--- identifier: desfontaines_saintgenest creator: Desfontaines Nicolas-Marc. date: 1644 title: L’Illustre Comédien. , ou le martyre de saint-genest. tragédie. --- L'ILLUSTRE COMÉDIEN ou LE MARTYRE DE SAINT-GENEST. TRAGÉDIE M. DC. XLV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Par le Sieur DESFONTAINES. # Extrait du Privilège du Roi. Par grâce et Privilège du Roi donné à Paris le dernier Avril 1645. signé par le Roi en son Conseil, CROISET, il est permis à Cardin Besongne, Marchand Libraire à Paris, d'imprimer, vendre et distribuer un livre intitulé, L'Illustre Comédien, ou le Martyre de saint Genest : et défenses sont faites à toutes sortes de personnes que ce soit de l'imprimer ni faire imprimer, vendre ni débiter pendant le temps de sept ans, sur peine de mil livres d'amende, et de tous dépens dommages et intérêts, comme plus amplement est contenu par lesdites lettres de Privilège.Achevé d'imprimer le 8. Mai 1645.À PARIS, Chez CARDIN BESONGNE, au Palais, au haut de la Montée de la sainte Chapelle, aux Roses Vermeilles. Représenté pour la première fois en 1635. [1] # AVIS AU LECTEUR. L'auteur ayant été commandé par son Altesse Royale de le suivre en son Voyage de Bourbon, n'a pu être présent à l'impression de ce livre, ni même faire son épître liminaire : ce que le Lecteur excusera quand il saura que nous avons eu le soin de faire voir les épreuves à un Seigneur de condition qui nous l'a rendu fort correct. # LES ACTEURS. – DIOCLÉTIAN, empereur Romain. – AQUILLIN, favori de l'Empereur. – RUTILE, conseiller d'État de l'Empereur. – GENEST, comédien. – ARISTIDE, confident de Genest. – ANTHENOR, père de Genest. – PAMPHILIE, maîtresse de Genest. – LUCIANE, soeur d'Anthenor. – DEUX GARDES.La Scène est à Rome dans une Salle du Palais de l'Empereur. # ACTE I. ## SCÈNE I. Dioclétian, Aquillin, Rutile, et deux Gardes. AQUILLIN. Ta puissance, César, est enfin sans seconde. Rome en te couronnant te soumet tout le monde, Et rend en même temps ton sort si glorieux, Que tu ne connais plus de rivaux que les Dieux : Comme eux tu peux tout perdre, et comme eux tout absoudre, Tes aigles ici bas sont armés d'une foudre, Qu'au gré de tes désirs tu peux mettre en tes mains, Et comme Jupiter en punit les humains : Vous commandez tous deux avec même avantage, S'il règne dans le Ciel, la terre est ton partage, Et si cent déités en révèrent les lois, Tu vois quand il te plaît à tes pieds mille Rois, Dont le pouvoir défère à ta grandeur suprême, Et se change en respect devant ton diadème. Les perses sont défaits, Carinus est soumis, Hormis quelques chrétiens tu n'as plus d'ennemis, Et cette secte impie alors qu'elle conspire, Ne s'attaque qu'aux Dieux et non à ton Empire. DIOCLÉTIAN. C'est en vain Aquillin que tu penses flatter Un mal que cet Empire a lieu de redouter, Puis qu'en choquant les Dieux protecteurs des couronnes, Il sape de l'État les plus fermes colonnes : Je suis grand, il est vrai, tout fléchit sous mes lois, Et parmi mes sujets je puis compter des Rois, Mais si dans Rome même une secte me brave, C'est paraître Empereur, et souffrir en esclave ; C'est tenant asservi le reste des humains, Au milieu de ma Cour avoir des souverains. Leur projet me dis-tu ne tend pas à l'Empire, Ils n'en veulent qu'aux Dieux, quel mal peut être pire ? Et pourquoi penses-tu que ces audacieux, Considèrent les Rois s'ils méprisent les Dieux ? Non, non, ce mal est grand dès qu'il commence à naître Il le faut étouffer pour l'empêcher de croître, Et venger par l'effet de nos justes arrêts De la Terre et des Cieux les communs intérêts. RUTILE. Suspends un peu, Seigneur, un décret si sévère, Donne quelque relâche à ta juste colère, Épargne Rome enfin, et par d'autres moyens Au respect de tes lois range ses citoyens : Tes bourreaux ont sur eux assez fait de carnages Les gênes ont assez exercé leurs courages, Et jusqu'ici tes yeux (équitable Empereur) N'ont déjà que trop vu de spectacles d'horreur : Ce n'est pas que je sois du parti des rebelles, J'ai trop d'aversion pour les sectes nouvelles, Comme toi je condamne, et je hais les Chrétiens, Tes désirs sont mes voeux et mes dieux sont les tiens, Mais comme les erreurs de cette troupe infâme Sont enfin des défauts qui s'attachent à l'âme, Je trouve que l'on fait d'inutiles efforts Pour guérir les esprits d'en affliger les corps, Cette supérieure et plus noble partie Par des effets si bas n'est point assujettie Elle brave ses fers, et rit de sa prison, Pour suivre seulement les lois de la raison : Elle seule la dompte, elle seule est sa Reine, Et sur elle, elle seule agit en souveraine ; Pour ranger les Chrétiens aux termes du devoir Une fois, ô César, sers toi de son pouvoir : Fais agir la raison, laisse agir les exemples, Tâche par la douceur de les mener aux Temples, Et sans plus les forcer, donne-leur le loisir D'examiner un peu ce qu'ils doivent choisir. L'aspect de tes bourreaux rend leur âme interdite, Le fer les effarouche, et le sang les irrite, Au lieu que ta bonté peut remettre leurs sens Et faire offrir aux Dieux des voeux et de l'encens. DIOCLÉTIAN. Rutile, ton conseil promet de belles choses : Mais fais voir les effets de ce que tu proposes, Et puisque les tourments ont si peu réussi, Tente ce beau moyen dont tu parles ici, Je commets à tes soins cette affaire importante, Ton esprit est adroit, et ta langue éloquente, Tu n'auras pas fait peu si calmant ma fureur Tu peux par tes raisons vaincre aussi leur erreur. AQUILLIN. L'espoir en est fort beau, mais l'effet difficile. RUTILE. Il est vrai que l'effort en peut être inutile, Et je ne voudrais pas répondre absolument Qu'il ait selon nos voeux un bel événement : Mais on peut sans hasard éprouver cette voie, Et ce fidèle avis que le ciel vous envoie Pour calmer doucement les esprits furieux, Et les ranger après au service des Dieux. Ces arbitres prudents des affaires du monde, Bien qu'ils soient tout-puissants, veulent qu'on les seconde, Et se servent souvent des objets moins parfaits Pour produire ici bas d'admirables effets. Sache donc, ô César, quelle est mon entreprise, Tu la croiras d'abord digne qu'on la méprise, Mais si ta Majesté la pèse mûrement, Elle en verra l'adresse avec étonnement. DIOCLÉTIAN. Quel peut être ce rare et nouveau stratagème Dont tu veux te servir ? RUTILE.         Tu le verras toi-même. Et pourvu qu'à mes soins tu veuilles consentir, Je pourrai m'acquitter et te bien divertir. DIOCLÉTIAN. Que faut-il pour dompter ces coeurs opiniâtres ? RUTILE. Changer les échafauds en superbes Théâtres, Et là, leur faire voir dans la dérision L'erreur et les abus de leur Religion, Tu sais combien, Genest, cet Illustre Comique A de grâce et d'adresse en tout ce qu'il pratique, Et qu'au gré de sa voix, et de ses actions, Il peut comme il lui plaît changer nos passions, Égayer nos esprits, les rendre solitaires, Amoureux, méprisants, pitoyables, colères, Et par un souverain et merveilleux pouvoir Imprimer en nos coeurs tout ce qu'il nous fait voir, Commande lui, Seigneur, d'exposer sur la scène Les superstitions d'une troupe peu saine Qui se nourrit d'espoir, et pour de faux appas, Quitte l'heur qui la suit et qui lui tend les bras, Si tu doutes encor des traits de ta science Tu peux dans ton Palais en faire expérience, Et par un coup d'essai de cet art merveilleux En toi-même éprouver ce qu'il pourra sur eux. DIOCLÉTIAN. Je le veux. Aquillin, faites qu'on me l'amène, Dépêchez. AQUILLIN.     J'obéis. RUTILE.         Sans qu'il ait cette peine Ce Garde que voilà le peut faire avancer. DIOCLÉTIAN. Est-il là ? RUTILE.         Oui, Seigneur, je le viens de laisser Avec ses compagnons dans la salle prochaine Où depuis quelque temps je crois qu'il se promène Attendant les moyens et la commodité De se venir offrir à votre Majesté. DIOCLÉTIAN. Qu'il entre. AQUILLIN.     Garde, allez. RUTILE.         Cette Troupe est fort belle, Et de plus, pour vous plaire elle a beaucoup de zèle. UN GARDE. Le voilà. DIOCLÉTIAN.     Qu'il avance. ## SCÈNE II. Genest, Pamphilie, Luciane, Anthenor, Aristide, Dioclétian, Aquillin, Rutile, un Garde. GENEST.         Invincible Empereur, Puisque ta Majesté nous accorde l'honneur, De donner quelquefois aux ébats du Théâtre Cette présence Auguste et que Rome idolâtre, Souffre aujourd'hui, Seigneur, que j'expose à tes yeux, Quelques faibles crayons de tes faits glorieux, Et que par le récit de tes hautes merveilles Du peuple et de ta Cour nous charmions les oreilles. Je ne puis, ô César, t'offrir rien de plus beau, Qu'en faisant de toi-même un Illustre tableau, Sans que j'aie recours aux communes Histoires, Permets moi de parler de tes belles Victoires, Et d'apprendre aux Romains par tes rares exploits, Combien ils sont heureux de vivre sous tes lois : Permets moi d'étaler tes qualités diverses, Tant de fameux lauriers emportés sur les Perses, Les Barbares défaits, Carinus surmonté, Et tout le monde enfin, ou soumis, ou dompté, Dans un si noble emploi me rendant admirable, Je te rendrai, Seigneur, à chacun adorable, Même à tes envieux tu paraîtras parfait. DIOCLÉTIAN. Non, Ami, de ton art, je veux un autre effet, La Renommée ici parle assez de ma gloire, Et Rome de mes faits ne perd point la mémoire, Rutile vous dira quelle est ma volonté. Donnez ordre, Aquillin, que tout soit apprêté, Qu'il ne leur manque rien. ## SCÈNE III. Rutile, Genest, Pamphilie, Luciane, Anthenor, Aristide. RUTILE.         