Argante, Argante, ô Dieux chercherai-je toujours N’as-tu point de pitié des tours et des retours Que j’ai faits, que je fais, et me résous de faire, Dussé-je visiter l’un et l’autre Hémisphère Pour savoir quel chemin tu peux avoir tenu ? Arrête, réponds-moi, dis, qu’es-tu devenu, Argante, as-tu bien pu me fausser compagnie, La peine où tu m’as mis sera-t-elle infinie ? Puisque tu me voyais dormant à tes côtés, Me devais-tu quitter en ces lieux écartés, Afin de m’exposer tout seul aux picorées De quelques animaux recherchant leurs curées ? Peut-être auras-tu vu du lieu de notre arrêt Des voleurs vagabonds à travers la forêt, Ou des Loups, ou des Ours, dont craignant la poursuite, Tu t’es mis de sursaut en frayeur et en fuite : Mais quand cela serait, par quels cas inouïs Ces spectres avec toi se sont évanouis ? Ou peut-être as-tu fait autour quelque logette, D’où pour me regarder tu t’es mis en cachette, T’ébattant de ma plainte, et moquant de mes cris, Tournant mon deuil en joie et mes larmes en ris, Mais quel bien ressens-tu du mal qui me tourmente ? Où es-tu ? Que fais-tu ? Réponds, Argante, Argante. Cieux, mon Trophime, ô Dieu que mes yeux sont contents ! J’ai vu, j’ai reconnu.         Voilà beau passetemps. Est-ce ainsi que tu fais et que tu te promènes, Pour prendre à mes dépens tes plaisirs de mes peines. Paix, dis-je, enfin j’ai vu.         Oui da je te promets Que tu peux m’avoir vu ; mais c’est fait pour jamais. Tu m’avais donc, méchant, fait prendre ces brisées Pour me rendre en ce lieu l’objet de tes risées. Paix, dis-je, une autre fois, n’étions-nous pas venus Pour découvrir à l’oeil ces hommes inconnus Que nous suivions de loin à travers la prairie. Je sais bien tout cela : mais...         Attends je te prie, Tu sais bien, tu l’as vu, qu’enfin s’étant rendus À l’orée du bois nous les avons perdus. Je le sais, je l’ai vu, hé bien ?         Tu sais encore Que nous étions au point où le soleil s’allait clore, Nous redoublons le pas, étant tout occupés À chercher les objets qui s’étaient échappés, Et qu’arrivés au bois aussitôt par disgrâce Le manteau de la nuit enveloppa leur trace. Nous voilà bien surpris sans savoir que penser, Ne voulant reculer, ne pouvant avancer, Jusques qu’un mouvement relancé de la Lune, Fit mine de vouloir changer notre fortune : Car comme nous étions dedans ce contredit D’aller ou de venir réduits à l’interdit, Sur l’orée du Bois n’osant franchir l’entrée, Cet astre blanchissant argenta la contrée : Comme si nous étions revenus du trépas, Nous voilà derechef à redoubler nos pas, Et dans ce petit jour nous baissons le visage Pour marquer un sentier relevé de l’ombrage, Afin de l’enfiler et de suivre à l’envi Le chemin que nos gens pouvaient avoir suivi. Nous en prenons donc un, dont la terre plus nue Rendait (à notre avis) leur démarche connue. Je ne le sais que trop.         Et que peu s’en fallut Qu’au lieu de rencontrer un sentier de salut, Nous ne rencontrassions notre perte assurée À l’abord du sommet d’une Roche égarée, D’où nous survint le bruit des eaux dont la fureur Se plongeait dans le fonds d’une éternelle horreur : Et tous les environs du contour que nous fîmes, Sauf le chemin entrant, penchaient sur des abîmes. La Déesse des Nuits nous ayant fait ranger Dans cet affreux écart redoubla le danger : Car soit qu’elle voulut (charmée du mérite De son Endymion) lui rendre une visite, Ou qu’ayant découvert quelque gibier çà bas Capable de ces traits y vint à ses ébats, Ou que par le motif de sa pitié touchée Elle fût secourir quelque pauvre accouchée, Ou bien que par l’effet d’un charme furieux Le Sorcier Thessalien l’eût arraché des Cieux : Cette Déesse, enfin, à nos yeux se dérobe, Et vide tout à coup le siège de son globe. Ce fut lors, cher Trophime, il t’en souvient assez Que notre mal passé redouble son excès. Je sais bien tout cela, depuis la nuit passée Je n’en saurais avoir la mémoire effacée ; Et sais même qu’après étourdis du grand bruit Que faisaient les torrents, et surpris de la nuit Nous nous vîmes contraints auprès de l’embouchure D’une grotte à chercher le repos sur la dure : Mais tous ces contes-là ne disent pas pourquoi Au réveil du matin tu t’es moqué de moi. Tu ne dis pas aussi qu’auprès de cette grotte Je faisais de la grue et toi de la marmotte, Et que sur le matin j’ai fait tout mon effort Afin de t’éveiller mais tu dormais si fort Et prenais tel plaisir à cette belle couche, Que j’aurais aussitôt fait mouvoir une souche. Cependant de ce lieu joignant notre repos, Deux hommes sont sortis qui m’ont frayé le dos, Et coulant doucement pour ne nous faire montre, N’ont pensé qu’à pousser hors de notre rencontre : Lors comme relâchés de nos fâcheux arrêts Ils ont à bon escient secoué leurs jarrets ; C’est lors que j’ai voulu te faire violence À forcer ton sommeil et rompre ton silence, Afin de posséder le bien que nous avions De suivre au moins de l’oeil ceux que nous poursuivions Mais te faisant en vain tous mes efforts possibles Dont j’eusse fait les bois et les rochers sensibles, J’ai pensé de courir les monts et les vallons Pour pouvoir joindre enfin mes pieds à leurs talons. À présent tu me fais entendre quelque chose. Demeure (t’ai-je dit) sommeille, dors, repose, J’exercerai mes pieds à faire leur devoir Pour trouver nos perdus, et viendrai te revoir. Là j’ai bandé mes nerfs, et d’une course prompte J’ai bien jeté des pas sans en faire le compte. Vois ? Quel sommeil tenait tous mes sens étourdis, Pour n’avoir rien compris de tout ce que tu dis. Comprends donc si tu peux, et prête les oreilles, Car je vais maintenant te dire des merveilles : Mais j’entrevois quelqu’un qui prend ici son cours, Qui nous obligera de sursoir ce discours. Mettons-nous à l’écart pour voir ce qu’il veut faire : Car il n’avance pas en ce lieu sans mystère. C’est Armide.     Tout beau.         Me voilà bien surpris, Je ne craignais plus rien alors qu’on m’a tout pris Et mes pains, et mes fruits ; Armide, pauvre Armide Il faut bien avouer que le malheur te guide : Mais j’ai beau discourir, je ne fournirai pas Par tous mes beaux discours pour faire un bon repas. Étant déconforté veut-on que je conforte, On m’a tout emporté, que veut-on que j’apporte ? Pourrai-je consoler si je suis désolé ; Que pourrai-je donner puisqu’on m’a tout volé ? Encor aurais-je moins si j’eusse été moins leste, Je rends grâce à mes pieds qui m’ont sauvé le reste. J’ai perdu volontiers tout ce que je portais Afin de ne pas perdre au moins ce que j’étais. Ils m’ont laissé courir et du long et du large, M’ayant comme un cheval délivré de ma charge. Si faudrait-il beaucoup de pareils accidents Pour bien remplir la bouche et dérouiller les dents, Et la chaleur du corps n’est guère morfondue Pour ne pas digérer une viande perdue. Mais enfin que mes gens vont être malcontents Alors qu’après avoir attendu si longtemps, Ils viendront rencontrer le malheureux Armide, Leur portant seulement de quoi mâcher à vide. Entends-tu ce qu’il dit ?         Il parle de voleurs. Je ne sais si je dois ou répandre des pleurs, Ou m’échapper en ris, ayant l’âme occupée Moins en mon bien perdu qu’en ma vie échappée. C’est Armide.         C’est lui, qu’avons-nous à tarder, Sachons son accident et pensons à l’aider. Dieu te gard, cher Armide.         Ô Dieux quelle aventure ! Vous voilà tard venus pour empêcher l’injure Que deux voleurs m’ont fait.         T’auraient-ils poursuivi, Quels, où, comment, et quand, et que t’ont-ils ravi ? Je ne sais quels ils sont ; mais je sais bien le reste. Fais-nous donc le savoir, et la faveur céleste Qui t’a fait échapper.         Or sus, puisqu’il le faut Écoutez mon malheur et mon salut d’en haut, Vous vîtes hier ces gens lesquels par la grande onde Ont été sur nos bords jetés de l’autre monde. Peut-être parles-tu de ces nouveaux venus Que tu nous dis avoir si mal entretenus, Que pourtant nous avions découverts sur la place Discourant avec toi un assez long espace. Je parle de ceux-là, ces hommes merveilleux Se sont faits maintenant habitants de ces lieux, Et des endroits voisins où leur famille habite Je les dois voir ici recevoir ma visite. J’ai vu leur logement et en suis revenu, Dis-nous donc seulement ce qui t’est survenu ; Et quand j’aurai appris ton aventure étrange, Sur un même sujet je te rendrai le change. Je le veux. Au Hameau d’où nous sommes venus Je vis hier arriver deux hommes tous chenus D’un port presque divin et d’un maintien céleste, Lesquels m’entretenant moins de voix que de geste Me firent concevoir qu’ils cherchaient à manger ; Entendant familier leur discours étranger, D’un prodige inouï je compris leur langage, Moi qui sais seulement celui de mon village. Mais ainsi que j’offris du poisson et de chair Ils ne purent jamais être induits d’y toucher, Me priant seulement que je leur fisse quête De pains et quelques fruits, j’accordai leur requête Et promis (n’en n’ayant pour lors en mon pouvoir) D’en trouver aujourd’hui, et de les en pourvoir, Comme aussi les leur rendre en cette même place ; Dont étant satisfaits ils me tournèrent face, M’ayant mis des joyaux et pièces d’or en main Pour arrhes de mon port promis au lendemain. Ils prennent leur retour, et comme je m’empresse Pour trouver les moyens d’accomplir ma promesse, Vous rencontrant je fus de vous-même pressé De raconter au long ce qui c’était passé : Mais craignant d’exposer et de rendre commune Cette possession de ma bonne fortune, Je vous dis seulement que ces deux Forestiers Étant venus de loin visiter ces quartiers, M’avaient voulu parler par rencontre au passage : Mais que je n’avais rien compris en leur langage. Je m’aperçus pourtant que je vous fis rêver, Et résoudre à part vous le soin de les trouver Au chemin qu’ils tenaient, et lors même sans doute Vous courûtes après pour apprendre leur route. Vraiment tu devinas ; car t’ayant abordé Sur le flux précieux qu’ils t’avaient débordé, La vue de cette eau dont tu venais de boire Nous rendis altérés ; mais poursuis ton histoire. Tant y a que m’étant sur notre mot donné Résolu de venir en ce lieu destiné, Je trouvai de beaux pains et des fruits à merveilles, Et ravi de plaisir en remplis deux corbeilles ; Mais comme je venais les porter ce matin Deux voleurs dans le bois en ont fait leur butin. Je n’ai fait que sauver ma vie de vitesse, Et vous laisse à penser avec quelle détresse, De sentir que l’on m’eût enlevé de la main, Avec ce que j’avais, l’espérance du gain, Mais par un heur du Ciel perdant tout, j’ai trouvée La compensation de ma vie sauvée, Et dans ces mouvements de joie et de douleur, Me voici rapportant mon heur et mon malheur. Est-ce tout ?     Voilà tout.         Pendant que tu reposes Je te vais maintenant dire de belles choses. Il est vrai que venant tous deux d’apercevoir Les présents que ces gens t’avaient fait recevoir, Nous voulûmes chercher cette heureuse aventure Par le chemin pressé de leur fraîche batture ; Et comme nous croyions les avoir presque atteints, Par la nuit et le lieu nous nous vîmes contraints De prendre notre arrêt et coucher sur la place, Attendant que le Ciel eût découvert sa face : Mais l’aube enfin voulant soulager notre mal Commençait d’étaler son or et son émail, Quand ainsi que j’ouvris ma jumelle paupière Deux hommes s’écoulant m’ont frayé par derrière, Je me lève en sursaut et mes yeux diligents À tout considérer ont remarqué nos gens Lesquels sans contourner le rond du voisinage S’empressant d’abréger promptement le passage, Pour trouver un écart de ces lieux désastrés Enfilèrent l’endroit d’où nous étions entrés. Je marchai sur leurs pas prenant garde à l’abîme Où penchait notre lit, et j’y laissai Trophime. En étant dégagé je poussai plus avant, Mais lorsque je pouvais leur ôter le devant, Je ressentis à coup, ô Dieux pourrai-je dire Ce que je ressentis ! Il faut que je respire. Ne nous fais pas languir, j’attends et je pâtis, Dépêche-toi, dis-nous de que tu ressentis. Ô Dieux !         