--- identifier: favart_anglaisdebordeaux creator: Favart Charles-Simon. date: 1763 title: L’anglais À bordeaux. , comédie. --- L'ANGLAIS À BORDEAUX COMÉDIE MD CC LXXXXV. de M. FAVART A LONDRES. Chez T. HOOKHAM, Libraire, dans Bond-Street, au Coin de Bruton-Street. Représentée pour la première fois par les Comédiens Français Ordinaires du Roi, le Lundi 14 Mars 1763. # Notice sur FAVART 1818. CHARLES-SIMON FAVART naquit à Paris le 3 novembre 1710. Il fut successivement directeur du théâtre de l'Opéra-Comique et du spectacle de Bruxelles. Nul auteur n'a mieux su plier son talent aux différents genres de pièces et saisir mieux les idées de ses collaborateurs ; aussi, quoiqu'il ait fait seul le plus grand nombre et les principaux de ses ouvrages, il a travaillé avec plus de dix auteurs différents, et pour environ autant de théâtres ; mais il consacra principalement ses veilles aux Italiens et à l'Opéra-Comique. Il n'est personne qui ne connaisse Ninette à la Cour, la Fille mal gardée, Isabelle et Gertrude, la Fée Urgèle, les Moissonneurs, la Rosière de Salency, la Chercheuse d'Esprit, la Belle Arsène, etc. Favart n'a composé qu'une soûle pièce pour le théâtre Français. L'Anglais à Bordeaux parut, pour la première fois, le 14 mars 1763, et eut un très grand succès, qui s'est soutenu à toutes les reprises de cette jolie comédie. Les Trois Sultanes, comédie en trois actes, en vers libres, n'a été représentée sur la scène française que depuis la mort de l'auteur. Ce ne fut qu'en 1802 que les comédiens françois montèrent cet ouvrage, qui avait été donné, pour la première fois, aux Italiens, le 9 avril 1761, sous le titre de Soliman Second. Les divers ouvrages que Favart a composés seul, forment dix volumes in-8°. Cet auteur laborieux mourut à Paris le 18 mai 1790. À MONSEIGNEUR LE DUC DE PRASLIN. Pair de France, Commandeur des Ordres du Roi, Secrétaire d'État, et Ministre des Affaires Etrangeres. # MONSEIGNEUR,. La Paix est votre ouvrage ; par conséquent la Pièce qui la célèbre, vous appartient. Vous daignez, MONSEIGNEUR, en accepter l'hommage, c'est me récompenser de l'avoir faite. Je suis avec le plus profond respect, MONSEIGNEUR, Votre très humble, et très obéissant serviteur, FAVART. # PERSONNAGES. – DARMANT. – LA MARQUISE DE FLORICOURT, Sœur de Darmant. – BRUMTON. – CLARICE, Fille de Brumton. – SUDMER, Ami de Brumton. – ROBINSON. – UN AUTRE VALET. – UN BORDELAIS.La Scène est à Bordeaux, dans la maison de Darmant. # . ## SCÈNE PREMIÈRE. Darmant, La Marquise de Floricourt. LA MARQUISE. Je vous renonce pour mon frère. Toujours pensif, rien ne vous rit ! Vos prisonniers anglais vous ont gâté l'esprit ; Vous n'êtes occupé que du soin de leur plaire ; Votre Milord Brumton vous rend atrabilaire. DARMANT. Ma sour, je suis piqué ; mais piqué jusqu'au vif ; L'amitié du Milord me serait précieuse : En tout, pour la gagner, on me voit attentif ; Mais sa fierté superbe et dédaigneuse Rejette mes secours, s'indigne de mes soins, Il aime mieux s'exposer aux besoins, Rendre sa fille malheureuse : Il croit son honneur avili, S'il accepte un bienfait des mains d'un ennemi. LA MARQUISE. Mais, mon frère, en cherchant à lui rendre service, Ne songeriez-vous point à sa fille Clarice ? Cette anglaise est charmante ! DARMANT.         Épargnez-moi, ma sour, Et ne déchirez point le voile de mon cour. Si l'on me soupçonnait — il est vrai, je l'adore. Je veux me le cacher, je veux qu'elle l'ignore : L'amour dégraderoit la générosité. LA MARQUISE. Qui vous fait donc agir ? DARMANT.         L'humanité. J'ai plongé dans la peine une noble famille. Qu'une guerre fatale entraîne de regrets ! Brumton part de Dublin pour Londres, avec sa fille ; Il embarque avec lui ses plus riches effets. La Frégate que je commande, croisant sur les côtes d'Irlande, Rencontre son vaisseau, l'atteint et le combat. Brumton, qu'aucun danger n'alarme, Soutient notre abordage et montre avec éclat L'activité d'un chef, et l'ardeur d'un soldat ; Il fond sur moi, me blesse et ma main le désarme ; Il veut braver la mort, je prends soin de ses jours. À l'Ennemi vaincu, l'honneur doit des secours. LA MARQUISE. Fort bien, mon frère. DARMANT.         Enfin, nous avons l'avantage, Son vaisseau coule à fond, et l'on n'a que le temps De sauver sur mon bord les gens de l'équipage. Je reviens à Bordeaux, où mes soins vigilants De ces infortunés soulagent la misère ; Mais Brumton se refuse à mes empressements. LA MARQUISE. Moi, j'aime assez ce caractère. Il est brusque... mais il est franc. Sa fierté qui paraît choquer la politesse, Relève en lui l'air de noblesse D'an homme qui soutient son rang. Si son maintien est froid... ses yeux ont de la flamme ; Et je lui crois une belle âme. Il n'a pas quarante ans cet homme ? DARMANT.         Tout au plus. LA MARQUISE. Devenez son ami. DARMANT.         Mes soins sont superflus : Ses principes outrés d'honneur patriotique, Sa façon de penser qu'il croit Philosophique, Sa haine contre les François, Tout met une barrière entre nous pour jamais. LA MARQUISE. Je prétends la briser : oui vous pouvez m'en croire. Pour vous, pour moi, pour notre gloire Il reviendra de sa prévention. Il s'agit de l'honneur de notre Nation. Nous verrons donc ce Philosophe ; Et s'il veut raisonner, c'est moi qui l'apostrophe : Je philosophe aussi, quand je veux, tout au mieux. DARMANT. Plaisantez-vous ? LA MARQUISE.         Moi ? Point du tout, mon frère, Et cela devient sérieux. Allez, allez, laissez-moi faire. Doutez-vous des talents que j'ai ? Par un ridicule contraire, Un ridicule est souvent corrigé. Vous voyez bien que je me rends justice ; J'entreprends le Mylord, vous poursuivez Clarice ; Il est honteux pour vous, pour un Français, D'aimer sans espoir de succès ; Cependant, obligez le Mylord en silence, Et cherchez des moyens secrets. DARMANT. J'ai déjà commencé ; mais n'en parlez jamais ; D'un bienfait divulgué, l'amour-propre s'offense, Le valet Robinson est dans mes intérêts ; Par l'on moyen, son Maître a touché quelques sommes Sous le nom supposé d'un patriote Anglais. LA MARQUISE. Voilà comme il faudrait toujours tromper les hommes. DARMANT. J'aperçois Robinson ; viens-ça. ## SCÈNE II. Darmant, Robinson, La Marquise. ROBINSON.         Bonjour, Monsieur ; Bonjour, Madame. Ah ! Le bon frère Que vous avez-là ! le bon cour ! Sans lui nous étions morts, j'espère. DARMANT. Paix ! Je t'ai défendu... ROBINSON.         Quel Français obligeant ! Brave homme, toujours prêt à donner de l'argent : Il est notre unique ressource. Je crois toujours lui voir ouvrir sa bourse, En me disant : tiens, Robinson, Prends, mon ami, prends sans façon. DARMANT, LUI DONNANT DE L’ARGENT. Prends donc et te tais. ROBINSON.         Oh ! je n'ai garde de dire... LA MARQUISE. Que fait ton Maître ? ROBINSON.     Il pense. DARMANT.     Et Clarice ? ROBINSON.         Soupire. LA MARQUISE. Penser, soupirer ! Pauvres gens ! C'est fort bien employer le temps. ROBINSON. Clarice s'amusait à lire Un de ces beaux Romans qu'on fabrique à Paris : Tout en rêvant, s'est approché mon Maître : « Un ouvrage François ! » dit-il, d'un air surpris ; Et le Roman vole par la fenêtre. LA MARQUISE. Cet homme a l'esprit juste. ROBINSON. [1] [2]         « Occupez vous de Locke, Ma fille ; lisez Clark, Swift, Newton, Bolingbroke. [3] Songez que vous êtes Anglaise : Apprenez à penser ! » Puis ayant dit ces mots, Il s'enfonce dans une chaise, Pour réfléchir plus à son aise, En décidant que vous êtes des sots. LA MARQUISE. Cet homme est singulier. ROBINSON.         