Si vous désirez plaire, Apprenez, mes amis, ce que vous devez faire, César est ennemi de ces lâches mortels, Qui refusent l'encens qu'on doit à nos autels, Et d'un nouveau Prophète approuvant l'imposture L'adorent comme auteur de toute la nature. Faites voir leurs abus, découvrez leur erreur, Rendez-les des humains et la honte, et l'horreur, Moquez-vous de leur foi, riez de leurs mystères, Des superstitions de leurs règles austères, Et des appas trompeurs de tant d'illusions Qui séduisent leurs sens et leurs opinions. Rendez-les en un mot de tout point ridicules : Mais d'ailleurs exaltez Jupiter, nos Hercules, Nos Mars, nos Apollons, et tous les autres Dieux Qu'ont ici de tout temps adoré nos aïeux. Je ne vous puis donner de conseil plus utile. GENEST. Ni prescrire d'emploi qui nous soit plus facile, Ces Rebelles, des Dieux et des hommes haïs, M'ont fait abandonner mon Père, et mon Pays, Où ne pouvant souffrir leurs coupables maximes Je me suis par ma fuite affranchi de leurs crimes De sorte que contre eux justement animé, Je ferai voir l'abus dont ce peuple est charmé : Et que le vain espoir qui le flatte et le lie N'est rien qu'une chimère, un songe, une folie, Qui s'étant emparés de ces faibles esprits Les rend de l'univers la fable et le mépris. Est-il rien de plaisant comme l'erreur extrême D'un mystère nouveau qu'ils appellent Baptême, Où de trois gouttes d'eau légèrement lavés, Ils se pensent déjà dans les cieux élevés ? Certes on ne peut trop admirer leurs manies De croire que deux mots, et des cérémonies Puissent en un moment les rendre glorieux, Au point que d'aspirer au partage des Cieux. C'est par cette action si digne de risée, Et des meilleurs esprits de tout temps méprisée Que je veux commencer les divertissements, Que l'Empereur attend de nos raisonnements, Nous ne saurions choisir de plus belle matière. C'est là que me donnant une libre carrière, Je mettrai les Chrétiens en un si mauvais point Qu'ils seront insensés s'ils ne se changent point. Ces moyens, quoique doux, peuvent plus que les gênes, Et la honte souvent fait bien plus que les peines. RUTILE. C'est ce qu'à l'Empereur j'ai pu faire espérer, Ne perdez point de temps, allez vous préparer, Et tâchez de remplir une si belle attente. GENEST. Nous rendrons sur ce point sa Majesté contente. RUTILE. Si César est content, vous le serez aussi. GENEST. Nous pouvons sans sortir nous concerter ici, Et sans qu'il soit besoin d'apprêts ni de théâtre, Ici même César de notre art idolâtre Peut voir nos actions avec tant de plaisirs Qu'ils passeront l'espoir et vaincront ses désirs. RUTILE. Le permettent les Dieux ! Mais adieu, je vous laisse. GENEST. Dans deux heures au plus vous verrez notre adresse. ## SCÈNE IV. Genest, Pamphilie, Luciane, Anthenor, Aristide. GENEST. Amis, c'est à ce coup qu'il faut que nos esprits Devant un Empereur se disputent le prix, Et que chacun de nous amoureux de la gloire Tâche sur son Rival d'emporter la victoire. Cet emploi glorieux peut changer notre sort, Combattons ses rigueurs par un illustre effort, Et par une action qui ne soit pas commune Acquérons pour amis César, et la Fortune. Ce bonheur aujourd'hui ne dépend pas de nous, Vous savez comme moi ce qu'on attend de vous, Et sans beaucoup rêver il nous sera facile De réduire en effets les avis de Rutile. ANTHENOR. Mais quelle Histoire enfin peut servir de sujet Et propre et convenable à ce rare projet ? ARISTIDE. Celle d'Ardaléon, ou celle de Porphyre, Qui tous deux bien aimés des maîtres de l'Empire, Furent par les Chrétiens tellement abusez Qu'ils suivirent des voeux qu'ils avaient méprisés, Et par une folie à nulle autre seconde Se rendirent l'opprobre et la fable du monde. LUCIANE. Tous deux ont exercé notre profession. PAMPHILIE. Et le baptême fut la première action Qui flattant de ces fous la ridicule envie Leur fit perdre à tous deux et les biens et la vie. GENEST. Des principes pareils ont souvent chez les grands Produit à leurs auteurs des succès différents, Nous pouvons profiter ici de leur exemple, Et les suivre au Théâtre, et non pas dans le Temple Où leur aveuglement leur fit trouver dans l'eau, Le funeste poison qui les mit au tombeau. Mais sans chercher si loin le secours d'une Histoire Qui nous pourrait charger l'esprit et la mémoire : Nous pouvons rencontrer dans notre propre sort, De quoi plaire à César qui nous prisera fort Si par un trait adroit et de haute industrie, Il sait que nous aurons quitté notre Patrie, Nos parents et nos biens pour venir en ces lieux, Loin de ses ennemis rendre hommage à ses dieux. Voici donc quel sera l'ordre de ce mystère, Il faudra qu'Anthenor représente mon Père : Et que par un flatteur, quoique faux entretien, Il feigne qu'il me veut aussi rendre Chrétien. Ma soeur qui me portait à cette loi profane Avait, vous le savez, de l'air de Luciane, Qui saura je m'assure en cette occasion, Imiter son humeur et son affection. Aristide d'ailleurs pour vaincre sa folie, Se dira parmi nous frère de Pamphilie, Et me conjurera par l'éclat de ses yeux, De ne la point trahir, aussi bien que nos Dieux. Voilà sur ce sujet tout ce qui vous regarde, Le reste. Mais que veut Aquillin, et ce Garde ? ## SCÈNE V. Aquillin, Genest, Pamphilie, Luciane, Aristide, Anthenor, un Garde tenant des présents. AQUILLIN. Le Ciel vous aime Amis, la fortune vous rit, Le peuple vous admire, et César vous chérit, Ce que je vous apporte en sont de bonnes marques, Recevez ces présents du plus grand des Monarques, Et croyez toutefois que ces rares bienfaits Ne sont de ses bontés que les moindres effets. GENEST. Ces magnifiques dons d'une illustre personne, Marquent la dignité de la main qui les donne, Et nous n'ignorons pas qu'il est en son pouvoir De porter ses bienfaits plus loin que notre espoir, Mais de tant de faveurs dont César nous accable, Sa présence nous est la plus considérable, Et le soin de lui plaire en ma profession, Borne tous mes désirs et mon ambition. PAMPHILIE. Il n'en est point ici qui ne parle de même, Envers sa Majesté notre zèle est extrême, Et tous également nous nous sentons ravir À l'inclination qu'il a de le servir. AQUILLIN. Tant de civilités veulent que je confesse, Que notre cour n'a pas toute la politesse, Puis qu'on la voit en vous en un point si parfait, Que quiconque vous parle en admire l'effet. ARISTIDE. Ha ! Seigneur, il suffit de votre bienveillance, Sans que vous confondiez avec votre éloquence, Ceux que tant de faveurs et de bienfaits reçus, De César et de vous rendent assez confus. LUCIANE. Oui Seigneur... AQUILLIN.         Brisons là : mes yeux et mes oreilles, Charmés d'ouïr et voir tant de rares merveilles, Font qu'insensiblement m'arrêtant en ces lieux, Je vous dérobe un temps qui vous est précieux. L'Empereur vous attend. ANTHENOR.         Rien plus ne nous arrête. GENEST. Vous pouvez l'assurer que notre bande est prête, Et que nous n'attendons que son commandement, Pour lui donner ici du divertissement. # ACTE II. ## SCÈNE I. Dioclétian, Aquillin, Rutile, et suite. DIOCLÉTIAN. Rutile, nous verrons si cette haute estime, Où tu mets nos acteurs est juste et légitime, Et si ces grands esprits que tu tiens si parfaits, Produiront sur le mien de semblables effets. Si l'on croit tes discours, ma cour n'a point de grâce, Que la leur aisément ne surmonte, et n'efface, Et même l'on dirait que les perfections, Naissent de leur parole, et de leurs actions. AQUILLIN. Quelque approbation que Rutile leur donne, Son sentiment est juste et n'a rien qui m'étonne : Bien que quelques brutaux aient leur art à mépris, Il n'admet point pourtant de vulgaires esprits, De corps mal composés, et de qui l'apparence, Ne puisse au moins donner quelque belle espérance. Le Théâtre est sévère, et veut des qualités, Qui puissent faire aux grands admirer ses beautés : Le charme de la voix est sa moindre partie, Si de l'intelligence elle n'est assortie, Et le geste pour elle est un faible secours, Si ce rayon divin ne règle ses discours, Outre le jugement, l'adresse, et la mémoire, L'assurance est aussi nécessaire à sa gloire, Et la propreté même en son habillement, N'est point pour un acteur un petit ornement. DIOCLÉTIAN. Hé bien nous en verrons bientôt l'expérience : Faites-les commencer, et qu'on prête silence. ## SCÈNE II. Luciane, Genest. LUCIANE. Ha ! Mon frère, si rien ne vous peut émouvoir, Considérez des pleurs. GENEST.         Qui seront sans pouvoir. Ha ! C'est trop, levez vous, c'est en vain Luciane Que l'on croit me porter à cette loi profane, Dont un nouveau Prophète, et trop faible Docteur, Se rendit autrefois le ridicule auteur, Je ne me repais point de ces vaines chimères, Dont il sut éblouir les esprits des nos pères, Je sais mieux me servir des droits de ma raison : Et parmi le nectar discerner le poison. LUCIANE. Plût au Ciel ! GENEST.         Vos souhaits aussi bien que vos larmes, Pour vaincre mon esprit sont d'inutiles armes. Croyez vous pour me voir de parents obsédé Que par de vains transports je sois persuadé ? Non non, mon jugement plus ferme, et plus solide, Ne saurait écouter un conseil si perfide, Pour suivre un inconnu qui fut mis aux liens, Et dans son triste sort abandonné des siens. LUCIANE. Mais cet abandonné que votre esprit abhorre, Est ce Dieu tout puissant que le Ciel même adore, Qui comble tout de gloire à son auguste aspect, Et fait trembler là-haut les Anges de respect. Il naquit sans grandeur, sans éclat, et sans lustre ; Mais dans l'obscurité son berceau fut illustre, Puisqu'à peine il parut qu'on redouta ses lois, Et qu'encor tout enfant il fit trembler des Rois. Si des siècles passés nous croyons les plus sages, Des Princes d'Orient il reçut les hommages, Et l'astre qui guida ces Mages en ce lieu, Fit bien voir que c'était la demeure d'un Dieu. Il vécut, dites vous, ainsi qu'on le raconte, Dedans l'ignominie, et mourut dans la honte, Abandonné des siens, trahi, désavoué, Sur un infâme bois honteusement cloué ; Mais c'est par ce moyen si difficile à croire, Qu'il prétend sur sa honte établir votre gloire, Et par l'unique prix de son sang précieux Qu'il vous veut acheter le partage des Cieux. GENEST. Que d'un trompeur espoir votre âme est possédée, S'il n'a pour fondement que cette vaine idée ! Et qu'un bonheur est faux, quand par un triste effort La honte le produit aussi bien que la mort. Rangez-vous du parti de ces hautes puissances Qui donnent à nos voeux d'illustres récompenses, Qui se font adorer en cent climats divers, Et rendent nos Césars Maîtres de l'Univers. Nous ne saurions faillir en suivant leurs exemples ; Comme dans leurs Palais suivons-les dans les Temples, Et puis que le destin nous a fait leurs sujets, N'ayons pas en nos voeux de différents objets. Mais changeons de discours : Anthenor qui s'avance, Ne prendrait pas plaisir à cette conférence : Sans doute que blessé d'un même trait que vous, Il me vient assaillir, et seconder vos coups. ## SCÈNE III. Anthenor, Genest, Luciane. ANTHENOR. Hé bien, s'est-il rendu ce rebelle courage ? LUCIANE. Aussi peu qu'un Rocher qui battu de l'orage Méprise les assauts, et de l'onde et du vent, Et paraît à nos yeux plus ferme que devant. GENEST. Cette comparaison n'est pas mal assortie, Mon coeur et le Rocher ont de la sympathie, Car si l'un par les vents ne se peut émouvoir, Les soupirs ont sur l'autre aussi peu de pouvoir. ANTHENOR. Ha, mon fils ! si ce coeur te permets de connaître Que celui qui te parle est l'auteur de ton être, Fût-il cent fois plus ferme, et plus dur qu'un Rocher, Cette obligation a droit de le toucher. GENEST. Oui, je vous dois le jour, je vous dois ma naissance, Et ce corps pour ce droit vous doit obéissance : Mais l'esprit qui m'anime, et que je tiens des Cieux Est un noble tribut que je ne dois qu'aux Dieux. ANTHENOR. Mais à ce Dieu puissant... GENEST.         