Qu’est donc cela, ta gaillarde entreprise Prends bientôt son arrêt, quelle est cette surprise ? C’est assez respiré.         J’en suis encor surpris. Tu tiens trop longuement en suspend nos esprits, Que ressentis-tu donc ?         Une odeur merveilleuse Sur toutes les odeurs de l’Arabie heureuse, Et parmi des parfums qui remplit tout l’air Parut...     Et bien parut.         Comme un divin éclair Une jeune beauté qui m’éblouit sans cesse, Soit-elle quelque Nymphe ou bien quelque Déesse ; Et je puis assurer que l’immortel renom Qu’on applique à Vénus, à Pallas, à Junon, L’eut été moins convenant, et que Pâris en somme N’aurait point différé de lui donner sa pomme : Vous pouvez bien tous deux signer de votre aveu Ce que vous entendez ; car c’est ce que j’ai vu. Aussitôt que nos gens revenus firent montre, Elle prit sa démarche et leur vint au rencontre ; Et leur ayant donné doucement le bon jour, Dit qu’elle avait tiré peine de leur séjour, Et demanda du pain ; mais à cette semonce Ils tardèrent assez à lui rendre réponse : Mais étant derechef sur le point de parler, Madame (dit l’un d’eux) nous ne saurions aller Hors d’ici que quelqu’un ne vienne à nous poursuivre : Mais (Dieu aidant) bientôt nous aurons de quoi vivre. Lors tournant l’oeil au Ciel, il y a jà deux jours (Dit-elle) mon Seigneur, que j’attends ton secours. Là survint une femme avancée sur l’âge, Qui voulant s’enquérir du fruit de ce voyage, La jeune l’arrêtant et prenant par la main, D’une grâce divine et d’un ris plus qu’humain, La conduisit au lieu d’une loge secrète ; Nos gens prirent d’ailleurs promptement leur retraite, Je restai en suspens avec les sens ravis Au couvert d’un Ormeau, d’où tôt après je vis Sortir un des vieillards pour joindre une Fontaine Qui cache sous le Roc la source de sa veine ; Et je ne sais quel Dieu là peut avoir saigné Si profond que son pied en est toujours baigné. Là du creux de la main que ce bon vieillard couche Sous le flux de cette eau il arrose sa bouche, Puis dit (haussant au Ciel son visage terni Quoique plein de douceur) Seigneur sois béni ; Et rentre dans sa grotte, où comme je m’approche Pour donner de mes yeux au fonds de cette roche, Écoutez la merveille ; un éclair qui bondit D’en haut sur tout le lieu me mit à l’interdit : Et voilà quant-et-quant un feu qui l’environne, La bouclant tout autour d’une ardente couronne, Et ensuite le son d’un tonnerre bruyant M’obligea d’éviter sa fureur en fuyant. Pour donc gauchir au coup profitant la menace, Je me suis couramment réduit en cette place. Argante, qu’as-tu dit ?         Il n’en faut point douter, J’ai dit ce que j’ai vu sans y rien ajouter. Argante, Argante, ô Dieux que ton discours m’afflige ? Que ne m’as-tu fait voir avec toi ce prodige. J’eusse bien fait cela, si j’eusse su comment Te faire voir, ouïr, et marcher en dormant. Paix, voici mon vieillard.         Ô Dieux quelle détresse ! Mettez-vous à l’écart.         Hélas pauvre Princesse ! Il vient me rencontrer où je l’ai attendu, Et demander raison des biens que j’ai perdu. Dieu te gard, cher Ami, où donc as-tu remise Notre provision ?         Seigneur, on me l’a prise. On te l’a ?         Je m’en meurs d’extrême déplaisir, Deux voleurs ce matin me l’ont venu saisir ; Encore puis-je prier que le Ciel les maintienne, Que m’ôtant votre vie ils m’ont laissé la mienne. Grand Dieu dont la bonté pourvoyant l’Univers Nourrit et entretient les hommes et les vers, Étends, Seigneur, étends les mains de ta largesse Et regarde en pitié notre jeune Princesse : Si nous avons changé nos palais en déserts Pour employer pour toi nos langues et nos airs En vaquant seulement à tes saintes louanges, Nous ne sommes pourtant d’hommes changés en Anges. Toi, Seigneur, qui repais les poussins des corbeaux, Veux-tu bien que la faim creuse ici nos tombeaux ? Nous peux-tu maintenant refuser les pâtures Que tu fournis toujours aux moindres créatures ? Peux-tu bien détourner la pitié de ton oeil D’une fille de Roi laquelle pour toi seul A bien voulu quitter l’espérance prochaine De porter la Couronne et le titre de Reine, Laquelle a résolu (pour te garder la foi Et t’avoir pour époux) de n’avoir point de Roi ? A quitté ses honneurs, ses plaisirs, ses richesses Dedans l’égalité des plus hautes Princesses. Tu l’as vu cependant et deux jours et deux nuits Sans avoir pu trouver ni du pain ni des fruits Son unique aliment, tes serviteurs fidèles Meurent-ils de disette et de faim sous tes ailes ; Elle a quitté pour toi tant de biens apparents, Ses sujets, ses amis, son père et ses parents ; Qui peut s’imaginer que ton oeil se contente À voir ainsi souffrir une pauvre innocente ? Pour t’avoir tout donné mourrait-elle de faim ; Rends-lui pour tous ses biens quelque morceau de pain, Seigneur, tes intérêts sont joints avec les nôtres, Si tu détruis les tiens qu’en diront tous les autres ? Quel effort violent sans pouvoir l’empêcher, Nous fait souffrir ses lois et contrant à marcher ? Quel spectre furieux d’une rude secousse Nous presse les talons, nous poursuit et nous pousse ? Je voudrais un arrêt et n’ai pas le loisir. Je voudrais un détour et n’ai pas à choisir. Quelle horreur, quel effroi de cette épée nue Dont me pique le dos une main inconnue ? Quel spectre furieux, quel prodige mouvant M’empêche à reculer et me pousse en avant ? Les voilà les auteurs de ma triste aventure, Seigneur.         Mais étaient-ils en la même posture ? Tant s’en faut.     Hay.         Hélas ! Hé bien nous y voici, Nous te rendons tes biens et te crions merci. Quel soudain changement a fini votre rage, Et vous a mis sitôt en ce bel équipage ? Ce traitement d’horreur dûment mérité Veut que nous t’en disions l’entière vérité : Cependant que l’esprit qui nous tient à la gêne Suspendant nos tourments nous laisse prendre haleine. Hier tu montrais de l’or, paraissant entrepris Pour savoir de quelqu’un et son poids et son prix, Et dès lors résolus par un subtil partage De ta propriété retirer notre usage Nous n’avons eu des yeux qu’à te manquer pas, À guetter tes chemins, et compter tous tes pas. T’ayant donc en nos mains (ce matin) sans envie De te ravir tes fruits et moins encor ta vie, N’ayant que sur ton or notre esprit occupé, Nous voulions te fouiller quand tu t’es échappé ; Et ne trouvant pour toi dans nos mains mal contentes Que ton seul port, frustrés de toutes nos attentes, Nous l’allions visiter, quand du plus haut de l’air (Sous un ciel obscurci) nous voyons s’écouler Comme d’une Comète ardente à longue queue, Un spectre qui se vient planter à notre vue, Qui d’abord saisissant nos bras des deux côtés, Les charge comme ils sont et les a garrotés : Puis tirant du fourreau une brillante épée Jure qu’en notre sang elle serait trempée, Et sans rémission que nous serions tués Si tes biens ne t’étaient bientôt restitués, Et secouant nos flancs où nous portant la pointe De son fer, nous a mis en ce lieu par contrainte. Grand Dieu que tes bontés nous doivent bien ravir, Et que nous te devons bien aimer et servir ! Seigneur, que faut-il faire ?         Il faut qu’on les détache. Qu’en ton bien relâché leur mal ait son relâche. Que je suis allégé d’un étrange fardeau ! Que je suis dégagé d’un horrible cordeau ! L’esprit qui nous tenait cette rigueur étroite Est maintenant content ayant pris sa retraite. Du tort que tu reçus tu pourrais te venger. Allez retirez-vous et pensez à changer. J’aime mieux devenir pauvre vendeur d’épice Que m’occasionner l’horreur d’un tel supplice. J’aime mieux me changer en un petit boitier Qu’exercer désormais ce dangereux métier. Seigneur, voilà vos biens qu’on avait pu me prendre ; Mais qu’enfin on n’a pu m’empêcher de vous rendre. Va, cher ami, tu peux témoigner désormais Que le Dieu des Chrétiens ne leur manque jamais. Trophime ? Argante ? Et bien ?         Ô Dieux que de merveilles Viennent de contenter mes yeux et mes oreilles ! Il m’a parlé d’un Dieu des Chrétiens en passant ; Mais il faut que ce Dieu soit un Dieu bien puissant. Nous en avons assez reconnu pour cette heure, Allons il nous suffit de savoir leur demeure. J’aurai bientôt donné les avis que je dois S’ils sont (ainsi qu’on dit) cherchez des Irlandais. Nourrice, au nom de Dieu quittez-moi ce langage. Mais pourquoi ?         Voyez-vous ce discours de présage Bâti de songes creux comme je vous ai dit, Est suspect aux Chrétiens et mis à l’interdit. De qui le savez-vous ?     De Gerberne.         Madame, J’ai mis entre ses mains le secret de mon âme, Et de même que vous j’aurai mes sens ravis De les voir corrigés suivant ses bons avis : Mais j’ose m’assurer qu’il prendra ma défense, Que je puis raconter mon songe sans offense. Vous savez plus que moi, à n’en point mentir, Si Gerberne est absent je n’y puis consentir. Si je sais plus que vous.         Oui ; mais votre science Ne saurait m’assurer contre ma conscience. Madame, croyez-moi, Gerberne vous dira Quelque exemple sacré qui me garantira : Ceux de l’ancien Joseph que l’Écriture marque Clairement exposés à cet ancien Monarque : Ou ceux devant sa vente, ou ceux de sa prison, Desquels l’esprit de Dieu lui fit rendre raison : Ou ceux encor desquels Daniel en personne Découvrit les secrets aux Rois de Babylone, Que Gerberne m’a dit être tous contenus Dans les sacrés Cahiers, et que j’ai retenus, Peut-être en dirait-il quelque autre plus moderne. Tout ce qu’il vous plaira ; mais je veux voir Gerberne. Madame, je le veux, puisqu’il vous plaît ainsi, Et m’en vais le prier de venir jusqu’ici. Allez et contez-lui ce discours fantastique Sur lequel j’attendrai que lui-même l’explique. Madame, plût à Dieu qu’un fantôme trompeur Sans suite d’autre mal soit content de ma peur. La nuit à votre compte est une belle ouvrière, Ouvrant à nos esprits cette grande carrière À courir et voler avec un plein congé De tenir pour certain tout ce qu’ils ont forgé. Madame, je crois bien que des sombres nuages, Des vapeurs au cerveau confondent les images, Dont à bâtons rompus chaque particulier Ressent les mouvements d’un cours irrégulier. Je n’ai pas mon esprit si léger que de croire À ces portes d’Enfer ou de corne ou d’ivoire, Dont l’issue au rapport de ces anciens conteurs Rendait nos songent fous, ou les faisait menteurs. J’emploie ailleurs mes soins qu’à dresser un trophée Des faits impertinents du fabuleux Morphée, Je suis Chrétienne et crains de faire cet affront À ce titre d’honneur buriné sur mon front : Mais l’Écriture Sainte où ma foi est ancrée Rend les songes garnis d’autorité sacrée ; Et pour le mien je crains sans doute, et recevrai Un plaisir ravissant s’il peut n’être pas vrai. Enfin je ne puis pas fonder sur quelque règle Que je suis un Aiglon et mon père est un Aigle, Que je deviens Colombe et l’objet destiné À souffrir les fureurs de cet Aigle acharné. Dieu veuille convertir mon songe en quelque fable, Et donne à cette énigme un sens plus favorable. Gerberne me dira s’il faut vivre ou mourir. Puisque vous le voulez je vais donc le quérir. Allez et dites-lui qu’il ne tardera guère. J’y vais.         Avec respect et termes de prière. J’en userai ainsi.         Vous aurez la raison Pour ne le divertir s’il est en Oraison. J’aurai bien cet égard de le prendre à son heure. Évitez, s’il se peut, une longue demeure. Laissez-moi tous ces soins, et vous entretenez Sur quelque autre sujet.         