C'est la vérité pure, Et je n'ajoute rien, Madame, je vous jure. LA MARQUISE. Mais, quelquefois Mylord t'a-t-il parlé de moi ? ROBINSON. Toujours beaucoup ; il dit, Madame... LA MARQUISE.         Quoi ? ROBINSON. Il dit qu'il vous trouve bien folle, Et que c'est grand dommage. LA MARQUISE.         Bon ! Je conclus sur cela que mon esprit frivole Va lui faire entendre raison. DARMANT. Que pense-t-il de la lettre de change ? ROBINSON. Il la croit véritable et n'y voit rien d'étrange. DARMANT. Elle est bonne effet ; c'est de l'argent comptant. ROBINSON. Pour en toucher la somme, il m'envoie à l'instant. DARMANT. Vas donc chez mon banquier ; mais que chacun ignore... ROBINSON. Ne craignez rien, j'ai fait passer encore L'effet sous le nom de Sudmer, Négociant de Londres et l'on ami très cher : Mon Maître convaincu qu'il lui doit ce service, Hâtera le moment de lui donner Clarice. DARMANT. Clarice à Sudmer ? ROBINSON.         Oui. Monsieur tout à la fois, Au lieu d'une personne, en obligera trois, Et Clarice sur-tout qui deviendra la femme... DARMANT. C'en est assez, va-t'en. À part.         Quel coup fatal ! ## SCÈNE III. La Marquise, Darmant. LA MARQUISE. Comment ! Vous travailliez au bonheur d'un rival ? Mais rien n'est si plaisant. DARMANT.         Raffermissez mon âme ; Je crains de me trahir, et je dois résister. Je suis impétueux, je me laisse emporter ; Et vous sentez trop bien qu'il faut cacher ma flamme. LA MARQUISE. Qu'elle éclate plutôt, livrés-vous à l'espoir. Quel est donc ce Sudmer, pour entrer en balance Avec les agréments que vous pouvez avoir ? Vous méritez la préférence ; Le don de plaire est votre lot, L'excès de modestie est défaut à votre âge ; Soyez plus confiant, plus Français en un mot : Faites sentir un peu votre avantage. DARMANT. Qui s'éleve est un fat. LA MARQUISE.         Qui s'abaisse est un sot. Cette délicatesse à la fin peut vous nuire, Et vous avez besoin de vous laisser conduire. Feu mon mari, le Marquis Floricourt, Qui passait pour un agréable, Me consultait pour être aimable : Je l'ai rendu l'homme du jour : Ainsi par mes conseils— DARMANT.         Souffrez que je m'en passe. Tout ce que je demande est un profond secret. LA MARQUISE. Eh ! bien, on le taira, Monsieur l'amant discret ; Je vous livre à vous même. DARMANT.         Oui, faites-m'en la grâce. Tout espoir m'est ravi. LA MARQUISE.         Clarice vient à nous. ## SCÈNE IV. Darmant, La Marquise, Clarice. CLARICE. Madame, j'ai recours à vous. Mon père s'abandonne à la mélancolie. Tout lui déplaît, l'inquiète, l'ennuie. Hélas ! rendez son sort plus doux. LA MARQUISE. Qui ? Moi ? Très volontiers. DARMANT.         Ô Ciel ! Que faut-il faire ? Parlez. CLARICE.         Je n'en sais rien ; mais cependant j'espère. Tantôt plongé dans un chagrin mortel, Il vous entend de la salle voisine, [4] Jouer au clavecin un concerto d'Haendel, Et je vois éclaircir l'humeur qui le domine : Il écoute, il admire, et vos savants accords Sont comme autant de traits de flamme. Notre Musique anglaise excite ses transports : Pour la première fois, je vois ici, Madame, Le plaisir dans ses yeux et le jour dans son âme. DARMANT. Ma sour, courez au clavecin. LA MARQUISE. Monsieur Darmant, il n'est pas nécessaire : Suivez votre projet ; pour moi, j'ai mon dessein. Adieu. Qu'il est nigaud ! Mais c'est pourtant mon frère. ## SCÈNE V. Clarice, Darmant. DARMANT. Restez, belle Clarice ; ah ! Que vous m'êtes chère ! CLARICE, AVEC FIERTÉ. Moi Monsieur ? DARMANT.         Oui, vous, par l'attachement Que vous montrez pour un si digne père. Je l'estime, je le révère. CLARICE. Il le mérite. DARMANT.         Assurément ; Mais toujours à mes vœux le verrai-je contraire ? CLARICE. Vos vœux ? je ne vois pas que ce soit son affaire. DARMANT, AVEC ARDEUR. Ah ! L'amour... CLARICE, FIÈREMENT.     Quoi, Monsieur ? DARMANT, SE MODÉRANT.         L'amour-propre blessé Devrait gémir dans mon cour offensé, Des efforts impuissants que j'ai faits pour lui plaire. CLARICE. Votre dépit s'exprime vivement. DARMANT, À PART. Je ne m'observe pas. CLARICE.         Est-il quelque mystère ? DARMANT. Quelque mystère ? Nullement ; Mais je sais que Mylord me hait et me déteste. Vous partagez ce cruel sentiment ? CLARICE. La haine ! ah ! c'est, je crois, le plus cruel tourment ; Et mon cour n'est point fait pour cet état funeste. À part. Je devrais fuir l'amour également. Monsieur, croyez-vous que j'approuve Ces injustes préventions Qui divisent nos nations ? J'honore la vertu partout où je la trouve. DARMANT, VIVEMENT. Oui, la vertu ; vous l'inspirez ; Et votre père aussi : c'est vous qui la parez ; Vous la représentez affable et circonspecte ; Elle a pris tous vos traits afin qu'on la respecte, J'ai, pour servir l'État, recherché de l'emploi ; Avec ardeur j'ai désiré la guerre ; Vos malheurs l'ont rendue un vrai fléau pour moi ; Et c'est depuis que je vous vois, Que la paix me paraît le bonheur de la Terre. CLARICE. Je n'ai garde d'ajouter foi À des paroles si flatteuses, C'est votre style à tous. Votre première loi Est de nous prodiguer des louanges trompeuses. L'art dangereux de la séduction Est le trait principal qui vous caractérise ; Cet art que chez nous on méprise, Fait partie, en ces lieux, de l'éducation : Et cette fausseté que l'agrément déguise... DARMANT. Justement ; du Mylord voilà les préjuges ; Vous n'imaginez pas combien vous m'affligez. Votre air de dédain m'humilie Plus que l'excès d'un vrai courroux. CLARICE. En critiquant votre patrie, Je voudrais que le trait ne portât point sur vous. DARMANT. Quoi ! vous m'excepteriez ? CLARICE.         Non vraiment, je n'ai garde ; Je voudrais seulement pouvoir vous excepter. DARMANT. Mais, de ma bonne foi, qui vous ferait douter ? Peut-on n'être pas vrai, lorsque l'on vous regarde ? CLARICE. Ah ! vous reprenez le jargon ! De ce moment je vous laisse. DARMANT.         Non, non Encore un seul instant demeurez, je vous prie. CLARICE. J'y consens ; mais surtout aucune flatterie. DARMANT, TRÈS-MODÉRÉMENT. Eh ! bien, Clarice, je promets Que je ne vous dirai jamais Ces vérités qui vous déplaisent. Avec une froideur contrainte. Il faut, à votre égard, que les désirs se taisent. Vous leur imposez trop, et mon dessein n'est point. CLARICE, D’UN AIR PIQUÉ. Ah ! Monsieur, je vous rends justice sur ce point. DARMANT. Vous avez bien raison, oui ; mais daignez m'entendre : L'estime peut unir des esprits opposés. CLARICE. Oui ; mais quand deux pays sont aussi divisés, Il ne faut pas de sentiment plus tendre. DARMANT, AVEC MODÉRATION ; MAIS CETTE MODÉRATION SE PERDANT PAR DEGRÉS, MÈNE À LA PLUS GRANDE VIVACITE POUR FINIR LA TIRADE. Aussi n'en ai-je pas. Je dirai cependant Que le cour n'admet point un pays différent. C'est la diversité des mœurs, des caractères, Qui fit imaginer chaque gouvernement ; Les lois sont des freins salutaires Qu'il faut varier prudemment, Suivant chaque climat, chaque tempérament. Ce sont des règles nécessaires, Pour que l'on puisse adopter librement Des vertus même involontaires ; Mais ce qui tient au sentiment, N'a dans tous les pays qu'une loi, qu'un langage. Tous les hommes également S'accordent pour en faire usage. Français, Anglais, Espagnol, Allemand Vont au devant du noud que le cour leur dénote : Ils sont tous confondus par ce lien charmant, Et quand on est sensible, on est compatriote. Malheur à ceux qui pensent autrement. Une âme sèche, une âme dure Devrait rentrer dans le néant ; C'est aller contre l'ordre. Un être indifférent Est une erreur de la Nature. CLARICE, AVEC VIVACITÉ. Il est bien vrai Monsieur... DARMANT, PLUS VIVEMENT ENCORE.     