vous pas qu'en flatant⁎ Misael Votre zele⁎ se trompe et devient criminel : Ne vous abusez point dans son ardeur guerriere, Sa jalouse fureur⁎ se montre toute entiere. [114] Sur mon ajustement nouveau⁎, mystérieux Il forme des soupçons inquiets, curieux, Il cherche avidement ce que j'ose entreprendre, Et jusques dans le Camp il est prest de descendre. Misael, Achior parle en votre faveur, Et je veux comme lui flater⁎ votre douleur. Vous brûlez de combattre, et je vous le pardonne ; Mais ne traversez [115] point ce que le Ciel m'ordonne, Ou puisse sur vous seul le celeste courroux Détourner tous les maux qu'il fait tomber sur nous. Si ma menace est foible, et n'a rien qui vous touche, Craignez le Dieu vivant qui parle par ma bouche. ### SCENE VIII. ACHIOR, MISAEL ACHIOR. Juste Ciel quels discours terribles, menaçans ! Vous en sentez la force autant que je la sens, Misael, je le voi par ce morne silence : Tout ce que vous aviez d'ardeur, d'impatience⁎ En écoutant Judith, glacé subitement Vous laisse devant nous, sans voix, sans mouvement. MISAEL. Ah ! que vous jugez mal de l'état de mon ame ! J'examine en secret l'adresse d'une femme, [116] J'admire⁎ de quel air son zele⁎ audacieux Oppose la menace aux soupçons curieux, Aux mouvemens jaloux qui m'agitent sans cesse ; Mais j'admire⁎ encor plus avec quelle foiblesse Vous vous laissez seduire⁎ à tout ce qu'elle dit. Ce n'est plus la modeste⁎ et sincere Judith ; Sa vertu⁎ sans fard, sa beauté naturelle, [117] C'est la fausse Judith, c'est Judith l'infidelle... ACHIOR. Arrétez, Misael : vôtre jaloux dépit Ose-t-il outrager la fameuse Judith ? [118] Respectez sa vertu⁎, le Ciel la justifie Par le hardi dessein que son choix lui confie. Combatons, j'y consens, mais au moins gardez-vous D'embarasser Judith par vos transports⁎ jaloux ; Ou plutôt pour sçavoir le parti qu'il faut prendre [119] Attendons le succés.... MISAEL.         Je ne sçaurois attendre ; Je veux sans differer, je veux être éclairci ; Judith hazarde tout, hazardons tout aussi. Des plus vaillans Hebreux prenons ce qui nous reste, De la soif, de la faim le ravage funeste [120] Nous laisse encor [121] la fleur de nos meilleurs soldats. [122] Dés que j'aurai reçû les ordres d'Ozias Je me livre aux transports⁎ dont mon ame est saisie, Soit amour ou fureur⁎, soit zele⁎ ou jalousie. < Fin du deuxiéme Acte > ## ACTE III. ### SCENE PREMIERE. HOLOFERNE, VAGAO HOLOFERNE. Que le Camp en murmure, il faut qu'on obeïsse, Je veux que Betulie ou se rende, ou perisse. La soif me vange assez de sa temerité : Mais un succés si lent fait honte à ma fierté⁎. VAGAO. La victoire vous plaît prompte et precipitée : Mais la sage valeur est-elle moins vantée ? Ces rapides succés, Seigneur, ont peu d'appas Quand ils sont achetez par le sang des soldats, Et cette soif de vaincre ardente, impetueuse, Aprés un long bonheur⁎ n'est pas toujours heureuse. HOLOFERNE. Dois-je vaincre autrement pour remplir mon employ ? Le Roi que nous servons⁎ [123] que diroit-il de moy, Si Chef de son armée, et chargé de sa gloire⁎ Je voulois ménager une foible victoire, Attendre ici du tems que reduite aux abois Une Ville sans nom, inconnuë à nos Rois Se rendît lentement par la soif qui la presse, Et me fît triompher par sa seule foiblesse ? Ce Roi, dont je dois prendre et l'esprit et le cœur, Me pardonneroit-il cette indigne lenteur ? VAGAO. Holoferne sans honte en Conquerant paisible Peut forcer sans combattre un mont inaccessible Herissé de rochers, d'où les Betuliens S'élevent fierement⁎ sur les Assiriens. [124] Est-ce trop peu pour vous de reduire une Ville Qui peut braver la force et la rendre inutile, Et de sçavoir vous faire un triomphe certain Qu'à peine on obtiendroit les armes à la main ? HOLOFERNE. Vous voulez ébloüir d'une belle apparence Et mon ambition et mon impatience. Je sers un Roi qui veut ardeur, activité, Vainqueur rapide, heureux, il veut être imité. Fier⁎ d'avoir sçû gagner une pleine victoire Sur le Mede [125] jaloux⁎ et rival de sa gloire⁎, Il veut au monde entier faire adorer⁎ ses loix. Pour en faire avertir les Peuples et les Rois, Ses ordres sont portez aux deux bouts de la Terre ; [126] Mais quoi-que menacez d'une cruelle guerre, On vit Peuples et Rois sans presens, sans honneurs, Renvoyer fierement⁎ tous ses Ambassadeurs. Vous souvient-il alors par quel serment terrible Il jura de venger un affront si sensible, Il m'ordonna de vaincre et sans perdre un moment De sacrifier tout à son ressentiment. Pressé par sa fureur⁎, armé de sa puissance, Je pars, sors de Ninive, et plein de confiance Je marche à la victoire, et suis par tout vainqueur ; Chaque moment grossit ce torrent de bonheur⁎. Au nom des Rois, qu'on vit si fiers⁎, si temeraires Je reçois des honneurs forcez ou volontaires ; L'encens fume par tout, tout est semé de fleurs ; L'air retentit de chants et d'éloges flateurs⁎ ; Tout m'applaudit, par tout joye et magnificence Honorent mon triomphe, élevent ma puissance. Mais vous voiez ici tout d'un coup arrétez Les flots impetueux de mes prosperitez, Au pied de ces rochers dont l'accés difficile D'un peuple desarmé fait le plus seur azile, Mon pouvoir retenu languit honteusement. [127] Qu'un assaut general sans perdre un seule moment Ouvre un libre passage au cours de ma victoire : De ce retardement je dois compte à ma gloire⁎ ; Il est honteux pour moy que le Roy que je sers Soit un seul jour plus tard maître de l'Univers. Penetrons ces rochers, rien n'est inaccessible Aux vifs et prompts efforts d'une armée invincible. [128] Mais quels cris m'ont frapé ? ### SCENE II. UN OFFICIER ASSYRIEN, HOLOFERNE, etc. OFFICIER.         Nos ennemis, Seigneur, Ont fait une sortie avec tant de vigueur, [129] Que presqu'au haut du mont nos troupes avancées Par leurs premiers efforts ont été renversées ; Achior qui conduit un si hardi dessein Animoit ses soldats de la voix, de la main ; Tout plioit, et déja sa fureur⁎ insolente Tournoit comme ses yeux, ses pas vers votre tente ; Un autre de leurs Chefs plus furieux encor, Avec tant de succez secondoit Achior, Que la garde du camp ne resistoit qu'à peine. Mais la victoire alors devenant incertaine, Par de puissans secours sans cesse redoublez Les Hebreux sont enfin par le nombre accablez. Cependant Achior fier⁎ malgré sa défaite Rassemble ce qui reste, et combat en retraite ; Un gros de Juifs le joint, ardens, desesperez, Par mille maux soufferts si fort défigurez, [130] Que nos soldats ont pris d'abord quelque épouvante : Mais voiant leur ardeur peu durable, impuissante, On poursuit... HOLOFERNE.         Ton recit fait perdre trop de temps ; Allons, allons hâter le succés que j'attens. [131] ### SCENE III. HOLOFERNE, UN AUTRE OFFICIER ASSYRIEN UN OFFICIER ASSYRIEN. Achior est défait, et sa troupe affoiblie Aprés un long combat rentre dans Betulie : Mais voiant un des siens de la troupe écarté Qui s'éloignoit de nous d'un pas precipité, Je l'observe de loin, sa course impatiente [132] Par un secret détour le mene à votre tente. Poursuivi des soldats que j'avois prés de moy, Accablé par le nombre il se rend sans effroy ; Son air ferme, intrepide, et sa mine hautaine, Font voir qu'un grand projet... HOLOFERNE.         Commandez qu'on l'amene. ### SCENE IV. HOLOFERNE, MISAEL, DES OFFICIERS, SUITE HOLOFERNE. Quel étrange dessein te conduit en ces lieux ! Quel secret attentat.... MISAEL.         Un dessein glorieux⁎. Je voulois par ta mort affranchir une Ville De la sainte Sion le principal azile. Dans le dernier combat Achior avec moy Nous avons tout osé pour aller jusqu'à toy. Tu sçais par quel malheur nous perdons la victoire ; Et moy par un transport⁎ et de zele⁎ et de gloire⁎ Seul je cours t'immoler, mais un si beau dessein A ma confusion attend une autre main. Le Ciel, quand Israël, lui demande justice, Se reserve lui-même un si grand sacrifice, Ou peut-être a choisi pour un si noble employ Un Hebreu plus illustre⁎ et plus heureux que moy. [133] HOLOFERNE. J'admire⁎ ton audace, et je commence à croire Qu'un siege qui sembloit matiere à peu de gloire⁎, Peut se compter sans honte au rang de mes Exploits : Mais de ce Peuple fier⁎, plus fier que tant de Rois Qui viennent tous les jours me rendre leurs hommages. Dy moy quel est le sort, quels sont les avantages, Dy moi quel est l'espoir d'un Peuple malheureux, Mais parle en ami sincere et genereux⁎. MISAEL. J'atteste devant toy l'astre qui nous éclaire, Tabernacle sacré d'un Dieu que je revere, Que je ne dirai rien contre la verité ; [134] Non que j'affecte ici cette sincerité, Pour racheter ma [135] vie et mandier ta grace ; Quelque cruel que soit le coup qui me menace, Je suis trop malheureux pour craindre ton couroux. [136] Sçache donc que le Ciel irrité contre nous Aiant mis dans tes mains sa gloire⁎ et son tonnerre, Fait tomber sur les Juifs tous les maux de la guerre : Mais la vertu⁎ des Juifs est capable de tout, Et leur perseverance ira jusques au bout. Malgré la soif, malgré la rigueur de tes armes, Consternez, accablez de mortelles alarmes, Nous voulons resister, seurs à force de pleurs De rendre enfin le Ciel sensible à nos malheurs, Et d'attirer sur nous des sources abondantes. Porte, porte plus loin tes armes triomphantes : Le Ciel en protegeant la sainte Nation, Livre le monde impie à ton ambition. On t'a vû par l'effort d'une noble furie Chez cent Peuples soumis briser l'idolâtrie ; On t'a vû foudroyer par tes puissantes mains Des chimeriques Dieux les simulachres [137] vains, Reduire leurs Autels et leurs Temples en poudre, Embraser tous leurs bois si dignes de la foudre, Ces infames reduits, et dont l'obscurité Des forfaits les plus noirs cachoient l'impieté. [138] Tu devois au vray Dieu faire ce sacrifice : Mais bien loin de servir sa gloire⁎ et sa justice, On dit que l'on a vû ton bras victorieux Renverser les Autels, exterminer les Dieux, Qu'a dessein seulement de déclarer ton Maître Le seul Dieu de la terre, et le seul digne de l'être. [139] HOLOFERNE. As tu pû l'ignorer ? ce vainqueur glorieux⁎ Réünit en luy seul tous les Rois, tous les Dieux ; Que si tu n'entens pas la voix de son armée, La voix des Nations et de la Renommée, C'est moy qui parle, et moy je t'apprens aujourd'huy Qu'il n'est plus d'autre Roy, plus d'autre Dieu que luy. [140] MISAEL. Plus d'autre Dieu que luy : quel blasphême execrable ! Abuse-t'on ainsi de ce nom adorable⁎ ? Apprens que ce grand nom dit un Estre éternel, Et qu'il n'est d'autre Dieu que le Dieu d'Israël. HOLOFERNE. Ne crois pas m'éblouïr par cette grande idée Que tu nous veux donner du Dieu de la Judée. Par pitié je fais grace à ce zele⁎ emporté. Plus tu m'oses braver, plus ton impunité Te fera voir combien je méprise ta haine, Et combien ta menace est inutile et vaine, Quand tu crois que ton Dieu peut armer contre moy Quelque Hebreu plus à craindre et plus heureux que toy. [141] ### SCENE V. UN OFFICIER ASSYRIEN, HOLOFERNE, MISAEL L’OFFICIER ASSYRIEN. Un prodige étonnant⁎ vient de frapper ma veuë. Une femme, Seigneur, superbement⁎ vétuë S'enfuit de Betulie, et vient à vos genoux Par de profonds respects fléchir votre couroux. HOLOFERNE. Qu'on la fasse venir. L’OFFICIER.         