Allez et revenez. Que fais-tu, pauvre fille, en ce lieu solitaire Si loin de tes amis, tes parents, et ton père ? Où as-tu délaissé tes filles, tes valets, Ton escorte, ton train, ta cour, et ton palais ? Qu’as-tu fait des États où ton père commande, Des attraits de Dublin, et des grandeurs d’Irlande ? Où a couru ton temps, où s’est-il arrêté, Es-tu bien cette Dipné, ou si tu l’as été ? Mais où donc est ta foi, non non, je me réveille, Arrière vieux Serpent, loin loin de mon oreille ; Crois-tu bien m’abuser me présentant le don De biens que pour Dieu seul j’ai mis à l’abandon ? Ai-je perdu le sens et faut-il que je rêve Aux ensorcellements suivis de la mort d’Ève ? J’abhorre son malheur, et renonce aux appas Du meurtrier hameçon qui causa son trépas. J’ai promis, j’ai promis au Ciel cette retraite, Je l’ai fait par la grâce, et veux bien l’avoir faite. Mon Dieu, mon cher Époux étends ta main d’en haut, Fortifie mon coeur pour vaincre cet assaut ! Allège mon esprit, décharge ma pensée Des objets charbonnés d’une image effacée ! Gracieuse Forêt où j’ai tout mon recours, Agréable Désert où logent mes amours, Soyez mon seul Royaume où ma grandeur s’étende, Surpassant les attraits de Dublin et d’Irlande ! C’est ici que formant des desseins plus hardis Je me vois sur la terre et près du Paradis. J’ai trouvé des trésors épurés de leurs fanges, J’ai quitté les humains et rencontré les Anges : Sans vous tout m’est amer, avec vous tout m’est doux, Puisqu’en vous je jouis de Dieu mon seul Époux. Si parfois mon esprit d’une humeur vagabonde Se met à parcourir les Empires du monde, Quand il se formerait un État souverain Où je puisse régner du Gange jusqu’au Rhin, Je hais tout hors de moi, et hais encor moi-même Si je n’y trouve Dieu, l’unique objet que j’aime. Et puis (Désert) qu’en toi on ne peut m’empêcher Que je n’embrasse enfin ce que j’ai de plus cher, Et qu’en toi seul ainsi tout mon vrai bien abonde, Je te prise tout seul sur tous les biens du monde. Madame, je vous viens avertir couramment Que Gerberne paraît en un ravissement. Ce n’est rien de nouveau.         Mais la chose est nouvelle Que ce ravissement tienne en peine Ambrokele, Dans les difficultés qu’elle a dès lors conçu De pouvoir accomplir l’ordre qu’elle a reçu. Où était-il ?         Madame, on a sujet de croire Qu’il n’était point ailleurs que dans son Oratoire. Vous ne l’avez pas vu ?         Non, Madame, j’étais Sur le haut du Rocher, où je me contentais À façonner des joncs pour faire quelque ouvrage Qui pût accommoder notre petit ménage : De là j’entends un cri d’Ambrokele, et soudain Je cours pour lui prêter à son besoin la main ; Je la trouve en effet pâmée qui soupire Les yeux dressés au Ciel sans me pouvoir rien dire, Jusques qu’étant remise hors de sa pâmoison, Et reprenant l’entier usage de raison Elle me dit ; courez, dites à la Princesse Que Gerberne est ravi ; mais que j’attends s’il cesse De traiter avec Dieu d’une étrange façon, Sur notre différend qu’il nous fasse leçon : Ces mots m’étant couverts, et ne pouvant y mordre, J’ai su qu’il suffisait d’exécuter leur ordre. Je ne suis pas chargé d’aucun autre prix-fait. N’avez-vous pas appris le songe qu’elle a fait ? Quel songe ?         D’un brouillas de funeste présage. Madame, de ces soins mon esprit se dégage, Je ne veux point avoir de curiosité Pour sonder les secrets de la Divinité : Je suis entre les mains de l’Auteur de ma vie, Hors de son bon plaisir je n’en n’ai point envie, Qu’il l’ôte ou laisse autant que bon lui semblera, J’embrasserai toujours tout ce qu’il lui plaira. Il peut me conserver, et s’il veut me détruire Je n’ai point d’autre soin qu’à me laisser conduire, Me disposant à tout sans vouloir deviner À quoi ce coup mortel se pourra terminer. Je ne contredis pas que le Ciel nous pourvoie De sauf-conduits divers en une même voie ; Que par plusieurs attraits différents en saveur Il nous fasse goûter une même faveur ; Qu’il traite les Élus d’une bonté pareille, De songes en sommeil, de visions en veille : Mais hors de ce chemin de rares passe-droits, Il se fait rechercher par des autres endroits ; Et nous devons aller ainsi qu’il nous appelle, Enfin pour ne toucher au songe d’Ambrokele, Il suffit d’y marcher par les chemins battus Et le train plus commun des solides vertus : Mais mon coeur se resserre, et je suis en détresse De paraître en Docteur aux yeux de ma maîtresse, Madame, excusez-moi.         Mon Gélase je vois Dieu en vous et par vous je n’entends que sa voix, Et votre humilité profonde vous abuse, Celui qui parle en vous n’a pas besoin d’excuse, Poursuivez seulement.         J’ai beaucoup poursuivi N’ayant qu’à rapporter que Gerberne est ravi, Vous viendrez s’il vous plaît.         Il suffit, mon Gélase, Je reçois de bon coeur l’avis de cette extase. Ambrokele assistante à ce divin transport, Elle-même en son temps m’en fera le rapport, Les leçons qu’elle aura formeront ma science : Allez, et dites-lui que j’aurai patience. Or sus, puisque je sens mon esprit garanti Des troubles importuns qu’il avait ressenti, Mon Dieu, mon bien, mon tout, fais que toutes leurs forces Ne rompent plus les liens de tes douces amorces, Et puisqu’en ce Désert seule seul je te tiens, Souffre de seule à seul mes petits entretiens ! Si parfois dans l’écart de cette solitude Tu me vois agiter de quelque inquiétude, Pour apaiser bientôt les flots de cette mer, Dis, cher Époux, dis-moi que tu me veux aimer : Dis-le dans mon coeur au fonds de ma pensée, Et dès lors je verrai ma tourmente passée, Sus donc, puisque nous seuls entendons nos propos, Disons un peu, parlons en paix et en repos. Mon Époux, mon bonheur, mes délices, mon aise, Doux et fidèle amant, moyennant qu’il te plaise Je veux pousser mon chef au fonds de ton côté, Puisque tu l’un ouvert d’un excès de bonté, Et visitant ton coeur par ta chair entamée, Reconnaître combien, hélas ! Tu m’as aimée. Dis, mon coeur, mon amour, réponds, mon cher souci, Que puis-je t’avoir fait pour me chérir ainsi ? Les plaies de ton corps ne sont qu’autant de portes Pour faire voir à plein l’amour que tu me portes, Encor (le puis-je dire) il n’en fallait pas tant Si ton excès d’amour en eût été content. À quoi tant de tourments, de douleurs et de peines Qui puisèrent ton sang et tarirent tes veines : À quoi tant de bourreaux par tant de cours d’horreur, Sur ton corps innocent exerçant leur fureur Avec leurs attentats, leurs cris, et leurs blasphèmes, Tâchant de t’arracher toi-mêmes à toi-mêmes. Ha bourreaux ! Ha bourreaux ! Mais hélas, mon Époux, Leurs offenses n’ont pu acquérir ton courroux ! Et digne de pitié plutôt que de colère, Ils ont acquis par toi le pardon de ton père, Par le prix de ton Tout nous ayant racheté, Possède notre tout qui t’a si cher coûté. Et puisque ton excès de bonté me provoque De payer ton amour d’un amour réciproque, Quand je reçus ta foi un grand désir me prit De te rendre mes biens, mon corps, mon esprit, Les portant sur l’Autel de ton divin service Pour t’en faire à jamais un entier sacrifice. Madame.     Qu’est-ce ?     Un, un.         Votre coeur est surpris Par un saisissement qui trouble vos esprits. Un Ange.     Un Ange ! Et bien ?     Ra, ta.         Vois, quelle attache Arrête votre langue, il vous faut du relâche. Reposez.         Par effet j’ai besoin de secours D’un respir pour pouvoir entonner ce discours. Reposez, rien ne presse, et reprenant haleine Vous aurez le loisir à me tirer de peine. J’ai le coeur attaqué de mouvements pressants D’un embarras confus qui m’étourdit les sens. Je rêve, si faut-il que mon esprit s’éveille Pour ouïr raconter quelque étrange merveille. Un Ange rayonnant de mille attraits divins Était avec Gerberne alors que j’y survins : Étant toute hors de moi, à la chose imprévue Je sortis, et voulant vous en donner la vue Je courus obliger Gélase de partir (Dans mon étonnement) pour vous en avertir. C’est son gardien sacré qu’en tout temps il invoque. Je retournai soudain pour ouïr leur colloque. Et bien que disaient-ils ?         Gerberne protestait À Dieu des fermetés d’amour qu’il lui portait, Quand l’Ange l’embrassant, afin que tu l’assures Encor mieux (lui-dit-il) il faudra que tu meurs. Je le veux (dit Gerberne) et suivant son désir Je sacrifierai mon sang avec plaisir : Mais encor que fera cette pauvre Princesse Dans ces lieux égarés, s’il faut que je la laisse ? Et bien ?         Madame, hélas !         Quel hélas, dites-moi, Qu’avez-vous, dois-je point abandonner ma foi ? Nenni.         Quoi donc ? Parlez, j’entends votre langage, Je tourne ce silence en un heureux présage. Je mourrai pour ma foi.         L’Ange alors vous nommant Dit que vous combattriez pour votre cher Amant, Et finit son discours par ces mêmes paroles : Cette Vierge n’est pas du rang des Vierges folles, Elle ira par l’effort de son père inhumain, Aux noces de l’Époux la lampe ardente en main. Courage, j’offrirai mon entier sacrifice ; Je mourrai, je mourrai, ô ma chère Nourrice ! J’estime ce seul jour de mort plus fortuné Que tous les jours de lait que vous m’avez donné. Je mourrai et suivrai (contentant mon envie) Le gardien de ma foi, le soutien de ma vie, Mon vrai père Gerberne, auquel Dieu m’a remis Pour me servir de Père et de tous mes amis : Et le ciel ne veut pas que dans cette contrée Après son saint départ je demeure égarée. Mais poursuivez après mon trépas destiné, À quoi cet entretien est enfin terminé. L’An, l’Ange.     Qu’avez-vous ?     Disparut.         Vois, ma mère, Tout me vient à souhait, tout mon désir prospère, Voudriez-vous bien pleurer la douceur de mon sort ? Si mon heur vous déplaît, si mon bien vous fait tort, J’y consens, je le veux, pleurez, à la bonne heure. Madame, ce n’est pas votre sort que je pleure, Plût à Dieu seulement que j’eusse mérité Le bon heur d’un trépas de cette qualité ; Mais je me pleure, hélas ! Misérable et bannie, S’il me faut séparer de votre compagnie. Mais encor dites-moi, cherchez-vous en mon bien, De nos deux intérêts ou le vôtre ou le mien ? Le vôtre, Dieu le sait.         La raison est donc prompte Qu’il faut se contenter où je trouve mon compte. Vous désirez mon bien.     Sans doute.         Mais comment Vous tourmentez-vous donc de mon contentement ? Je crois que vous m’aimez.         Vous le pouvez bien croire. Mais pleurer mon profit, mon plaisir, et ma gloire, Savoir mes volontés sans vous y conformer, Est-ce vouloir mon bien, est-ce là bien m’aimer ? Vous noyez-vous en pleurs pendant que je me noie À coeur épanoui dans un torrent de joie ? Votre esprit qui m’a fait de si belles leçons Se peut-il relâcher à toutes ces façons ? Et quand je m’en irai, puisque Dieu me l’ordonne, Croyez-vous qu’il s’en aille et qu’il vous abandonne. Laissez exécuter mon favorable Arrêt, Sans vous en alarmer par un faux intérêt : C’est désirer mon mal, ne soyez pas complice D’un si mauvais désir, ô ma chère Nourrice ! Prenons donc un sujet qui mieux vous conviendra, Vous ne me dites pas si Gerberne viendra ; Si par vous il a su ce songe de présage Sur lequel vous aviez fondé votre voyage. À propos, aussitôt que l’Ange l’eut quitté Il voulut me parler, se tournant à côté Tout ainsi que s’il eût pris garde à ma présence : Ambrokele (dit-il) allez en diligence Retrouver la Princesse, et faites-lui savoir Les nouvelles du bien qu’elle doit recevoir : Je sais vos différents et le soin qui vous ronge, Allez et je vous suis pour vider votre songe. Je sors, et voulant voir Gélase à mon départ, Gerberne me prévient et l’entretient à part ; Lors jugeant qu’il voulait lui dire sa pensée, Pour venir avec lui je me suis avancée. Les voici tout à point.         Un aiglon transformé En colombe.     Quels mots !         Vous êtes alarmé. Sans doute ! Car cela s’adresse à la Princesse. Vous le saurez bientôt à qui cela s’adresse, Nous y voici venus. Ma fille Dieu vous gard, N’ai-je point trop tardé ?         