Ah ! Clarice ! CLARICE, TRÈS FROIDEMENT.         Il suffit. Que voulez-vous prouver ? Que voulez-vous entendre ? DARMANT. Moi ! j'ai trop de respect, je n'ai rien à prétendre. CLARICE, À PART. Me serais-je trahie ? DARMANT, À PART.         Ô ciel ! J'en ai trop dit. CLARICE. Mais je crois que j'entends mon père. DARMANT.         Ma présence Pourrait l'importuner, et je dois l'éviter. Je craindrais d'impatienter Un sage, dont je veux gagner la confiance. ## SCÈNE VI. Clarice, Le Mylord. LE MYLORD. On n'y saurait tenir : quel peuple ! Quel pays ! CLARICE. Qu'avez-vous donc encor, mon père ? LE MYLORD. Je me sens transporté d'une juste colère ; Je ne vois que des jeux, je n'entends que des ris. Chanteurs importuns ! Doubles traîtres ! Avec leurs violons, leurs tambourins maudits, Incessamment, exprès, passer sous mes fenêtres, Pour me troubler dans mes ennuis. Tous les jours des sauts, des gambades, Et tous les soirs des sérénades. Quand pourrai-je sortir du chaos où je suis ? CLARICE. Les François sont gais par usage : De votre sombre humeur écartez le nuage. LE MYLORD. Tandis que la discorde en cent climats divers, De tant d'infortunés écrase les asiles, Le François chante ; on ne voit dans ses villes. Que festins, jeux, bals et concerts. Quel Dieu le fait jouir de ces destins tranquilles ? Dans le sein de la guerre, il goûte le repos ; Sans peines, sans besoins et libre sous un Maître, Le Français est heureux, et l'Anglais cherche à l'être. CLARICE. Vous pouvez l'être aussi. LE MYLORD.         Ma fille, laissez-moi, J'ai besoin d'être seul. CLARICE.         Toujours seul ! Et pourquoi... Le Mylord fait un signe de la main, et Clarice se retire. ## SCÈNE VII. LE MYLORD, SEUL. Je me vois retenu chez un peuple frivole, Qu'on ne peut définir. Plein d'amour pour son Roi, Tout entier à l'honneur sa principale loi, Fidèle à ses devoirs ; au plaisir son idole, Des moments les plus chers il consacre l'emploi. Il s'assied, et après un moment de silence, il jette les yeux sur une pendule. Tout ne présente ici qu'un luxe ridicule. Quoi ! l'art a décoré jusqu'à cette pendule ! On couronne de fleurs l'interprète du temps, Qui divise nos jours, et marque nos instants ! Tandis que tristement ce globe qui balance, Me fait compter les pas de la mort qui s'avance : Le François entraîné par de légers désirs, Ne voit sur ce cadran qu'un cercle de plaisirs. Ô ciel ! est il tourment plus rude ? Un Valet du Mylord entre avec des sacs. Qui vient encore ici troubler ma solitude ? Quoi ! Toujours ! Ah ! C'est de l'argent, Je le reçois dans un besoin urgent ; Des secours étrangers il m'épargne la honte. Tu ne t'es pas trompé ? Sans doute, j'ai mon compte ? LE VALET. Oui, Mylord. LE MYLORD.         Relisons la Lettre de Sudmer. Ô généreux Anglais, que tu me deviens cher ! Il lit. [5] « Mylord, vous devez avoir besoin d'argent dans la situation ou vous êtes ; je vous envoie une lettre de change de deux mille guinées. Je compte trop sur votre amitié pour ne pas être sûr que vous n'offenserez pas la mienne par un refus. Mon bras est assez bien remis, je n'ai pas encore la liberté d'écrire moi-même ; ne me faites point de réponse, je m'embarque pour la Caroline, nous nous verrons à mon retour. » Après voir lu, il dit. Les bienfaits de Darmant pour moi sont une offense ; Mais de ceux d'un ami l'on ne doit pas rougir. Que mon sort est heureux ! d'ici je vais sortir : Oh ! j'y mourrais d'impatience. Porte ces sacs dans mon appartement ; Et dis à Robinson d'aller en diligence Chercher un autre logement, Pour vivre seuls dans l'ombre et le silence. ## SCÈNE VIII. Mylord, Robinson, La Marquise. LA MARQUISE. C'est penser merveilleusement. Vous voulez nous quitter : j'en décide autrement. Vous paraissez surpris, Monsieur ? LE MYLORD, FROIDEMENT.         J'ai lieu de l'être. LA MARQUISE. Vous êtes un singulier être. Quoi ! depuis un mois environ Que vous logez dans la maison... LE MYLORD. C'est à mon grand regret. LA MARQUISE.         On ne peut vous connaître ! Quatre ou cinq fois, je vous ai vu paraître : Quatre ou cinq fois, vous avez dit deux mots Encor placés mal à propos. LE MYLORD.         J'en ai trop dit, Madame, et votre caractère S'accorde mal, sans doute, avec le mien. Je craindrais d'ennuyer. LA MARQUISE.         Il se pourrait très bien ; Mais pour se rapprocher, se convenir, se plaire, Fort souvent il ne faut qu'un rien. Vous avez ce qu'il faut pour être un homme aimable, Et vous vous efforcez pour être insoutenable ! Oh ! Je vous entreprends... mais écoutez-moi donc, Demeurez. Je le veux. LE MYLORD.         Madame prend un ton... LA MARQUISE. Qui me convient, je suis femme et française. LE MYLORD, REGARDANT LA MARQUISE AVEC UN AIR D’INTÉRÊT. Tant pis. LA MARQUISE.         Tant mieux. Causons, Mylord, ne vous déplaise. LE MYLORD. Je parle peu. LA MARQUISE.         Je parlerai pour vous, Et vous me répondrez, si vous pouvez. Retenant le Mylord qui veut s'en aller.         Tout doux. LE MYLORD. Je réponds mal. LA MARQUISE.         Eh ! bien, tout a votre aise ; On ne se gêne point chez nous. En qualité d'homme qui pense, Je ne crois pourtant pas que Monsieur se dispense D'éclairer ma raison, mon cour et mon esprit : Vous êtes Philosophe, à ce que l'on m'a dit : Communiquez un peu vôtre science. LE MYLORD. Je pense pour moi seul. LA MARQUISE.         Ah ! Quelle inconséquence ! En vain le Sage réfléchit, Si la Société n'en tire aucun profit ; On doit la cultiver pour elle, pour soi-même. Eh ! Laissez-là vos songes creux ; La meilleure morale est de se rendre heureux. On ne peut l'être seul avec votre système. Mon instinct me le dit, et mon cour encor mieux. La chaîne des besoins rapproche tous les hommes. Le lien du plaisir les unit encor plus. Ces nouds si doux pour vous sont-ils rompus ? Pour être heureux, soyez ce que nous sommes. LE MYLORD. Ô ciel ! À des travers on me verrait soumis ! Madame, excusez-moi ; mais vous m'avez permis. LA MARQUISE. Eh ! Oui, de tout mon cour j'excuse ; Ne nous ménagez pas, Monsieur, cela m'amuse. LE MYLORD. J'en suis charmé, Madame, et selon votre avis Je dois me réformer, devenir sociable, Renoncer au bon sens pour être un agréable. LA MARQUISE. Mais on gagne toujours à le rendre amusant. LE MYLORD. Suis-je fait pour être plaisant ? Connaissez mieux l'Anglais, Madame ; son génie Le porte à de plus grands objets. Politique profond, occupé de projets, Il prétend à l'honneur d'éclairer sa patrie. Le moindre citoyen, attentif à les droits, Voit les papiers publics, et régit l'Angleterre ; Du Parlement compte les voix, Juge de l'équité des Lois, Prononce librement sur la paix ou la guerre, Pese les intérêts des Rois, Et, du fond d'un café, leur mesure la terre. LA MARQUISE. Vous êtes en cela plus plaisant mille fois : Trop au-dessus de nous sont ces graves emplois. Libres de tout soin inutile, Nos heureux Citoyens respirent le repos : La surface des mers voit agiter les flots ; Mais la profonde arène est constante et tranquille. Jouissez comme nous. LE MYLORD.         