Seigneur, je l'ai laissée Qui marchoit au milieu d'une foule empressée. Si-tôt qu'elle a paru, le Camp de toutes parts Vers elle seule a fait aller tous ses regards : Mais en nous attirant par un charme⁎ invincible, Je ne sçay quel éclat majestueux, terrible, Mêle un respect timide⁎ au plaisir de la voir. Chaque soldat oublie, ou suspend son devoir ; Et plein d'une merveille étonnante⁎ et nouvelle⁎, Croit que la beauté même, en habit de mortelle, Avec tous ses appas vient se donner à vous. MISAEL. C'est Judith ; cache toy, mon desespoir jaloux. HOLOFERNE. Qu'on aille satisfaire à mon impatience, Je brûle de la voir. MISAEL.         Que je crains sa presence ! ### SCENE VI. HOLOFERNE, JUDITH, MISAEL, ABRA, SUITE HOLOFERNE. Quel surprenant éclat vient de fraper mes yeux, Et porte dans mon cœur un charme⁎ imperieux ? Je voy dans tous ses traits tout l'air d'une Immortelle, Et toute ma grandeur disparoît devant elle. JUDITH *à part*. Pour flater⁎ son orgueil, affectons tant d'effroy, [142] Un respect si profond.... je tremble, soûtiens-moy. [143] Ah ! que de majesté ! tant de grandeur m'accable. HOLOFERNE. Quel objet est icy pour vous si redoutable ? Reprenez vos esprits, et commencez à voir Que vos yeux sont icy plus craints que mon pouvoir. Vous étes en ces lieux souveraine maîtresse. JUDITH. Quelle flateuse⁎ voix rassure ma foiblesse, Et me rend tout à coup l'usage de mes sens ? [144] Mais en ouvrant les yeux, que de troubles puissans Reviennent quand j'approche un thrône si terrible, [145] Qui du thrône éternel est l'image sensible ! Seigneur, pour me sauver de ton juste couroux, Je sors de Betulie, et viens à tes genoux. HOLOFERNE. Vous aux pieds d'Holoferne humblement prosternée, Vous que de tant d'appas le Ciel a couronnée ? JUDITH. Vive et regne à jamais ton Roy vainqueur des Rois, Que tous ses ennemis soient soumis à ses loix, Et que par le secours du bras que tu lui prétes Il porte encor plus loin son nom et ses conquêtes. Quand la terre s'étonne⁎ et se taît devant toy, Peux-tu pour m'écouter descendre jusqu'à moy ? On connoît ta sagesse, on vante ta conduite. Sur un nom si fameux j'ay hazardé ma fuite ; J'ay dû presumer tout d'un cœur comme le tien, Dans ton Camp, dans tes fers la vertu⁎ ne craint rien. J'aime mieux être icy captive, miserable, Qu'être en proye aux malheurs d'une Ville coupable, Que le Ciel irrité ne veut plus secourir, Et que ses jugemens condamnent à perir. En vain je leur fais voir la force de tes armes, On ne veut écouter mes conseils ni mes larmes ; Ils persistent toujours dans l'horrible dessein De souffrir jusqu'au bout et la soif et la faim. Ils sont si transportez⁎ de cette aveugle rage, Que sans se rebuter de l'horreur du breuvage, Ils veulent avaler le sang des animaux ; Même pour ajoûter le crime à tant de maux, On les voit d'une ardeur sacrilege, intrepide, Se jeter sur l'Autel, et d'une bouche avide Devorer les presens que nul impunément Ne peut jamais toucher de la main seulement. Sur tant d'impieté, sur tant d'impatience⁎, Le Ciel se lasse enfin d'écouter sa clemence, Les livre entre tes mains, et bien loin aujourd'huy D'aimer un peuple ingrat et de veiller sur luy, Il veut exterminer cette race rebelle. Profite d'un avis important et fidelle.                         p. 55 MISAEL *à part*. Judith flatte⁎ Holoferne, et par de faux avis. HOLOFERNE *à Misael*. Tu vois si tes conseils doivent être suivis. JUDITH. Misael en ces lieux ! j'ai prevû sa disgrace. HOLOFERNE. On vient de l'arréter ; J'ai loüé son audace, Quand il m'a dit tout haut qu'il venoit m'immoler : Mais quand je luy permets de vivre et de parler, Ce lâche à l'attentat ajoûte l'imposture. MISAEL *à Judith*. C'est vous qui m'attirez cette mortelle injure. Par un discours trompeur vous démentez le mien, Achevez mes malheurs et ne ménagez rien, J'ay voulu par sa mort délivrer Betulie, J'ay tenté cet effort au peril de ma vie, Et j'ay même écouté ce genereux⁎ couroux Par d'autres interêts qui ne sont que pour vous. JUDITH. Qui ne sont que pour moy ! Suis-je votre complice ? Et puis-je souhaiter qu'Holoferne perisse, Quand je viens à ses pieds implorer sa faveur ? MISAEL. Judith le reconnoît désja pour son vainqueur ! O ! honte d'Israël ! vous serez satisfaite ; On ne laissera point votre gloire⁎ imparfaite. Holoferne éblouï par un charme⁎ trompeur. [146] HOLOFERNE. Je suis las d'écouter un traître, un imposteur. MISAEL *à Judith*. Quels noms pour Misael ! quelle horrible injustice ! Jouïssez de ma peine et de votre artifice. JUDITH *à part*. Je fais tous ses malheurs. Dure necessité ! MISAEL. Si tu ne me crois pas digne d'être écouté, Par une prompte mort... HOLOFERNE.         Ouy, tu mourras, parjure, Moins pour ton attentât que pour ton imposture. Qu'on aille l'immoler à mon juste couroux. JUDITH. Non, il cherche à mourir : ce supplice est trop doux. Il faut que dans les fers il gemisse, il soupire, En voyant sur les Juifs étendre ton Empire. Qu'il vive, et qu'apprenant ta gloire⁎ et ton bonheur⁎, Il en meure cent fois de rage et de douleur. HOLOFERNE. Hé bien, que la prison commence son supplice. ### SCENE VII. JUDITH, HOLOFERNE JUDITH. Dés que l'ordre du Ciel pour te faire justice [147] Voudra que je te mene au thrône des Hebreux, Je te feray marcher triomphant devant eux. Je te les livreray sans armes, sans défense, Tous tremblans de respect et tous en ta presence [148] Frappez d'une muette et divine terreur Viendront à tes genoux adorer⁎ leur vainqueur. Nul cry seditieux, nul murmure inutile Ne troublera la paix d'un triomphe tranquille. HOLOFERNE. Ah ! c'est trop me flater⁎; cependant je vous croy, Quoi-que vous promettiez, je l'attens malgré moy ; Votre vertu⁎ me force à croire ce miracle, Et donne à vos discours tout le poids d'un Oracle.                 p. 58 J'allois tout hazarder, et malgré nos soldats J'allois dans cent perils precipiter mes pas, Et m'ouvrir sur ces monts une sanglante voye ; Et vous, par le secours du Dieu qui vous envoye Vous m'offrez sans combatre un triomphe certain. Ah, [149] si c'est votre Dieu qui vous préte sa main, Luy seul sera le mien, et déja je commence De le sentir en vous, d'adorer⁎ sa puissance. Ses plus beaux traits qu'en vous sa main a retracez M'inspirent des transports⁎... JUDITH.         C'est assez, c'est assez. Tout flate⁎ mes souhaits ; je voy dans ce langage Des promesses du Ciel l'asseurance et le gage. Je vay le consulter pour apprendre quel temps, Quel secours il destine au succés que j'attends. HOLOFERNE. Allez le consulter et hâter ma victoire, Et j'avouëray tout haut, pour payer tant de gloire⁎, Que vainqueur tant de fois, un nom si grand, si doux, Me fera plus d'honneur si je le tiens de vous. ### SCENE VIII. JUDITH, ABRA ABRA. Holoferne déjà se dispose à se rendre ; Vous allez triompher. JUDITH.         Hé, que puis-je prétendre D'un triomphe honteux dont j'ay lieu de trembler ? Si j'ay vû le Tyran s'attendrir, se troubler, Vois-tu pas quel scrupule empoisonne ma joye ? Tu vois pour le succés ce qu'il faut que j'employe, Quels ornemens, quels soins, quel langage flateur⁎. Quel chemin ai-je pris pour entrer dans son cœur ? [150] Et pour y faire naître un amour execrable ? Quel employ pour Judith ! Quelle honte m'accable ! Misael est icy, pour comble de douleur, De tout ce que je fais le triste [151] spectateur : J'aigris son desespoir par un lâche artifice ; Je rachette sa mort par un autre supplice ; J'exerce contre luy la derniere rigueur ; Et quand de toute part je luy perce le cœur, Je travaille à gagner un Tyran que j'abhorre : Et vous y consentez, puissant Dieu que j'adore⁎. Mais pourquoy ces remords et ces scrupules vains ? J'ay flechy le plus grand, le plus fier⁎ des humains. Goutons le doux espoir d'une pleine victoire. (Malheureuse Judith) quelle yvresse de gloire⁎, Quel orgueil insensé te fascine les yeux ? Quoy-que l'espoir de vaincre un Tyran odieux Soit un motif illustre⁎, et que le Ciel l'ordonne, Détestons à jamais l'amour que je luy donne. Que de troubles cruels⁎ s'élevent dans mon cœur ? De tout ce que prevoit la timide⁎ pudeur J'ay peine à soûtenir l'épouvantable idée. Helas ! que dira-t-on du Dieu de la Judée ; Si par un artifice infame et criminel Il faut perdre Holoferne, et sauver Israël ? Pour le faire perir, pour en purger la terre, Le Ciel, le juste Ciel n'a-t-il pas son tonnerre ? Allons hors de ce Camp dont l'air est infecté, Où tout est corrompu par son impieté, Allons prier le Ciel que sans blesser sa gloire⁎ Il me fasse achever cette affreuse⁎ victoire. < Fin du troisiéme Acte > ## ACTE IV. ### SCENE PREMIERE. HOLOFERNE, VAGAO HOLOFERNE. Que nul n'entre en ces lieux. Toy ; demeure avec moy. Je cache mon desordre à tous autre qu'à toy. Jamais trouble pareil n'est entré dans mon ame. Occupé, penetré des charmes⁎ d'une Femme, Je n'entens, je ne sens que ce qu'elle me dit ; Je croy la voir par tout, tout est plein de Judith. Cette image en tout temps m'obsede et m'environne, Un charme⁎ surprenant qui sort de sa personne A jusques dans mon cœur, jusques dans ma raison Fait passer tout d'un coup un funeste [152] poison. Quand je voy de quel coup ma gloire⁎ est menacée, Et de quel air Judith regne dans ma pensée, Indigné contre un mal que je ne puis souffrir, Je suis presque tenté de la faire perir. Prenons nos seuretez contre cette Captive, Qu'est-ce qu'une beauté suspecte et fugitive ? Sacrifions sa vie au repos de nos jours. VAGAO. Voulez-vous recourir à ce sanglant secours ? Votre amour a-t-il pû vous ôter la memoire ? Judith vous a promis une grande victoire, Et sans qu'il vous en coûte un séul de vos soldats. HOLOFERNE. Mais sçais-tu jusqu'où va ce fatal embarras ? Je voy bien qu'il te faut ouvrir toute mon ame, Et te faire trembler des fureurs⁎ de ma flâme. Pour dégager mon cœur d'un amour insensé, J'embrasse tous les temps, l'avenir, le passé ; Je rappelle les noms des Nations soûmises, [153] Des Princes subjuguez, des Provinces conquises ; Je tâche à m'occuper de mille soins divers Qu'exige la grandeur du maître que je sers ; Et tout ce que m'impose un devoir necessaire, Ce que j'ay déja fait, ce qui me reste à faire, L'embarras de régler à chacun son employ, D'écouter tant de voeux qui s'adressent à moy, Toute l'attention assiduë et profonde Que je dois au projet de conquerir le monde ; Tout celà ne sauroit bannir de mon