Qui n'est qu'une chimère Qu'autrefois vous blâmiez. ANTHENOR.         Qu'à présent je révère. GENEST. Dites plutôt un Dieu que vous avez rêvé. ANTHENOR. Un Dieu par qui tout vit, et tout est conservé, Et qui pour te donner une immortelle vie Voulut bien qu'ici bas elle lui fût ravie. GENEST. Pour moi ? Je désavoue un si puissant effort, Et ne tiens pas ma vie un effet de sa mort. ANTHENOR. Horrible impiété ! détestable blasphème ! GENEST. Mais qu'on peut effacer avec l'eau du Baptême. ANTHENOR. Oui, mon fils, viens m'y suivre. GENEST.         Ha ! Ne me pressez pas. ANTHENOR. Quoi d'un si beau sentier tu retires tes pas ? GENEST. Oui, je m'en veux tirer comme d'un précipice, Où vous avez dessein qu'avec vous je périsse. ANTHENOR. Mais plutôt où je veux te sauver avec moi. GENEST. Ayez soin de vous seul, et me laissez. ANTHENOR.         Pourquoi ? GENEST. Parce qu'importuné de vos contes frivoles Je me lasse d'ouïr tant de vaines paroles. ANTHENOR. Hé bien, puis que ma voix ne te peut émouvoir, Cessant de m'écouter, cesse aussi de me voir : Va, Monstre, je suivrai la loi que tu me donnes, Et t'abandonnerai comme tu m'abandonnes. LUCIANE. Mon frère ! ANTHENOR.         Laissez-là cet objet odieux Implorer à loisir le secours de ses dieux : Ils vont en un haut point élever sa fortune, Et votre affection le choque, et l'importune. ## SCÈNE IV. Genest, Pamphilie, Aristide. GENEST. Cet orage, Anthenor, touche peu mes esprits, Comme je l'attendois il ne m'a pas surpris, Et depuis quelque temps j'ai bien pu me résoudre En ayant vu l'éclair, d'ouïr gronder la foudre. Mais ainsi que l'éclat du céleste flambeau Qu'on voit après l'orage et plus clair, et plus beau, Les divines clartés des yeux de Pamphilie Viennent chasser l'horreur de ma mélancolie, Et par les doux regards de ces astres d'amour Dans mon adversité me rendre un plus beau jour. Exemple merveilleux d'une rare constance, Cher objet de mes voeux, et de mon espérance, C'est de vous seule enfin qui gouvernez mon sort Que j'attends désormais ou ma vie ou ma mort. Tout me trahit, Madame, et tout me persécute, Aux plus grands des malheurs le ciel m'a mis en butte, Et leurs traits toutefois me sembleraient bien doux S'ils me laissaient l'honneur d'être estimé de vous. Cet espoir tient encor ma fortune en balance, Lui seul est le secours qui reste en ma défense, Et comme votre coeur est grand et généreux, Je n'ose pas encor me dire malheureux. PAMPHILIE. Quel est votre malheur, et quelle est cette crainte ? Déjà sans les savoir j'en partage l'atteinte, Et mon amour est tel que vous lui feriez tort De le croire sujet aux caprices du sort. Vos rares qualités, vos voeux, et votre flamme L'ont depuis trop longtemps imprimé dans mon âme, Et malgré vos soupçons je vous puis assurer, Qu'il n'est point de malheur qui le puisse altérer. Mais enfin dites nous quelle est votre infortune ? GENEST. C'est une passion à mes voeux importune, Un zèle sans raison, un désir déréglé, Et le pouvoir enfin d'un esprit aveuglé. PAMPHILIE. Un père assurément vous veut porter au change ? Et que sous d'autres lois l'inconstance vous range ? GENEST. Il le veut, Pamphilie, il le veut : mais apprends Que d'injustes désirs me sont indifférents, Et qu'avant que mon coeur consente à cette envie, Mon amour à tes pieds immolera ma vie. PAMPHILIE. Je ne souhaite pas un si funeste effet, Et peut-être son choix est-il assez parfait Pour porter son esprit à ces douces contraintes Qui causent vos transports, et peut-être vos feintes. GENEST. Ha ! De tous les malheurs dont je ressens les coups, Voilà le plus sensible, et plus rude de tous ! Quoi ? Quand tout m'est fatal, lorsque tout m'abandonne, Pamphilie elle-même aujourd'hui me soupçonne ? Non non, madame, non, ne me soupçonnez pas, D'avoir voulu trahir mes voeux, ni vos appas ; Ce change malheureux que mon père m'ordonne, Regarde nos autels, et non votre personne ; Il ne m'empêche pas que j'adore vos yeux, Mais il veut pour le sien que je quitte nos Dieux, Et que suivant l'abus de son erreur extrême, Contre mes sentiments je le suive au baptême. Mais plutôt que je change ou d'amour, ou de loi, Plutôt que je viole ou mes voeux, ou ma foi, Que ces puissantes mains qui gouvernent la foudre, D'un rouge trait de feu me réduisent en poudre. Puissé-je être des Dieux, et des hommes l'horreur, De tous les éléments éprouver la fureur, Et si jusqu'à ce point mon jugement s'oublie, Que je sois à jamais haï de Pamphilie. ARISTIDE. Quoi, c'est là le sujet qui te trouble si fort ? C'est là l'occasion qui cause ton transport ? Et l'importunité d'une soeur, et d'un Père, Est le mal qui t'afflige, et qui te désespère ? Témoigne, cher Ami, témoigne plus de coeur, Méprise leurs discours, et brave leur rigueur ; C'est dedans les malheurs, et les plus grands orages, Que se font admirer les plus fermes courages. Laisse, laisse éclater ce foudre, et ces éclairs, Dont les traits impuissants ne frappent que les airs, Les Dieux intéressés en ces vaines menaces, Arrêteront bientôt le cours de tes disgrâces, Et quand même le sort les voudrait achever, Il ne t'abaisserait que pour te relever, Que pour rendre dans peu ton âme plus contente, Ta fortune plus haute, et bien plus éclatante, Et te faire avouer qu'il ne t'est rigoureux, Que pour te faire un jour plus grand, et plus heureux. Tous les jours le Soleil sort d'une couche noire, Et la honte est souvent un chemin à la gloire. Il est vrai que choquant un injuste pouvoir, Tu peux perdre tes biens, mais non pas ton espoir, Puis que des immortels la haute providence Peut donner à ta perte une ample récompense, Et te faire trouver loin d'un père irrité Les fruits de ton courage, et de ta piété. GENEST. Aristide crois moi ; le soin de ma fortune, N'est point dans mes malheurs ce qui plus m'importune, Puis que comme tu dis, je puis trouver ailleurs, Et de plus doux espoirs, et des destins meilleurs. Mais comment penses-tu que l'amour qui me lie, Me permette jamais de quitter Pamphilie ? Peux-tu t'imaginer qu'il soit en mon pouvoir, L'aimant infiniment de vivre sans la voir ? Non, non, loin des attraits de ses grâces divines, Les plus aimables fleurs me seraient des épines, Je haïrais un trône, et des sceptres offerts Me plairaient beaucoup moins que l'honneur de mes fers. Mais si la cruauté d'un père inexorable, À moi même aujourd'hui me rend méconnaissable, S'il faut que je demeure en ce funeste État, Qui m'ôte mes Amis, mes biens, et mon éclat, (Pardonnez ce discours à ma mélancolie,) Que deviendront nos feux aimable Pamphilie ? Je sais que votre coeur est grand, et généreux, Mais quoi, vous êtes femme, et je suis malheureux. PAMPHILIE. Il est vrai, je suis femme, et je le tiens à gloire, Puisqu'aujourd'hui ce nom relève ma victoire, Et fait voir en mon sexe un esprit assez fort, Pour vaincre mieux que vous les malices du sort, Je ne redirai point ici que je vous aime, Qu'ainsi que vos vertus mon amour est extrême, Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois, Et vous l'ont exprimé beaucoup mieux que ma voix : Mais de quelques rigueurs dont le sort vous accable, Fussiez vous en un point encor plus déplorable, Je vous puis assurer que ma fidélité Sera jusqu'au tombeau sans inégalité. GENEST. Hé ! bien, je croirai donc dans le mal qui m'afflige, Que la nature en vous aura fait un prodige, Et qu'en vous faisant naître elle aura mis au jour, Un miracle parfait de constance, et d'amour, Bien qu'en cette bonté dont mon âme se flatte, Votre adresse plutôt que mon bonheur éclate, Je veux bien toutefois pour calmer ma fureur, Décevoir mon esprit d'une si douce erreur. Oui, Madame, je veux que mon âme soit vaine, Jusqu'à vous croire atteinte, et sensible à ma peine, Et me persuader qu'un feu si bien épris, Au delà de vos jours touchera vos esprits ; Mais encor qu'à ce point vous soyez généreuse, Pourrai-je consentir à vous voir malheureuse, Et que tacitement il vous soit imputé Que sans moi vous seriez dans la prospérité ? Ha ! Madame ? Souffrez qu'en ce désordre extrême, Ma raison une fois parle contre moi-même, Et qu'agissant pour vous, elle montre en ce jour, Par un étrange effet un véritable amour. ARISTIDE. Ta flamme, cher Ami, nous est assez connue : Je vois en tes discours ton âme toute nue, Et parmi l'embarras de tant de passions Je découvre aisément tes inclinations. Je sais bien que ton coeur et constant et fidèle, Pour l'objet qu'il adore a toujours même zèle, Et que tu trouverais un Empire importun, Si ce rare bonheur ne nous était commun, Mais je sais bien aussi que ton noble courage, A peine à consentir qu'il ait quelque avantage, Et ces deux mouvements succédant tour à tour, Font combattre ta gloire avecque ton amour. Mais veux-tu t'affranchir de cette incertitude, Qui nourrit tes transports, et ton inquiétude ? Écoute les conseils que je te veux donner : Tu nous dis qu'Anthenor te veut abandonner, Et te priver à tort des droits de ton partage, Si tu ne suis l'erreur où son âme s'engage ; Dis lui pour parvenir au but où tu prétends Que tu rendras ses voeux, et ses désirs contents ; Et feints pour cet effet par un beau stratagème, Que tu veux comme lui recevoir le baptême. Suivant l'opinion de leur bizarre loi, Leurs mystères sont vains quand on manque de foi ; De sorte qu'en ton coeur méprisant leurs manies, Tu n'auras observé que des cérémonies, Qui n'ayant pas rendu le baptême parfait N'auront produit en toi qu'un ridicule effet. Acquiers toi de vrais biens avec de faux hommages : Un peu d'eau, Cher Ami, calme de grands orages ; Fais que celle qui nuit à tous ses partisans, Pour toi seule aujourd'hui produise des présents, Et se rende pareille après ton entreprise, À la pluie envoyée à la fille d'Acrise. GENEST. L'effet de ce conseil offenserait les Dieux. ARISTIDE. L'effet de ce conseil leur sera glorieux, Puisqu'à l'aversion de cette loi nouvelle, Tu joindras les mépris que ton coeur a pour elle, Réservant à l'honneur de nos sacrés autels Une âme toute pure, et des voeux immortels. GENEST. À quoi me résoudrai-je, aimable Pamphilie ? PAMPHILIE. Je crains. ARISTIDE.     