Mais d'un si doux loisir Quel est le fruit ? LA MARQUISE.     Le plaisir. LE MYLORD.         Le plaisir ! J'entends, et si je veux vous plaire, Il faut, comme j'ai dit, changer de caractère, Jouer le rôle fatiguant [6] D'un joli petit-maître, et d'un fat élégant. Ah ! Lorsque de penser on a pris l'habitude... LA MARQUISE. On est sot avec art, maussade avec étude. LE MYLORD. Il faut avoir l'esprit bien faux, Pour se prêter à cette extravagance. LA MARQUISE. Je m'y prête bien, moi. LE MYLORD.         La bonne conséquence. LA MARQUISE. Si vous vous arrêtez à ces légers défauts, Vous n'êtes pas au bout. La liste en est très ample. Nous avons mille originaux. Je pourrais vous citer... Moi, Monsieur, par exemple... LE MYLORD. Je ne m'attendais pas à cette bonne foi. LA MARQUISE. Je parais ridicule à vos yeux, je le vois ; Mais tout considéré, quel est le ridicule ? Sous des traits différents dans le monde il circule ; Mais, au fond, quel est-il ? Une convention, Un fantôme idéal, une prévention ; Il n'exista jamais aux yeux d'un homme sage ; Se variant au gré de chaque nation, Le ridicule appartient à l'usage : L'usage est pour les mœurs, les habits, le langage ; Mais je ne vois point les rapports Qu'il peut avoir avec notre âme. L'homme est homme partout : si la vertu l'enflamme, C'est mon héros, je laisse les dehors. Quoi ! Toujours notre esprit fantasque Ne jugera jamais l'homme que sur le masque ? Nous avons des défauts, chaque peuple a les siens. Pourquoi s'attacher à des riens ? Eh ! Oui, des riens, des misères, vous dis-je, Qui ne méritent pas d'exciter votre humeur ; C'est d'un vice réel qu'il faut qu'on se corrige, Les écarts de l'esprit ne sont pas ceux du cour. LE MYLORD. Comment ! Vous êtes philosophe ! LA MARQUISE, GAIEMENT. Moi ! Je ne connais point les gens de cette étoffe Ni ne veux les connaître, ils sont trop ennuyeux ; Je cherche à m'amuser, cela me convient mieux. LE MYLORD, AVEC UN FEU D’HUMEUR. Toujours l'amusement ! LA MARQUISE. [7]         Oui, Mylord hypocondre, Je pourrais censurer les usages de Londres, Comme vous attaquez nos goûts ; Mais je ris simplement et de vous et de nous. Que les Anglais soient tristes, misanthropes ? Toujours avec nous contrastés, Cela ne me fait rien ; leurs sombres enveloppes N'offusquent point d'ailleurs leurs bonnes qualités. Ils sont francs, généreux, braves ; je les estime. LE MYLORD, AVEC CHALEUR. Quoi ! Vous estimez les Anglais ? LA MARQUISE. Assurément ! ils ont une âme magnanime, De l'honneur, des vertus, et je sais d'eux des traits... LE MYLORD. Vous me charmez. LA MARQUISE, À PART.         Bon, son humeur s'apaise. LE MYLORD. Comment donc, vous pensez ? LA MARQUISE.         Qui ? Moi ? Je n'en sais rien. LE MYLORD. Ah ! Vous me séduiriez si vous étiez Anglaise. Je goûte dans votre entretien... LA MARQUISE. Je ne veux point penser, Monsieur, c'est un ouvrage. Ce que je dis, part de l'esprit, du cour, De l'âme, dans l'instant, en vous laissant l'honneur D'une prétention qui ne convient qu'au Sage. LE MYLORD, PRENANT LA MAIN DE LA MARQUISE. Vous en avez, Madame, un plus grand avantage. LA MARQUISE. Que faites-vous ? À part.         Il est déconcerté. LE MYLORD, À PART. Je demeure interdit ; je crois, en vérité, Que mon cour malgré moi... LA MARQUISE, À PART.         Cet essai m'encourage. Haut. Mais je m'arrête ici, je pense qu'il est tard. LE MYLORD, L’ARRÊTANT. Non, Madame. LA MARQUISE.         Excusez, on m'attend autre part, Pour arranger un ballet agréable ; C'est pour ce soir qu'on doit le préparer. Vous seriez un homme adorable, Si vous vouliez y figurer. LE MYLORD. Vous vous moquez, je pense, ou c'est mal me connaître. LA MARQUISE. Pourqui me refuser quand vous pouvez en être ? Cessez de chercher des raisons Pour nourrir chaque jour votre mélancolie. Vous pensez, et nous jouissons. Laissez-la, croyez-moi, votre philosophie. [8] Elle donne le spleen, elle endurcit les cours : Nôtre gaieté, que vous nommez folie, Nuance notre esprit de riantes couleurs, Par un charme qui le varie : Elle orne la raison, elle adoucit les mœurs ; C'est un printemps qui fait naître les fleurs Sur les épines de la vie. LE MYLORD, À PART. Je risque trop à l'écouter, Je ferai mieux de l'éviter, On entend le son des tambourins. Qu'entends-je encor ! quel affreux tintamarre ! ## SCÈNE IX. Le Mylord, La Marquise, Un Bordelais. LE BORDELAIS. Marquise, eh donc ! Nous allons répéter ? LE MYLORD, À PART. Où fuir ? LA MARQUISE.         N'allez pas nous quitter. LE MYLORD. Vous me ferez mourir. LA MARQUISE.         Vous êtes bien bizarre. LE BORDELAIS. Le Mylord est des nôtres. LA MARQUISE.         Oui. Vraiment, je compte bien sur lui. LE MYLORD. Épargnez-moi, je vous supplie. LE BORDELAIS. Monsé danse lé munuet ? LE MYLORD. Eh ! Je n'ai dansé de ma vie. LE BORDELAIS. En deux ou trois leçons nous vous rendrons parfait. LE MYLORD. Morbleu ! LA MARQUISE.         Dissimulez votre misanthropie. Bas au Mylord. Vous vous déshonorez. Au Bordelais.         Allez, je vous rejoins. ## SCÈNE X. Le Mylord, La Marquise. LA MARQUISE. Rendez-vous digne de mes soins. Une heure ou deux je veux bien faire trève ; Après cela, je vous enlève. Point de refus, ou bien vous me déplairiez fort ; Je vous en avertis. Adieu mon cher Mylord. Si nous extravaguons, le plaisir nous excuse : Bien fou qui s'en afflige, heureux qui s'en amuse. ## SCÈNE XI. LE MYLORD, SEUL. M'en voilà quitte par bonheur. Mais je ne devais pas lui marquer tant d'aigreur ; Car malgré son inconséquence, Je m'aperçois, qu'elle a bon cour, Et sans qu'elle y songe, elle pense. Oui, je la jugeais mal, et je sens mon erreur. Allons, allons, Mylord, il faut que tu t'apaises ; Fais effort sur toi-même, et pardonne aux Françaises. On peut s'y faire... Ah ! j'aperçois Darmant, Et sa présence est un tourment. ## SCÈNE X.I. Le Mylord, Darmant. DARMANT. Mylord, je vous annonce une heureuse nouvelle. C'est votre intérêt seul. LE MYLORD.         Abrégeons. Quelle est-elle ? DARMANT. Nous allons renvoyer des prisonniers Anglais Pour pareil nombre de Français ; Je vous ai fait, Mylord, comprendre dans l'échange ; J'ai tant sollicité. LE MYLORD.         Vous en ai je prié ? DARMANT. Je cherche à vous servir. LE MYLORD, À PART.         Cet homme est bien étrange ! DARMANT. Quoi ! Mon empressement... LE MYLORD.         M'a trop humilié : Je ne veux rien devoir qu'à ma Nation même. M'obliger malgré moi ! DARMANT.         Quoi ! Toujours dans l'extrême. Vous ne prêtez à tout que de sombres couleurs ! LE MYLORD. J'ai fait des dépêches pour Londres : Si la fortune à mes vœux peut répondre, Je trouverai sans vous la fin de mes malheurs ; Je reste en attendant. DARMANT, À PART.         