esprit, Eloigner un moment l'image de Judith. VAGAO. Et pourquoy l'éloigner, cette image si chere, Et contre tant d'appas armer vôtre colere ? Maître de la Beauté dont vous étes charmé⁎, Aimez, Seigneur, parlez, et vous serez aimé. [154] HOLOFERNE. Si pour plaire à Judith il faut que je m'explique, Apprens jusques où va son pouvoir tyrannique. Pressé de la plus forte et violente ardeur Que l'amour ait jamais fait naître dans un cœur, J'ay voulu me livrer à toute la licence Que donne à mes transports⁎ la suprême puissance ; Mais je ne sçay quel trouble a glacé mes desirs, Et m'a presque interdit l'usage des soupirs. Jusqu'icy j'ignorois ce qu'on souffre à se taire, Quand j'aimois [155] je parlois, et j'étois seur de plaire ; Mais en voyant Judith, frappé d'un trait perçant, Accablé d'un respect timide⁎, embarrassant, Et que jamais mon cœur n'a senti qu'auprés d'elle, A peine de ma flâme une foible étincelle, Telle que je la sens, s'est montrée à ses yeux ; Elle impose un respect que je refuse aux Dieux. Le Ciel ou les Enfers par un charme⁎ sensible Donnent à ses appas une force invincible. Je n'ose l'approcher, la gloire⁎ et la pudeur Qui regnent sur son front, donnent de la terreur ; Et cependant tout plein d'amour, d'impatience, Je brûle de la voir pour rompre le silence. Elle ne paroit point, que fait-elle ? en quel lieu... VAGAO. Loin du monde et du bruit⁎ elle implore ce Dieu Qui luy promet pour vous... La voici qui s'avance. HOLOFERNE. A peine mes regards soutiennent sa presence. ### SCENE II. HOLOFERNE, JUDITH, VAGAO, ABRA HOLOFERNE. En sortant de prier le Dieu que vous servez, Par un nouvel⁎ éclat vos attraits relevez, Dans mes sens étonnez⁎ font couler une glace Qui m'ôte la parole et retient mon audace. Quoy qu'au nom d'Holoferne on puisse tout risquer, Je ne sçay de quel air je pourray m'expliquer. On m'a vû hautement, sans art⁎ et sans prieres, Expliquer mes soupirs aux Reines les plus fieres⁎ ; Je tremble devant vous, [156] et si mon foible cœur Avoit pû retenir cette fatale ardeur, Qui veut paroître au jour en dépit de moy-même Judith auroit long temps ignoré que je l'aime. JUDITH. Où me voy-je reduite ? HOLOFERNE.         A de pareils discours Les modestes⁎ beautez s'alarmerent toûjours. JUDITH *bas*. A quoy m'expose, helas ! notre grande entreprise ? J'en frissonne d'horreur. HOLOFERNE.         Je voy votre surprise : Mais elle va si loin, votre desordre est tel Que vous semblez vous faire un deplaisir mortel [157] De ce qui vous éleve à la gloire⁎ supreme. Songez, quand je vous dis qu'Holoferne vous aime, Que ce mot vous promet les tresors, les honneurs Qui peuvent assouvir la soif des plus grands cœurs. Des Rois et des Heros les flames sont trop belles Pour faire quelque injure à des beautez mortelles ; Rien ne peut de leur part offenser la vertu⁎. Que d'un scrupule vain votre cœur combatu Ne se refuse pas cette grande victoire, Et sachez, pour jouïr de toute votre gloire⁎, Que l'aveu⁎ que je fais met un Prince à vos pieds Qui voit à ses genoux cent Rois humiliez ; Il se fait tant d'honneur d'être vôtre conquête, Qu'il veut que dés ce soir un grand festin s'apprête, Où devant tout le camp on vous voye aujourd'huy Au milieu de nos chefs assise auprés de luy. Luy refuserez-vous, Madame, cette grace ? JUDITH. Hé qu'est-ce que Judith pour avoir cette audace ? Peut-elle refuser un si rare bonheur⁎ ? Je veux tout ce que veut mon Maître et mon Vainqueur. HOLOFERNE. Mais quand vous me flattez⁎ par un si doux langage, Je voy sur votre front quelque sombre nuage Qui fait voir, à travers ce dehors éclatant⁎, Que votre cœur se trouble, et qu'il n'est pas content. Judith n'a-t-elle pas tout ce qu'elle souhaite ? Vous forcez un vainqueur d'avouër sa défaite, Et luy donnant des fers [158] qui luy sont precieux, Vous trouvez pleinement grace devant ses yeux ; [159] Mais pour vous en donner une marque éternelle, Je veux qu'en votre nom une feste nouvelle⁎ De ce qu'il sent pour vous instruise⁎ l'Univers. JUDITH. Je connois tout le prix de tant d'honneurs offerts : Mais demain j'ose attendre une plus grande gloire⁎, Et quand j'auray pour vous obtenu la victoire, Ce jour sera pour moy le plus beau de mes jours. HOLOFERNE. Quoy, tout ce que j'attens de vôtre seul secours, Le succés étonnant⁎ d'une illustre⁎ entreprise, Cette prompte victoire à mes armes promise, Doit être pour Judith le comble du bonheur ! Aprés tant de bontez il n'est rang ni grandeur Qu'on n'obtienne pour vous dans la cour d'Assyrie. Même si vous voulez regner dans Betulie, Je mettray dans vos mains le Sceptre d'Israël ; Et pour y joindre encore un éclat⁎ immortel, Ayant brisé les Dieux adorez⁎ sur la terre, Et voulant à jamais leur declarer la guerre, Pour placer dignement un nom si glorieux⁎, Vous seule et vôtre Dieu vous serez tous mes Dieux. JUDITH. Ah Seigneur ! c'en est trop, tant de gloire⁎ m'accable. HOLOFERNE. Pour vous faire un destin plus grand, plus honorable, Je veux vous épouser. [160] JUDITH.     M'épouser ! HOLOFERNE.         Avez-vous Tant d'horreur pour un noeud si pretieux, si doux ? JUDITH. Tant d'honneur m'épouvante. HOLOFERNE.         Ah ! faites que je voye Que vous le recevez avecque plus de joye, Ou craignez qu'un amant⁎ que vous desesperez... JUDITH. J'accepte avec transport⁎ l'honneur que vous m'offrez, Et le cœur plein de joye et de reconnoissance, Quand vous poussez si loin vôtre magnificence J'ose même en faveur d'un Enfant d'Israël... [161] HOLOFERNE. Ne me demandez point grace pour Misael, Il a fait à Judith une mortelle injure. Verra-t-on impunie une lâche imposture ? Laissez pour vôtre gloire⁎ agir tout mon couroux. JUDITH. Judith s'est trop flatée⁎, et croyoit prés de vous, Quand pour un malheureux elle vous sollicite, Que son humble priere auroit plus de merite. Vos bontez m'ont trompée, et mon credule espoir... HOLOFERNE. Ah, mon amour sur moy vous donne un plein pouvoir. Que Misael soit libre, et que l'ingrat apprenne Quand vous parlez pour luy, quand vous rompez sa chaine, Et que j'attens de vous un triomphe certain, Que l'un et l'autre enfin tient tout de vôtre main. Je vous laisse ; le Camp demande ma presence ; [162] Mais s'il faut vous quitter, ma juste impatience Me rendra promptement cet entretien si doux [163] Que mon devoir m'arrache en m'éloignant de vous. ### SCENE III. JUDITH, ABRA ABRA. Que de biens apparens flatent⁎ vostre esperance ! JUDITH. Dis [164] plûtôt, que de maux accablent ma constance ! Que je prevois d'horreurs dans l'état où je suis ! ABRA. Vos regards égarez m'expliquoient vos ennuis, Tandis que le Tyran vous parloit de sa flame. JUDITH. Que de transports⁎ divers ont dechiré mon ame ! [165] Je voulois, et craignois l'aveu⁎ de son amour, Et j'attens en tremblans la fin de ce grand jour. Où suis-je ? où me conduit cette étrange avanture ? Je marche sans clarté dans une route obscure, [166] Moy, je l'épouserois, le Tyran d'Israël, Amant⁎ foible et soûmis, mais ennemy cruel ? Ah ! s'il faut à ce prix acheter la victoire... ABRA. Ah ! de plus grands perils menacent vostre gloire⁎. Craignez, dans un Tyran qui soupire pour vous, Un insolent vainqueur, et non pas un époux. JUDITH. Je crains tout ; cache moy cet affreux⁎ precipice. La voix du Ciel m'appelle, il faut que j'obeïsse. ABRA. Mais ne voyez-vous pas de quels noms odieux Vous chargera bien-tost un camp seditieux ? Il court déjà des bruits⁎ qui doivent vous confondre, Tout parle contre vous, qu'avez-vous à répondre, A ces bruits outrageans qui me comblent d'effroy. JUDITH. Ne crains rien, l'Eternel leur répondra pour moy. Je sens ce qu'un grand cœur souffre de violence De voir par des soupçons souïller son innocence. On me reprochera la folle vanité, Toute l'ambition qu'inspire la beauté. L'horreur d'un tel reproche et de tant d'injustice, S'oppose puissamment à ce grand sacrifice : Mais le feu que mon zele⁎ allume dans mon sein Devore tout obstacle et tout respect humain. Que l'honneur du Tres-haut l'emporte sur tout autre, Ayons part à sa gloire⁎ en luy donnant la nostre ; Tombent, tombent sur moy, j'y consens à ce prix, [167] Mille confusions, l'opprobre et le mépris. ABRA. Cependant Misael trouve une ample matiere A pousser contre vous sa fureur⁎ toute entiere. Il ne voit rien en vous, s'il n'en croît que ses yeux, Qui ne soit criminel, effroyable, odieux. JUDITH. Aux yeux de Misael rien ne me justifie ; Tout me couvre à ses yeux d'horreur, d'ignominie, Je fais tous ses transports⁎, ses perils, son erreur ; Libre par mon secours, il va dans sa fureur⁎ De tout ce qu'il a veu, de ce qu'il ose croire, Faire aux Betuliens l'image la plus noire. ABRA. Il paroist. JUDITH.         Ah ! quel est le trouble où je le voy ! ### SCENE IV. MISAEL, JUDITH, ABRA MISAEL. Je vis et je respire encore malgré moy. Vous changez mon supplice au gré de votre haine, Vous m'avez mis aux fers, et vous brisez ma chaîne. Cruelle, il vous est doux d'aigrir mon desespoir ; Votre bienfait m'apprend quel est votre pouvoir, Et me découvre enfin cet important mystere, Ce secret étonnant⁎ que vous me vouliez taire. Votre beauté triomphe ; Holoferne est à vous, Et quelque nom qu'il prenne ou d'amant⁎ ou d'époux, Vous cedez aux appas d'un Vainqueur qui vous aime. Un Conquerant paré de la grandeur supreme, Environné de gloire⁎ a tenté votre cœur. [168] JUDITH. Quoy, voulez-vous toujours plein de votre douleur, Juger de mes desseins par la seule apparence ? Ah ! s'il m'étoit permis de rompre le silence... MISAEL. Hé ! que me diriez vous qui pût vous excuser ? Au Camp des ennemis venir vous exposer ; A flater⁎ un Tyran indignement descendre ; Allumer un amour qui peut tout entreprendre ; Sur vous seule assembler ce que l'art⁎ imposteur A de plus seur pour plaire et s'emparer d'un cœur ? Ne rougissez-vous point de l'indigne artifice... JUDITH. Hé ! pourquoy, Misael, faut-il que j'en rougisse ? Si par de tels discours Holoferne trompé, Des soins de son amour paroist plus occupé, Que des soins de son Camp et de ceux de sa gloire⁎ ? N'est-ce rien que d'avoir arresté sa victoire, Et d'avoir trouvé l'art d'enchaîner sa valeur ? MISAEL. Mais osez-vous si loin pousser cet art flateur⁎, Jusqu'à vouloir risquer l'honneur, et l'innocence, Dans un festin profane où regne la licence, Où le dereglement devient souvent fureur⁎, Et fait évanouïr la honte [169] et la pudeur ? Quand Judith se verra sous une riche tente Du Chef Assyrien Maitresse et triomphante, Au milieu des honneurs, des concerts, des plaisirs, L'objet de mille voeux et de mille soupirs, Le spectacle et l'amour de toute l'assemblée, N'en sera-t-elle point éblouïe et troublée ? JUDITH. Quand on forme un dessein aussi grand que le mien, Sous les ordres du Ciel on n'apprehende rien ; On se met au dessus de l'humaine foiblesse. [170] MISAEL. Dans les moindres perils [171] j'ay vû vostre sagesse Trembler, et dans le fond d'un sejour écarté, Loin des yeux des mortels chercher sa seureté. Cette vertu⁎ modeste⁎ et qui fut si timide⁎, Est devenuë enfin orgueilleuse, intrepide. JUDITH. Avec un peu de temps vous en jugerez mieux. [172] MISAEL. Faudra-t-il démentir ma raison et mes yeux ? ### SCENE V. VAGAO, JUDITH, MISAEL VAGAO. Madame, on vous attend, tout est prest, tout vous presse, La pompe du festin, la commune allegresse, Le superbe⁎ appareil du Camp et de la Cour, Tout ce qui doit enfin honorer ce grand jour. Holoferne sur tout impatient⁎ d'attendre... JUDITH. Je vous suis. ### SCENE VI. MISAEL, JUDITH, ABRA MISAEL.         