Que craignez vous ? PAMPHILIE.     Tout. ARISTIDE.         Dieux ! quelle folie ? Vous craignez, dites vous, quoi ? que deux gouttes d'eau De son ardente amour éteignent le flambeau ? PAMPHILIE. Non, mais que cette erreur à la fin ne lui plaise, Et qu'elle n'ait pour nous une suite mauvaise. GENEST. Ha ! ne me croyez pas d'un esprit si peu sain. PAMPHILIE. Vous pouvez donc agir, et suivre ce dessein. GENEST. Il faut adroitement conduire ceste affaire. ARISTIDE. Laissez m'en le souci, je verrai votre Père, Et je saurai si bien ménager ses esprits, Qu'aveuglé de l'appât du dessein entrepris, Il ne pourra jamais à travers mon adresse, Se douter seulement du piège qu'on lui dresse ; Cependant finissant de si longs entretiens Allez tous deux m'attendre au Temple des Chrétiens. # ACTE III. ## SCÈNE I. Dioclétian, Aquillin, Rutile. DIOCLÉTIAN. Rutile, je l'avoue, ils sont incomparables, Et tous en leurs projets me semblent admirables ; Que l'accord de leurs voix, et de leurs actions, Exprime adroitement toutes leurs passions ! Qu'ils se savent bien plaindre, ou feindre une colère ! Que l'amour en leur bouche est capable de plaire ! Et que leur industrie a de grâce et d'appas À dépeindre un tourment qu'ils ne ressentent pas ! N'as tu point remarqué ce qu'a dit Luciane En faveur des Chrétiens et de leur loi profane ? Elle en a soutenu l'erreur avec tant d'art, Que j'ai cru quelque temps qu'elle parlait sans fard, Et que le trait dont lors elle semblait atteinte, Était un pur effet, et non pas une feinte. RUTILE. Il est vrai, mais, Seigneur, n'as-tu pas entendu, Ce que Genest a dit quand il s'est défendu ? Avec combien d'esprit, d'adresse, et de courage, Il a de nos autels conservé l'avantage ? Et par quel art enfin, et quelle invention, Il se porte au mépris de leur religion ? DIOCLÉTIAN. Oui, sa subtilité n'eut jamais de pareilles. AQUILLIN. Attends un peu, Seigneur, tu verras des merveilles Qui raviront tes sens avecque tant d'appas, Que même en les voyant tu ne le croiras pas. ## SCÈNE II. Dioclétian, Aquillin, Rutile, et suite, Genest, Pamphilie, Aristide, Luciane, Anthenor. GENEST. Où suis-je ? Qu'ai-je vu ? Quelle divine flamme, Vient d'éblouir mes yeux, et d'éclairer mon âme ? Quel rayon de lumière épurant mes esprits, A dissipé l'erreur qui les avait surpris ? Je crois, je suis Chrétien ; et cette grâce extrême, Dont je sens les effets est celle du Baptême. PAMPHILIE. Chrétien ? Qui vous l'a fait ? GENEST.     Je le suis. ARISTIDE.         Rêvez vous ? GENEST. Un Ange m'a fait tel. ANTHENOR.     Devant qui ? GENEST.         Devant tous. LUCIANE. Personne toutefois n'a vu cette aventure. RUTILE, À L’EMPEREUR. Il leur va débiter quelque étrange imposture. AQUILLIN. Qu'il feint bien ! DIOCLÉTIAN.         Il est vrai qu'on ne peut feindre mieux, Et qu'il charme l'oreille aussi bien que les yeux. GENEST. Quoi, vous n'avez pas vu cette clarté brillante, Dont l'effet merveilleux surpassant mon attente, Avecque tant d'éclat a paru dans ce lieu Alors qu'il a reçu le ministre d'un Dieu. ARISTIDE. Quel Ministre ? Quel Dieu ? Tu nous contes des fables. GENEST. Non, Amis, je vous dis des choses véritables, Naguère quand ici j'ai paru devant vous, Les yeux levés au Ciel, tête nue, à genoux, Je voyais, ô merveille à peine concevable ! À travers ce lambris un prodige admirable, Un Ange mille fois plus beau que le Soleil, Et qui me promettant un bonheur sans pareil, M'a dit qu'il ne venait, si je le voulais croire, Que pour me revêtir des rayons de sa gloire. Lors tous mes sens ravis d'un espoir si charmant Ont porté mon esprit à ce consentement, Qui remplissant mon coeur d'une joie infinie A fait voir à mes yeux cette cérémonie. L'Ange, dont la présence étonnait mon esprit, En l'une de ses mains tenait un livre écrit, Où la bonté du Ciel secondant mon envie, Je lisais aisément les crimes de ma vie, Mais avec un peu d'eau que l'autre main versait, Je voyait aussitôt que l'écrit s'effaçait, Et que par un effet qui passe la nature, Mon coeur était plus calme, et mon âme plus pure. Voilà ce que j'ai vu, voilà ce que je sens, Et qui produit en moi des transports si puissants. Loin de moi désormais êtres imaginaires, Fléaux des faibles esprits, et des Âmes vulgaires, Faux Dieux, ce n'est plus vous aujourd'hui que je crains, Ni ce foudre impuissant que l'on peint en vos mains : Je ne vous connais plus, allez, je vous déteste, Et mon coeur embrasé d'une flamme céleste, Adore un Dieu vivant dont l'extrême pouvoir, Se fait craindre partout, et partout se fait voir. DIOCLÉTIAN. Cette feinte, Aquillin commence à me déplaire, Qu'on cesse. GENEST.         Il n'est pas temps, ô César ! de me taire ; Ce Seigneur des Seigneurs, et ce grand Roi des Rois, De qui tout l'univers doit révérer les lois, Sous qui l'Enfer frémit, et que le Ciel adore, Veut que je continue, et que je parle encore, Sache donc, Empereur, que ce Dieu souverain De qui j'ai ressenti la puissance, et la main, Lorsque je me pensais rire de ses oracles, Vient d'opérer en moi le plus grand des miracles, Changeant un idolâtre en son adorateur, Et faisant un sujet de son persécuteur. Ne pensant divertir, ô prodiges étranges ! Que de simples mortels, j'ai réjoui des Anges, Et dedans le dessein de complaire à tes yeux, J'ai plu sans y penser à l'Empereur des Cieux. Il est vrai que privé de ses grâces extrêmes, J'ai tantôt contre lui vomi mille blasphèmes, Mais dans ces faux discours que ma langue étalait, Ce n'était que l'Enfer, et non moi qui parlait, Ce commun Ennemi de tout ce qui respire, Qui par le crime seul établit son Empire : Ayant trompé mes sens, et séduit ma raison, M'avait mis dans le coeur ce dangereux poison : Mais enfin de mon Dieu les bontés infinies, Ont toutes ces horreurs de mon âme bannies, Et je veux, ô César ! qu'on sache à l'advenir, Que je n'ai plus de voix qu'afin de le bénir, Qu'afin de publier aux deux bouts de la terre, Qu'il est seul souverain, seul maître du tonnerre, Des cieux, des éléments, des Anges, des mortels, Et digne seul enfin, et d'encens, et d'autels. DIOCLÉTIAN. Il a perdu le sens, et son âme troublée, Rend comme son esprit sa langue déréglée. GENEST. Non, non, mon jugement ne fut jamais plus sain Qu'alors qu'il a choqué tes Dieux, et ton dessein, Et si je l'ai perdu, c'est lorsque mes paroles D'un accent criminel ont flatté tes idoles. DIOCLÉTIAN. Ha ! Ne m'irrite pas, insolent, c'est assez. Ou l'on te traitera comme les insensés. GENEST. Ce traitement n'est pas celui que je souhaite, Car on me traiterait ainsi que l'on te traite. DIOCLÉTIAN. On me traite en César, en Empereur Romain. GENEST. On te traite en esclave, et non en souverain, Puisque loin d'écouter cette bonté suprême, Ce Dieu de qui les Rois tiennent leur diadème, Souvent tu rends hommage au gré d'un courtisan, À l'ouvrage imparfait d'un chétif Artisan, Qui suivant son caprice, ou celui de ces traîtres, Te compose des Dieux, et te donne des Maîtres. DIOCLÉTIAN. Voyez l'audacieux ! Il croit possible encor, Faire sur un Théâtre ou l'Achille, ou l'Hector. GENEST. Non, non, par ma raison mon âme mieux guidée, Ne souffre plus en elle une si vaine idée, Je me connais, César, je sais ce que je suis. DIOCLÉTIAN. Mais sais-tu bien aussi, traître, ce que je puis ? GENEST. Oui, ton pouvoir n'est pas un effet que j'ignore, Je sais que l'on te craint, et que Rome t'adore, Mais je sais bien aussi ce qu'un Dieu me prescrit : Tu peux tout sur mon corps, et rien sur mon esprit. DIOCLÉTIAN. Nous allons éprouver cette haute constance. GENEST. Tu peux dès à présent en faire expérience. Commande à tes bourreaux qu'ils m'accablent de fers. DIOCLÉTIAN. Perfide, ils t'apprendront le respect que tu perds, Si tu ne te résous à changer de langage. GENEST. On ne change jamais quand on a du courage. DIOCLÉTIAN. Si faut-il toutefois ou changer ou périr. GENEST. Hé ! bien me voilà prêt, tyran, allons mourir. Apportez, apportez ces bienheureuses chaînes, Instruments de ma gloire ainsi que de mes peines, Lui rejetant son Écharpe. Et reprends désormais ces liens odieux, Qui me rendaient naguère esclave de tes Dieux. Que ceux qui n'ont pas vu les divines merveilles, Qui viennent de ravir mes yeux et mes oreilles, De tes vaines grandeurs se rendent partisans, Et d'un oeil envieux regardent tes présents. Pour moi qui viens de voir de plus illustres marques, Du pouvoir de celui qui commande aux Monarques, Je n'ai plus de désirs qui soient si criminels ; Tes dons sont passagers, les siens sont éternels, Ses faveurs sont d'un Dieu, tes caresses d'un homme ; Et les honneurs du Ciel valent bien ceux de Rome. Parle donc, Empereur, et hâte mes tourments ; Tu diffères ma gloire, et mes contentements, Fais souffrir à mon corps les peines les plus dures, Irrite tes bourreaux, invente des tortures, Et par un sentiment qui ne t'est pas nouveau Qu'un déluge de sang te venge d'un peu d'eau, Dont le divin effet m'a donné tant de grâces, Qu'à tes yeux aujourd'hui je brave tes menaces. DIOCLÉTIAN. Tu me braves, mutin, mais de ta trahison, Et la flamme, et le fer me feront la raison ! Qu'on l'ôte de mes yeux, soldats, que l'on l'entraîne ; Faites qu'en même temps on l'applique à la gêne, Et qu'il ressente là de si vives douleurs, Qu'il estime la mort moindre que ses malheurs. Va les suivre, Rutile, et vois s'il est possible, De réprimer l'orgueil de ce coeur invincible : Menace, flatte, prie, importune, promets, Offre lui des trésors, oui, je te le permets, Des charges, des honneurs, et tout ce qui dans Rome, Peut le mieux assouvir l'espérance d'un homme. S'il se veut reconnaître, et quitter son erreur, Son remords peut encor désarmer ma fureur ; Mais s'il s'obstine plus à faire le rebelle : Qu'on l'expose aux ardeurs d'une flamme cruelle, Qui sur son corps perfide agissant peu à peu, Avec mille douleurs le brûle à petit feu. RUTILE. J'observerai cet ordre. DIOCLÉTIAN.     