Me voilà plus tranquille. Avec regret je l'aurois vû partir. Haut. Ma maison est à vous. LE MYLORD, AVEC UN SOUPIR ÉTOUFFÉ.         Non, non ; j'en dois sortir. DARMANT. Pourquoi chercher un autre asile ? Qui pourrait ici vous troubler ? A-t-on manqué d'égards ?... LE MYLORD.         C'est trop m'en accabler. DARMANT. Vous ne me rendez pas justice. À part. Aurait-il soupçonné mon amour pour Clarice ? Haut. Quelque nouveau sujet excite votre aigreur ? Ah ! Je sais ce que c'est ; vous avez vu ma sour, Ses airs évaporés et sa tête légère... LE MYLORD, À PART. Veut-il interroger mon cour ? DARMANT. Oui, je conçois qu'elle a pu vous déplaire. LE MYLORD. À quoi bon votre sour ? Je l'excuse aisément ; Elle est d'un sexe. DARMANT.         Oui, mais son caractère... LE MYLORD. M'en suis-je plaint ? DARMANT.         Non ; poliment... LE MYLORD. Je ne suis point poli. DARMANT.         Sachez que son système Est de vous consoler, de vous rendre à vous-même. Si je ne l'arrêtais, Monsieur, journellement Vous seriez obsédé. LE MYLORD.         Monsieur, laissez-la faire. DARMANT. Non, je lui vais défendre expressément De vous revoir. LE MYLORD, À PART.         Ah ! Quel acharnement ! DARMANT. Je cours pour l'avertir. LE MYLORD.         Il n'est pas nécessaire. DARMANT. Mais je dois réprimer, l'indiscrète chaleur... LE MYLORD. Je sais ce que j'en pense, il suffit ; serviteur. DARMANT. Je n'ai qu'un mot, après quoi je vous laisse. J'aurais été jaloux d'avoir votre amitié : Mais je n'espère plus que votre haine cesse : Du moins un peu d'estime, et je suis trop payé. LE MYLORD. Eh ! Malgré moi, Monsieur, vous avez mon estime. Je suis votre ennemi, mais sans vous mépriser. Je ne suis point injuste, et ne puis refuser Ce qui me parait légitime. Mais pour mon amitié ne l'esperez jamais. Dans ces temps de discorde, entre Anglais et Français, Toute liaison est un crime : De sa patrie on doit prendre l'esprit ; Qui s'en écarte, la trahit. DARMANT. Imitez donc votre patrie ; Et des préventions dont votre âme est nourrie, Connaissez enfin les erreurs. Nous allons voir cesser les fléaux de la guerre. La paix doit réunir la France et l'Angleterre, Et nous allons bientôt jouir de ses douceurs. LE MYLORD. La paix ! La paix ! Quelle chimère ! On ne peut jamais l'espérer. Des intérêts puissants doivent nous séparer. ## SCÈNE XIII. Le Mylord, Un Valet. UN VALET. Mylord, un Anglais vous demande. LE MYLORD. Un Anglais ! Un Anglais ! Qu'il entre, et promptement. ## SCÈNE X.V. Le Mylord, Darmant, Sudmer. SUDMER, GAIEMENT ET AVEC VIVACITÉ. Vive, vive, Mylord ! Ah ! Quel heureux moment ! Je vous retrouve et ma joie est si grande.... LE MYLORD. C'est vous, mon cher Sudmer ! SUDMER.         C'est moi, certainement. DARMANT, AVEC ÉTONNEMENT. Sudmer ! Ah ! Quel événement ! SUDMER, CONSIDÉRANT DARMANT. Mais c'est vous-même aussi, je pense. C'est vous, voilà vos traits ; je rends grâce au hasard. Cher Mylord, attendez. LE MYLORD.         D'où vient donc cet écart ? SUDMER. Le premier des devoirs est la reconnaissance. À Darmant. Le sort en cet instant a rempli mon espoir. DARMANT. Monsieur, je n'ai jamais eu l'honneur de vous voir. SUDMER. Je suis assez heureux, moi, pour vous reconnaître. DARMANT. Mais je n'ai point d'idée... SUDMER.     Aucune ? DARMANT.         Point du tout. SUDMER. Je ne me trompe point ; et j'y crois encore être. LE MYLORD, À PART. Cet accueil n'est pas de mon goût. Darmant veut se retirer. SUDMER. Ne vous en allez pas. DARMANT.         Mais je dois par prudence... SUDMER. Vous n'êtes pas de trop, cédez à mon instance, Et songez que mes sentiments... Au Mylord, en lui montrant Darmant. C'est un homme des plus charmants, C'est un homme d'espèce unique. LE MYLORD. Charmant ! Charmant ! Parbleu, pour des êtres pensants, Voilà, sans doute, un beau panégyrique ! SUDMER. Qu'entendez-vous ? LE MYLORD.         Cela s'entend sans qu'on l'explique. Un homme n'est jamais charmant en bonne part, Et lorsqu'à la raison on veut avoir égard... SUDMER. Je ne vois point à quoi cela s'applique. À Darmant. Remettez-vous aussi mes traits ; Rappelez-vous que je vous dois la vie. Vous changeâtes pour moi la fortune ennemie. Montrant son cour. Voilà le livre où sont écrits tous les bienfaits. Vous êtes mon ami, du moins je suis le vôtre ; C'est par vos procédés que vous m'avez lié. Je m'en souviens, vous l'avez oublié : Nous faisons notre charge en cela l'un et l'autre. DARMANT. Mais vous vous méprenez, Monsieur. SUDMER. Moi, point de tout ; moi, jamais me méprendre Quand la reconnoissance en moi se fait entendre Et m'offre mon libérateur. Le sentiment me donne des lumières Pour reconnaître un bienfaiteur, Les yeux ne sont point nécessaires : Je suis toujours averti par mon cour. DARMANT. Ah ! Je vois à peu près ce que vous voulez dire. LE MYLORD. Moi, je ne le vois pas. SUDMER.         Je vais vous en instruire. Nous devons publier les belles actions ; Je montais un vaisseau de trente-huit canons, Je fus, prés d'une côte, accueilli d'un orage, Terrible, violent beaucoup : J'étais prêt à faire naufrage, Et les Français avaient de quoi faire un beau coup. Aussi, Monsieur, en homme sage, Lorsque les vents furent calmés, En tira-t-il un très grand avantage ; Et nous voyant démâtés désarmés, « Je pourrais, me dit-il, prendre votre équipage ; Mais, pour en profiter, je suis trop généreux ; On n'est plus ennemi lorsqu'on est malheureux. » Bref, il me soulagea, m'obligea de sa bourse, Me rendit mes effets avec la liberté : Les bienfaits, de son cour, coulaient comme une source. Peut-on trop admirer sa générosité ? LE MYLORD, AVEC HUMEUR. Tout bienfait, avec lui, porte sa récompense ; On agit pour soi-même en agissant ainsi. Bas à Sudmer. Je suis forcé de l'admirer aussi : Mais sans tirer à conséquence. DARMANT. Jugez la Nation avec plus d'équité. [9] Comme Français, mon premier apanage Consiste dans l'humanité. Mes ennemis sont-ils dans la prospérité : Je les combats avec courage. Tombent-ils dans l'adversité : Ils sont hommes, je les soulage. SUDMER. Eh ! c'est ainsi qu'on pense avec un cour loyal. Je ne décide point entre Rome et Carthage : Soyons humains ; voilà le principal. LE MYLORD. Vous n'êtes pas Anglais. SUDMER.         Je suis plus ; je suis homme. Qu'avez-vous contre lui ? Cette froideur m'assomme : Esclave né d'un goût national, Vous êtes toujours partial. N'admettez plus des maximes contraires ; Et, comme moi, voyez d'un œil égal Tous les hommes qui sont vos frères. J'ai détesté toujours un préjugé fatal. Quoi ! Parce qu'on habite un autre coin de terre, Il faut se déchirer, et se faire la guerre ! Tendons tous au bien général. Crois-moi, Mylord, j'ai parcouru le Monde. Je ne connais sur la machine ronde Rien que deux peuples différents ; Savoir, les hommes bons et les hommes méchants. Je trouve partout ma patrie Où je trouve d'honnêtes gens ; En Cochinchine, en Barbarie, Chez les sauvages même : allons, soyons unis ; Embrassons-nous comme trois bons amis. À Darmant. Vous serez de ma noce, au moins ? DARMANT.     Quoi ? SUDMER.         