A cét ordre il est temps de se rendre, Vous balancez. Allez étaler promptement A cette table impie un objet [173] si charmant⁎ ; Et moy, je vous verray dans cette grande feste, Triompher lachement d'une indigne conqueste. JUDITH. Non, non, épargnez vous ce spectacle odieux. MISAEL. Quelque ennuy, quelque horreur qu'il en coute à mes yeux, Je veux developper [174] cet étrange mystere. JUDITH. Ah ! c'est trop écouter un soupçon temeraire, Allez dire aux Hebreux que je touche au moment... MISAEL. Moy, que j'aille aux Hebreux vanter impudemment Ce projet criminel, cette infame victoire, Dont on doit à jamais detester la memoire ? Moy, que j'aille pour vous trahir la verité, Et vous faire jouïr de ma credulité ! J'iray par un recit horrible, mais fidelle, Allumer contre vous une haine mortelle. JUDITH. Votre fureur⁎ s'augmente, et je plains votre erreur ; On m'attend et j'y cours avec trop de lenteur. MISAEL. Allez, je vous suivray, j'ay même impatience. JUDITH. Voyez tout. Loin de craindre icy votre presence, J'aime à vous voir toûjours curieux et jaloux ; Ma gloire⁎ avoit besoin d'un témoin comme vous. ### SCENE VII. MISAEL *seul*. Me trompay-je ? Judith seroit-elle innocente ? Je commence à douter, sa fierté⁎ m'épouvante. Allons nous éclaircir. Puisse le Dieu vengeur Confondre mes soupçons, et punir mon erreur. < Fin du quatriéme Acte > ## ACTE V. ### SCENE PREMIERE. OZIAS, UN BETULIEN UN BETULIEN. A peine on voit briller la lumiere naissante, Qu'impatient, et l'ame incertaine et tremblante, Je cours auprés de vous, et viens me rasseurer Sur tout ce que Judith nous fait esperer. Misael va troubler ce qu'elle ose entreprendre ; De ses jaloux soupçons ne pouvant se défendre Il la suit, et se livre aux mains des ennemis. L'espoir de leur retour ne nous est plus permis. Rien depuis leur départ, nul avis favorable, Nul espoir ne console un peuple miserable. Le Ciel nous abandonne. OZIAS.         Hé, quel est ce discours ? Entendray-je gemir et murmurer toujours ? Quand on croit de nos maux la mesure comblée ; Esperons... ### SCENE II. OZIAS, ACHIOR , UN BETULIEN OZIAS *continuë*.         Achior l'ame toute troublée... ACHIOR. Helas, le croirez-vous ? l'infidelle Judith... Ozias, écoutez cet étrange recit. Un deserteur du Camp, et mon ami fidelle, Est venu m'annoncer cette affreuse⁎ nouvelle. Il m'a dit que Judith ayant par sa beauté Desarmé le Tyran, et vaincu sa fierté⁎, Luy promet sur les Juifs une entiere puissance, Et que pour les punir de leur impatience⁎ [175] Elle les livreroit au pouvoir du vainqueur. Holoferne charmé⁎ d'un si rare bonheur⁎, Avec tout l'appareil de la plus belle feste, Celebre dans son camp l'espoir de sa conqueste. Judith le doit conduire au pied de nos remparts, Et si-tost qu'on verra floter ses étendarts, Le peuple, sans tenter un effort inutile, Recevra le vainqueur dans le sein de sa Ville. Les ennemis instruits⁎ et charmez⁎ de ce bruit⁎, Ont fait par mille feux un grand jour dans la nuit, Et l'on entend par tout la triomphante joye, Les cris victorieux que le Camp nous envoye. OZIAS. Achior, osez-vous porter par ce recit Une atteinte mortelle à l'honneur de Judith ? ACHIOR. Je le tiens d'une bouche sincere et fidelle. OZIAS. Qui pourroit vous comprendre, ô Sagesse éternelle ? ACHIOR. J'ay douté comme vous, mais je voy Misael : Son desordre... [176] ### SCENE III. MISAEL, OZIAS, ACHIOR , UN BETULIEN MISAEL.         Frappé d'un desespoir mortel, Livrant à la douleur mon ame toute entiere, J'ay marché dans la nuit sans guide et sans lumiere, Et m'égarant sans cesse, aprés un long détour, [177] Le jour naissant à peine a pû voir mon retour. [178] Je reviens, le Tyran malgré moy me fait grace, Helas ! que ne m'a-t-il puni de mon audace ! Je voulois l'immoler à mon jaloux dépit, Et prévenir ainsi la honte de Judith. Surpris par ses soldats, las et honteux de vivre, Je m'accuse, à la mort mon desespoir me livre ; Je presse contre moy le Tyran irrité : Mais Judith de mon crime obtient l'impunité, Et sa pitié cruelle, en me laissant la vie, M'a rendu le témoin de son ignominie. Ah, qu'une prompte mort m'eust épargné d'horreurs ! OZIAS. Expliquez-vous enfin ; quels sont ces grands malheurs ? MISAEL. Judith sur Holoferne emportoit la victoire ; Je l'ai vûë en partant s'en promettre la gloire⁎ ; Son orgueil l'a perduë, et je l'avois predit ; Holoferne a son tour triomphe de Judith. Je ne vous diray point par quelle complaisance Elle a sçû du Tyran gagner la confiance [179] ; Par quels discours trompeurs secondant sa beauté, Pour le mieux captiver sa bouche l'a flaté⁎. Si voulant le seduire⁎, elle a mis en usage Tout ce qui peut toucher le cœur le plus sauvage, Elle a pris quelque soin de se justifier : Ma raison l'oublioit, et vouloit l'oublier. A tout ce qui pouvoit servir à la défendre Ma foiblesse cherchoit à se laisser surprendre. Même dans le festin où la joye en fureur⁎ Pouvoit faire oublier et sagesse et pudeur, Sa conduite endormoit un peu ma défiance, Sur tout quand Holoferne avec trop de licence Faisant voler vers elle et regards et desirs ; [180] Elle sans écouter ny regards ny soupirs, Negligeoit sagement ces ardeurs empressées, Et tournoit vers le Ciel ses yeux et ses pensées. Mais si tous mes soupçons avoient pû s'abuser, Ce que je viens de voir ne sçauroit s'excuser. OZIAS. Misael, se peut-il que Judith criminelle... Mais ne nous laissez point dans l'attente cruelle... MISAEL. Que d'horreurs [181] ! quand je voy ce qui suit le festin, Holoferne accablé par la vapeur du vin Cherche à se reposer ; là chacun se retire. Judith pouvoit sortir, Judith, le puis-je dire ? Demeure, et moy cedant à l'ordre souverain, Je sors la honte au front, la rage dans le sein ; J'abandonne le Camp, qui se donnoit en proye, Pour honorer la feste, aux transports⁎ de sa joye. C'est ainsi que Judith pour remplir nos souhaits Obtiendra d'Holoferne une odieuse paix. Dure à jamais la guerre, et qu'Israël perisse S'il faut le delivrer par un tel sacrifice. OZIAS. Il faut donc, Misael, croire sur ce recit Que tout ce grand projet qu'avoit formé Judith, Ne sert qu'à nous donner une paix plus funeste, [182] Que tout ce qu'a d'affreux⁎ la colere celeste. Ah ! plûtost démentez le rapport de vos yeux, Et lors qu'en nous faisant ce recit odieux, Vous faites à Judith une offense mortelle, Croyez que c'est l'erreur d'un soupçon infidelle Et d'un jaloux dépit la vaine illusion. MISAEL. Plût au Ciel qu'il fallût à ma confusion Donner à mes soupçons cette horrible aventure, Et verser tout mon sang pour laver cette injure. Que ne puis-je douter de tout ce que j'ay dit ! Mais j'apperçois Abra. ### SCENE IV. MISAEL, ABRA, OZIAS MISAEL *continuë*.         Quoy seule, et sans Judith ? ABRA. Judith est de retour, vous l'allez voir paroître : Mais sçachant le respect qu'elle doit au Grand Prestre, Elle a crû qu'il falloit, revenant en ces lieux, L'instruire⁎ le premier d'un secret glorieux⁎ ; Et c'est vous, Ozias, à qui Judith m'envoye Annoncer son retour, et haster votre joye. OZIAS. Hé, que me direz-vous, si j'en croy Misael ? Est-ce ainsi que Judith veut sauver Israël ? MISAEL. Osez-vous nous vanter une infame victoire ? Estois-je au Camp sans yeux, suis-je icy sans memoire ? Au sortir d'un festin plein de déreglement, Judith demeura libre auprés de son Amant⁎, Vous avez pû tout voir, et n'étant pas loin d'elle, Vous vîtes concerter cette paix infidelle. Quand Israël instruit⁎ d'un si honteux traité Apprendra de quel prix Judith l'a racheté, Elle va devenir sous cette affreuse⁎ idée L'opprobre et le mépris de toute la Judée. ABRA. Quoy, toujours l'outrager ? ah c'est trop s'emporter. Quand je parle en son nom, vous devez m'écouter. [183] J'avouërai que Judith m'a fait trembler moy-même, En me peignant l'horreur de ce peril extrême. Elle avoit tout à craindre au milieu des plaisirs D'un Tyran emporté par d'injustes desirs ; Mais le Ciel a voulu faire de sa foiblesse Un chef-d'œuvre étonnant⁎ de force et de sagesse. Cette immortelle main que l'homme ne voit pas Ecartoit les perils et conduisoit ses pas. Ce qui suivit la feste excita votre plainte ; Judith vît vôtre trouble, et vous vîtes sa crainte. Seule avec Holoferne et tremblante d'effroy, Judith à tous momens tournoit les yeux sur moy. Quoy-que l'occasion dût flater⁎ son attente, Je la vis balancer, et sa foy chancelante La laissant sans courage et presque sans espoir, Condamnoit l'entreprise, et tentoit son devoir Mais ce devoir enfin s'opposant à sa fuite, Judith demeure, et vous, sans attendre la suite... MISAEL. Pouvois-je demeurer transporté⁎ de fureur⁎ ? ABRA. Ecoutez ce qui reste, et voyez votre erreur. Holoferne au sommeil s'étant laissé surprendre, Donne à Judith l'audace et le temps d'entreprendre. Son sommeil nous offrant l'image de sa mort, Puisse, dis-je aussi-tost par un soudain transport⁎, Puisse, pour avancer sa perte toute entiere, Un sommeil éternel luy fermer la paupiere. Mais pour ce dernier coup que Judith doit porter, Quelles armes le Ciel luy voudra-t-il préter ? Là le fer d'Holoferne à ses yeux se presente. Elle le prend d'abord, mais d'une main tremblante. [184] Cette horreur que l'on sent pour les assassinats, Luy glace le courage, et luy retient le bras. Pour surmonter sa crainte et rasseurer son ame, Vers le Ciel elle lance un regard tout de flame : Ses voeux sont exaucez : et le Ciel dans son cœur Verse subitement une sainte fureur⁎ ; Ses yeux brillent d'un feu plus vif que de coûtume Et d'un éclat plus fier⁎ son visage s'allume. Holoferne endormy se livrant au trépas, Judith sans balancer sur luy leve le bras, Et prenant ses cheveux d'une main asseurée, Le frappe, et de son corps la teste est separée. [185] Quoy, vous doutez encor de cette verité ! Que je confonde enfin votre incredulité. ### SCENE V. ABRA, MISAEL, OZIAS, UN BETULIEN UN BETULIEN. Un succés glorieux⁎ a rempli notre attente. La tête d'Holoferne encor toute sanglante, Par l'ordre de Judith, sur le haut des remparts, Offre un spectacle affreux⁎ qui charme⁎ nos regards. [186] MISAEL. Qu'entens-je ? ACHIOR.     