Allez. ## SCÈNE III. Dioclétian, Aquillin, Anthenor, Pamphilie, Luciane, Aristide. DIOCLÉTIAN.         Lâches complices ! C'est vous que je destine aux plus âpres supplices : Vous l'avez suborné, vos propos l'ont séduit, Mais de vos trahisons vous recevrez le fruit, Oui, je me vengerai d'un si sensible outrage, Sans qu'on respecte en vous ni le sexe, ni l'âge, Sans qu'aucune pitié fléchisse mon courroux. Aquilin. LUCIANE.         Ha ! Seigneur, j'embrasse tes genoux. DIOCLÉTIAN. Importune. ANTHENOR.     César. DIOCLÉTIAN.         C'est en vain que vos larmes, À ma juste rigueur pensent ôter les armes ; Après m'avoir bravé dans mon propre Palais, Quelle grâce osez vous espérer désormais ? Auriez vous bien pensé qu'après tant d'insolence Il suffise aujourd'hui d'implorer ma clémence ? Non, non, des crimes tels ne sont jamais remis Aussi facilement qu'ils ont été commis, Et votre impunité ferait des téméraires Si je ne vous donnais des châtiments sévères, Il faut donc... PAMPHILIE.         Ha, César ! Quel extrême malheur Nous peut rendre aujourd'hui suspects à ta grandeur ? Qu'avons-nous fait, Seigneur, qui choque ta puissance ? Sommes-nous criminels par notre obéissance ? Tu nous as commandé, nous t'avons obéi : Suivre tes volontés est-ce t'avoir trahi ? Quel est donc le forfait qui nous rend si coupables ? De quelles trahisons nous penses-tu capables ? Nous n'avons point choqué ni les Dieux ni l'État, Et notre seul malheur est tout notre attentat. Ce n'est pas que je veuille en parlant de la sorte Arrêter les effets du courroux qui t'emporte Au déplorable point où m'a mise le sort, Je ne me promets plus de calme ni de port, Et je croirais avoir une trop lâche envie Si ma voix te parlait en faveur de ma vie : Non, n'attends point de moi des sentiments si bas ; Prononce si tu veux l'arrêt de mon trépas, Tu me verras mourir et constante et contente ; Mais épargne, ô César, une troupe innocente, Qui dans tous ses desseins a toujours prudemment Regardé son devoir, et ton contentement. DIOCLÉTIAN. Quoi donc, votre devoir consiste à me déplaire ? À promettre une chose, et tenir le contraire ? À venir suborner un sujet à mes yeux, Et le forcer enfin d'abandonner nos Dieux ? Vous appelez peut être une telle impudence Un divertissement, un jeu plein d'innocence ? Mais croyez si ce trait se passe impunément Que je suis sans mémoire et sans ressentiment : Non, non, perfides, non ; après un tel outrage Ne vous figurez pas que je sois sans courage ; Ainsi que votre sort votre crime vous joint, Qu'un destin différent ne vous sépare point, Vous avez même but et même intelligence, Et vous éprouverez une même vengeance. ARISTIDE. César, au nom des Dieux, écoute-moi parler, Vois quels sont les objets que tu veux immoler ; Si ton juste courroux demande des victimes, Prends garde pour le moins qu'elles soient légitimes, Et qu'un injuste arrêt aussi prompt que cruel, Ne perde l'innocent avec le criminel. AQUILLIN. Il est vrai qu'on pourrait avec quelque apparence, Mettre entre leurs forfaits beaucoup de différence, Anthenor, et sa fille... ANTHENOR.         Invincible Empereur, Permets qu'en quatre mots je te tire d'erreur, Luciane, Seigneur, ne fut jamais ma fille, Je n'eus jamais d'enfants, je n'ai point de famille, Et bien que nous ayons imité les Chrétiens, Nous n'avons point pourtant d'autres Dieux que les tiens. Tous ces noms supposés et de fils, et de père, Ses désirs simulés, et sa feinte colère, N'étaient que des effets que nous avait prescrits, Ce traître dont le change étonne nos esprits. LUCIANE. Non, Seigneur, si Genest contre notre espérance, A perdu le respect, et changé de créance, Lui seul a fait son crime, et lui seul aujourd'hui, En cette occasion doit répondre de lui, Nous n'avons jamais pris de part en son audace, Et nous n'en devons point avoir en sa disgrâce, Qu'il fasse l'insensé, l'insolent, le mutin, Faut-il que son malheur change notre destin ? Et devons nous ici passer pour ses complices, Si nous n'avons jamais approuvé ses caprices ? Dès l'instant qu'il s'est mis du parti des Chrétiens, Nous avons séparé nos intérêts des siens, Et de ses passions nos âmes désunies, Ont plaint en même temps et blâmé ses manies, Condamné son orgueil, détesté sa fureur, Et vu son insolence avec beaucoup d'horreur. DIOCLÉTIAN. De qui donc teniez vous ces coupables maximes, Qui tantôt des Chrétiens autorisaient les crimes ? LUCIANE. D'un désir curieux qui ne te peut choquer, Puisque je ne l'avais qu'afin de m'en moquer, Et qu'encor aujourd'hui ces Illustres mensonges, Passent dans mon esprit seulement pour des songes. DIOCLÉTIAN. Si tu répugnes tant aux abus des Chrétiens, Fais nous voir des effets du discours que tu tiens, Va t'en trouver Genest, et t'efforce d'abattre, Par de vives raisons ce coeur opiniâtre. L'adresse de l'esprit jointe aux grâces du corps, Fait ordinairement d'admirables efforts : Emploie un peu tes yeux au secours de ta bouche, Il n'est point de mutins qu'un bel objet ne touche ; Déjà mon courroux cesse, et cède à tes attraits, Fais que Genest encor en ressente les traits, Et que son coeur vaincu par de si belles armes, Nous rende redevable au pouvoir de tes charmes. LUCIANE. Je suis prête, ô César ! de suivre aveuglément, Et tes intentions, et ton commandement, Bien que je ne sois pas assez présomptueuse Pour en oser attendre une fin glorieuse : Pourtant, puis qu'il te plaît, je ne m'en défends pas, Et j'emploirai l'adresse au défaut des appas : Mais enfin souviens-toi, Seigneur, que Pamphilie, A sur lui dès longtemps sa puissance établie, Et que l'heureux effort de ce coup glorieux, Appartient à sa langue aussi bien qu'à ses yeux. PAMPHILIE. Ha ! change de discours, et cesse Luciane, De vanter un pouvoir dont l'effet te condamne : Son funeste projet ne m'a que trop appris, Que je suis à ses yeux un objet de mépris, Et que la passion que tu crois qui le dompte N'est plus qu'un faible feu qui ne luit qu'à ma honte, Que veux tu donc enfin que je fasse aujourd'hui ? Quoi ? que ma lâcheté m'abaisse contre lui ? Qu'après son changement je flatte son audace ? Que je verse des pleurs ? Que j'implore sa grâce ? Non, non, sa trahison le rend trop odieux, Et je me veux venger aussi bien que nos Dieux. César, si cet ingrat ne change de courage, Épargne tes bourreaux, il suffit de ma rage, Tu ne le peux frapper d'un coup plus inhumain ; Laisse donc désormais cet office à ma main, Et tu reconnaîtras que le fer, et la flamme, N'ont rien de comparable au courroux d'une femme, À qui par imprudence, ou par légèreté, On a manqué d'amour, ou de fidélité. DIOCLÉTIAN. J'approuve ton courage aussi bien que ton zèle ; Hé bien ! ne va point voir cet Amant infidèle ; Mais si dans sa fureur il demeure obstiné, Je veux qu'à ton courroux il soit abandonné, Que tout chargé de fers à tes pieds on l'amène, Et puis s'il ne se rend, qu'on l'immole à ta haine. # ACTE IV. ## SCÈNE I. Pamphilie, Aristide. PAMPHILIE. Quoi, rien ne peut fléchir ce courage obstiné ? ARISTIDE. Non, bientôt devant vous il doit être amené, Je vous en donne avis. PAMPHILIE.     Où ? ARISTIDE.         Dedans cette salle, Affin que s'il se peut, cette âme déloyale Renonce son erreur dedans les mêmes lieux, Où son crime a choqué l'Empereur et les Dieux. PAMPHILIE. Comment le savez vous ? ARISTIDE.         De l'ordre de Rutile, Qui voyant qu'on prenait une peine inutile, Et que tous nos efforts agissaient vainement, Pour guérir cet esprit de son aveuglément, M'a dit qu'il vous allait envoyer ce rebelle, Et que je vous en vinsse apporter la nouvelle, Affin que votre esprit se puisse préparer, À lui lancer des traits qu'il ne puisse parer. PAMPHILIE. En cette occasion que ferai-je Aristide ? ARISTIDE. Vous savez mieux que moi l'humeur de ce Perfide. PAMPHILIE. Il m'a pourtant trompée autant et plus que vous. ARISTIDE. C'est de vous seule aussi dont il craint le courroux. PAMPHILIE. Il me craint. ARISTIDE.     Je le crois. PAMPHILIE.         Et sur quelle apparence ? Ne me traite-t-il pas avec indifférence, Et ne lui suis-je pas un objet de mépris ? ARISTIDE. Votre nom toutefois touche encor ses esprits, Car il n'a pu jamais au récit de vos charmes, Étouffer ses soupirs ni retenir ses larmes. PAMPHILIE. Après ses trahisons et des mépris si grands, Ses pleurs et ses soupirs sont de faibles garants : Il a changé l'ingrat, et quoique l'on présume, Ce qu'il fit par amour il le fait par coutume. ARISTIDE. Pour complaire à César, il le faut éprouver, C'est l'ordre de Rutile. PAMPHILIE.         Hé bien va le trouver Et dis que pour dompter ce superbe courage, Ma haine et mon amour mettront tout en usage. Va laisse-moi rêver à ce fâcheux souci. ARISTIDE. Adieu, dans un moment vous le verrez ici. ## SCÈNE II. PAMPHILIE. Aveugles Tyrans de mon âme, Qui régnez sur moi tour à tour, Haine, mépris, vengeance, Amour, Où se termineront mes fureurs, ou ma flamme ? Haine, dois-je suivre tes lois ? Amour dois-je écouter ta voix ? Dois-je courir à la vengeance ? Ou par un plus noble mépris, Chercherai-je mon allégeance Dans l'oubli des ardeurs dont mon coeur est épris ? Ha ! Dieux que je suis incertaine, De mon choix, et de mes désirs, Que de larmes, et de soupirs, S'opposeraient encore à la fin de ma peine ! Non mes yeux ne le voyons pas, Laissons le traîner au trépas, Rendons notre haine assouvie ; Ou puis qu'il vous nommait à tort, Jadis les astres de sa vie, Soyez dorénavant les flambeaux de sa mort. Mais, hélas ! Quelle est mon envie ? Quel est mon aveugle transport ? Puis-je consentir à sa mort, Sans qu'au même moment je renonce à ma vie ? Non, retire toi ma fureur, Malgré son crime et son erreur, Je sens bien encor que je l'aime, Et je reconnais aujourd'hui, Que je t'arme contre moi-même, Lorsque ma cruauté t'anime contre lui. Mais voici cet ingrat, cachons notre faiblesse, Ha ! Cet abord me tue. ## SCÈNE III. Pamphilie, Genest, deux gardes. PAMPHILIE.         