Je l'exige. Je vais me marier avec un vrai prodige, Fille aimable, dit-on, et qui me plaira fort : Je m'apprête à l'aimer. Quoi ! cela vous afflige ? DARMANT. Moi, je partage votre sort. SUDMER. Point de partage, je vous prie, Surtout si la fille est jolie. DARMANT. Je respecte les nouds dont vous serez unis. DARMANT. Ma fille, de ce mariage, Sans doute, sentira le prix ; Je vais, sans tarder d'avantage, La préparer, en des instants si doux, Sur l'honneur qu'elle aura de s'unir avec vous. ## SCÈNE VI.I. Sudmer, Darmant. SUDMER. Vous connaissez l'objet qu'on me destine ? Hein ? Mais, mon cher Français, qu'est-ce qui vous chagrine ? Morbleu ! Seriez vous mon rival ? Comment ? Cela m'est bien égal ; Mais je veux savoir tout à l'heure... DARMANT. Monsieur, sur ce sujet ne m'interrogez point. SUDMER. Ma future chez vous demeure, Et je veux m'éclaircir d'un point. DARMANT. Monsieur, quoi qu'il en soit, vous n'ayez rien à craindre. Clarice est adorable, et je pourrais l'aimer, Sans que vous eussiez à vous plaindre. À part. Tâchons encor de me calmer. SUDMER. Cependant je remarque un trouble. Hein ? Parlez, hein ? Son embarras redouble. DARMANT. C'en est assez. Adieu, Monsieur. Jouissez de votre bonheur, Et de mes sentiments n'ayez aucun ombrage. On peut aimer Clarice, on peut s'en faire honneur : Je ne vous dis rien davantage. ## SCÈNE XVI. SUDMER, SEUL. C'est parler fièrement ; je prétends découvrir. J'ai des soupçons qu'il faut que j'éclaircisse. Ah ! J'aperçois Mylord, et sans doute Clarice. Examinons un peu comme je dois agir. On ne m'a point trompé : je la trouve fort belle, Belle certainement ! ## SCÈNE XVII. Le Mylord, Clarice, Sudmer. SUDMER.         Bonjour, Mademoiselle. Je suis Sudmer pour vous servir, Et je viens remplir votre attente ; Oui, oui, ma belle enfant, je vous épouserai ; Je dis plus, je sens bien que je vous aimerai : Au Mylord. Autrement j'aurais tort. Je la trouve charmante. CLARICE. Monsieur. SUDMER.         Reste à savoir si je vous conviendrai. M'aimerez-vous aussi ? CLARICE.         Mais, Monsieur, je l'espère. Les volontés du Mylord sont des lois. La générosité de votre caractère, Vos nobles procédés font honneur à son choix ; Et les vertus, sur mon cour, ont des droits Préférables à l'amour même. Lorsque de la raison on écoute la voix, On estime du moins en attendant qu'on aime. SUDMER. Oh ! je suis votre serviteur. En attendant ! C'est bon pour qui pourrait attendre. Mylord, je suis pressé ; vous avez un vieux gendre Qui n'a pas un instant à perdre, par malheur. Je ne crois pas que l'amour, à mon âge, Parle beaucoup en ma faveur ; C'est un arrangement que notre mariage. Notre intérêt commun en aura tout l'honneur : Cela ne suffit pas ; je crois qu'elle est fort sage : Mais il se peut qu'un autre objet l'engage. CLARICE. En tous cas, je saurais commander à mon cour. SUDMER. Bon ! Voilà le même langage Que vient de me tenir Darmant. LE MYLORD. Darmant ! SUDMER.         Elle rougit, et je vois clairement. N'est-il pas vrai, chere future ? Il se pourrait par aventure. Hein ? LE MYLORD.         Sudmer, de pareils soupçons. SUDMER. Pour demander cela, Mylord, j'ai mes raisons. LE MYLORD. Mais Darmant est Français, et ma fille est Anglaise ; Elle ne peut l'aimer. SUDMER.         Conséquence mauvaise ; Les Français ont toujours l'art de se faire aimer. Je les connais pour gens fort agréables, Et qui plus est encor, fort estimables ; Il est tout naturel de s'en laisser charmer. LE MYLORD. Je sais comme ma fille pense, Je réponds de son cour : oui, la reconnaissance Qu'elle sent, comme moi, de vos rares bienfaits, Doit l'attacher à vous tendrement pour jamais. SUDMER. Que parlez-vous de bienfaits, je vous prie ? CLARICE. Si ma main doit payer ces généreux secours. SUDMER. Je ne vous entends point, et je n'ai de mes jours LE MYLORD. Vous même m'écrivez ? SUDMER.         Point de plaisanterie. LE MYLORD. Moi, plaisanter ! SUDMER.         Vous êtes fou, Mylord, C'est depuis quelques jours que je sais votre sort. LE MYLORD. Mais cependant la chose est sûre, Et votre lettre que voici ; Tenez. SUDMER.         Que veut dire ceci ? Ce n'est point là mon écriture. LE MYLORD. Je le sçais bien ; mais votre bras cassé... SUDMER. Je n'ai pas eu le bras cassé LE MYLORD.         Qu'entends-je ? SUDMER. Certainement, vous n'êtes pas sensé. LE MYLORD. Mais lisez donc, lisez. À part.         Sa tête se dérange. CLARICE. Assurément, je l'ai déjà pensé. SUDMER. Je suis dans un courroux extrême. Comment ! Quelqu'un a pris mon nom Pour faire une bonne action, Que j'aurais pu faire moi-même ? Morbleu ! C'est une trahison Dont je prétends avoir raison. Et vous avez reçu la somme ? LE MYLORD. Oui, d'un banquier. SUDMER.     Nommé ? LE MYLORD.         Monsieur Argant. SUDMER. Il loge ? LE MYLORD.     Près d'ici. SUDMER.         Je vais trouver cet homme ; J'en aurai le cour net ; je reviens à l'instant. ## SCÈNE XVIII. Le Mylord, Clarice. LE MYLORD. Tout cela me paraît étrange ! D'où peut venir cette lettre de change, Et ces autres effets que j'ai déjà reçus ? Ce n'est pas de Sudmer ! Je demeure confus. Si ce n'est pas de lui, c'est d'un compatriote, Qui veut m'obliger en secret. Tel est l'Anglais, il cache le bienfait ; Exactement j'en conserve la note, Pour m'acquitter de celui qu'on m'a fait ; Pour un homme d'honneur, c'est le plus grand regret Que de manquer à la reconnaissance, Et payer un service est une jouissance. Je ferai tant que nous serons au fait. Ah ! çà, venons à vous, ma fille : Sudmer, par les grands biens, relève ma famille ; Il vous fait un état certain ; Vous ne répugnez pas à lui donner la main ? CLARICE. Je dois vous obéir. LE MYLORD.         Vous soupirez, Clarice. CLARICE. Oui mon père, il est vrai. LE MYLORD.         Parlez sans artifice, Parlez avec sincérité. Ne dissimulez rien. CLARICE.         M'en croyez-vous capable ? Je ne sais point trahir la vérité, Et qui dissimule est coupable. Je n'ai rien dans mon cour que je doive cacher Aux yeux indulgents de mon père. Est-il quelque secret, est-il quelque mystère Que dans son sein je ne puisse épancher ? LE MYLORD. À mes desseins vous verrais-je contraire ? CLARICE. Non, je veux me soumettre a votre volonté : En Angleterre un cour n'est point esclave ; Le pouvoir paternel est chez nous limité. Mais ne soupçonnez pas que jamais je le brave. Périsse cette liberté qui des parents détruit l'autorité. Ah ! Je le sens, un père est toujours père. Sur des enfants bien nés il conserve ses droits. Quand le devoir en nous grave son caractère, Rien ne peut effacer cette empreinte si chère. En vain la liberté veut élever sa voix, Et dans nos cours exciter le murmure ; La loi nous émancipe, et jamais la Nature. LE MYLORD. Vous pensez bien ; mais, dites-moi, Où nous conduit cet étalage ? Sudmer, vous déplaît-il ? CLARICE.     Non, mon père, mais... LE MYLORD.         Quoi ? CLARICE. J'épouserai Sudmer, si c'est votre avantage. LE MYLORD. J'ai donné ma parole. CLARICE.         Il aura donc ma foi. Mais un autre a mon cour. LE MYLORD.         Expliquez ce langage ; Épouser celui-ci, pour aimer celui-la ! Vous vous formez, ma fille, et j'aperçois déjà Que de ce pays-ci vous adoptez l'usage. S'il vous plaît, rien de tout cela. Quel est le nom du personnage ? Dites-le moi. CLARICE.         J'en aurai le courage. Malgré moi mon cour s'est soumis. Les vertus d'un Français... LE MYLORD.         