Je dois avoir égard À vos commodités plutôt qu’à mon attente, Votre contentement me doit rendre contente. Or sus, pour contenir en termes ce devis Après l’Arrêt du Ciel dont vous avez l’avis, Je viens ici vider votre douce querelle, Expliquant brèvement le songe d’Ambrokele. Elle s’imaginait qu’un Aigle avait pondu Un seul oeuf en son aire, et qu’ayant attendu Que l’Aiglon fut éclos, pensant le voir paraître Pareil à ceux desquels il avait pris son être, Il voit que cet Aiglon changeant de naturel, Se formait en Colombe et lui semblait pareil. Alors le contemplant de différente espèce Le couve chèrement, l’échauffe et le caresse, Et fait tous ses efforts pour lui faire changer En l’état naturel cet état étranger ; Mais la Colombe avec ses qualités nouvelles Après avoir langui sous l’ombre de ses ailes, Dédaignant son humeur d’orgueil et de fierté, Et voulant par un vol chercher sa liberté, Comme l’Aigle dormait, d’une fuite prévue Prit un soudain essor à l’écart de sa vue. Lui se voyant déçu bondissant par les airs, Des Campagnes aux Monts, des Villes aux Déserts, D’une serre étendue et d’une gueule ouverte, Prêt à fondre partout sur l’objet de sa perte, Ayant par un grand vol parcouru les humains, Vint trouver au Désert sa Colombe en mes mains ; Lors tournant sur mon chef sa fureur et sa rage, Il se saoula sur moi de sang et de carnage : Et comme il se connut faillir à son dessein, Soudain d’ongle et de bec déchira son poussin. N’ai-je rien oublié ?     Voilà tout.         Je répète Tout ce que j’ai appris d’un Divin interprète ; Et ce Songe duquel Dieu mêmes est l’Auteur, Dément le bruit commun que tout Songe est menteur. Ainsi l’ai-je pensé depuis que ces images Couvrir mon cerveau de leurs tristes ombrages : Mais nous ne perdons rien pour avoir prolongé ; Car voilà nuement tout ce que j’ai songé. Convertissez, mon père, en des effets de grâce Les prodiges desquels ce Songe nous menace : Employez vos crédits pour faire que le Ciel Ne verse pas sur nous un orage de fiel : Qu’il ne nous jette pas dans le profond désastre D’être sitôt privés du jour de ce bel Astre. Mon Gélase, le Ciel n’ordonne rien de vous. Que dieu rendent vos jours plus amers ou plus doux, Je vous crois disposé de marcher à sa suite, Et régler tous vos pas sur sa seule conduite. C’est à moi d’obéir, à lui de commander ; Mais ce Songe d’ailleurs me fait appréhender. Son exposition ? Car c’est ce que j’espère. Vous êtes la colombe, et l’aigle est votre père : C’est tout ce que je puis déclarer en ce lieu. Ô mon Dieu !     Ô mon Dieu !     Ô mon Dieu !         Ô mon Dieu ! Es-tu tant incrédule ?         Il faut que je l’avoue, Quand j’entends tout cela je pense qu’on se joue. Je suis homme d’honneur.     Je le crois.         Je n’ai peur Que tous mes connaissants m’estiment un trompeur. Je le crois.         Mon poil blanc encor me ferait honte Si je perdais le temps à réciter un Conte. Je le crois.         J’ai reçu commission du Roi Qui veut bien se fier rn mes soins.         Je le crois. Et pourtant tu mécrois les discours véritables Que j’ai faits, et me tiens pour un conteur de fables ; Mais n’ayant jamais dit que ce que je pensais, Je te veux répéter encor ce que je sais. Ne vous y trompez pas, je tiens votre langage D’homme (sans contredit) de bien, d’honneur et d’âge : Mais à n’en point mentir, j’ai l’esprit combattu Qu’une fille de Roi, si pleine de vertu, Si comblée d’honneur (d’une perte inouïe Dans les siècles passés) se soit évanouie À l’insu de son Père, et de la Cour sans bruit En son propre Palais, dans une seule nuit. Ne me combattez plus, faisons-là quelque trêve ; Car en tout ce discours je pense que je rêve, J’en suis tout égaré si jamais je le fus. Et ton égarement me rend encor confus, Tu n’as donc pas compris mon discours en sa suite, La cause, les moyens, la fin de cette fuite. Il est vrai qu’en rêvant je n’ai pas bien compris. Je vais le répéter, mais ouvre tes esprits. Ce que j’ai su de toi pour le nouveau ménage Qu’Armide doit pourvoir sur ce précieux gage, M’oblige tellement que pour te contenter En ce que tu requiers je vais le raconter. Ne te souviens-tu point de cette heureuse année Que le Roi célébra son premier Hyménée. J’en ouïs bien parler.         On t’a donc raconté Qu’il prit une Princesse excellente en beauté, Jeune, chaste, et puissante, avec cette merveille, Qu’en tous les dons du Ciel elle était sa pareille. Étant ainsi pourvue, la nocière Junon Bénit d’un fruit royal et son sang et son nom D’une fille, où la mère imprima son image Et ses perfections avec tout avantage. Cette Infante parut, même en ses premiers jours Le miroir des beautés et l’objet des amours. On n’a jamais rien vu de parfait qui défaille Au lustre de son teint, au compas de sa taille ; Rien qu’on put égaler ou comparer au los De ce lys ravissant nouvellement éclos ; Au reste, il est certain que le céleste phare Ne vit en tout son cours une beauté si rare. Or (depuis que la Reine en dégoût de ces lieux Aux Champs Élisiens alla chercher son mieux) La couronne des ans en sa rondeur parfaite, Par quatorze replis éclatait sur sa tête. Le monde n’eut jamais un objet plus charmant Pour lui faire acquérir quelque royal Amant. Le Roi sentait encor la vigueur de son âge, Lorsqu’il se vit contraint au deuil de son veuvage Et les États touchés d’une tendre pitié Qu’il fut sitôt disjoint de sa chère moitié, Désiraient de revoir sa couche fortunée De l’honneur et du fruit d’un second Hyménée. Vous voulez dire enfin que le Conseil voulut Qu’il se remariât, et qu’il s’y résolut. Tu ne veux que courir étant toujours toi-mêmes ; Mais comment accorder sans milieu deux extrêmes Touchant nos fugitifs, ce que tu m’as conté M’oblige d’assouvir ta curiosité ; Car ayant contenté pleinement mon oreille, Je veux abondamment te rendre la pareille. Je vins ici d’Irlande à quinze ans me ranger, Et ne désirant pas vous paraître étranger Je m’enquiers du pays, et vous me l’allez peindre Par tant d’éloignements que je n’y puis atteindre. J’allais te rapporter et nos biens et nos maux ; M’en as-tu pas requis ?         Fort bien ; mais en deux mots. Ta tête suit tes pieds, va chercher qui t’instruise ; Car je n’ai pas moyen de le faire à ta guise, Trouve ton mieux ailleurs.         Me voilà bien planté, Plus je pense courir, plus je suis arrêté, Je le veux rappeler et désire qu’il sache Que je ne dirai plus un seul mot qui le fâche. Néarque, encor deux mots. Ô Dieux où le trouver ! Il s’est mis en humeur et m’a laissé rêver. Mais Antelme est-ce toi ? Quel heureux sort t’amène, Que tu viens à propos pour me tirer de peine ! Qu’es-tu donc ?         Tu sais bien comme depuis deux jours Les Vaisseaux Irlandais ont pris ici leur cours Ayant conduit le Roi.         Tu m’en comptes de belles, Qui ne sait tout cela ?         Mais sais-tu les nouvelles Pourquoi le Roi s’est mis lui-même à voyager, Pour venir visiter ce pays étranger. N’en as-tu rien appris ?         Tout à l’heure Néarque Voulait m’entretenir des faits de ce Monarque ; Mais pour peu de sujet une humeur qu’il a pris A rompu le discours qu’il avait entrepris. Et que t’en disait-il ?         Qu’étant en son veuvage On lui persuadait un nouveau mariage : Et voilà brèvement ce qu’il m’a dit du Roi. Est-ce tout ?     Voilà tout.         J’en sais donc plus que toi. Dis-moi ce que tu sais.         Un confident fidèle Hier sur le tard m’en dit une étrange nouvelle. Et quelle ?         Cher Trophime écoute et sois discret, Ou tu n’auras de moi jamais aucun secret. Je t’engage ma foi.         C’est assez. Sur l’instance Dont le Conseil du Roi combattait sa constance, Comme on lui présentait mille royaux portraits Des Princesses du temps avec tous leurs attraits, Pour voir si quelqu’un d’eux effacerait l’image Dont le charmait encor son premier mariage, Voulant justifier cette ancienne amitié Par les rares beautés de sa chère moitié ; En faisant confronter tous ces portraits d’élite À ceux de la Reine il haussait son mérite, D’autant que comparé tout ainsi qu’un Soleil Aux petits feux du Ciel il était sans pareil ; Car la nature en elle avait réduit les grâces Dont elle embellissait toutes les autres faces ; Ce qui justifiait sa juste loyauté, Et son refus d’aimer une moindre beauté. Enfin il s’obstina.         Par effet, si l’amorce D’un objet plus charmant n’eût employé sa force. Pour lui faire agréer un hymen fortuné, À son deuil sans remède il était obstiné. Qu’est-il donc arrivé ?         Connais-tu bien Mogale ? Le Ministre d’État ?         Lui-même, rien n’égale Cet esprit, pour trouver quelque moyen aisé Afin d’aller au but auquel il a visé. Mais vois-je point Indulphe, il fera mieux ce conte Ayant l’esprit meilleur et la langue plus prompte ; Il le faut arrêter : cher Indulphe où vas-tu ? Je ne sais où je vais tant je suis combattu Des ordres rigoureux dont Mogale nous presse Pour aller, voir, chercher, et trouver la Princesse. Est-ce qu’il veut tenir ainsi tout disposé Pour marier le Roi comme il a proposé ? Il ne nous presse pas de courir ces brisées Pour cette seule fin, il a d’autres visées Parlant de marier, son esprit plein de vent Regarde un autre but et court bien plus avant : Un coeur ambitieux ayant pris sa visée Fait flèche de tout bois pour se la rendre aisée. Mogale était à pied, et se croit à cheval (En chatouillant le Roi) s’il détruit son rival : C’est pour ce beau conseil sans doute qu’il s’apprête À perdre ce Rival qu’il a toujours en tête. Quel est donc ce rival qui me rend étonné, Et quels sont les motifs de ce conseil donné ? Parmi les gens d’honneur dont la Cour était pleine Paraissait un Ancien, que la défunte Reine Recommanda au Roi dans l’adieu des humains, Et remis devant lui sa fille entre ses mains. Entre ses mains, pourquoi ?         Pour former sa jeunesse Dans les moeurs et vertus dignes d’une Princesse, Et véritablement la fille par l’effet Autorise le choix que la mère en a fait. Ce Grand-homme en a soin, l’instruit et la gouverne. Saurais-je point son nom ?         On le nomme Gerberne. Gerberne ?     C’est son nom.         On en parle en ces lieux, Et même le bruit court qu’il méprise nos Dieux, Et qu’il sème à couvert la doctrine nouvelle, Ou les opinions d’une Secte infidèle. Il est vrai qu’on en fait de communs entretiens, Et qu’il est soupçonné Sectaire des Chrétiens ; Et pendant que le Roi sous ces bruits le tolère, Pour les fruits de sa fille et les voeux de la mère, Mogale voyant bien si le Prince mourait Que (les fils défaillants) la fille hériterait, Et que dans ses grandeurs qui le feraient décroître Cet illustre disciple élèverait son Maître ; Il fait que le Conseil du Roi le vint prier De quitter son veuvage et se remarier. Et comme il reconnaît qu’aucun portrait de Dame Qu’on lui sût présenter ne touchait point son âme : Car lui joignant celui de la Reine en effet, Il ne s’en trouvait point qui ne fût moins parfait. Pour joindre de dessein à ce qui le concerne, Sous prétexte d’honneur il visite Gerberne : Et comme l’embrassant, lui dit qu’il s’apprêtât De recevoir la charge et le soin de l’État, Que tout était perdu s’il n’y courait à l’aide, Puisque lui seul pouvait y porter le remède. Gerberne étant surpris : je veux vous faire voir, Monsieur (poursuit Mogale) un trait de mon devoir Au bien de la Princesse à régner destinée, Le Conseil lui pourchasse un royal hyménée. Quel hyménée ?         Attends, Gerberne commença De dire comme toi ; lors Mogale avança, L’hyménée royal que le Conseil espère, N’est autre que celui de la fille et du père. De la ?         Prends patience, on croit pareillement Que Gerberne souffrit un grand étonnement À ces mots de la fille et du père. Or Mogale Voulant justifier l’attache conjugale De ce pair consanguin : Tout est en désarroi, Dit-il, si nous souffrons le veuvage du Roi. Comment en désarroi ?         