Hé bien ! Âme traîtresse, Te voilà dans les fers, et ces honteux liens, Sont plus chers à tes yeux et plus doux que les miens ? Peut être qu'à ton coeur mon joug était trop rude, Je payais tes devoirs avec ingratitude, Je recevais tes voeux avec trop de froideur, Ou je t'importunais d'une trop vive ardeur. Ha ! Je l'avais bien dit, que tes lâches contraintes, Non plus que tes soupirs n'étaient rien que des feintes, Et que ton désespoir conçu hors de saison, Tendait secrètement à quelque trahison ! Mais ne présume pas, déloyal, que j'endure, Que l'on fasse à mes voeux cette sensible injure, Je veux qu'un châtiment aussi rude que prompt, Dans ton perfide sang en efface l'affront, Et montre que par moi ton destin sera pire : Que pour avoir choqué ni les Dieux ni l'Empire. GENEST. Hé bien ! Exécutez cet illustre courroux ; C'est pour ce sujet seul que je suis devant vous. Me voilà prêt Madame, et victime enchaînée, Sans regret, à vos pieds j'attends ma destinée : Vos yeux pour cet effet aidant votre rigueur, Montreront à vos mains le chemin de mon coeur, Ou s'ils ne veulent pas se donner cette peine, Armez vous, le voilà, frappez belle inhumaine, Aussi bien de vos Dieux les foudres impuissants, Ont-ils de faibles traits pour étonner mes sens, Achevez, Pamphilie, achevez votre ouvrage, Mon coeur ne tremble point pour un si faible orage, Vous le voyiez naguère amoureux et brûlant, Pour vous mieux contenter voyez-le tout sanglant, Mais si je puis encore espérer quelque grâce, Souffrez qu'auparavant le coup qui me menace, J'ose vous demander quel étrange forfait, Vous anime, Madame, à ce cruel effet ? PAMPHILIE. Quel forfait, déloyal ? Ô Dieux quelle impudence ! Il est la vertu même ; et la même innocence, Il n'a jamais manqué ni d'amour ni de foi, Il n'a jamais trahi ni l'Empereur ni moi, Il ne parla jamais en faveur du Baptême, Sa bouche n'a jamais proféré de blasphème, Des crimes, justes Dieux ! Il n'en a point commis, Et vous avez grand tort d'être ses ennemis : Insolent, est-ce ainsi que tu veux qu'on te flatte ? GENEST. Non, non, que contre moi votre courroux éclate, Et s'il ne suffit pas pour vous venger assez, Joignez y l'Empereur et vos Dieux offensés, Mais quand vous me traitez de traître et de parjure, Je ne saurais souffrir l'une ni l'autre injure, Vu qu'ici malgré vous les cieux me sont témoins, Que jamais mon amour ne les mérita moins, Il est vrai qu'autrefois je méritais ce blâme, Quand pour flatter vos yeux je trahissais votre âme, Et portais vos esprits à des impressions, Qui n'étaient en effet que des illusions, Oui, je vous trahissais, quand mon âme aveuglée, Ne concevait pour vous qu'une ardeur déréglée, Et subornant mon coeur par d'injustes désirs, Vous aimait beaucoup moins que ses propres plaisirs, Mais, Madame, aujourd'hui que ma flamme est plus pure, Que le feu n'est là-haut au lieu de sa nature, Qu'un véritable amour me porte à vous chérir, Jusqu'à vouloir pour vous tout quitter et mourir ; Me pouvez-vous sans tort appeler infidèle, Traître, parjure, ingrat, inconstant, et rebelle ? PAMPHILIE. Quels noms penses tu donc qu'on te doive donner, Quand on te voit tout fuir, et tout abandonner ? Quand pressé des vapeurs de ta mélancolie, Pour des illusions tu quittes Pamphilie ? Quand tu perds tout respect ? Quand tu changes de loi ? Quand tu trahis tes Dieux, et ton Prince, et ta foi ? GENEST. Ha ! que la trahison est innocente et belle ! Et la fidélité blâmable et criminelle, Quand leur effet regarde un tyran, et des dieux, Qui n'ont rien que d'horrible et de pernicieux, Qu'il est doux de sortir d'un joug si détestable, Pour entrer sous les lois d'un monarque adorable Qui tient dedans les Cieux son palais et sa cour ; Et qui n'est que douceur, que justice, et qu'amour. Ha ! Si vous connaissiez, ma chère Pamphilie, La nuit où votre erreur vous tient ensevelie, Et si par le secours de cet astre charmant, Dont l'éclat m'a tiré de mon aveuglement, Vous pouviez recevoir un rayon de la grâce, Qui met dedans mon coeur une si noble audace Qu'au prix de votre sort vous béniriez le mien, Que vous estimeriez le bonheur d'un chrétien ? Et que pour en porter les glorieuses marques, Vous feriez peu d'état de celles des monarques. C'est par ce beau moyen que je veux en ce jour, Vous témoigner, madame, un véritable amour, Et vous faire avouer que je ne fus volage, Qu'afin de vous chérir à présent davantage, Seigneur, si ta bonté daigne écouter mes voeux, Accorde à Pamphilie. PAMPHILIE.         Arrête malheureux, Que veux tu demander ? GENEST.         Que sa bonté suprême, Sauve l'autre moitié qui reste de moi-même, Et souffre pour le moins qu'auparavant ma mort, Je lui tende la main pour la mener au port. Si j'obtiens dessus vous cette illustre victoire, Que son heureux effet augmentera ma gloire ! Que mon sort sera doux, que je mourrai content, Si je puis achever ce dessein important, Ne le différons point, écoutez-moi Madame. PAMPHILIE. Tu fais de vains efforts pour séduire mon âme. GENEST. Ha ! croyez seulement, et lors le Roi des Cieux Lèvera le bandeau qui vous couvre les yeux, Et vous découvrira ces clartés nonpareilles, Dont on ne saurait trop admirer les merveilles, Servez vous aujourd'hui du flambeau de la foi. Ou s'il vous éblouit, du moins écoutez-moi : Mais examinez bien le poids de mes paroles, Dites-moi quels effets produisent vos idoles ? Qu'ont elles ici-bas jamais exécuté, Qui marque leur puissance, ou leur divinité ? Pensez-vous que des Dieux de bois, d'or ou de pierre, Et dont l'être est borné dans l'ombre qui l'enserre, Des Dieux qui ne sont rien que corps inanimés, Que la main d'un mortel et le fer ont formés, Aient pu d'une parole en miracles féconde, Créer l'homme, le ciel, l'air, et la terre et l'onde, Régler les éléments, semer d'astres les cieux, Faire tant de beautés qui brillent à nos yeux, Et partout établir cet ordre incomparable, Qui maintient l'univers et le rend admirable, Non, non, tous ces démons, tous ces Dieux impuissants, À qui si vainement vous offrez vos encens, N'ont jamais, quelque appui qu'ait eu leur imposture, Produit un seul atome en toute la nature, Et cet ouvrage enfin si grand et si parfait, De ce Dieu que j'adore est un illustre effet, Oui, madame, il en est et l'auteur et le maître, Je l'ignorais tantôt, il me l'a fait connaître, Et pourvu que votre âme ait désir de le voir, Cette même faveur est en votre pouvoir, Ne la refusez point, ma chère Pamphilie, Que par elle votre âme à la mienne s'allie, Et souffrez qu'aujourd'hui par un si beau lien, J'unisse pour jamais votre coeur et le mien, Voyez combien pour vous mon amour est extrême. PAMPHILIE. Tu m'aimes. GENEST.         Oui, Madame, et bien plus que moi-même, Puisque pour vous sauver et pour vous acquérir, Quelques rudes tourments qu'il me faille souffrir, Quelque supplice affreux que la rage déploie, On m'y verra courir avec beaucoup de joie, Pourvu que par mon sang je vous puisse acheter, Un bonheur qu'avec moi vous devez souhaiter. PAMPHILIE. Hélas ! GENEST.         Vous soupirez, ha ! sans doute la crainte, Combat votre désir, et le tient en contrainte, Vous redoutez la mort, un tyran vous fait peur. PAMPHILIE. Non, non, ne pense pas que je manque de coeur, Ce soupir qu'a produit une sainte tendresse Montre mon repentir, et non pas ma faiblesse, Je te suis, cher Amant, je te cède, et je crois ; Ton Dieu règne en mon coeur, et triomphe de moi. Déjà de ce bonheur je suis toute ravie, Et regardant tes fers avec un oeil d'envie, Je brûle qu'un tyran n'ordonne à ses bourreaux, De passer en mes mains ces illustres fardeaux. Ne pouvant les ravir qu'au moins je les soutienne, Oui ces fers sont mes fers, cette chaîne est la mienne, Puisque par les effets d'une douce rigueur, Elle passe à présent de tes mains à mon coeur. GENEST. Pamphilie, ô transports qui me comblez de gloire ! ## SCÈNE IV. Dioclétian, Aquillin, Rutile, Genest, Anthenor, Aristide, Luciane, et les Gardes. RUTILE, À L’EMPEREUR. Seigneur elle a sans doute emporté la victoire, Une visible joie éclate dans ses yeux. DIOCLÉTIAN, À PAMPHILIE. Hé bien ! qu'avez vous fait en faveur de nos Dieux. PAMPHILIE. Plus que je ne devais. DIOCLÉTIAN.         C'est orgueilleux peut-être, À peine de fléchir et de se reconnaître. Et d'autant que vos voeux ne sont pas achevez, Vous dites avoir fait plus que vous ne devez. Il est vrai qu'on fait trop pour un esprit coupable, Alors qu'il ne veut pas se rendre raisonnable, Et qu'au même moment qu'il refuse à céder, Une extrême rigueur le doit persuader : Mais quoique vos raisons combattant ce rebelle, N'aient pas rendu son coeur plus humble ou plus fidèle, Je ne veux point pourtant vous dérober le prix Que nous devons aux soins que vous en avez pris, Comme vous, Anthenor, Luciane, Aristide, Ont fait de vains efforts auprès de ce perfide, Et j'ai rendu pourtant leur sort si glorieux Qu'ils ne se plaindront pas ni de moi ni des Dieux. ARISTIDE. Non, Seigneur, le haut rang où nous met ta puissance Témoigne ta grandeur et ta magnificence, Et nous serions ingrats envers les Dieux et toi Si nous manquions jamais ou de zèle ou de foi : Oui, commande, César, nous suivrons ton envie, Fallût-il mille fois exposer notre vie, Et chercher au plus fort des plus âpres combats Parmi tes ennemis un glorieux trépas. Admire avecque nous, admire Pamphilie, Les adorables noeuds dont l'Empereur nous lie, Son épargne est pour nous prodigue de présents, Nous sommes honorés parmi ses Courtisans, Et par une bonté qu'à peine je puis croire Nous passons du néant au faîte de la gloire. PAMPHILIE. Esclave volontaire, et timide flatteur, Qui même des défauts te rends adorateur, J'ai honte de penser à la bassesse infâme Qui pour un faux bonheur te fait trahir ton âme, Au lieu de te flatter d'un crédit si puissant N'avance qu'avec peur dans un pas si glissant, Aux pieds des grands rochers sont les grands précipices, Et souvent le regret suit de près les délices. Plains au lieu d'admirer ces présents criminels, Qui te vont procurer des malheurs éternels, Et d'un coeur généreux rejette cette pompe Dont le funeste éclat vous séduit et vous trompe, Ou si tu ne peux pas détacher tes désirs De ces honteux honneurs, de ces lâches plaisirs, Adore si tu veux la chaîne qui te lie, Mais voici les liens que chérit Pamphilie. Liens que tu devrais comme moi désirer, Et sous qui nous serions trop heureux d'expirer. Oui, voilà mon espoir, voilà ma récompense, Accorde-les, César, à mon impatience, Et par ce beau présent que tu dois à mes voeux Tu feras plus pour moi que tu n'as fait pour eux. Je suis chrétienne. LUCIANE.     