Juste Ciel ! ABRA.         Que pouvez-vous répondre ? OZIAS. C'est ainsi que le Ciel se plaît à nous confondre.                 p. 92 MISAEL. Ah, jalouse fureur⁎, dans quel aveuglement Plonges-tu la raison d'un malheureux Amant⁎ ! OZIAS. Allons chercher Judith, la voicy qui s'avance. MISAEL. Pourras-tu Misael soutenir sa presence ? ### SCENE VI. JUDITH , OZIAS, MISAEL , ACHIOR JUDITH. Ozias, c'en est fait, Israel est vainqueur. Abra vous a sans doute annoncé ce bonheur⁎. OZIAS. Son recit a calmé des soupçons effroyables. [187] JUDITH. L'apparence a rendu ces soupçons excusables, N'en parlons plus. Songez qu'Holoferne immolé Livre aux Betuliens tout le Camp desolé. Le jour a revelé la perte qu'il a faite. Vous, Ozias, allez achever sa défaite. à Achior Vous, suivez Ozias. ACHIOR.         J'y cours avec ardeur. Allons par mille morts expier notre- erreur. ### SCENE DERNIERE. JUDITH, ABRA, MISAEL MISAEL. Qu'ordonnez-vous de moy dont la jalouse rage Fait à la vertu⁎ même un si sanglant outrage ? Moy, soupçonner Judith, elle à qui l'Eternel A voulu confier la gloire⁎ d'Israël ? Quelle étoit mon erreur ! quel assez grand supplice De mes emportemens vous peut faire justice ! JUDITH. Qu'avec tous nos malheurs, dans un profond oubly, Ce que vous avez fait demeure ensevely. Vos soupçons m'offensoient, perdons-en la memoire, Et revoyez Judith avec toute sa gloire⁎. [188] Si malgré le penchant que j'eus toujours pour vous, J'ay pû vous preferer un immortel Epoux ; Un choix si glorieux⁎ n'est pas sans recompense. [189] Voyez quel est le fruit de cette preference, Et prenez part vous-même à ce rare bonheur⁎ [190]. Une femme a défait un superbe⁎ vainqueur, Nos malheurs sont finis, Betulie est sauvée, La tête du Tyran sur nos murs élevée Instruira⁎ l'Univers qu'Holoferne n'est plus. MISAEL. Ainsi vous triomphez, et moy, triste et confus, En horreur aux Hebreux, à Judith, à moy-même, Je vivray malheureux, privé de ce que j'aime, Et coupable envers vous, pour comble de douleur, D'un crime qui me rend digne de mon malheur. JUDITH. Ecoutez, et voyez ce qui suit ma victoire. [191] Vous ne me verrez point fiere⁎ de tant de gloire⁎ Retenir cette pompe, et m'offrir aux honneurs, Aux applaudissemens qu'on prodigue aux vainqueurs. Je vay me dépouïller d'une parure vaine, Ornemens empruntez à la grandeur humaine, Heureuse d'avoir fait, aux yeux du Tout-puissant, D'un art si dangereux un usage innocent. Vous fûtes le temoin de ma peine secrete, Grand Dieu, quand je laissay la cendre et la retraite. [192] Pour vous je les quittay, je les reprens pour vous, Et me rens toute entiere à mon divin Epoux. MISAEL. Que de gloire⁎ ! Judith triomphe par ses charmes⁎, Et retourne aussi-tôt à la retraite, aux larmes. Je la perds pour jamais ; mais malgré mon malheur La vertu⁎ de Judith console ma douleur. < FIN > ## EXTRAIT DU PRIVILEGE du Roy. PAR grace et Privilege du Roy donné à Paris le neuviéme jour d'Avril 1691. Signé par le Roy en son Conseil, BOUCHER : il est permis au sieur Claude Boyer de l'Académie Françoise, de faire imprimer plusieurs Pieces de Poësie de sa composition pendant le temps de huit années, avec défenses à tous autres d'imprimer ny contrefaire aucunes desdites Pieces sur les peines portées à l'original dudit Privilege. Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, le 20. Decembre 1691. Signé, P.AUBOUYN, Syndic. Et ledit sieur Boyer a cedé ses droits de Privilege pour la Tragédie de Judith, à Jean Baptiste Coignard Imprimeur du Roi, et à Michel Brunet Libraire à Paris, suivant l'acord fait entr'eux. *Achevé d'imprimer pour la premiere fois le 23. Avril* [193]*1695.* # Lexique de Judith. Les chiffres notés entre crochets renvoient aux vers de *Judith*, numérotés en regard du texte dans la marge de droite. Chaque définition est accompagnée des références de toutes les occurrences qui répondent à cette définition dans *Judith*. En revanche, tous les sens ne sont pas forcément notés pour chaque terme : on a ainsi volontairement omis les définitions encore usuelles. Enfin, certains termes qui n'apparaissent qu'une fois ont été expliqués dans les notes de bas de page, ceci dans un souci de clarté et de lisibilité.Admiration, admirerEmployé dans *Judith* avec le sens d'« étonnement, stupeur ».V. 263, 310, 595, 598, 731.Signifie comme aujourd'hui « sentiment d'émerveillement ».V. 471.AdorableQue l'on doit vénérer. Se dit de Dieu uniquement, ou alors doit être compris comme un blasphème. V. 422, 462, 653, 780, 902, 916, 944, 1095.AffreuxCe qui cause l'épouvante, et non ce qui est repoussant. V. 135, 233, 376, 1143, 1272, 1352, 1379, 1431.AmantCelui qui a déclaré ses sentiments amoureux à une femme. N'implique pas de relation physique.V. 145, 1105, 1138, 1182, 1374, 1434.AmasDésigne aussi bien des personnes que des choses, contrairement à l'acception actuelle. Sans nuance dépréciative.V. 111, 447.ArtPossède dans ce texte un sens péjoratif lorsqu'il est synonyme d'artifice.V. 181, 466, 1039, 1193. AveuN'a pas le sens juridique d'aujourd'hui. Désigne ici la déclaration d'une pensée ou d'un sentiment.V. 157, 1061, 1133.BonheurLittéralement « événement heureux », c'est-à-dire employé au sens propre pour désigner « ce qui vient à point » selon Furetière.V. 55, 267, 628, 666, 893, 1069, 1278, 1438, 1461.Quant à malheur, il signifie l'inverse.BruitDésigne la nouvelle que l'on apprend.V. 293, 320, 1285.Signifie aussi « sédition, querelle, confusion » (Furetière).V. 343, 488, 1030.C'est aussi la réputation prise en bonne part.V. 167, 569.Enfin, il désigne au pluriel la rumeur.V. 1147.CharmePossède les sens de « puissance magique » et de « ce qui plaît », avec toutefois une nuance intensive : c'est ce qui « nous ravit en admiration » (Furetière).V. 166, 283, 409, 438, 490, 509, 546, 799, 810, 881, 968, 972, 1023, 1278, 1431, 1484.CruelSignifie aussi, en plus des sens actuels, « extrême ».V. 481, 953. Éclat, éclatantCe qui couvre de gloire.V. 60, 308, 1094.C'est aussi le faste.V. 468, 486, 1073.Enfin, le terme est aussi employé dans divers sens encore usuels.Étonné, étonnement« Causer à l'âme de l'émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte » (Furetière). Plus proche du sens latin (*attonare* :frapper du tonnerre).V. 47, 98, 136, 157, 234, 252, 316, 433, 535, 791, 803, 833, 1035, 1087, 1180, 1389.Fier, fiertéCe terme prend dans *Judith* divers sens. Tout d'abord, celui de « dangereux ».V. 12, 85, 336, 699.Puis, celui de « farouche, sauvage ».V. 138, 147, 537, 667, 1274, 1420.« Qui a de l'amour propre ».V. 622, 651.Enfin, de « hautain, orgueilleux ».V. 263, 642, 658, 734, 946, 1040, 1252, 1472.FlatterSignifie en premier lieu « encourager, faire grandir », en bonne ou en mauvaise part.V. 171, 333, 381, 400, 571, 813, 919, 1071, 1127, 1318, 1395.Puis « soulager ».V. 580, 820.On le trouve aussi dans le sens encore usuel de « louanges exagérées ou mensongères ».V. 670, 861, 905, 933, 1114, 1191, 1202.FureurFolie, égarement de l'esprit.V. 8, 319, 436, 494, 567, 574, 618, 663, 691, 988, 1164, 1170, 1205, 1245, 1325, 1401, 1418, 1433.GénéreuxDe race noble.V. 532, 738, 873.Gloire, glorieuxPossèdent en premier lieu le sens de « ce que l'on doit à soi-même, à sa propre dignité ». Pris en ce sens, ils désignent généralement l'honneur de Judith.V. 318, 432, 514, 680, 724, 929, 975, 1025, 1113, 1140, 1250, 1456, 1459, 1483.Ces termes désignent également un succès.V. 56, 652, 773, 880, 893, 1060, 1083, 1312, 1450.Et la célébrité qui en découle pour son auteur (c'est le sens usité aujourd'hui).V. 256, 261, 496, 507, 718, 732, 1051, 1097, 1099, 1366, 1427, 1472.Ils peuvent aussi être synonyme de « vanité, vaniteux ».V. 87, 91, 99, 402, 948, 1185, 1199.Enfin, ils caractérisent la majesté divine.V. 160, 227, 747, 768, 963, 1160.IllustreDésigne ici davantage la noblesse de l'âme que la renommée.V. 284, 299, 452, 730, 946, 1082.Impatience, impatientQui ne peut se résigner.V. 1, 14, 855, 1227.Par extension, qui est révoltéV. 590, 1276.Les autres occurrences renvoient au sens actuel.InquietSignifie, en plus des sens encore en usage, « remuant, agité ».V. 237, 281, 289.InstruireInformer.V. 15, 63, 1081, 1285, 1366, 1377, 1465.JalouxPrend parfois le sens de « particulièrement attaché à quelque chose ».V. 36, 463, 652.ModesteQui a de la retenue, de la pudeur.V. 38, 173, 243, 266, 393, 397, 483, 600, 1046, 1219.Nouveau, nouveautéCe qui est inconnu, voire étrange.V. 105, 229, 253, 389, 399, 575, 799, 1034, 1080.QuerelleCause que l'on défend.V. 270, 298, 542.SéduireSéduire signifie « abuser quelqu'un, lui persuader de faire le mal » (Furetière).V. 58, 599, 1319.ServirParmi les nombreuses occurrences de ce terme, trois signifient « combattre pour quelqu'un ».V. 59, 87, 630.SuperbeOrgueilleux.V. 90, 139, 470, 1462.A aussi le sens actuel de magnifique.V. 792, 1225.TimideContrairement à l'usage atténué d'aujourd'hui, timide signifie « faible, peureux, qui craint tout. L'esprit timide est celui qui manque de hardiesse pour entreprendre quelque chose de grand » (Furetière).V. 235, 273, 393, 801, 959, 1018, 1219.Transport« Se dit figurément en choses morales, du trouble ou de l'agitation de l'âme par la violence des passions » (Furetière).V. 71, 237, 608, 617, 719, 847, 918, 1012, 1106, 1132, 1169, 1343, 1401, 1406.VertuDésigne ici le courage.V. 457, 605, 749, 907.Et plus généralement les qualités morales.V. 163, 241, 314, 601, 1219, 1486.Et enfin la vertu par opposition au vice.V. 838, 1057, 1448.ZèleC'est, selon Furetière, « l'ardeur, la passion que l'on a pour une chose ». Cette ardeur peut être religieuse…V. 65, 75, 133, 198, 240, 296, 306, 542, 724, 785, 1157.… amoureuseV. 618.