Sa raison en est forte Comme il la débita poursuivant de la sorte, Si par des fils royaux l’État ne fait périr L’espoir des étrangers, il est à conquérir. Une couronne vide est une belle amorce À quiconque voudra la remplir par la force. La Princesse peut bien opposer quelque arrêt À tous les prétendants par son juste intérêt : Mais si l’Époux royal qui joindra sa personne Se doit approprier le droit de sa couronne Quels Princes et quels Rois ne seront concourants Pour faire leurs efforts d’en être conquérant ? Chacun pour l’emporter y portera la tête, Et l’État ne sera qu’un pays de conquête : Cet objet méritant d’être bien poursuivi, Mille rivaux puissants y courront à l’envi. Que ferions-nous alors, et de quelles souffrances Saurions-nous être exempts parmi ces concurrences ? Et quand un seul Époux choisi par le destin De nous et de nos biens ferait son seul butin À vaincre ses jaloux, à vider ses querelles, Ne souffririons-nous pas des guerres immortelles ? Et quand ses ennemis seraient tous déconfis Qui prendrait la couronne le Père ou le Fils ? Le Père par nature et le Fils par conquête. Et comme elle ne peut couvrir plus d’une tête, S’il fallait que chacun des deux se contentât, Faudrait-il pas la rompre et déchirer l’État ? Ô Dieux délivrez-nous d’une telle rupture ! C’est un parfait discours ; mais que veut-il conclure ? Ne vois-tu pas la fin, que ce présent danger Devait faire éviter un hymen étranger. Si c’est pour cette fin que Mogale raisonne, Il pense à conserver l’État et la Couronne. Contre ce jugement pourtant que nous faisons, Gerberne eusse bien pu combattre ses raisons : Mais il crut qu’il fallait par un rebut modeste, À ce fait chatouilleux s’opposer sans conteste. Si cela m’eût déplu j’aurais bien confondu Tous ces raisonnements en ayant répondu, Il faut laisser la fille et marier le père. Gerberne en dit autant, mais encor qu’on diffère (Répliqua lors Mogale) il faut enfin toujours La fille s’épousant que le mal ait son cours ; Et pour l’hymen du père il n’est pas tant à l’aise, Puisqu’on ne trouve point de sujet qui lui plaise : Et puisqu’il dit toujours que le noeud conjugal Ne l’éteindra jamais s’il n’est au moins égal Au premier, dont il veut entretenir l’image Par des traits rapportant à ceux de son visage : S’il épouse l’Infante il maintient son propos, Elle acquiert la Couronne, et tout est en repos. Voilà bien raisonné.         Mogale ajoute encore (Pour Gerberne) qu’ayant à voir la belle Aurore Jointe à son vrai Soleil ouvrant sur lui ses yeux, Il devait espérer tous les bonheurs des Cieux. C’est aimer comme il faut que céder sa fortune À la prospérité de la cause commune. La chose est apparente et j’en disais autant, M’assurant qu’à ces mots Gerberne fut content. Je chantais comme vous ; mais au soir chez mon hôte L’ami qui me parlait me fit changer de note : C’était Lugtace, afin de ne vous rien cacher. Qui doit venir bientôt en ce lieu me chercher ; Son bon sens est connu, chacun sait qu’il s’avance Au fonds, sans s’amuser à la simple apparence. Il n’aime pas Mogale, ayant l’esprit blessé De ses gages qu’il a sur l’État rabaissé. Pour les raisons qui sont et de poids et de mise, Je veux que devant vous lui-même les redise. Ne craint-il pas d’avoir un mauvais traitement, Si Mogale aperçoit qu’il parle librement C’est parmi ses amis qu’il laisse aller sa verve ; Mais en des lieux suspects il se tient en réserve. Mais puisqu’il nous connaît tous trois ses bons amis, Il croira qu’avec nous tout lui sera permis. Tu n’en dois pas douter, je l’attends, et t’assure Que je suis étonné de sa longue demeure : Mais enfin le voici.         Tu viens un peu bien tard. J’ai regardé, craignant de me mettre au hasard De trouver en chemin (comme j’ai fait) Mogale, Qui m’emploie avec toi pour la chasse royale. Quelle chasse est cela ?         Ce gaillard nomme ainsi La quête que le Roi fait de l’Infante ici. As-tu pris cet emploi ?         Peut-on en être en doute, Fort bien ; mais reconnais si quelqu’un nous écoute. Nous voici tous amis, à l’écart sans témoins. Je te l’ai déjà dit, tu croyais que les soins De Mogale étaient pris (en ce beau mariage) Pour l’amour de Gerberne et pour son avantage : Mais tu te mécontais, Mogale est tout pour soi, Tout l’État et Gerberne, et l’Infante et le Roi Ne sont en cet esprit aimés d’aucune sorte, Que pour le seul amour que lui-même se porte. Mais Gerberne avancé lui pourrait résister. Il le fera périr afin de subsister. Et puisque que le Roi même en a fait son idole, Nous devons tous porter le joug sous sa parole. Il semble aimer Gerberne et lui fait voir son sein. Il le veut perdre, dis-je, écoute son dessein. Le présumant Chrétien, et voyant qu’il pratique Des maximes qui sont contre sa politique, Il juge que l’Infante instruite en même foi Rejettera l’hymen incestueux du Roi, Et que dans le dédain qu’elle fera paraître, Pour gagner la Disciple il faut perdre le Maître. Pour donc le contenter et rendre possesseur Du gibier qu’il prétend je me suis fait chasseur Puisque chacun le fait : mais enfin quoi qu’on fasse, On n’aura qu’un plaisir sanglant de cette chasse : Qu’il se donne carrière et s’ébatte hardiment, Faisant du mal d’autrui son divertissement : Qu’il chatouille la rate, à la fin de la fête Vous me serez témoins d’avoir été prophète. Adieu, je vais chasser pour accomplir sa loi. J’y vais pareillement ; car j’ai le même emploi. Je n’avais pas compris comme ce Renard dresse, Pour atteindre à la fin, tous ses tours de souplesse : Mais il faut avouer que je suis étourdi Du conseil captieux d’un homme si hardi. Tu vois donc maintenant de combien tu t’abuses, Puisqu’on t’a défilé l’intrigué de ses ruses. Je le vois ; mais encor je n’ai pas contenté Dans tous nos entretiens ma curiosité : Car j’attendais toujours quelque réponse mâle Dont Gerberne arrêtât le discours de Mogale, Lorsqu’il lui proposa par tant d’empressements Ce conseil coloré de ses beaux compliments, Si la crainte du Roi ; mais encor d’une pique Qu’il voulut éviter, n’évitât sa réplique. Que fit-il ? Que dit-il ?         Il vit que ce moqueur Par la langue donnait un démentir au coeur ; Et pour gauchir au coup qui tramait se disgrâce, Au lieu de s’échauffer il parut tout de glace. Pour vos raisons, dit-il, le Conseil les verra, Et pour l’hymen du Roi le ciel y pourvoira ; D’intérêt il s’en tu, avec indifférence, Et (l’Infante arrivant) finit leur conférence. Ce n’est pas tout, prends garde à ne rien déguiser. Je dis tout ce de quoi je me puis aviser. C’est Néarque.         C’est moi, je suis rien tout à l’heure : Mais Armide est-ce ici que tu vis leur demeure. C’est bien en cet endroit qu’un effort surhumain Fit rapporter les fruits attachés de ma main, Suivant l’histoire au vrai que je vous en ai faite : Mais je ne sais pas bien l’endroit de leur retraite. Vois-tu bien là Trophime ?         Il fut à l’impourvu Oculaire témoin de tout ce que j’ai vu. Ne doit-il pas au Roi quelque reconnaissance À raison de l’État dont il prit sa naissance. Peut-être est-ce bien lui qui vous a fait savoir Comme j’ai les joyaux que vous désirés voir. Armide, cher Armide achève ton ouvrage, Et crois que tu ne peux m’obliger davantage ; Tu te verras chargé de présents tous royaux, Si tu peux m’apporter ces précieux joyaux. Je le puis : car je tiens ces beaux pendants d’oreille, Ces perles à ravir, ce collier de merveille. Tous ces joyaux sont tiens ; mais tu nous les vendras, Et nous les recevront au prix que tu voudras. Mais ?         J’engage ma foi pour te tirer de crainte, Que tu seras traité sans fraude et sans contrainte. Va, cher Armide, cours, ne perds pas un moment, Je t’attends chez Mogale en mon appartement. Or sus, avez-vous bien compris notre langage. Non.         J’ai pourtant besoin de votre témoignage. Armide a déclaré qu’au soir un étranger (C’est Gerberne sans doute) afin de l’obliger À ses provisions, lui fit grande largesse Des joyaux que je tiens être de la Princesse. Je te prie pourtant de t’avancer exprès Pour le suivre de l’oeil et le tenir de près. Faut-il ouvertement me mettre à sa poursuite. Non : mais à l’oeil au guet obvier à sa fuite. Si j’y faisais besoin me voici prêt d’aller. Non, ne t’écarte point ; car je veux te parler. Antelme suffira je connais sa prudence, Et n’y veut employer que sa seule présence. J’y suis.         Si tu connais qu’il ne s’écarte pas, Viens-t’en aussi chez moi le suivant sur ses pas. Je suis les bons avis que j’ai pris de ta bouche, Quand je t’ai fait savoir que l’affaire me touche. Mon Trophime tu m’as tiré d’un grand souci, Sais-tu bien leur séjour ?         Il n’est pas loin d’ici. Mais pour l’endroit certain nous le saurons d’Argante ; Car je ne l’ai pas vu : mais c’est lui qui s’en vante. Pour ces divers secrets il faut l’entretenir, Il les a racontés et dois les maintenir. Mais tantôt vous m’avez payé le bon office Que je vous ai rendu par un peu de caprice. Je l’avoue, il est vrai, je me suis échappé ; Mais tu me pressais trop, et j’étais occupé : Après t’avoir ouï je voulais voir Armide Pour savoir de sa bouche où Gerberne réside, Quels joyaux en ses mains il peut avoir remis, Et tu peux témoigner qu’il me les a promis. Pour ce lieu de séjour je ne sais s’il m’affronte ; Mais il dit comme toi qu’Argante en rendra compte. Sachons donc maintenant par un plus doux rapport, Pourquoi le Roi s’est fait conduire en notre port. Ne sais-tu pas encor la fin de cette histoire ? Non pas entièrement.         J’ai peine de le croire. Je connais son esprit, en un bruit si courant Il est trop curieux pour en être ignorant : Mais si tu promets d’écouter et te taire, En son entier récit je te vais satisfaire. Je ne dirai plus mot.         Voici son résultat. Mogale (à ce qu’il dit) pour le bien de l’État, A mis en tête au Roi d’épouser la Princesse. Elle n’y consent point ; et d’autant qu’on la presse, Comme j’étais au temps de faire un cours en mer Pour venir en ces lieux, sur le point de ramer Gerberne m’envoya de n’ouvrir point mes voiles Que la nuit à jour los n’eût ouvert ses étoiles ; Et qu’ayant résolu de courir en même eau, Il viendrait lui quatrième entrer dans mon Vaisseau. Il y vint avec trois que je cru sa famille, Savoir un Écuyer, et sa femme et leur fille : Moi qui ne vois Dublin qu’en mon tour et retour, Et qui dois ignorer ce qui se passe en Cour, Pour avancer mon gain accueillis cette troupe, Et j’ai conduit ici toujours le vent en poupe, Mais lorsque mon Vaisseau fut réduis au pays, Mes matelots et moi fûmes bien ébahis De nous voir arrêtes, et par un Commissaire Enquis du cours en mer que nous venions de faire : Mais ayant déclaré que d’un trait bien léger J’avais conduit Gerberne en ce port étranger, Et dépeint à peu près ceux de sa compagnie, Ma déclaration ne fut pas impunie. Mis en prison, aux fers, tout seul, bien empêché À rêver à part-moi quel était mon péché. Enfin à demi-mort, tremblant, défait et blême, On me sort pour ouïr cet Arrêt du Roi même : Qu’atteint et convaincu de l’horrible attentat D’avoir traduit par eau l’Infante hors de l’État, J’étais digne de mort ; et que sa seule quête Par un heureux succès pouvait sauver ma tête ; Et qu’au Vaisseau du Roi je serais devenu Pour reprendre avec lui le cours devant tenu, Laissant en son pouvoir pendant notre voyage Ma femme, mes enfants, et mes biens en otage. Je l’ai fait, cher Trophime, et nous sommes au port Qui me doit rapporter ou la vie ou la mort. Je te laisse à penser me voyant à la veille De mourir, en dormant s’il faut que je sommeille. Je vais, je viens, je cherche et cours de tous côtés Pour apprendre où nos gens peuvent s’être écartés. Mais tu m’en as donné des nouvelles certaines, Armide est encor prêt à me tirer de peines De l’Arrêt que je crains.         J’en prévois le succès, Et vous ferai bientôt gagner votre procès. Comment ?         Reposez-vous sur une brève attente, Et pensons seulement à visiter Argante. Allons donc, cher Trophime, et pensons à le voir. Allons, je vous promets d’y faire mon devoir. En auront-nous l’affront, que deux âmes subtiles Rendent tous mes efforts et tes soins inutiles ? Je te l’ai dit assez, ton conseil m’eût aidé Si ton raisonnement avait bien succédé, Mogale, si les Dieux n’eussent pris jalousie De mon bonheur, entre eux ma place était choisie : Tu pensais à mon bien, et veillait d’un bon oeil Pour alléger mes maux et raccourcir mon deuil ; Pour l’adoucissement de cette mort amère, La fille eût réparé le défaut de la mère. En ce rencontre heureux le Ciel m’aurait rendu Avantageusement ce que j’avais perdu : Mais quoi ! Pour mon malheur contre ta vigilance, Ce sorcier et ma fille étaient d’intelligence, J’en suis au désespoir.         