Un de nos ennemis ! CLARICE. Il ne l'est point ; c'est Darmant, c'est lui-même. LE MYLORD. Qu'ai-je entendu ? Ma surprise est extrême. Je vois quel est le but de ses empressements. CLARICE. Arrêtez. Vos soupçons seraient trop offensants. Rien ne m'a jusqu'ici fait connaître qu'il m'aime : L'estime, le respect sont les seuls sentiments Qu'il ait osé faire paraître. Rien aussi de ma part n'a pu faire connaître Le trouble secret de mes sens. LE MYLORD. À la bonne heure. Eh ! bien, puisque je suis le maître, Vous aimerez Sudmer, et je l'ai décidé. Songez-y bien ; j'ai commandé. ## SCÈNE XIX. Le Mylord, Sudmer, Clarice. SUDMER. Ma foi ! moi n'y puis rien comprendre J'ai vu votre banquier, votre donneur d'argent ; Il m'a reçu d'un air fort obligeant. Mais il bat la campagne, et n'a pu rien m'apprendre. Il m'a dit seulement qu'en cette maison-ci, Par un valet Anglais je serais éclairci. LE MYLORD. C'est mon valet, sans doute. SUDMER.         Il peut donc nous instruire. LE MYLORD. Robinson ! ## SCÈNE XX. Le Mylord, Sudmer, Clarice, Robinson. ROBINSON.     Mylord ! LE MYLORD.         Viens ici. Il faut tout à l'heure me dire D'où vient l'argent que tu m'as apporté : Ne cache point la vérité ; Tu sais, dit-on, tout le mystère. ROBINSON. Mylord, c'est d'un de vos amis. LE MYLORD. De Sudmer ? ROBINSON.         Oui, la chose est claire, SUDMER. De moi, Maraud, de moi ! ROBINSON, À PART.         Me voilà pris. SUDMER. [10] Je te surprends en menterie ; C'est moi qui suis Sudmer. ROBINSON.         Monsieur, j'en suis charmé. Comment vous portez-vous ? SUDMER.         Qui peut avoir tramé Une pareille fourberie ? Coquin ! J'ai donc le bras cassé ? Oh ! je te ferai voir... ROBINSON.         Doucement, je vous prie. Quoi ! Ce n'est donc pas vous dont le cour bien placé... SUDMER. Non, non, certainement. ROBINSON.         Eh ! bien, c'est donc un autre. SUDMER. Qui donc a pris mon nom ? ROBINSON.         Un nom tel que le vôtre Doit faire honneur à l'amitié. LE MYLORD. De ce complot, le traître est de moitié ! Déclare vite, ou je t'assomme. ROBINSON. Vous m'allez ruiner. LE MYLORD.     Comment ? ROBINSON.         Oui, c'est un fait. De temps en temps, je reçois quelque somme Pour m'engager à garder le secret. LE MYLORD. Ah ! Tu connais donc ? ROBINSON.         Oui, c'est un fort honnête homme, Qui veut vous obliger, et sans être connu. Vous savez bien, Mylord, que je suis ingénu. Il m'a séduit, et pour lui plaire, Robinson est fourbe et faussaire. Oui, c'est de moi que vient toute l'invention ; Mais c'était, je proteste, à bonne intention. LE MYLORD. En un mot, quel est-il ? ROBINSON.         Eh ! bien, c'est, c'est... notre hôte. LE MYLORD. Darmant ! CLARICE.     Darmant ! LE MYLORD.         L'auteur d'une telle action ! Ah ! Malheureux ! ROBINSON.         Je reconnais ma faute. LE MYLORD. Tu mérites punition. Écoute, aimerait-il ma fille ? ROBINSON. Oh ! Point du tout, Mylord ; il n'oserait. C'est générosité toute pure qui brille, Dans ce que pour vous il a fait. LE MYLORD. Vous, Clarice, êtes-vous instruite ? CLARICE. Non, je vous jure, et je suis interdite. LE MYLORD. Je ne comprens rien à cela ! En vérité, son procédé m'étonne ! SUDMER. Moi, point m'en étonner ; je le reconnais là : Et d'avoir pris mon nom, très fort je lui pardonne. LE MYLORD, À ROBINSON. Je te fais grâce ; mais ne lui parle de rien. ## SCÈNE XXI. Les Acteurs précédents, La Marquise, Darmant. LA MARQUISE. La Paix est sûre, elle est ratifiée. Je me fais un plaisir de la voir publiée. La Paix ! ce mot seul fait du bien : Elle est de l'Univers le plus tendre lien : La foule avec transport inonde chaque rue, [11] Sans être coudoyé, l'on ne peut faire un pas, Sans se connaître on se salue, On parle, on s'interrompt, on ne se répond pas ; La joie en tous lieux répandue, En animant les cours, égale les États. CLARICE. Ce spectacle est charmant, j'en serais attendrie. LA MARQUISE. Je viens vous chercher tout exprès Pour que vous et Mylord examiniez de près Le pouvoir qu'a sur nous l'amour de la Patrie. Le vrai contentement déride tous les traits : La brillante gaieté, ce fard de la Nature, Rajeunit les vieillards, leur donne un air plus frais ; D'un coloris si doux la teinte vive et pure Partout imprime ses attraits ; C'est le bonheur qui fournit la peinture, Et le plaisir de l'âme embellit les plus laids. La Marchande dans sa boutique [12] Étale ses colifichets, Répète à tout moment, la Paix, la Paix, la Paix ! De Messieurs les Anglais j'aurai donc la pratique : Et sa petite fille, avec un air comique, Dit : ah ! Maman, comment c'est-il fait, un Anglais ? On rencontre plus loin des chansonniers bien ivres, Raclant du violon et braillant des couplets, Bons, excellents, quoique mauvais, Et qui surpassent de gros Livres, Parce que le cour les a faits. En un mot, vous verrez que nous autres Français, Notre plus grand plaisir est d'adorer nos Maîtres ; C'est l'Amour qui prend soin d'éclairer nos fenêtres. Le sentiment, voilà notre première loi : Eh ! qui l'éprouve plus que moi ? Je danserai la nuit entière : Je donnerai le ton, et serai la première À bien crier, vive le Roi ! LE MYLORD. Vous m'enchantez, Madame la Marquise : De mon esprit chagrin vous changez la couleur ; Je sens que la gaieté, qui vous caractérise, Ne peut se rencontrer qu'avec un très bon cour ; Darmant, nos nations sont réconciliées : Par vos traits généreux vous m'avez corrigé ; Et l'amitié surmonte enfin le préjugé : Que par cette amitié nos maisons soient liées. DARMANT. Ah ! Mylord, je vous suis attaché pour jamais. LE MYLORD. Ces secours détournés qu'avec tant de noblesse Vous m'avez su fournir par des moyens secrets, Pour ne point faire ombrage à ma délicatesse, Je les acquitterai bientôt grâce à la Paix : Mais mon cour en paiera toujours les intérêts. DARMANT. Daignez me regarder comme de la famille. LE MYLORD. Monsieur, pour vous marquer combien vous m'êtes cher, Vous signerez le contrat de ma fille, Que, dès ces soir, je marie à Sudmer. LA MARQUISE, RIANT. À cette faveur-là mon frère est bien sensible. DARMANT, À PART. Ô Ciel ! LE MYLORD.         Darmant soupire, et la Marquise rit ! Mais cela n'est pourtant ni triste, ni risible. LA MARQUISE. Mais c'est que mon cher frère est sot, sans contredit : Je m'y connais ; tenez, admirez la statue ! DARMANT, À PART. Ma sour. SUDMER.         Mais en effet, lui paraître interdit. LA MARQUISE. [13] C'est qu'il est amoureux de votre prétendue ; Mais grave soupirant, discret, silencieux, Le respect a toujours étouffé sa parole, Et tristement comme une idole, Son amour n'a jamais parlé que par ses yeux. SUDMER. Mylord, je pourrais faire une grand sottise D'épouser votre fille ; elle est fort à ma guise ; Mais, Monsieur, pourrait bien être à la sienne aussi Un petit peu, n'est-ce pas ? Hein ? Je pense, Et je vois que, dans tout ceci, Mon rival doit, au fond, avoir la préférence. Sous mon nom il a su saisir l'occasion D'avoir pour vous, Mylord, un procédé fort bon, Si je deviens le mari de Clarice : Il est homme, peut-être, à rendre encor service : Je suis accoutumé d'être son prête-nom. LE MYLORD. Darmant, je vous prends pour mon gendre. CLARICE. Ah ! Mon père. DARMANT.         