…ou bien plus générale, guerrière notamment.V. 125, 154, 247, 278, 309, 310, 457, 572, 595. # Répartition des vers selon les scènes et les personnages. | I, 1 | I, 2 | I, 3 | I, 4 | I, 5 | I, 6 | II, 1 | II, 2 | II, 3 | II, 4 | II, 5 | II, 6 | II, 7 | II, 8 | III, 1 | III, 2 | III, 3 | III, 4 Judith |  |  |  |  | 55, 5 |  |  |  |  | 30 | 15, 5 | 19, 5 | 22 |  |  |  |  |  Misaël |  |  |  |  |  |  | 37 | 1 | 28 | 47 |  |  | 4, 5 | 18, 5 |  |  |  | 50, 5 Ozias | 30 | 3, 5 | 5 | 62, 5 | 20, 5 | 10 | 35 |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  Achior |  |  |  | 64, 5 | 3, 5 | 18 |  | 0, 5 |  |  |  |  | 7, 5 | 13, 5 |  |  |  |  Abra |  |  |  |  | ⁎ |  |  | 1 | 48, 5 | ⁎ | 1 |  | ⁎ |  |  |  |  |  Bétuliens | 12, 5 |  | 2, 5 |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  Holoferne |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 52, 5 | 1, 5 | 0, 5 | 23, 5 Vagao |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 14 | ⁎ | ⁎ | ⁎ Assyriens |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 20 | 9, 5 | ⁎ | 42, 5 | 3, 5 | 7, 5 | 127 | 79, 5 | 28 | 72 | 2, 5 | 76, 5 | 77 | 16, 5 | 19, 5 | 34 | 32 | 66, 5 | 21, 5 | 10 | 74 |  |  |  |  |  | 288 |  |  |  |  |  |  |  | 330 |  |  |  |  | III, 5 | III, 6 | III, 7 | III, 8 | IV, 1 | IV, 2 | IV, 3 | IV, 4 | IV, 5 | IV, 6 | IV, 7 | V, 1 | V, 2 | V, 3 | V, 4 | V, 5 | V, 6 | V, 7 |  Judith | 1, 5 | 52 | 13, 5 | 36, 5 |  | 19 | 31, 5 | 13 | 0, 5 | 8 |  |  |  |  |  |  | 7, 5 | 25 | 350, 5 Misaël |  | 15, 5 |  |  |  |  | 15, 5 | 36 | ⁎ | 14, 5 | 4 |  |  | 56 | 11, 5 | 3 | ⁎ | 15 | 357, 5 Ozias |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 3 | 3, 5 | 12 | 2 | 2 | 1 |  | 190 Achior |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 22, 5 | ⁎ | ⁎ ? | 0, 5 | 1, 5 |  | 132 Abra |  | ⁎ | ⁎ ? | 1, 5 |  | ⁎ |  | ⁎ | ⁎ ? | ⁎ |  |  |  |  | 51 | 0, 5 | ⁎ ? | ⁎ | 103, 5 Bétuliens |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 10, 5 | ⁎ | ⁎ | ⁎ ? | 4 | ⁎ ? |  | 29, 5 Holoferne | 2 | 19, 5 | 17, 5 |  | 58 | 75 |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 250 Vagao | ⁎ | ⁎ ? | ⁎ ? |  | 10 | ⁎ |  |  | 5 |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 29 Assyriens | 14, 5 | ⁎ |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  |  | 44 | 18 | 87 | 31 | 38 | 68 | 94 | 47 | 49 | 5, 5 | 22, 5 | 4 | 13, 5 | 26 | 67 | 64, 5 | 10 | 10 | 40 |  |  |  |  | 346 |  |  |  |  |  |  | 290 |  |  |  |  |  |  | 232 | 1486 ⁎ : le personnage est présent mais n'intervient pas.  ? : on suppose que le personnage est là, même si sa présence n'est pas signalée en début de scène. # Bibliographie. ## Oeuvres de référence.**Boursault**Satire des satires, Comédie **Boyer**Jephté, tragédie **Boyer**Epître au Roy sur la prise de MonsDiscours à l'Académie française **Boyer**Caractères de l'amour profane **Boyer**Harangue faite à la Reine d'Espagne au nom de l'Académie française, par M. Boyer, chancelier de cette Compagnie **Boyer**Oropaste, ou le faux Tonaxare, tragédie **Boyer**Epître au Père de La Chaise **Boyer**Le Portrait de l'amour saint ou de la charité **Du Ryer**Scevole, tragédie Entretien sur le théâtre au sujet de la Tragédie de Judith **Fleury**Les Moeurs des Israëlites **Argenson**Les Annales de la Compagnie du Saint Sacrement **Aubignac**La Pratique du Théâtre **Boileau**Art poétique. **Chapelain**Liste de quelques gens de Lettres vivant en 1662Opuscules critiques Dictionnaire de l'Académie Françoise **Furetière**Dictionnaire universel **Furetière**Second Factum pour Messire Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, contre quelques uns des Messieurs de l'Académie Françoise (1686)Recueil des Factums d'Antoine Furetière Histoire de l'Académie française Journal des Sçavants **Lesage**La Valise trouvée Mercure de France **Sacy**Bible de Port Royal **Sales**Introduction à la vie dévote Annales dramatiques ou Dictionnaire Général des Théâtres, par une société de gens de lettres **Léris**Dictionnaire portatif historique et littéraire des Théâtres ## Études.**A. Adam**Histoire de la littérature française au XVII*e* **Cl. C. Brody**The Works of Claude Boyer **A. Cioranescu**Bibliographie de la Littérature française du XVII*e* **Chr. Delmas**La Tragédie de l'âge classique **V. Fournel**Revue d'histoire littéraire de la France **A. Haase**Syntaxe française du XVII*e* siècle **E.Göhlert**Abbé Claude Boyer, ein Rivale Racines **H.C. Lancaster**A History of french dramatic literature in the seventeenth century **Olivet**Histoire de l'Académie française **J. Rolland**Histoire littéraire de la ville d'Albi **J. Scherer**La Dramaturgie classique en France **E. Forsyth**La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640) : le thème de la vengeance **H. Haag**Les Femmes célèbres dans la Bible **R. Lebègue**La Tragédie religieuse en France, les débuts (1514-1573) **R. Lebègue** **Lethielleux**Table pastorale de la Bible **K. Loukovitch**L'Évolution de la Tragédie religieuse classique en France **Odelin et Séguineau**Dictionnaire des Noms propres de la Bible ------- [1] Ce discours prononcé le 7 septembre 1698 se trouve dans *L'Histoire de l'Académie Françoise*, t. II, p. 345. [2] Cette réputation de galanterie doit être toutefois nuancée par ce que rapporte l'abbé Genest dans son discours de réception à l'Académie Française : « Ce que j'aurois particulièrement à remarquer, c'est qu'il a traité si longtemps les passion humaines sans jamais en éprouver le désordre. » On est ici bien loin de *L'Histoire amoureuse des Gaules* de Bussy-Rabutin. [3] A. Furetière, *Troisième Factum pour Messire Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, contre quelques-uns des Messieurs de l'Académie Françoise, 1686*, in *Recueil des Factums d'Antoine Furetière*, éd. C. Asselineau, Paris, Poulet-Malassis, 1858. [4] J. Chapelain, *Liste de quelques gens de Lettres vivant en 1662*, in *Opuscules critiques*, éd. A.C. Hunter, Paris, Droz, 1936, p. 343. Nous soulignons. [5] Témoin cette épigramme sur *Athalie* que Göhlert attribue à l'un des partisans de Boyer : « Avez-vous vû rien de plus méchant qu'*Esther* ? / Oui, car le même auteur a fait jouer *Athalie*… » [6] Échecs qui furent par la suite exagérés et généralisés par les commentateurs du XVIII*e*, dans le souci de légitimer le goût institué par Boileau en le mettant à l'unisson de celui du public. Sont avérés les échecs de *Clotilde*, de *Tigrane*, d'*Artaxerce.* Beaucoup d'autres ne sont en fait que des demi échecs, ou des demi succès. [7] Peut-être dès 1664, lorsque Racine donna sa Thébaïde à la Troupe de Molière, alors que Boyer faisait jouer la sienne à l'Hôtel de Bourgogne. La pièce de Racine, desservie par une troupe peu réputée pour son jeu tragique, connut alors un échec relatif. Göhlert y voit la possible cause de la malveillance de Racine à l'égard de Boyer (cf. la Thèse de celui-ci, *Abbé Claude Boyer, ein Rivale Racines*, p. 32). [8] Frères Parfaict, *Histoire du Théâtre François*, t. XII, p. 114. [9] Chapelain, *op. cit.* [10] A. Furetière, Second Factum, op. cit. [11] Il ne s'agit pas de Nicolas Boileau, que l'on nommait alors Despréaux, du nom d'une des terres de sa famille. [12] Nous soulignons. [13] Frères Parfaict, *op. cit.*, t. XII, p. 183. [14] V. Fournel, « Contemporains et successeurs de Racine. Les poètes décriés. Le Clerc, Boyer, Pradon, Campistron », *Revue d'histoire littéraire de la France*, 1894, p. 243. [15] Dix-neuf représentations en tout, ce qui constitua un très grand succès : quatorze avant le Carême, cinq après Pâques, lorsque le nom de Boyer fut révélé. Ce succès préfigure le destin de *Judith*, qui connut elle aussi les louanges et l'affluence avant d'être reniée par le public sous la pression de la cabale. [16] Un indice de la partialité des Frères Parfaict et de leur obstination à justifier l'opinion de Boileau est qu'ils refusent de reconnaître à Boyer la propriété de l'*Agamemnon* pour des raisons purement esthétiques : selon eux, le style en est trop « vif » pour qu'il s'agisse de Boyer. [17] Comme le montrent les épigrammes contre le *Germanicus* de Pradon, joué en 1694, et le *Sésostris* de Longuepierre, représenté en 1695, cités dans les *Oeuvres complètes de Jean Racine*, éd. R. Picard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. I, 1950, p. 979. [18] L'attribution d'*Antigone*, tragédie représentée en 1686, demeure problématique. Il semblerait cependant qu'il s'agisse bien d'une œuvre de Boyer. Dans sa notice de la nouvelle édition de la Pléïade de Racine, *Théâtre et poésies*, 1999, Georges Forestier propose une explication à la confusion qui existe entre deux pièces attribuées à Boyer, *La Thébaïde* et *Antigone* : « Or il n'est question d'une telle pièce *La Thébaïde* ni dans la liste des oeuvres de Boyer, ni dans les témoignages contemporains. C'est seulement vingt ans plus tard qu'il sera fait allusion pour la première fois à l'existence d'une l'existence d'une *Thébaïde*, et cela dans des conditions extrêmement particulières. En 1686, enragé d'être empêché de publier son *Dictionnaire* et d'avoir en outre été exclu de l'Académie française l'année précédente, Furetière écrivait son *Second Factum*, où il se déchaînait contre ceux qui avaient voté cette mesure, parmi lesquels Benserade, La Fontaine et Boyer. Assurant que celui-ci s'était tourné vers le théâtre parce que, quoique bachelier en théologie, il n'avait pu trouver un lieu pour prêcher, il ajoutait : « On lui a reproché un jour qu'il prêchait dans les déserts de la Thébaïde, à cause de la solitude qui se trouva à la représentation d'une de ses pièces qui portait ce nom ». Un an plus tard, dans le *Plan et dessein du poème allégorique et tragico-burlesque, intitulé Les Couches de l'académie*, il revenait à la charge : « Voici la relation extraordinaire contenant la liste des morts et des étouffés à la représentation de *La Thébaïde* de M. Laboyer (entendez: Boyer). » Il parait donc bien avoir existé une *Thébaïde* de Boyer. Seulement, si l'on prend garde que le *Second Factum* a été publié vers la fin d'avril 16863, et que *Les Couches de l'académie* présentent l'échec de *La Thébaïde* comme s'il était assez récent pour être encore dans toutes les mémoires, on rapprochera ces deux attaques de la création *d'Antigone* le 14 mars 1686, oeuvre que Boyer fit représenter et édita sous le pseudonyme de Pader d'Assezan – pseudonyme que raille justement Furetière dans le même passage du *Second Factum* (Pseudonyme connu de tous depuis la préface *d'Artaxerce* dans laquelle Boyer expliquait pourquoi il avait donné *Agamemnon* sous le nom de Pader d'Assezan en 1680 : il s'agissait alors de tromper la cabale qui cherchait à cette époque à faire tomber toutes ses pièces. Pseudonyme confirmé par la première phrase de la préface *d'Antigone* publiée en 1687: « Je mis une Epître sans Préface à la tête de mon *Agamemnon* : je mets une Préface sans Epître à la tête *d'Antigone.* » ). On voit que si Furetière a rebaptisé *Antigone* du titre de *Thébaïde*, c'était pour tirer un effet comique de la superposition de la Thébaïde grecque et de la Thébaïde égyptienne, rendue fameuse par les ascètes chrétiens qui ont recherché au III*e* siècle la solitude de ses déserts. Qu'il ait songé à le faire s'explique par l'étroite dépendance des deux sujets: Racine lui-même écrivait dans sa préface de 1676 que « le sujet de la Thébaïde ...  