Hélas ! ANTHENOR.         Le traître l'a charmée. DIOCLÉTIAN. De quelle rage, ô Dieux, est mon âme enflammée ! Quoi ? Loin de nous servir on se moque de nous ? On nous joue ? On nous brave ? Ha ! C'est trop, mon courroux, C'est trop se retenir, lance, lance la foudre, Frappe ces insolents, et les réduits en poudre Va, Rutile. RUTILE.     Où, Seigneur ? DIOCLÉTIAN.         Emmener ce mutin, Tu sais mon ordre. RUTILE.     Allons. GENEST.         Ô trop heureux destin ! Ma Pamphilie, Adieu. ## SCÈNE V. Dioclétian, Pamphilie, Luciane, Anthenor, Aristide, Aquillin. PAMPHILIE.         Quoi donc, on nous sépare ? DIOCLÉTIAN. Non, non, vous le suivrez. PAMPHILIE.         Pourquoi donc, ô barbare ! Ne me permets-tu point d'accompagner ses pas ? Crois-tu que tes grandeurs aient pour moi des appas. Non, non, ce faux bonheur flatte peu mon envie, Il va finir ses jours, finis aussi ma vie, Aussi bien verras-tu, quoiqu'il faille endurer, Que ce qu'amour a joint ne se peut séparer. DIOCLÉTIAN. Tu ferais beaucoup mieux d'implorer ma clémence. PAMPHILIE. Ta fureur a pour moi trop peu de violence : Quelle raison, Tyran, en retarde l'effet ? DIOCLÉTIAN. C'est donc là ton désir ? Il sera satisfait, Mais après ce refus n'espère plus de grâce, Un même sort suivra votre commune audace, Et puisqu'un même crime a bien pu vous unir, Un même châtiment vous peut aussi punir. PAMPHILIE. Comme mêmes tourments, nous aurons même gloire. AQUILLIN. Mais avant le combat tu chantes la victoire, La mort aux plus hardis donne de la terreur. PAMPHILIE. Les lâches comme toi l'ont toujours en horreur, Son seul nom te fait peur, mais un noble courage En affronte les traits sans changer de visage. DIOCLÉTIAN. Tu te fies peut-être au secours de ce Dieu Qu'un fourbe comme lui t'a promis en ce lieu : Mais ton espoir est vain en ce péril extrême, Il ferait plus pour toi qu'il ne fit pour lui-même, S'il t'ôtait d'un trépas qu'il ne put éviter Et que de mon pouvoir tu devrais redouter. PAMPHILIE. Colosse de boue et d'argile, Qu'idolâtre un peuple fragile, Oses-tu bien tenir ce propos criminel ? Oses-tu mesurer ta grandeur à la sienne, Et ne connais-tu pas, misérable mortel, Qu'il faut que sa bonté soutienne Que ce Dieu te peut mettre en poudre dès demain En retirant sa main ? Vous qu'il a faits à son image, Rois qui lui ravissez l'hommage Qu'on rend à ses autels par un juste devoir, Pour un petit bandeau qui couronne vos têtes Osez-vous, orgueilleux, oublier son pouvoir, Et sans connaître qui vous êtes Faire comparaison de votre qualité Avec sa Majesté ? Est-ce à vous petits salmonées À gouverner les destinées ? Est-ce à vous à régir les hommes et leur sort ? Avez-vous le pouvoir de leur rendre la vie Vous qui prenez celui de leur donner la mort Pour satisfaire à votre envie, Et quel droit vous permet d'affermir vos projets Du sang de ses sujets ? La terre qu'il a suspendue, A-t-elle dans son étendue, Des corps que votre voix puisse faire mouvoir ? Et vous qui ne sauriez en toute la nature, Produire un seul atome avec votre pouvoir, Vous défaites sa créature, Tous les jours à ses yeux vous brisez inhumains L'ouvrage de ses mains. Mais le sang qui se mêle aux larmes De ceux qui tombent sous tes armes Pousse leurs justes cris jusqu'à son tribunal, Ses sujets oppressés réclament sa justice, Et leur plainte va faire ouvrir son arsenal Pour en tirer un tel supplice, Que tu seras contraint d'avouer en ce lieu Que lui seul est ton Dieu. DIOCLÉTIAN. Et mon juste courroux te fera reconnaître Que je suis malgré lui ton Seigneur, et ton Maître : Dépêchez, Aquillin, qu'on l'ôte promptement, Et qu'on l'aille égorger aux yeux de son amant. # ACTE V. ## SCÈNE I. Anthenor, Luciane, Aristide. ANTHENOR. Si proche d'ajouter à tant de récompenses, L'effet de vos désirs, et de vos espérances, Dans un si haut degré de gloire et de faveur Qui vous rend Aristide aujourd'hui si rêveur ? Quel soudain changement abat votre courage ? Vous regardez les Cieux, vous changez de visage, Vous soupirez, ARISTIDE.     Hélas ! ANTHENOR.         À quelle occasion, Pouvez vous témoigner tant d'altération, Le destin qui vous fut autrefois si contraire, N'a pour vous désormais ni haine, ni colère, Et la bonté des Dieux vous l'a rendu si doux, Que vos prospérités produisent des jaloux. Que vous manque-t-il plus pour un bonheur extrême ? L'empereur vous chérit, Luciane vous aime, Et ce divin objet de vos affections Répond avec ardeur à vos intentions : Qui peut donc vous causer cette humeur importune, Et qui convient si mal avec votre fortune ? Cher Aristide au moins tirez-nous de souci, Obligez Anthenor, et Luciane aussi. ARISTIDE. Ha ! que cette demande est ridicule et vaine ! Pouvez-vous ignorer le sujet de ma peine ? Les traits qui m'ont blessé ne vous touchent-ils pas ? Votre Compagne, ô Dieux ! est proche du trépas, Et celui qui pour vous avait tantôt des charmes L'accompagne à la mort, et vos yeux sont sans larmes. Ô ciel, qu'un faible effort change notre destin S'il ne peut être ferme et constant un matin ! Quoi donc, brave Genest, et rare Pamphilie, On vous laisse mourir, de plus on vous oublie ! Et par des lâchetés que je ne puis souffrir On censure mes pleurs quand je vous vois périr, Même on veut que mon front témoigne de la joie. Mais que plutôt le Ciel à vos yeux me foudroie, Et perce de ses traits cet insensible coeur Qu'on m'impute jamais une telle rigueur. Non, non, ce coeur est grand, mais il n'est point barbare, Et le sort des objets de qui l'on nous sépare Est trop infortuné pour ne pas arracher Des regrets qu'ils pourraient attendre d'un rocher. LUCIANE. Certes ces sentiments ont beaucoup de tendresse, Et si je ne me trompe encore plus d'adresse, Puis qu'ils savent si bien déguiser en ce jour D'un masque de pitié ta feinte, et ton amour. Mais c'est en vain ingrat que ton âme insensée Présume me cacher le trait qui l'a blessée, Ton altération ne me fait que trop voir La cause de ta flamme et de ton désespoir, Quand par des coups si grands un coeur se sent atteindre Il est bien malaisé de souffrir et de feindre, La langue quelquefois peut bien dissimuler, Mais quand elle se tait, les yeux savent parler, Et le coeur trop pressé des ardeurs de sa flamme Montre par ses soupirs les blessures de l'âme. ARISTIDE. C'est ainsi qu'autrefois n'osant vous déclarer L'ardeur qui me faisait sans cesse soupirer, Mes yeux et mes transports vous firent reconnaître Bien mieux que mes discours que vous l'avez fait naître. LUCIANE. C'est ainsi qu'autrefois tes feintes passions Trompaient mon innocence, et mes affections : C'est ainsi qu'autrefois Luciane abusée, N'était à ton esprit qu'un objet de risée, Cependant que ton coeur autre part arrêté, Brûlait secrètement pour une autre beauté : Mais enfin aujourd'hui ma raison mieux réglée Déchire le bandeau qui m'avait aveuglée, Et s'il me reste encor quelque feu dans le sein, J'en conserve l'ardeur pour un autre dessein. Aime, aime déloyal, aime ta Pamphilie, Suis même après sa mort la chaîne qui te lie, Et si ta lâcheté n'empêche un coup si beau, Va, malheureux amant la rejoindre au tombeau : Va, que diffères-tu ? Ne crois plus me surprendre. ARISTIDE. Ha ! Madame, écoutez. LUCIANE.         Je ne te puis entendre. Je n'ai que trop ouï ce langage trompeur Qui m'avait ci-devant mis l'amour dans le coeur, Et qui par les effets d'un trop visible outrage Y produit à présent le dépit et la rage. Mais suis-moi, déloyal, tu verras mon projet, Tu n'as jusques ici regretté qu'un objet, Tu pourras bien encore en regretter un autre, Tu sais le sort de l'un, viens apprendre le nôtre, Et si comme tu dis ton coeur est généreux Viens par un noble effort les imiter tous deux, Adieu. ## SCÈNE II. Aristide, Anthenor. ARISTIDE.         De quelle foudre est mon âme frappée, Quoi donc pour une plainte à ma bouche échappée, Et quelques sentiments d'une juste pitié Qu'exigeait de mon coeur une longue amitié, Luciane, bons Dieux, me traite de perfide ? Attendez, belle ingrate, attendez Aristide, Et son coeur arraché que vous blâmez à tort Vous fera voir au moins mon amour par ma mort. Mais je l'appelle en vain, allons, allons la suivre, Et la désabusons, ou bien cessons de vivre. Allons. ANTHENOR.         Ha ! Modérez ce transport qui vous nuit, Laissez, laissez passer ce torrent qui s'enfuit : Son orgueil s'enflerait par votre résistance, Et porterait son cours à plus de violence : Souffrez que sa fureur se puisse reposer, Vous verrez ces grands flots d'eux-mêmes s'apaiser, Et faire succéder à ce fâcheux orage Un calme dont l'effet vous plaira davantage Provenant d'un esprit vaincu par la raison Que par mille transports produits hors de saison. ARISTIDE. Ha ! Tu ne connais pas combien cette inhumaine A l'humeur orgueilleuse, insensible et hautaine, On ne la dompte pas ainsi facilement ; Ce mépris servirait à son ressentiment, Et lui ferait sans doute un certain témoignage De tout ce qu'elle croit à mon désavantage. Allons donc, aussi bien avec cette fureur, Ne veux-je point paraître aux yeux de l'Empereur, Le voilà, passons vite. ANTHENOR.     Allons. ## SCÈNE III. Dioclétian, Rutile, et suite. DIOCLÉTIAN.         