Sire les mêmes lois Données pour les Dieux sont faites pour les Rois. Vous n’auriez pas souffert ces horribles dommages, Si Gerberne à nos Dieux eût rendu ses hommages ; Mais étant sans respect pour leur divinité, Il l’est pareillement pour votre Majesté. Et des impunités il forme un privilège De commettre hardiment ce double sacrilège : Son crime est sans exemple, et l’excès de ces torts Faits à vous comme aux Dieux, méritent mille morts. Je veux te le donner pour en faire justice, Et punir ses forfaits par un digne supplice : Il en mourra, le traître, et ses enchantements Ne l’exempteront point des justes châtiments, Une crainte pourtant me tient dans les alarmes, Que je ne perde point ma fille par ses charmes ; Que l’ayant abreuvé de ce mortel poison, Il puisse lui ravir le sens et la raison. Sire, je ne crois pas que le Ciel y consente, Perdons le criminel et sauvons l’innocente. Pauvre fille ! As-tu pu confier tes beautés Au pipeur hameçon de ses déloyautés ? N’appréhendais-tu point, innocente Princesse, D’exposer à tout vent la fleur de ta jeunesse ? Ce chef-d’oeuvre du Ciel ne vous est point ravi, Le plaisir est plus doux qu’il est plus poursuivi. Sire, n’en doutez point, ses petites caprices Rendront plus savoureux les fruits de vos délices. Vous pourrez compenser, et sans guère courir, Le mal de la poursuite au bien de l’acquérir. Quel ordre y donnes-tu ?         L’affaire s’en va faite, On a presque trouvé Gerberne et sa cachette. Indulphe avec Lugtace, esprits les mieux leurrés, Visitent de ma part les lieux plus égarés. Néarque ne dort point, et pour laver son crime Il a reçu du Ciel le secours d’un Trophime, Irlandais naturel, qui pensant faire un tour Ici depuis vingt ans y fixa son séjour ; Et s’en trouvant pourvu d’une ample connaissance, Il l’emploie en faveur du lieu de sa naissance ; Et par ce qu’il a su de divers habitants, Il nous a découvert des secrets importants : Qu’un Armide qui tient une pauvre Taverne, Hier sur le tard fut vu traitant avec Gerberne, Qui le sollicitait de pourvoir à sa faim, Lui mettant pour l’achat, or et joyaux en main : Qu’aussitôt le suivant avec certain Argante, Il n »avait pas atteint sa demeure présente : Mais que son compagnon en courant plus avant, En était ce matin revenu plus savant : Et c’est de celui-ci, par un bonheur céleste, Que nous sommes au point d’apprendre tout le reste. On cherche cet Argante, et votre entier plaisir Succédera bientôt à tout votre désir. Plus je puis espérer, plus mon désir s’augmente, Qu’on s’avance à chercher et trouver cet Argante. Je crois que c’en est fait.         Enfin si son rapport Ne me rend tout mon bien j’ai fait naufrage au port : Ô port ! Ô noble port ! Magnifique rivage Tu peux t’enorgueillir de ce pompeux naufrage Que tout le sang royal d’Irlande en un moment, Ait trouvé chez toi son ancien monument. Ô rochers ! Ô sablons ! Ô montagnes ! Ô plaines ! Hâtez-vous d’alléger ou d’abréger mes peines ; Adoucissez, ou bien raccourcissez mon sort, Ou rendez-moi ma vie, ou donnez-moi la mort. Tous les lieux sont battus par des courriers fidèles, Sire, et même je crois qu’en voici des nouvelles. Et bien Néarque ; enfin as-tu bien exploité ? Me rendras-tu bientôt ce que tu m’as ôté ? Pour trouver le sujet des quêtes ordonnées, Sire, tous les moments me semblent des années, À m’en donner le soin vos ordres m’ont pressé D’autant plus que sur tout j’y suis intéressé. Autrefois (sans savoir) si j’ai pu vous déplaire, Je sais que maintenant je puis vous satisfaire. Pour me laver du crime innocemment commis, Le Ciel juste a daigné me fournir des amis, Et même par bonheur m’a pourvu d’un intime Irlandais naturel, qu’on appelle Trophime. Mogale m’en parlait.         Sire, par la rigueur De mon Arrêt donné je vivais en langueur ; Mais je vis maintenant dans une douce attente. Et bien par ton Trophime as-tu pu voir Argante ? Sire, il m’a bien conduit chez lui pour le chercher ; Mais un léger soupçon l’a fait fuir et cacher. Comment ?         On lui a fait craindre votre colère, Que son secret serait puni de la Galère, Qu’on le mettrait aux fers, ou tiendrait en prison ; Ce qui l’a fait trembler et vider la maison. Tu ne l’as donc pas vu ?         Non, Sire ; mais j’estime Que maintenant il est découvert par Trophime, Qui sait l’endroit auquel il doit s’être arrêté, Et prétend l’amener à votre Majesté, Son ombrage guéri d’être en votre disgrâce. Quels sont encor ceux-ci.         Indulphe avec Lugtace, Qui se sont mis aux champs pour connaître les soins Qu’on a du fait présent, et m’en être témoins. Que dit-on de nouveau ?         Sire, on a vu Gerberne Qui loge avec Gélase au fond d’une caverne, Et vis-à-vis, avec un peu d’éloignement, L’Infante et sa Nourrice ont pris leur logement. Quel Palais !         Et pourtant l’Infante hors sa Cabane, Vue dans ses attraits fut prise pour Diane, Qui pour quelque secret descendue des airs, Fait gracieusement son Ciel de ses Déserts ; Et jamais on ne vit une Nymphe plus belle. Quel Ciel ! De qui peux-tu savoir cette nouvelle ? D’Argante, qui se dit même avoir visité Tout l’endroit par ce train fraîchement habité. D’Argante ? Que dit-il ?         Sire, sur cette affaire Lui-même entretenait certain originaire Irlandais.     C’est Trophime.         Il le nommait ainsi En le sollicitant de venir jusqu’ici, Protestant le servir d’une escorte royale, Et lui persuadant de venir voir Mogale. Lugtace, y étais-tu ?         Sire, j’ai bien ouï Ce devis tout entier et m’en suis réjoui, Voyant que le travail n’est plus de longue haleine, Et que tout se dispose à vous tirer de peine. J’atteste de surplus qu’Antelme a retiré D’Armide le trésor par Gerberne égaré, Des joyaux dont le prix est de valeur immense, Lui délivrant pour eux fort peu de récompense. Qu’en fait-il ?         Il attend Néarque pour les voir, Et nous avons promis le lui faire savoir. Votre Majesté cois ce que Mogale attente, Dissipant à plaisir les joyaux de l’Infante. Va, Néarque, va-t’en retirer ce trésor, Je te l’ai déjà dit et le répète encor, Il y va de ton sang, fais finir mes souffrances, Je te perds avec moi perdant mes espérances : Ouvre et jette les yeux de l’un à l’autre bout, Dépêche, avance-toi, cherche et fouille partout, Élève tes regards sur les plus hautes cimes, Baisse-les si tu veux aux plus profonds abîmes, Contourne tous les champs, écume les marais, Éventre las rochers, renverse les forêts, Rencontre si tu peux quelque heureuse aventure Qui puisse terminer le travail que j’endure. Quoi qu’il puisse arriver je m’en prends à ton chef, Toi seul m’en rendras compte, et prends derechef Qu’il y va de ton sang ; le succès de ta quête Te doit ou relever ou renverser la tête. J’espère vous donner sujet de m’épargner Si le secours du Ciel daigne m’accompagner. Sire, on peut bien juger des choses avancées, Que votre ordre est le but de toutes mes pensées. Va : je suis sans repos dans tous ces embarras. Prends-en le soin, Mogale, ainsi que tu verras. Argante veut te voir, Trophime te désire, Donne-leur audience, et que je me retire. Je vais rêver chez moi quand je devrai sortir, Tu sais que ton devoir t’oblige à m’avertir. Me voici donc portant le faix de tout l’affaire, Chargé de tous les soins sans pouvoir m’en défaire. Dans cet état je cours risque en mille sujets D’être mal vu du Prince et blâmé des Sujets, Si le succès du fait ne répond à l’attente Il faut que de moi seul chacun se mécontente. Si parfois quelque chose arrive de rebours, Je suis cause de tout dans les communs discours. Le Roi porte la paix, je porte le scandale ? S’il va bien, c’est le Roi, s’il va mal c’est Mogale : Sans avoir recherché ces illustres honneurs, Leur acquêt nous acquiert le nom de suborneurs, Ainsi nous ne croissons qu’au péril de décroitre, Paraissant en éclairs tous prêts à disparaître. Vous autres qui marchez pied à pied dans la Cour, La fortune a pour vous son tour et son retour : Mais courant avec elle et tombant dans ma course, Je ne puis que me perdre, et périr sans ressource. Ce beau discours n’est fait que pour nous éprouver : Mais tout ce qu’il conclut pourrait bien arriver. Indulphe, qu’en dis-tu ?         Sans doute la fortune Est toujours à courir d’une course importune, Et souvent son contour fait perdre en un moment Le progrès qu’on a fait dans tout son mouvement : Mais pour faire envers vous que ce change ne joue, Votre esprit a fixé d’un clou d’airain sa roue. Tu sais le chatouiller.         Les plus rares esprits Qui vivent dans ce cours y sont bien entrepris, Gerberne en est témoin, son sort que je contemple Dans ces extrémités me peut servir d’exemple. Que pouvait-il prendre en son illustre emploi, Il marchait à peu près d’égal avec le Roi ? Dans un comble d’honneur la fortune riante L’avait fait gouverneur et père de l’Infante. Du haut de ces honneurs qu’il couvrait sous ses pas, Il s’est précipité dans un honteux trépas. Sans doute il est perdu ; mais bien qu’il soit coupable, J’ai le coeur attendri d’un sort si déplorable. Le Renard.         S’il m’est cru c’est par ce clou d’airain Qu’il pouvait bien fixer son bonheur souverain : Ce mortel accident d’un homme si habile Est digne de nos pleurs.         Ô pleurs de Crocodile ! Lugtace, qu’en dis-tu ? Doit-on le regretter ? Sur sa démangeaison je m’en vais le gratter. Pour moi je ne vois pas un sujet de le plaindre, Et moins encor aux pleurs saurais-je me contraindre. Son horrible attentat qu’on ne peut contester, Dans ce notoire excès n’est plus qu’à détester. L’injure faite au Roi jointe à sa contumace, À nos Dieux n’a besoin de pitié ni de grâce. Pour se perdre il a fait jouer tous les ressorts, Et s’est de gré rendu digne de mille morts. C’est juger sainement, son forfait détestable Mérite que le Roi lui soit inexorable. Il est digne de mort.         N’en sais-je pas donner. Pour ce crime le Roi ne peut lui pardonner. Il est digne de mort.         Le voilà bien en chance Depuis que nous avons approuvé ce qu’il pense. Tu fais un jugement bien entier et bien fait. Te voilà bien en Cour en flattant son dessein. Ce crime va trop loin, il faut qu’on le réprime. Quels sont ceux que je vois ?         C’est Argante et Trophime. Trophime tu vaux trop, ton bien va prospérer, Sans doute que le Roi te doit considérer Pour tes fidélités. Quant à toi, mon Argante, Que crains-tu ? Quel sujet t’a donné l’épouvante ? Le Roi t’estime ainsi qu’on te peut avoir dit, C’est pourquoi tu te fais bien chercher à crédit. On ne veut que savoir par un franc témoignage, Ta course du matin et le fruit du voyage. Qui l’a mis en l’esprit que ton retardement T’eusse fait préparer un mauvais traitement, Le Roi te donnerait un injuste salaire. Je sais que je n’ai pas mérité sa colère ; Mais si quelqu’un croyait que je fusse tenu De retourner au lieu d’où je suis revenu, On n’y doit pas penser : car je mourrais sans doute Si j’osais derechef reprendre cette route. Tu mourrais ? Tu seras pourvu d’un bon secours Contre tous les dangers et des Loups et des Ours. Pour ce voyage entier en toute sa durée, On te fera partout une escorte assurée. Ce n’est pas la fureur de tous les animaux Qui me tient en frayeur, je crains de plus grands maux. Et quels ?         Qu’un Dieu nouveau ne s’arme de la foudre Pour m’écraser et me réduire en poudre. Tu crains donc ce beau Dieu qui par tout son effort N’a pu se garantir lui-même de la mort. Je le crains ; car j’ai vu comme un spectre homicide A traité de sa part les deux voleurs d’Armide, Qui les a fait marcher par un meurtrier courroux, Afin d’en requérir le pardon à genoux. Ce Dieu doit être grand, puisque sa fureur dompte Des hommes enragés.         