avait été autrefois traité par Rotrou sous le nom *d'Antigone* », et quelques années plus tard, c'est sous le seul nom de *Thébaïde* que Grimarest désignera *l'Antigone* de Rotrou. L'extrême célébrité (de scandale) du *Second Factum* de Furetière explique que, après bien des années, Brossette ait gardé en mémoire que Boyer avait écrit, un jour, une *Thébaïde* malheureuse. De là à la rapprocher de celle de Racine, il n'y avait qu'un pas: lorsqu'on connaît l'acharnement avec lequel Racine et Boileau ont tenté de nuire à la réputation de ce malheureux auteur durant trente ans, on ne s'étonnera pas que leur panégyriste à son tour ait cherché à le rabaisser en lui prêtant aussi légèrement un échec imaginaire en 1663. [19] La plupart de ces oeuvres se trouvent dans le Recueil des Pièces d'Eloquence et de Poésie présentées à l'Académie française, 1691 [20] Ces poèmes sont regroupés dans les Caractères des Prédicateurs, des Prétendants aux dignités ecclésiastiques, de l'Âme délicate, de l'Amour profane, de l'Amour saint, avec quelques autres Poésies chrétiennes, in Recueil de Pièces curieuses, tant en Prose qu'en Vers, t. III, 1695. [21] Il s'agit de La Porcie romaine et de Judith. Histoire de l'Académie Françoise, t. II, p. 345. [22] Réponse de l'Abbé Boileau au discours de l'Abbé Genest. *Histoire de l'Académie Françoise*, t. II, p. 345. [23] Il ne s'agit pas de l'auteur de l'*Art Poétique*, mais de l'académicien mentionné plus haut. [24] Lettre du 4 mai 1695 adressée à Boileau [25] Dans l'*Entretien*, l'auteur cite en exemple *Mithridate, Iphigénie, Phèdre*, à l'exclusion de tout autre pièce, hormis *Polyeucte, Sertorius* et *Nicomède* pour les critiquer, et le nom de Racine apparaît de nombreuses fois. [26] Rapporté par Lancaster et Göhlert. [27] « Il faut que nous les suivions », dit alors Cléante pour marquer le changement du lieu. [28] Préface de *Judith.* [29] Droz, Paris, 1933. [30] Cf. document reproduit en annexe. [31] C'est-à-dire une capacité de l'intelligence humaine. [32] Cf. annexe Solution 3. [33] Coquille dans J1 (*Religon*.) corrigée dans J2. [34] Coquille dans J1 (*virité*) corrigée dans J2. [35] Coquille dans J1(*sanctifié*, ) corrigée dans J2. [36] Var. : nouvelles. [37] C'est-à-dire la punition méritée par nos crimes. [38] Cette expression biblique désigne l'ensemble du peuple élu. [39] Var. : enfants, [40] Boyer suit ici fidèlement la source biblique (*Jdt* VIII, 17). Les Bétuliens s'adressent à Ozias : « Nous vous conjurons … de livrer incessamment la ville ... et de nous faire trouver une mort prompte par l'épée, au lieu de cette longue mort que la soif qui nous brûle nous fait souffrir. » [41] C'est-à-dire le souvenir. [42] Le délai de cinq jours, difficilement justifiable alors que la durée de l'intrigue n'excède pas un jour et une nuit, n'est compréhensible que lorsqu'on le rapporte à la source, c'est-à-dire au *Livre de Judith* (VII, 23). On peut penser que Boyer a tout à la fois voulu ménager la fidélité aux textes sacrés et la règle des 24 heures. [43] Var. : rendre, [44] C'est-à-dire « je les devance par mon rang ». [45] C'est-à-dire « disposée à me voir ». [46] C'est-à-dire, qui s'est conformé secrètement aux préceptes de notre religion. Il est à noter que dans le *Livre de Judith*, Achior ne connaît des Juifs que leur foi et leur coutumes. Il symbolise l'homme de bonne volonté prêt à être touché par la Révélation, et se convertit à la religion juive après avoir vu la tête d'Holoferne entre les mains de Judith (*Jdt.* XIII, 29). Dans la pièce de Boyer, la fonction d'Achior est différente : il était nécessaire qu'Achior fût déjà connu des Juifs, sous peine d'ajouter un épisode inutile. D'autre part, cela permet de faire de lui le confident de Misaël, et Boyer évite ainsi de multiplier les personnages secondaires. [47] Dès le premier acte, les lois d'Israël s'opposent à celles du Roi des Assyriens et de son général. Boyer justifie ainsi l'attitude d'Achior ; en effet, celui-ci ne transfère pas son allégeance d'un tyran à une peuplade amie, mais doit choisir entre deux mondes entièrement irréductibles l'un à l'autre : celui de la gloire, l'orgueil de l'homme, et celui de la Gloire divine. [48] C'est-à-dire : Si bien que. [49] C'est-à-dire : Si bien qu'il. [50] C'est-à-dire : Dieu a récompensé cette audace. L'accord du participe avec le complément d'objet direct n'était pas indispensable au XVII*e* siècle. [51] Les éclairs qui sortent des yeux d'Holoferne évoquent la colère jupitérienne d'une divinité païenne. Cela montre bien que l'enjeu de ce siège dépasse largement les visées expansionnistes d'une peuplade au détriment d'une autre. [52] C'est-à-dire Dieu ; tout au long de la Pièce Boyer oppose le maître des cœurs dont le pouvoir absolu va de pair avec la discrète action d'une « invisible main » (v. 80), au Tyran dont la splendeur de la représentation et l'étendue des responsabilités soulignent *a contrario* l'aveuglement et l'impuissance face au Dieu d'Israël. [53] Var. : main [54] C'est-à-dire qu'il voit dans sa Cour. [55] Boyer semble par ce vers assimiler ce retour de servitude au retour de l'Exil à Babylone. Or, il ne peut s'agir de cela, car la déportation à Babylone, ordonnée par Nabuchodonosor, se situe après la prise de Jérusalem, qui suit de quelques années la prise de Bétulie. Ce retour est cependant mentionné dans le Livre de Judith (V, 22-23), où il ne concerne que « plusieurs d'entre les Israëlites » et ne dure que quelques années. Il semblerait donc que cette allusion ait une visée essentiellement pathétique. [56] Var. : *nourriture*,. Cette saisissante image, absente du *Livre de Judith*, se retrouve en plusieurs passages de l'Ancien Testament (*Lev* XXVI, 29 ; *Deut* XXVIII, 53-57 ; *Is* XLIX, 26 ; *Jér* XIX, 9 ; *Baruch* II, 3). Deux passages surtout ont pu servir d'inspiration à Boyer : dans les *Lamentations* (II, 20), le prophète Jérémie s'écrie : « Est-il donc possible que les mères soient réduites à manger le fruit de leurs entrailles, à manger de petits enfants qui ne sont pas plus grands que la main ? ». Dans le quatrième livre des *Rois* (VI, 26-30), la relation est plus étroite encore. Durant le siège de Samarie par les Syriens, une femme juive s'adresse au roi d'Israël : « Voilà une femme qui m'a dit : Donnez votre fils, afin que nous le mangions aujourd'hui, et demain nous mangerons le mien. Nous avons donc fait cuire mon fils, et nous l'avons mangé. » Cette image n'est pas anodine : elle a dû avoir un effet certain sur le public soucieux de bienséance du XVII*e* siècle. La fidélité à l'Écriture représentait un moyen pour Boyer d'empêcher que l'on critiquât un effet pathétique ainsi justifié par la vraisemblance. D'autre part, Du Ryer parle aussi d'anthropophagie dans *Scevole* ; mais ce sont les vieillards qui veulent que les jeunes guerriers les mangent pour pouvoir continuer à défendre efficacement la ville. Peut-être s'agit-il d'une contamination des sources ? [57] Var. : maux, [58] Coquille dans J1 (*jûnes*) corrigée dans J2. [59] Le mot oracle est ici utilisé dans le sens païen de réponse d'une divinité à ceux qui l'interrogent, et non au sens juif et chrétien de volonté de Dieu annoncée par les prophètes et les apôtres. Boyer ajoute là un élément absent du Livre de Judith : cette attente génère ainsi une tension dramatique qui prépare le spectateur à l'apparition de Judith. [60] Var. : Autel [61] Var. : affreux ; [62] Nabuchodonosor, qui n'est jamais nommé dans *Judith*, est ainsi assimilé à la figure de Baal, divinité païenne qui exigeait des sacrifices humains. Par là, *Judith* s'apparente à l'*Athalie* de Racine, qui voit s'affronter Baal et le Dieu d'Israël. [63] C'est-à-dire à la fréquentation du monde profane. L'opposition entre le monde, règne du péché, et le monde de la grâce est plus chrétienne que juive. Elle est cependant tout à fait parlante pour le spectateur du XVII*e* siècle. [64] C'est-à-dire à nos demandes. [65] Var. : réponde, [66] Coquille dans J1 (*delle-même* ? ) corrigée dans J2. [67] Echo d'un vers de *Polyeucte* de Corneille : « Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte ; (II, 2 ; v. 505)  ». [68] Coquille dans J1 et J2 (*SCENE III*). [69] Coquille dans J2 (*Betulie*) absente dans J1. [70] Le désir de connaître les raisons de la présence d'Achior. [71] Dans le *Livre de Judith* (VI, 11), Ozias n'est pas le seul à recevoir le titre de chef : « En ce temps-là Ozias ... et Charmi ... étaient les chefs qui commandaient le pays. » Par ailleurs, il n'est pas chef d'Israël, mais du pays, c'est-à-dire de Bétulie et de ses environs. Pour d'évidentes raisons de simplification de l'action, Boyer a supprimé Charmi. De même, assimiler Ozias au chef suprême des Israélites permet de faire de Bétulie une autre Jérusalem dont dépend le salut du Peuple juif. La portée de l'intrigue se trouve ainsi renforcée. [72] Var. : delivrée [73] C'est-à-dire : laissons au Seigneur le soin de fixer le degré et la durée des malheurs mérités par nos péchés. Toute la tirade de Judith (v. 199-220) reprend la source biblique (*Jdt* VIII, 10-20), avec les mêmes arguments placés dans le même ordre. [74] Var. : clemence ; [75] Var. : *exterminateur*, Les serpents enflammés ne sont semble-t-il pas mentionnés dans la Bible. Il pourrait s'agir de la Chimère des Grecs. En revanche, l'ange exterminateur appartient au Nouveau Testament ; il apparaît dans la *Première Epitre de Saint Paul aux Corinthiens* (X, 10) : « Ne murmurez point, comme murmurèrent quelques-uns d'eux qui furent frappés par l'ange exterminateur ». Cette référence au Nouveau Testament s'explique fort bien : les Catholiques, c'est-à-dire Boyer et son public, étaient bien plus familiers du Nouveau Testament que de l'Ancien, contrairement aux Réformés. [76] Var. : ardeur, [77] Var. : cœur : [78] Var. : avouër. [79] La hâte de Judith justifie en quelque sorte par avance le fait que le dénouement intervienne en un jour, et non en cinq. Elle est aussi un écho de celle d'Holoferne dans la scène première de l'acte II, dans laquelle le général assyrien ordonne qu'un assaut général réduise enfin Bétulie. Judith montre ainsi sa conscience aiguë du péril. [80] Coquille dans J2 (*accable*) absente dans J1. [81] Var. : secours, [82] On trouve dans Jephté (III, 1) un vers assez proche : « Où le Seigneur soutient ma vertu qui chancelle. » [83] Coquille dans J1 et J2 (*SCENE IV*). [84] *Foudre* : le masculin est courant dans les comparaisons poétiques. [85] Coquille dans J2 (*que*) absente dans J1. [86] Coquille dans J1 et J2 (*ACHIOR*). [87] C'est-à-dire « vous me devancez ». [88] Au sens de souffrance. [89] Coquille dans J1 et J2 (*SCENE II*). [90] *Abaissemens* : n'a pas le sens péjoratif d'aujourd'hui. Synonyme d'humilité. « Se dit figurément de choses morales : l'abaissement devant Dieu est digne d'un chrétien » (Furetière). [91] Var. : oubliée, [92] Var. : Hé ! [93] Coquille dans J1 (*qu'elle*) corrigée dans J2. [94] Var. : erreur, [95] Var. : sureté, [96] *Empruntez* : signifie ici « artificiel ». [97] L'ironie mordante du propos de Misaël souligne l'apparente ambiguïté de la conduite de Judith, mais aussi