Ah ! Monsieur, en cet heureux instant, Que j'ai de grâces à vous rendre ! Je suis de l'Univers l'homme le plus content. SUDMER. Cette alliance est fort bien assortie. DARMANT. Ma sour, en même-temps, devrait Consentir à vous être unie ; Ce double hymen ne laisserait Aucun soupçon d'antipathie. LA MARQUISE. Je craindrais que Mylord ne fut triste et jaloux. LE MYLORD. La proposition, il est vrai, m'intimide ; Mais cependant, Madame, croyez-vous Qu'une Française, ayant l'esprit vif et rapide, Puisse y joindre en effet, par un accord bien doux, Un caractère allez solide Pour faire constamment le bonheur d'un époux ? LA MARQUISE. Avant que de répondre, en faisant mon éloge, Souffrez, de mon côté, que je vous interroge. Croyez-vous qu'un Anglais, qui toujours réfléchit, En prenant une femme aimable et vertueuse, Ait assez de douceur, de liant dans l'esprit Pour la rendre constante en la rendant heureuse ; Pour qu'elle s'applaudisse, enfin, d'être avec lui ? On ne peut guère avoir une femme fidèle, Qu'en attirant l'amusement chez elle. Le manque de vertu vient quelquefois d'ennui. LA MARQUISE. Marquise, courons-en les risques l'un et l'autre, Vous verrez un amant dans un époux soumis, Et quand la Paix confond ma Patrie et la vôtre, Tous mes préjugés sont détruits. SUDMER. Daignez, mon cher Darmant, en cette circonstance Me soulager du poids de la reconnaissance : Je sens que je suis vieux, je me vois de grands biens ; Je n'ai point d'héritier, soyez tous deux les miens... Point de remerciements, ce serait une offense. Si je vous sais heureux, mes amis, c'est assez : C'est vous, c'est vous qui me récompensez ; Mais j'entends retentir les cris de l'allégresse : Courons tous : le plaisir du cour S'augmente encor par le commun bonheur. LA MARQUISE. Mylord, j'en pleure de tendresse ; Le courage et l'honneur rapprochent les pays ; Et deux peuples égaux en vertus, en lumières, De leurs divisions renversent les barrières, Pour demeurer toujours amis. ## DIVERTISSEMENT. [14] On entend une Symphonie et des acclamations qui annoncent une Fête publique. Le Théâtre représente la vue du Port de Bordeaux. On voit des vaisseaux ornés de guirlandes et de banderoles. Des peuples de différentes nations exécutent une fête. Anglais, Français, Espagnols, Cantabres, Portugais, etc. caractérisés par des habits pittoresques, composent diverses danses variées à la mode de leur pays, au bruit des salves d'artillerie. On chante ; toutes les nations s'embrassent ; la fête se termine par un ballet général. ## VAUDEVILLE. TOUS. Voici le jour de l'allégresse, Le plus beau de nos jours ; Plus de soucis, plus de tristesse : Régnez, Plaisirs, Amours ; Chacun répète avec ivresse, Ce mot si cher, si plein d'attraits : La Paix, la Paix ; La Paix, la Paix. Gens à Manteau, Gens de Finance, Nous gémissons pour vous ; Nos Officiers par leur présence Vont vous éloigner tous : Le mal n'est pas si grand qu'on pense : Si vous voulez être discrets, Eh ! Paix, Paix, Paix ! La Paix, la Paix. Ne soyez plus, Sagesse austère, En guerre avec l'Amour, C'est un enfant, laissez-le faire : Passons-lui quelque tour. Est ce le temps d'être sévère, S'il lance en cachette ses traits ? Eh ! Paix, Paix, Paix ! La Paix, la Paix. Accourez tous près de vos belles, Volez, guerriers, amants, Elles vous sont toujours fidèles, Croyez en leurs serments : Consolez dons vos tourterelles, Mais sans demander leurs secrets. Eh ! Paix, Paix, Paix ! La Paix, la Paix. Laissons la fraude et l'artifice, Terminons tous procès ; Venez ici gens de Justice, Et suspendez vos frais. Pour que chacun se réjouisse ; Avocats, laissez le Palais : Eh ! Paix, Paix, Paix ! La Paix, la Paix. Pourquoi toujours s'entre-détruire, Savants et beaux esprits, Tout céderait à votre empire, Si vous étiez unis : Vous vous livrez à la satyre, N'avez-vous pas d'autres objets ? Chantez la Paix, Chantez la Paix. Un mari, pour une grisette, Néglige sa moitié : Sa femme, tant soit peu coquette, A fait une amitié. De part et d'autre l'on se prête, On n'approfondit point les faits. Eh ! Paix, Paix, Paix ! La Paix, la Paix. LE MYLORD, À LA MARQUISE. Plus entre nous d'antipathie : Vous avez trop d'attraits, Toute raison n'est que folie, Quand elle est dans l'excès. Femme d'esprit, femme jolie Ramène à des principes vrais. Allons, la Paix ! La Paix, la Paix. Faisons revivre l'harmonie Du commerce et des arts, Et que la paix toujours chérie Règne de toutes parts. Ne faites plus qu'une patrie, Espagnols, Anglais et Français. Eh ! Paix, Paix, Paix ! La Paix, la Paix. SUDMER. [15] Galants barbons qu'Amour inspire, Ne tentez point le sort ; Le vent nous manque, et le navire N'ira pas à bon port. Je sens qu'Amour voudrait me dire. Que Clarice a beaucoup d'attraits. Hein... Quoi ?... oui... mais Allons, mon cour, la paix, la paix. Jugez de cette bagatelle Seulement par le cour, Et ne nous faites point querelle, Partagez notre ardeur. Vous le sentez ; c'est notre zèle Qui peint l'amour de tout Français. Et Paix, Paix. Messieurs, la paix. ------- [1] Locke, Jean (1623-1704) : philosophe anglais. [2] Newton, Isaac (1643-1727) : savant anglais qui mit en évidence la gravitation universelle. [3] Swift, Jonathan (1667-1745) : écrivain anglais, auteur entre autre des Voyages de Gulliver en 1728. [4] Haendel, George Frédéric (1684-1754) : compositeur d'origine allemande qui rejoignit la cour du Roi George I à Londres où il se fixa et y mourut. [5] Guinée : C'est une pièce d'or qui a cours en Angleterre, et qui est un peu plus pesante que le Louis d'or, et qui vaut un écu davantage. On la nomme Guinée, à cause de l'or, dont on la fabriqua, avait été apporté de cette partie de l'Afrique qu'on appelle Guinée et pour marque de cela, il y avait au commencement sur la Guinée la figure d'un éléphant. F [6] Petits-maîtres : nom qui fut donné, durant la Fronde, aux membres d'un parti à la tête duquel se placèrent Condé, le prince de Conti et le duc de Longueville. Fig. et familièrement. Petit-maître, jeune homme qui a de la recherche dans sa parure, et un ton avantageux avec les femmes. L [7] Hypocondre : est aussi quelquefois adjectif et signifie hypocondriaque. [8] Spleen : Nom anglais donné quelquefois à une forme de l'hypochondrie, consistant en un ennui sans cause, en un dégoût de la vie. L [9] Apanage [10] Menterie : Mensonge ; allégation de quelque chose fausse que l'on veut faire passer pour vraie. F [11] Coudoyer : Heurter; choquer quelqu'un en le poussant avec le coude. F [12] Colifichet : Petit morceau de papier, de carte, de parchemin, coupé proprement avec des ciseaux, représentant diverses figures ou dessins qu'on colle ensuite sur du bois, du velours, etc. F [13] Prétendu : se dit aussi de ce qui est incertain ; qu'une partie prétend vrai, et dont l'autre ne demeure pas d'accord ; ce qui n'est ni prouvé, ni jugé. F [14] Cantabre : Peuple de l'Hispanie (Tarraconaise), vers les sources de l'Ebre, à l'Est des Astures, entre les Pyrénées asturiques et la mer : leur pays répond aux Asturies, au Guipuscoa et à la Biscaye proprement dite. B [15] Barbon : vieillard qui est revenu de tous les plaisirs de la jeunesse, qui les condamne et qui les empêche autant qu'il peut. F