Armide en fait le conte. Trophime en est témoin.         Je dois faire l’aveu De ce fait plein d’horreur, car mes deux yeux l’ont vu. De plus ayant voulu voir où Gerberne habite, Et m’étant avancé pour en faire visite, Coup sur coup menacé d’un tonnerre grondant, J’eus peine à m’échapper d’un mortel accident ; Et lors même saillit tout autour de la roche Un feu prêt à brûler quiconque s’en approche. Je me sens effrayé seulement d’en parler, Et déclare partant que je n’y puis aller. C’est une illusion par laquelle Gerberne Pense mettre à couvert l’endroit de la caverne : Mais ce fantôme vain qui le tient occupé, Serait par un bon coeur aussitôt dissipé. J’ai du coeur : mais je veux savoir à qui m’en prendre, Et de condamner un Dieu je ne puis l’entreprendre. Oui da : mais un esprit ombrageux bien souvent Se feint des ennemis de fumée et de vent. Trophime es-tu craintif ?         Je ne saurais vous feindre, On ne doit pas chercher des sujets qu’on doit craindre. Mais ceux qu’Argante dit investir ce rocher De Gerberne.         Ils sont plus à craindre qu’à chercher. Et si pour châtier son crime irrémissible Il faut tout hasarder à tenter l’impossible, Nous empirons nos soins voulant le provoquer De s’en rendre témoin pour rire et s’en moquer Tu sers ton compagnon tenant pour véritable Ce Rocher enrichi de son illustre fable. Quand je pourrais tenir tout ce qu’il dit pour vrai, Si pourtant il y veut aller je le suivrai ; Et serais bien marri qu’un autre en cette affaire Fît un service au Roi mieux que je lui veux faire. Tu marcherais assez si tu n’es arrêté Par la même valeur qu’Argante t’a prêté Un guide pour couvrir ta crainte est ton refuge. Indulphe, qu’en dis-tu ? Je t’en laisse le juge : Crois-tu qu’en ce péril son sang soit prodigué Si quelque avant-coureur ne lui sonde le gué. Je ne sais ce que c’est ; mais un douteux naufrage Présumé d’un Rocher, fait fléchir son courage : Et puis Trophime est franc, il craint d’être menteur S’il promet d’y marcher sans guide et conducteur. Et toi, Lugtace ?         Il craint par raison qu’il n’y faille : S’il ne sait pas l’endroit où voulez-vous qu’il aille ? Argante l’ayant vu pourrait le divulguer ; Mais y courir sans lui, ce n’est qu’extravaguer. Argante s’en dédit, il y tonne, on y brûle, Et fait par son récit que chacun s’en recule : C’est ainsi qu’en beaux mots l’esprit se contrefait, On veut aller en langue, on s’arrête en effet. De bouche on le promet, de coeur on le refuse, Et même en promettant on minute une excuse, S’il faut offrir, ce n’est que bonne volonté ; S’il faut exécuter, ce n’est que lâcheté : Cependant de nos gens la recherche arrêtée, La volonté du Roi n’est pas exécutée. Qu’y faire ?         Peu de fait nous tient bien empêchés, Un plus grand bruit tiendrait nos fuyards plus cachés. Les personnes qu’on tient si puissantes en charmes, N’ont qu’à se réveiller au cliquetis des armes, Et c’est se préparer à quelque honteux défaut Que les vouloir forcer et prendre par assaut. Il faut pour réussir en pareille entreprise, Les tirer à l’écart et saisir par surprise. Gerberne pour l’achat et l’avance du prix De ses provisions peut bien être surpris ; Car la nécessité l’attache et tient en bride, Pour venir recevoir ici le port d’Armide : Les autres négligés en toute liberté Pourront bien s’essorer en ce champ déserté, Et venant de leurs monts prendre l’air de la plaine, Ils seront investis et retenus sans peine. En voilà le moyen, dont chacun peut juger Qu’on les arrêtera sans peine et sans danger. Pour un peu respirer et se donner carrière, Sans doute ils sortiront du clos de leur tanière. Je crois qu’en ce faisant on ne peut faire mieux. Il y faut donc veiller et bien ouvrir les yeux, On l’a promis au Roi : gardes qu’on ne s’oublie À lui rendre au plutôt la promesse accomplie. Mon cher Époux, seul entretien De mes jours solitaires, Affranchissez l’État Chrétien Des puissances contraires ! Et par le prix du sang Versé de ce beau flanc, Donnez la force à mes paroles Pour renverser l’État Où l’ancien apostat S’intronise par ses Idoles. Les cruelles pointes des clous Dans ce bois enfoncées, Qui firent les aimables trous De vos mains transpercées, Fassent que les pervers Trouvant vos bras ouverts Y courent comme à leur refuge ; Où changeant leurs habits De loups faits des brebis, Fassent leur père de leur juge. Vos beaux pieds réduits aux arrêts Des peines endurées À chercher parmi les forêts Vos brebis égarées, Fassent par les tourments Soufferts aux mouvements De leur amoureuse poursuite, D’un rencontre achevé Que le monde sauvé Se maintienne dans leur conduite. Le fer meurtrier qui fit le jour À ce coeur plein de flammes Pousse les feux de son amour Dans le fonds de nos âmes : Douloureuse chaleur, Chaloureuse douleur Fais qu’aimant comme étant aimée, Par un dernier effort Et d’amour et de mort Je brûle et je suis consommée. Faites enfin mon doux Sauveur Que voulant être vôtre, Pour jouir de cette faveur Je ne sois à point d’autre : Et n’ayant plus que vous Pour père et pour époux Parmi les rigueurs temporelles Qui s’offrent à mes yeux, Mon âme coure aux Cieux Chercher vos douceurs éternelles. Non non, je n’appréhende pas Le tourment et la peine, Attachant mes yeux sur les pas D’un si cher Capitaine : Pour suivre le parti D’un Dieu anéanti Je cours et m’avance en la lice, Et sous ses doux attraits Je veux boire à longs traits L’amertume de son calice. Je combattrai mes ennemis À mêmes avantages, Puisque vous les avez soumis En souffrant leurs outrages : J’irai d’un front de fer Attaquer tout l’Enfer, Et pour combler mes espérances Je vaincrai leurs efforts En souffrant mille morts À la vue de nos souffrances. Le monde nous promet çà bas La paix et les délices, Où vous conduisez aux combats Des croix et des supplices ; Mais le monde nous ment Et pousse en un moment Dans une fin abandonnée, Où vous seul augmentez Ce que vous promettez D’une éternité couronnée. Quel feu, quel signe, qu’est ceci ? J’entends, j’entends mon heure, Vous le voulez donc mon souci, Vous voulez que je meure : Je le veux, je le veux, Je vous offre mes voeux, Mon Dieu, soutenez mes alarmes, Et soyez en ma main Contre un père inhumain, Mon bouclier et toutes mes armes. Qu’est, qu’est-ce, qu’est ceci ? Ma raison et ma voix Tombent en désarroi voyant ce que je vois. Est-ce bien là ma Dipné, est-ce là cette belle, Le miroir des beautés : non non, ce n’est pas elle. La poitrine me bat ; ô coeur lâche et poltron Apaise, apaise-toi, regardant ce patron. Sont-ce là ces yeux dont l’aurore jumelle Faisait naître mes jours : non non, ce n’est pas elle. Que crains-tu, pauvre fille, ayant le Roi des Rois Qui te met à couvert sous l’ombre de sa Croix. Est-ce là cette bouche où le baiser fidèle M’eût mis au rang des Dieux, non non, ce n’est pas elle. Si le sang ne ment point, pourtant je ne sais quoi Me dit au fonds du coeur que ce sang est à moi. Reconnais bien ton sang ; ô nature cruelle ! C’est ma Dipné : ce l’est ? Mais non ce n’est pas elle. Qu’est devenu le train qui suivait ses appas. Chère Dipné, est-ce vous ?         Non, je ne la suis pas. Ô Dieux ne souffrez pas que ce malheur m’advienne ! Vous n’êtes pas mon sang ! Quoi donc ?         Je suis Chrétienne. Et ta loi t’apprend-t-elle à résister aux Rois, Je te ? Mais hélas ! Non, mille fois j’en mourrais : Mais sans doute il faut bien que le Ciel me retienne, Aie pitié de moi mon coeur.         Je suis Chrétienne. Sois ce que tu voudras, les Dieux me sont témoins Qu’en ton aveuglement je ne t’aime pas moins : Mais mon plus cher souci tourne sur moi ta face, Et soulage mes maux d’un mot de bonne grâce. Ouvre-moi ton beau sein et rends-le possesseur De mon Sceptre et de moi par un trait de douceur. Vois mes yeux de tes yeux, et les feux de tes charmes Tariront aussitôt les sources de mes larmes. Joins ma main à ta main.         Tout beau, ce que je tiens Vous apprend que ma main est au Dieu des Chrétiens. Veux-tu pas ma Couronne ?         Abus, le Diadème Du vrai Roi que je tiens est celui seul que j’aime. Veux-tu pas un Époux ?         Un seul de mes cheveux N’appartient qu’à l’Époux que je tiens et je veux. Prends de moi cet anneau qui par sa forme ronde Ne doit que couronner le plus beau doigt du monde. En ce beau corps cinq trous de pourpre environnés Rendent de cinq anneaux tous mes doigts couronnés : Car c’est en cet endroit par des noces austères Qu’on s’épouse en la foi de nos sacrés mystères. Épouse, ma Vénus, quelqu’un qui soit plus doux. C’est la vraye douceur qu’avoir Dieu pour Époux. Qu’espères-tu de lui qu’une misère extrême, Puisqu’on sait qu’il n’a pu s’en garantir soi-même. On ne voit en ce bois de ce Dieu prétendu, Qu’un portrait de gibier, et celui d’un pendu. Princesse de beauté, change-moi ce fantôme, Pour un époux royal qui t’apporte un Royaume. Retirez-vous de moi.         Me reconnais-tu bien ? Ou vous êtes mon père, ou vous ne m’êtes rien. Ce cher Époux qui peut souffrir votre blasphème, Ainsi traité qu’il est, c’est celui seul que j’aime, Veux-tu m’épouser ?         Pour vous tirer d’erreur, J’épouserais plutôt le moindre Laboureur. Étant si tendre à tous, me voyant ton plus proche, Peux-tu contre moi seul avoir un coeur de roche. Oui, vous m’êtes trop proche.         Ô Dieux ! Le coeur me fend À ces mots ; mais pourquoi ?         Ma loi me le défend. Ô détestable loi ! Faut-il que je la tienne ? Non non, je ne suis pas Chrétien.         Je suis Chrétienne. Mais qui doit de nous deux faire observer la loi ? La fille étant Sujette, ou le Père étant Roi. Ce Dieu notre vrai Roi doit être sans réserve Reconnu le premier en ses lois que j’observe ; Ma mère dans ses jours vous en put dire autant. Elle vivait contente, et j’en étais content. Que ne me souffrez-vous en sa même croyance. Je vous y souffrirais en même concurrence : J’agréais son plaisir et c’était mon devoir, Puisqu’elle partageait avec moi mon pouvoir : Mais je puis en tout cas contraindre une personne Qui ne m’égale point au droit de ma Couronne. Puis-je la posséder ?         Ce sont là tous mes voeux, Et pour l’avoir tu n’as qu’à dire je le veux : C’est toi seule qui peut et qui doit y prétendre, Je te l’offre, ma Dipné, et tu n’as qu’à la prendre. Et ma foi ?         De ta foi ne touchons pas ce point, Étant égale à moi je ne te contrains point, Je te veux bien Chrétienne, et te promets encores De mettre entre mes Dieux le Dieu que tu adores. Vos plus parfaits désirs excèdent en défauts. Vous parlez de mêler le vrai Dieu dans les faux, Ou mon Dieu dans vos Dieux ; c’est rendre sociables Le jour parmi les nuits, ou Dieu parmi les diables. Je vous regarde en Reine en un droit hérité D’agir et de parler en Souveraineté. Faites que par ce droit votre foi se maintienne ; Soyez Reine si vous voulez être Chrétienne. C’est tout ce que je veux.         Que ce mot est charmant, Les Dieux ont attendri ce coeur de diamant. Sus donc que ma Junon paraisse en Souveraine, Que la moitié d’un Roi se fasse voir en Reine. Où sont tous ses atours.         Holà : tout beau, holà ; Je veux être Chrétienne, et ne veux que cela. Je dis et le redis, afin qu’on s’en souvienne, Je ne veux que cela (parlant d’être Chrétienne.) Qu’on l’habille : ces mots ne font que m’enseigner Qu’elle veut et qu’il faut la contraindre à régner. Ou vous feignez, ou j’ai grand sujet de me plaindre, Me regarder en Reine et vouloir me contraindre. Qu’on l’habille.         Profane, ôtez-moi ces atours, Et ne me ravis point l’objet de mes amours. Quel traitement de Roi à l’endroit de sa fille. Soyez Reine.     Je suis Chrétienne.         Qu’on l’habille. Mon père, mon cher père, où j’ai tout mon recours ! Mon Gerberne venez, courez à mon secours. J’y suis, ma chère fille.         