l'aveuglement auquel la passion conduit Misaël. Cet éclat, en montrant l'impulsivité du personnage, aide à rendre crédible sa constante hostilité au projet de Judith. Il est en effet trop partagé entre l'apitoiement sur lui-même et le désir de blesser Judith pour examiner la situation. [98] Var. : suffire, [99] *Pompeux* : désigne la magnificence sans nuance péjorative. [100] Var. : l'ordonne. [101] Var.        exposez ; [102] Var. : yeux ? [103] C'est-à-dire que son action va devancer la manoeuvre de séduction de Judith. Jaïr lui aussi tente de décourager Axa dans *Jephté* (II, 4 et II, 5), avant de se proposer à sa place : « Trop heureux si mon sang peut rachepter le vôtre. » [104] Var. : foiblesse ? [105] Coquille dans J1 (*loin* ? ) corrigée dans J2. [106] Var. : l'amener : [107] Ces vers reprennent un des éléments de la prière de Judith (*Jdt* IX, 13) : « Faites, Seigneur, qu'il soit pris par ses propres yeux comme par un piège en me regardant ; et frappez-le par l'agrément des paroles qui sortiront de ma bouche. » [108] *Conseil* : signifie ici « résolution, décision ». [109] Var. : pour [110] Coquille dans J1 (*torp*) corrigée dans J2. [111] Echo d'un vers d'*Horace* de Corneille : « ... Ou qu'un beau désespoir alors le secourût (v. 1022) ». [112] Var. : fureurs [113] Var. : ardeurs [114] Var. : entiere [115] Au sens de s'opposer à, d'agir contre. [116] Var. : femme. [117] Var. : naturelle ; [118] Var. : Judith, [119] Var. : prendre, [120] *Funeste* : c'est-à-dire mortel. [121] Coquille dans J1 (*encore*) corrigée dans J2. [122] Var. : soldats, [123] Cette périphrase désigne Nabuchodonosor (cf. note 27 du vers 141). [124] La situation géographique de Bétulie, sur une roche escarpée, fournit à Boyer le prétexte d'une image. [125] Boyer reprend exactement les données du *Livre de Judith*, dans lequel il est spécifié que Nabuchodonosor a défait le puissant roi des Mèdes Arphaxad (*Jdt*, I-5). Cependant, ceux que la Bible appellent Mèdes sont en fait les Assyriens, et Nabuchodonosor est roi de Babylone. [126] Var. : Terre, [127] *Honteusement* : timidement. [128] Var. : *invincible.* On retrouve dans cette impatience d'Holoferne l'attitude de Tarquin dans *Scevole* (I, 1) de Du Ryer : « Forçons, forçons enfin ces superbes murailles ; / Qu'un allant glorieux m'épargne cent batailles ; / Pour rendre la victoire et ses plaisirs tous purs, /Il faut voir le rebelle enterré sous ses murs. » [129] L'idée d'une sortie des assiégés repoussée, absente du *Livre de Judith*, semble être reprise de *Scevole* (I, 2), dans lequel on trouve ces vers : « Les Romains animés d'un reste de vertu / Ont fait une sortie et l'on a combatu. » Ce combat ajoute une dimension épique à *Judith* et permet de mettre davantage en valeur la victoire de la faible Judith. Par ailleurs, l'attitude d'Achior conduisant cet assaut désespéré est elle aussi semblable au courage d'Horace (Horatius Cocles) dans *Scevole*. [130] Défigurés par les mille souffrances qu'ils ont endurées. [131] Cette hâte est liée à celle de Judith, qui lui fait écho (v. 244). La hâte d'Holoferne répond au souci de justifier l'accomplissement de l'action en un jour, comme on l'a dit plus haut. De plus, en accentuant le péril, elle confère à la pièce une plus grande intensité dramatique. [132] Impatiente : rapide, pressée. [133] C'est tout à fait l'attitude de Mucius Scaevola. De fait, on trouve dans *Scevole* (III, 4) ces vers : « D'autres coeurs que le mien forment la même envie, / D'autres bras que le mien s'arment contre ta vie, / Et mille transportés d'un courage si fort / Recherchent comme moy la gloire de ta mort. » Cette menace annonce l'action de Judith, sans que Misaël lui-même en ait conscience. Judith est annoncée à Holoferne dès la scène suivante. [134] Coquille dans J1 (*verite* ? ) corrigée dans J2. [135] Coquille dans J2 (*ta*) corrigée à l'encre noire en (*la*). La correction étant cependant d'une écriture différente de celle de Boyer (que l'on peut apprécier dans l'édition de *Jephté* de l'Arsenal, corrigée semble-t-il de sa main), plus récente que celle de l'époque de l'impression, nous prenons la liberté de corriger par *ma*, ce qui paraît le plus vraisemblable (notamment du fait de l'opposition ainsi créée entre *ma vie* et *ta grâce*). [136] Misaël présente le même courage orgueilleux que Mucius Scaevola en annonçant son mépris de la mort. Dans Scevole (III, 4), il défie Porsenne : « J'avais conclu ta mort, ordonne-tu la mienne ? / J'y cours d'un même pas que j'allois à la mienne. » [137] C'est-à-dire les statues, les idoles. [138] Var. : l'impieté [139] L'idée est reprise du Livre de Judith : « ... le roi Nabuchodonosor lui avait commandé d'exterminer tous les dieux de la terre, afin qu'il fût seul appelé Dieu par toutes les nations qu'Holopherne aurait pu assujetir à sa puissance. » (Jdt, III-13). [140] Boyer reprend ici la formule vétéro-testamentaire : « Nabuchodonosor est le Dieu de la terre, et il n'y en a point d'autre que lui ». [141] C'est la répétition sur un ton ironique de la menace de Misaël (v. 730). Elle précède l'annonce de Judith, qui a lieu au vers suivant. Ces mots prennent alors toute leur portée pour le spectateur. [142] Var. : d'effroy ; [143] Var. : soûtiens-moy [144] Cette attitude de Judith n'est pas dans la Bible ; dans le *Livre de Judith* (X, 20 - XI, 1), on rapporte seulement qu'elle se prosterne devant Holoferne, et que celui-ci la fait relever en lui assurant qu'elle ne craint rien si elle vient le servir. Or, dans *Esther*, de Racine, la Reine, après s'être évanouie devant son terrible époux, est ranimée par lui et a ces paroles (II, 6) : « Quelle voix salutaire ordonne que je vive / Et rappelle dans mon sein mon âme fugitive ? » [145] Var. : terrible [146] La ponctuation ne rend pas compte de l'interruption de Misaël par Holoferne. Il faut lire : trompeur... [147] Var. : justice, [148] Var. : presence, [149] Var. : Ah ! [150] Var. : cœur, [151] *Triste* : sévère. [152] *Funeste* : mortel. [153] Var. : soûmises : [154] Les vers 1005 et 1006 ne sont pas sans rappeler deux vers (457 et 458) du *Britannicus* de Racine : « Maître, n'en doutez point, d'un cœur déjà charmé, / Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé. » Si l'on se souvient que ces mots sont issus de la fourberie de Narcisse, et qu'ils flattent criminellement la passion de Néron pour Junie, alors l'aveuglement de celui qui les prononce ici, en l'occurrence le courtisan Vagao, fait *a contrario* ressortir le dessein implacable que poursuit « Cette immortelle main que l'homme ne voit pas (v. 1389) ». [155] Coquille dans J1 (*j'amois*) corrigée dans J2. [156] Var. : vous ; [157] Var. : mortel, [158] Au sens précieux d'attachement. Le général terrible se mue ici en parfait galant suivant sa carte du tendre. [159] Var. : yeux [160] Ce désir d'Holoferne, absent de la Bible, ressemble davantage à *Scevole*, de Du Ryer : en effet, Porsenne propose à Junie, qui aime Scevole, de se marier avec son fils. La réaction de Junie est un dégoût semblable à celui de Judith, quoiqu'exposé avec moins de diplomatie. La proposition d'Holoferne accentue encore le péril de Judith, en même temps qu'elle rend plus acceptable aux yeux du public de Saint-Cyr le personnage du général, qui du statut de soudard dans la Bible s'élève presque au rang d'un Phyrrus. [161] Coquille dans J1 (*d'Israël.*) corrigée dans J2. [162] Var. : presence : [163] Var. : doux, [164] Coquille dans E1 (*D'y*) corrigée dans E2. [165] Ce vers rappelle un vers de Jephté (III, 1), dans lequel Axa, la fille de Jephté promise au sacrifice, est en proie au dilemme, hésitant entre la voie de sainteté de l'oblation et le désir de vivre : « Que de divers transports mon âme est combattue ! » Ainsi Judith, qui ignore le dessein de la Providence (v. 1136), redoute la honte d'un mariage avec Holoferne. [166] Traduction du célèbre vers de l'*Enéide* (VI, v. 268) : « *Ibant obscuri sola sub nocte per umbram* ». De fait, Judith parvenue au terme de cette *Nequia*, où elle s'est perdue pour suivre la volonté divine (elle a préféré Dieu à Misaël, puis à sa réputation, sa gloire), peut enfin accomplir son action héroïque. [167] Var. : prix ; [168] Ce doute sur la loyauté de Judith ne se retrouve pas dans la Bible. Il apparaît par contre dans *Scevole* (II, 2), de Du Ryer : Junie apprend que Scevole, qu'elle croyait mort, est bien vivant, mais qu'il porte un uniforme ennemi. Elle en conclut qu'il a trahi pour sauver sa vie. Il s'agit ici de pouvoir, et non de lâcheté, mais la situation est semblable. [169] *Honte* : retenue. [170] Ce vers et celui qui le précède reprennent deux vers du *Jephté* (III, 1) de Boyer : « Je sentois que tout plein d'une céleste ardeur, / M'estant mis au dessus des foiblesses humaines, ... ». Judith s'apparente ainsi par son attitude à Jephté, qui tergiversant alors qu'il doit offrir sa fille en holocauste au Seigneur, exprime sa décision d'accomplir la volonté de Dieu en ces vers. Comme lui, Judith sacrifie sa tendresse pour Misaël et sa pudeur à Dieu. [171] Dans des périls moins importants. [172] Var. : mieux [173] Style précieux : personne aimée. [174] *Développer* : c'est-à-dire « ôter l'enveloppe », au sens figuré. [175] Var. : impatience, [176] C'est-à-dire l'égarement de son attitude. [177] Misaël laisse ainsi le temps à Judith de tuer Holoferne, et à Abra d'arriver sur ses talons. [178] Var. : retour, [179] Coquille dans J2 (*confiace*) absente dans J1. [180] Var. : desirs, [181] Coquille dans J1 (horreur ! ) corrigée dans J2. [182] *Funeste* : qui est cause de malheurs. [183] Var. : m'écouter [184] Var. : tremblante [185] Boyer adoucit considérablement le récit biblique (*Jdt*, XIII, 1-10). Celui-ci dit en effet : « Elle lui frappa ensuite sur le cou par deux fois, lui coupa la tête ; et ayant tiré un rideau du lit hors des colonnes, elle jeta par terre son corps mort. » La dissimulation du corps est supprimée ; d'autre part, le verbe frapper devient intransitif, donc beaucoup plus neutre. Enfin, la conséquence de l'action de Judith semble détachée de sa cause, si l'on peut s'exprimer ainsi, par l'usage du passif, dont le complément d'agent est volontairement tu. [186] Var. : regards [187] Var. : effroyables, [188] Var. : gloire, [189] Var. : recompense : [190] Var. : bon-heur. [191] Var. : victoire [192] Cette profession de foi fait de Judith la sœur d'Esther, que cependant Racine fait s'exprimer plus brièvement sur ce sujet : « Qu'à ces vains ornements je préfère la cendre (I, 4) ». Cependant son sort s'apparente davantage à celui d'Axa dans *Jephté* : celle-ci se consacre aussi au « divin Epoux », chose inconnue chez les Juifs. [193] Coquille dans J1 (*Avil*) corrigée dans J2.