Enfin, Rutile, Les tourments n'ont produit qu'un effet inutile, Et ce désespéré souffre sans murmurer Tout ce que sans mourir on saurait endurer ? RUTILE. Oui, César, il endure et brave les supplices. On dirait que son coeur y trouve des délices, Et qu'alors que son sang coule de tous côtés Il nage dans un bain parmi des voluptés. Il n'est point de tourment qu'on n'ait mis en usage, Il les a tous soufferts sans changer de visage, Et la flamme et le fer qui l'ont su déchirer, N'ont pas pu seulement le faire soupirer. Son courage s'augmente, et s'accroît par les gênes, Les bourreaux plus que lui sont touchez de ses peines, Et tandis que chacun plaint ou pleure son sort, Lui seul voit sans trembler l'appareil de sa mort. DIOCLÉTIAN. Sans doute il s'est muni de la force des charmes : Mais qu'a fait Pamphilie en ses tristes alarmes ? RUTILE. Te le pourrai-je dire, et pourras-tu l'ouïr ? Il faut ou te déplaire, ou te désobéir : Et je crains, ô César, que mon obéissance Ne soit contrainte ici de commettre une offense, Si ma bouche te fait le récit ennuyeux D'un spectacle où j'ai peine à bien croire mes yeux. Pourtant puis qu'il te plaît, écoute une aventure Inouïe et nouvelle à toute la nature. Suivant l'ordre et l'arrêt par toi-même donnés, Déjà nos criminels au supplice menés, Et suivis des bourreaux et de la populace, Étaient l'un devant l'autre exposés sur la place, Quand Genest détournant ses yeux de toutes parts, A dessus Pamphilie arrêté ses regards, Qui sans être troublée, et sans paraître émue, A mutuellement sur lui jeté la vue : Ces muets truchements des esprits plus adroits, Ayant fait quelque temps l'office de leur voix, Ont fait trêve à la fin et permis à leur langue, De proférer tout haut cette triste harangue. Vois, a dit Pamphilie, ô merveilleux vainqueur, Vois, ô mon cher Amant, si je manque de coeur, Si proche du trépas regarde si je tremble. Non, non, je ne crains rien, mourons, mourons ensemble, Et puis qu'un saint hymen nous doit joindre là haut, Que notre sang versé sur ce cher échafaud En signe les accords, et soit le premier gage Que nous aurons donné de notre mariage. Ces fers nous tiendront lieu de joyaux précieux, Ce funèbre appareil de lit délicieux, Les bourreaux d'officiers, et toute l'assistance De pompe, d'ornement, et de magnificence. À ces mots son amant d'un visage serein A réparti des yeux, et lui tendant la main A fait connaître assez qu'il avait agréable De ce superbe objet la constance admirable : Enfin étant tous deux en état de souffrir On les voit à l'envi l'un et l'autre s'offrir, Et comme en un combat plein d'honneur et de gloire Se disputer tous deux cette triste victoire Dont le sanglant effet étonne les esprits, Et de qui le trépas est la fin et le prix. D'abord pour effrayer cette jeune arrogante, L'exécuteur en main prend une torche ardente, Et sur Genest enfin commençant ses efforts Fait agir sans pitié la flamme sur son corps, Le feu court, et produit un effet pitoyable ; Il touche tout le monde hormis ce misérable, Qui d'une vive ardeur à demi consumé Semble au lieu d'en mourir en paraître animé. Nous restons tous confus, le bourreau perd courage. DIOCLÉTIAN. Et je crève en mon coeur de dépit et de rage Que de mes propres mains ne le puis-je étouffer. RUTILE. Alors après la flamme on a recours au fer, À coup d'ongles d'acier un Soldat le déchire, Le sang jaillit à flots sur celui qui le tire : Mais la même couleur dont chaque objet rougit Sur le peuple étonné différemment agit. Quelques-uns de pitié sentent leur âme atteinte, Les autres sont touchés ou d'horreur, ou de crainte, Et parmi tant de gens interdits à ce point, Le coupable est le seul qui ne s'en émeut point. Voyant de ce côté nos ordonnances vaines, Nous exposons l'ingrat à de nouvelles peines, Et pour le tourmenter avec plus de rigueur Nous cherchons par ses yeux le chemin de son coeur. Mais inutilement nous tentons cette voie, Comme lui Pamphilie en tressaille de joie, Et voyant approcher les bourreaux sans horreur Tâche par ses discours d'exciter leur fureur. On dirait que d'abord cette beauté les charme, Que malgré leur rigueur sa grâce les désarme, Et que ce fier orgueil qu'on voit en son aspect Loin de les irriter leur donne du respect. Toutefois leur devoir ou ma voix les anime, Et de leur déité faisant une victime, L'un d'eux hausse le bras, et d'un soudain effort Achève en un moment et sa vie et son sort. Genest s'impatiente, et brûle de la suivre, Il dit que de ses maux le plus grand est de vivre, Et je crois, ô César, qu'il n'en faut pas douter : Mais d'ailleurs s'il ne meurt il est à redouter ; Et je crains que le peuple émeu de sa constance Ne se porte à la fin à quelque violence, Voilà l'occasion qui me ramène ici. DIOCLÉTIAN. Retourne, et sur le champ qu'on l'expédie aussi, Délivre promptement Rome de cette peste Avant qu'à nos États elle soit plus funeste. Va. RUTILE.     J'obéis, Seigneur. ## SCÈNE IV. Dioclétian, et suite. DIOCLÉTIAN.         Quoi donc ces enragés Aiment mieux être ensemble en public égorgés, Que d'adorer nos Dieux, que d'implorer ma grâce, Et parmi les douceurs d'une heureuse bonace Vivre dans les plaisirs, les honneurs, et les biens ? Ha ! Dieux, quelle fureur agite les Chrétiens ? Ils répandent leur sang, ils prodiguent leur vie, Et dès qu'un faux espoir a charmé ces impies Il n'est point de supplice, il n'est point de tourment Qui les puisse tirer de leur aveuglement. Si faut-il toutefois ou dompter leur audace, Ou jusques au dernier en éteindre la race. Mais que veut Aquillin ? Il paraît tout émeu. ## SCÈNE V. Dioclétian, Aquillin, et suite. AQUILLIN. César, je suis confus après ce que j'ai vu. DIOCLÉTIAN. Qu'est-ce donc ? Parle tôt, qu'est-ce que tu consultes ? Les Chrétiens ont-ils fait naître quelques tumultes ? Quelques séditieux se sont-ils révoltés Au mépris de mon ordre et de mes volontés ? Parle, ne me tiens pas plus longtemps en balance. AQUILLIN. Non, Seigneur, tout le peuple aime ou craint ta puissance, Et la peur du trépas, ou le respect des Dieux, Tiendra dans le devoir les plus audacieux. Aussi n'est-ce pas là le sujet qui me trouble, Mais un triste accident. DIOCLÉTIAN.         Quel ? Ma crainte redouble. Je tremble en même temps, et brûle de savoir Quels étranges malheurs te peuvent émouvoir. AQUILLIN. Rends le calme à tes sens, et bannis cette crainte Dont ici sans sujet ta belle âme est atteinte : Ce que j'ai vu, César, me touche au dernier point, Mais ce triste accident ne te regarde point, Si la compassion peut-être ne t'engage À plaindre comme moi ceux qu'un excès de rage Dans le Tibre à mes yeux vient de faire périr, Sans que jamais aucun les ait pu secourir. Après avoir conduit Pamphilie à la place Où son trépas devait expier son audace, Je retournais ici quand j'ai vu devant moi Un spectacle d'horreur, de tendresse et d'effroi. De quelque déplaisir Luciane blessée S'est du plus haut du pont dans le Tibre élancée, Où son corps quelque temps roulant au gré des flots, A fait quoique tout mort naître d'autres complots, Aristide voyant par un malheur extrême, Périr ce qu'il aimait à l'égal de lui-même, Veut suivre son destin, et par un même effort, Cherche dessous les eaux une pareille mort. Anthenor qui prévoit un projet si funeste, Oppose à sa fureur la vigueur qui lui reste, Mais comme elle est plus forte en un corps furieux, Le désespoir d'un seul les emporte touts deux, Attachés l'un à l'autre ils tombent sous les ondes, Leur chute fait ouvrir leurs entrailles profondes, Qui les ayant trois fois et rendus et repris, Pour jamais à la fin étouffent leurs esprits, Voilà ce que j'ai vu, juge s'il est possible De voir un tel malheur et paraître insensible, Non, César, et quiconque a du coeur et des yeux, Ne voit point sans pitié ces coups prodigieux. DIOCLÉTIAN. Je l'avoue avec toi, cette étrange aventure Aurait été sensible à l'âme la plus dure, Et le coeur d'un barbare en cette occasion, Eût eu tes sentiments, et ta compassion, Mais oublie, Aquillin, une pitié si tendre, Dont pour quelques sujets tu n'as pu te défendre, Et réserve ta voix, tes soupirs, et tes pleurs, À plaindre désormais l'excès de mes malheurs, Oui, oui garde à mon sort ta pitié toute entière, Elle ne peut avoir de plus ample matière. Puis que ceux que le ciel voit d'un oeil rigoureux Peuvent au prix de moi se réputer heureux. Oui, malgré mes grandeurs et les pompes de Rome, Je connais, Aquillin, enfin que je suis homme, Mais homme abandonné, mais un homme odieux, Mais un homme l'horreur des hommes et des Dieux. AQUILLIN. Que dites vous, Seigneur, quelle douleur si forte Peut si soudainement vous troubler de la sorte ? Tout vous craint, tout fléchit, tout révère vos lois, Et seul vous commandez à la Reine des rois, Chassez donc la frayeur dont votre âme est atteinte, Le trône est un asile où ne va pas la crainte, Tout le monde sur vous ayant les yeux ouverts Vous ne sauriez périr qu'avec tout l'univers. DIOCLÉTIAN. Ha ! que pour me guérir du mal qui me possède Un langage flatteur est un faible remède, Et que pour m'arracher aux douleurs que je sens Les soins de mes sujets sont des soins impuissants. En vain je porte un sceptre, en vain une couronne, En vain un monde entier me suit et m'environne, En vain je suis Monarque, et Monarque vainqueur, Si tous mes ennemis sont déjà dans mon coeur, Si je sens en mon âme une guerre cruelle, Si je me suis moi-même à moi-même rebelle, Et si partout enfin je traîne avecque moi L'horreur, le désespoir, le remords et l'effroi, Tout me paraît fatal, tout me semble funeste, Le jour troublé d'éclairs, l'air infecté de peste, Le ciel rouge de feux, et la terre de sang, Le Soleil sans lumière et sorti de son rang. Ô Dieux ! Ne vois-tu pas ces fantômes terribles Qui font autour de moi des hurlements horribles ? Entends-tu comme moi ces longs gémissements Dont les tristes accents troublent mes sentiments ? Ô rage, ô désespoir, ô douleur qui me tue ! Mais quel astre nouveau brille dans cette nue ? Quelle divinité plus belle que le jour Daigne encore éclairer ce funeste séjour ? Ha ! Ma douleur s'appaise et ma frayeur s'oublie, Au ciel je vois Genest avecque Pamphilie, De mille beaux objets tous deux environnés, Tous deux la palme en main, et tous deux couronnés. Chères ombres, pardon, et du ciel où vous êtes Calmez de mon esprit les horribles tempêtes, Je fus en votre endroit cruel, et furieux ; Mais je vous vais ranger au nombre de nos dieux. Je vais vous élever d'illustres mausolées Qui toucheront du faîte aux voûtes étoilées, Et serviront de marque aux siècles à venir, Et de votre innocence, et de mon repentir. Mais, hélas ! tout à coup ces clartés disparaissent, Mon désespoir revient, et mes craintes renaissent : Ô Dieux, injustes Dieux, qui voyez mes ennuis, Qui voyez mes tourments, et l'horreur où je suis, Modérez, inhumains, les douleurs que j'endure, J'ai vengé vos autels, j'ai vengé votre injure, Et si vous ne voulez qu'on vous croie impuissants Vous devez apaiser les tourments que je sens. Mais s'il faut, Dieux ingrats, enfin que je périsse, Achevez vos rigueurs, et hâtez mon supplice. ------- [1] Le texte a été établi par Laurent Vogel à partir du document numérisé de Gallica BnF Res-YF-539.