Il est temps d’y paraître ! Que craignez-vous ayant en main votre bon Maître. On me le veut ravir.         Il est vrai qu’on le veut : Mais si vous ne voulez, tout l’Enfer ne le peut. Craignez-vous ?         Hélas ! Non : mais je souffre un outrage Où l’ai besoin de vous pour me donner courage. Cher père !         Chère fille ! Il vous faut sans arrêt Penser que Dieu pour soi prendra votre intérêt. Est-ce là ce cher père, et qu’il a bonne grâce ! Monstre infâme oses-tu t’exposer à ma face, Et te jouer avec un horrible attentat De moi, de ma famille, et de tout mon État ? Qu’est devenu ton front ? Fais-tu si peu d’estime De m’avoir irrité par l’horreur de ton crime ? De quel oeil me vois-tu, perfide et déloyal, Atteint et convaincu d’un rapt de sang royal ? As-tu cru par raison cette faute commune, Rêve-là si tu peux, et m’en donne quelqu’une, Tigre ?         J’obéirai puisqu’il m’est commandé, Sire, et rendrai raison de notre procédé. Je ne produirai point de légères excuses, Et ma face et ma voix ne seront point confuses, Assuré du secours que Dieu me doit fournir, Puisque traitant sa cause il doit la soutenir, Le feue Reine allant voir la Cité triomphante, Sous votre bon plaisir me chargea de l’Infante. Vous me fîtes tous deux commandement exprès, De n’avoir autre soin qu’à la veiller de près, Pour cultiver ses moeurs, et d’une ardeur fidèle L’assortir des vertus qui fussent dignes d’elle. Dieu la relève, Sire, aux plus hautes vertus, L’ayant fait triompher des Démons abattus. Pour l’honneur il n’en est point qui ne lui convienne, Elle est toute d’honneur.         Je suis toute Chrétienne, C’est tout ce que je suis.         Ce mot porte en effet La leçon que la Reine en mourant lui a fait. En ce terme divin est compris le sommaire De tous les saints discours de cette aimable Mère : Car comparant le Temps avec l’Éternité, Et cet état de mort à l’immortalité ; Ma Dipné (lui dit-elle) attendez des fortunes Que le Ciel vous réserve au-delà des communes. La Terre est trop petite au coeur bien étendu ; Si vous la méprisez tout le ciel vous est dû. C’est là, ma chère fille, où vous devez prétendre ; C’est notre vrai Royaume où je vais vous attendre : Et pour y parvenir sans arrêt ou défaut, Soyez Chrétienne, et vous aurez tout ce qu’il faut. Je la suis, chère Mère, et la serai sans cesse. Ce sont les derniers mots que sa même Princesse Employa, promettant d’abjurer les faux Dieux Dont la Reine contente acheva ses adieux. Vous étiez présent, Sire : et c’est à vous de croire Si je conte une fable ou récite une histoire. Où veulent aboutir les discours que tu fais, Prétends-tu d’en couvrir l’horreur de tes forfaits ? La Reine t’honora, donc la raison t’ordonne Que tu sois un méchant d’autant qu’elle fut bonne. Voilà bien raisonné ?         Je n’ai fait qu’obéir, Sire, et vous le saurez, s’il vous plaît de m’ouïr, Elle me commanda.         De perdre ma famille, De ruiner mon État.         De sauver votre fille. Et ne diras-tu pas encor qu’elle voulut Te faire ici chercher le port de son salut : Et pour t’accommoder à son humeur légère, Qu’il fallait lui trouver cette terre étrangère. Pour le port je n’ai pu lui trouver de meilleurs, Ayant su qu’on avait conclu sa perte ailleurs. Où donc ?     Chez vous.     Comment ?         Par le conseil infâme Qu’on avait donné d’en faire votre femme. Souffrirai-je toujours cet objet odieux, Qu’on s’avance à tirer ce tigre de mes yeux. Chère Princesse, au Ciel faut-il enfin nous rendre Au Ciel, au Ciel, au Ciel, où je vais vous attendre. Ton Ciel soit l’échafaud d’un infâme trépas. Va, traître, marche, cours, et ne l’attends pas. Ma Reine je le veux mesurer à son aulne. L’échafaud soit son Ciel, le vôtre soit mon Trône. Il fallait faire enfin périr ce suborneur Qui troublait mon repos et perdait votre honneur. Grand Dieu !     Qu’avez-vous donc ?     Dieu d’amour !         Quel langage ! Doux Sauveur !     Qu’est cela ?         Quel étrange carnage ! Faites-nous mieux paraître un esprit consolé. Recevez cet agneau qui vous est immolé. Je ne vous comprends point.         Ô sanglante journée ! Quel effroi vous saisit ?         Cette âme est couronnée : Courage, c’en est fait, et ce sang précieux, D’un effort tout-puissant s’est ouvert tous les Cieux. Cher père, jouissant de la gloire divine, N’oubliez pas ici votre pauvre orpheline. Ma Reine où pensez-vous, vous ne me dites mot ? J’y consens de bon coeur, nous nous verrons bientôt. Où suis-je ? Qu’est ceci ? Qu’avez-vous à me dire ? Et bien il est vivant nonobstant son martyre. Sire, Gerberne est mort.     Il vit.         Ce jour honteux Affranchit votre Cour d’un homme dangereux, Et dans son sang s’éteint.         S’allume.         La mémoire D’un Courtisan rempli de honte.         Plein de gloire. Non, non, il n’est pas mort, et ne mourra jamais, Glorieux Courtisan du Céleste Palais. J’ai vu de mes yeux doux sa tête condamnée, Trempée dans son sang.         Je l’ai vue couronnée. Mais s’est-il reconnu ; m’a-t-il crié merci ? De quoi ?     Taisez-vous.         Sire, il est mort endurci. Je me tais ; mais le Ciel en souffre violence, Et par la voix d’autrui remplira mon silence. Il est vrai, le dirai-je, oserai-je parler ? Parle.         On a vu des prodiges en l’air. Quels prodiges ?     Je crains.         Parle, dis-je, et t’apprête De ne rien déguiser ou de perdre la tête. Sire, je l’ai vu mort, et pourtant ce Sorcier N’eût pas prêté le col au tranchant de l’acier, Que nous fûmes soudain contraints à tourner face Aux prodiges nouveaux arrivés sur la place : Car dans un long rayon on vit fondre d’en haut Deux couronnes en l’air fixées sur l’échafaud, Éclatantes en feux d’une étrange merveille ; L’une en couleur de sang, l’autre blanche et vermeille. Mais ayant ébloui nos yeux par mille éclairs, La teinte en sang reprit son chemin par les airs ; L’autre sans s’émouvoir constante à notre vue, En son premier arrêt demeure suspendue. Il est même au pouvoir de sa Majesté D’avoir les yeux témoins de cette vérité. Non non, je ne veux pas pour toutes les caprices De ces enchantements retarder nos délices. Ma Reine, nous n’avons qu’à relever nos jours De ces tristes objets, et combler nos amours : Allons revoir Dublin, où tout l’État s’apprête De notre hymen royal solenniser la fête, Qu’on pense à démarrer et pousser en avant Nos Vaisseaux, déployant tous leurs voiles au vent. Allons.     Allez ; ma Loi.         Ta Loi me désespère. Me défend d’accepter pour mon Époux mon père. Allons, ma Reine.         Allez, mon père, de ma part Je serai mariée avant votre départ. Ne t’opiniâtre plus, de peur que ton courage Ne change ma douceur en fureur et en rage : Mais peut-être ce bois par un charme secret, T’oblige à me tenir ce langage indiscret. Quitte-moi cette Croix.         Non non, plutôt la vie Par votre propre main me doit être ravie. Par ma main ? Tu l’es dit : si je ne suis content Je te ferai connaître où cette main s’étend. Tu me dois obéir, perfide, et ta naissance Ne te dispense point de mon obéissance : Tu me dois obéir, et n’avoir point de loi Ni de religion que celle de ton Roi. Je suis Chrétienne.         Ô Dieux dédis-toi ? Ou je jure Que cette propre main punira ton injure. Je veux vivre chrétienne et Chrétienne mourir. Quoi ? Je perds donc ainsi le temps à discourir. Regarde cette dague, et si ton coeur s’obstine Je l’irai déchirer au fonds de ta poitrine. Je suis Chrétienne.         Or sus, va déloyale, et meurs En la punition de tes noires humeurs. Jésus.         Va, maudit fer, je n’en puis plus, je pâme ; Mes gardes arrêtés, si vous pouvez cette âme ! Où suis-je, qu’ai-je fait, qu’on me rende ce fer Pour m’aider à pousser mon esprit dans l’Enfer ? Mes gardes, s’il me faut vous traiter de prière, De grâce rendez-moi cette dague meurtrière, Pour punir le malheur qu’elle m’a procuré, En perdant mon enfant d’un coup dénaturé. N’avais-je point de bras que pour arracher l’âme Au plus pur de mon sang par cette honteuse lame ? Mon coeur ne vivait que pour meurtrir à tort Un coeur qui méritait d’être exempt de la mort ? N’avais-je point d’esprit que pour lâcher la bride Aux sanglantes fureurs d’une main parricide ? Qu’on me trouve ce fer, et qu’il me soit rendu, Pour me perdre après tout, puisque j’ai tout perdu. Ô mon Dieu, qu’est ceci ?         Quelle rigueur fatale A mis en cet état cette Vierge royale ? Sire, qu’avez-vous fait ?         Va-t’en la secourir Si tu peux, va Gélase, et laisse-moi mourir. Ha Sire !         Laisse-moi, va-t’en pauvre Nourrice, Et ne surcharge point par tes pleurs mon supplice ; J’ai assez de mes maux.     Ma fille.         Tout mon bien. Hélas ! Je suis Chrétienne.         Hélas ! Je suis Chrétien. Pourquoi ne courions-nous une même fortune, Puisque nous soutenions une cause commune. Puisqu’en la même foi nos coeurs étaient unis, Si son coeur a failli, que nos coeurs soient punis Sire armez derechef votre main vengeresse, Et mêlez notre sang au sang de la Princesse. Mogale, qu’en dis-tu ?         Vu leur forfait commis Et la gloire qu’ils font d’être vos ennemis, Sire, ils sont criminels, et leurs têtes coupables De tout, sauf de la mort, semblent être incapables. C’est là ton beau conseil, qui m’a troublé le sens Et réduit en l’état des malheurs que je sens. Gerberne te fâchait, et ta jalouse envie Par là s’est avisé de lui ravir la vie ; Et pour être surpris de ce conseil moqueur, J’ai percé, j’ai meurtri, j’ai déchiré mon coeur. Va flatteur déloyal, va, complaisant funeste Qui m’as empoisonné par l’appas d’un inceste. C’est moi (traître) c’est moi, par ta fraude animé Contre mon propre coeur, qui reste envenimé : C’est moi qui suis chargé de l’horreur de tes crimes, Offrant à tes plaisirs de sanglantes victimes. Donc toujours à meurtrir tu veux m’évertuer ; Mais je te tuerais si j’avais à tuer. Or honteux du conseil de ta fureur extrême, Je le veux corriger en faveur de toi-même. Retire-toi d’ici, va-t’en loin de mes yeux, Ou tu verras combien tu m’as fait furieux. Embrasse-moi, Gélase ; à moi, pauvre Nourrice ! Après avoir si mal reconnu ton service, J’en suis au repentir, et forme le dessein De mieux récompenser les faveurs de ton sein. Et bien, père inhumain, tu n’es plus si farouche ? Dieu te voit, Dieu t’entend, et ton regret le touche, Puisque tu te repends, prends courage et poursuis. C’est ma Dipné.         Me voir t’enseigne qui je suis. C’est la voix de ma Dipné.     Oui, c’est moi.         C’est bien elle. Vivez-vous ?         Par ma mort j’ai la vie immortelle, Ton bras envenimé de colère et de fiel, M’a chassé de le Terre et poussé dans le Ciel. Ma Dipné, hélas !         Mon sang crie miséricorde Pour toi, et par ma voix mon Époux te l’accorde : Cher père, prends courage, et viens nous visiter, Où ma mère t’attend et je viens t’inviter. Mon épouse et ma fille, ô l’heureuse assemblée ! Viens prendre part aux biens desquels elle est comblée. Hélas ! Par quel chemin pourrai-je vous trouver ? Par celui des Chrétiens qui seul te peux sauver, Toutes voies d’ailleurs sont vaines et frivoles. Fait-il abandonner les lois de mes Idoles. Abandonne hardiment ces lois dont les erreurs Empoisonnant ton coeur ont causé ses fureurs. J’en suis persuadé.         Purge donc ta poitrine Par un lavoir Chrétien de leur fausse doctrine. J’y suis tout résolu.         Si tu fais ce devoir, Tu prendras le chemin dont tu peux nous revoir Adieu.         Pour me conduire en ce chemin de grâce, Ne me rejetez pas sitôt de votre face Adieu, pour maintenant Gélase conduira, Et pour ce changement le Ciel pourvoira. Je perds donc mon Soleil, qui devait me conduire Dans les premiers rayons qui viennent de me luire. Comme tu vois, Gélase, il faut me rendre à toi, Pour aller voir ma Dipné au chemin de ta loi. Sire, j’y veillerai.         Conduis, guide et gouverne Mes États au chemin de Dipné et de Gerberne.