Enfans tumultueux des vapeurs de la terre, Qui balancez les airs d’une immortelle guerre ; Qui trainant apres vous le desordre et l’horreur, Vous combatez vous-mesme avec tant de fureur, Furieux tourbillons, quel injuste licence Vous soustrait au devoir de vostre obeissance ? Ulisse assez souvent a senty vos efforts, Puisque vostre fureur l’a jetté sur ces bors, Sans me monstrer encor dans ce dernier orage Sur ce vaisseau brisé l’effect de vostre rage. Ce Grec que Penelope envoye à son époux Quel crime a-t- il commis ? qu’a-t- il fait contre vous ? Ministres insolens des fureurs de Neptune, Esclaves dangereux d’une haine importune, Qui pour vanger un fils sur Ulisse et les siens, Meut toute la nature en brisant vos liens ; Si son ordre vous force à former des tempestes Allez sur d’autres mers et contre d’autres testes ; Mais laissez pour Ulisse et pour tous ses vaisseaux Un chemin applani sur l’empire des eaux. Toy qu’un coup de tempeste a poussé dans cette isle Et qui dans ce rocher cherches en vain azile, Sors, Perimede, sors.         Que voulez-vous grand Roy ? Dieu des vents, qui vous fait descendre jusqu’à moy. Du Heros que tu sers les vertus non communes Interessent les Dieux dans toutes ses fortunes ; Il sçait que de long-temps je l’ay favorisé : Et si ses compagnons en eussent mieux usé, Ulisse apres le sac de la superbe Troye, Eût par un prompt retour comblé les siens de joye. Mais les destins en ont autrement ordonné : A de plus longs travaux Ulisse est condamné. Ils veulent que sa vie en merveilles féconde Force avant ce retour, l’Enfer, la Terre et l’Onde : Et que de mille maux ce Heros combattu Fasse aux siècles futurs adorer sa vertu. Revere leurs decrets, et benis ton naufrage, Qui seul jusques à luy t’a pû faire un passage. Circé depuis un an le retient en ces lieux Par un charme eternel de l’oreille et des yeux. Il viendra ce matin sur ces humides plaines, Jouyr avec Circé du concert des Syrenes : Le calme, que je laisse en garde à mes Zéphirs, Les invite encor mieux à ces nouveaux plaisirs. Tâche de l’aborder.         Dieux ! par quel sacrifice… Aeole doit ces soins à la gloire d’Ulisse ; A Penelope… il vient. Acheve ton employ. Zephir demeure icy. Vous autres suivez moy. Vostre Reyne aujourd’huy se fait beaucoup attendre ; J’ay crû qu’elle seroit la premiere à s’y rendre, Pour jouïr d’un concert si remply de douceur, Elle me le promit avecque tant d’ardeur, Qu’elle a dû dés long-temps preceder ma venuë, Mais je me puis vanter de l’avoir prevenuë. Va, dis-luy de ma part que le calme est si beau Qu’on ne voit plus troubler l’égalité de l’eau, Que par quelques Zephirs, dont les foibles haleines Prestent un air tranquille au doux chant des Syrenes. Hé bien, cher compagnon de tant de maux soufferts Echapé aux perils courus sur tant de mers Que ces beaux jours sont doux, qui suivent tant d’orages ! Que ce port est aimable apres tant de naufrages ! Dans cet heureux sejour tous nos malheurs passez Par un an de bonheur sont bien récompensez. Nostre Grece où le luxe et la magnificence Estallent leurs tresors avec tant d’abondance, N’a rien de comparable aux douceurs de ces lieux. Tout semble naistre ici pour le charme des yeux. Ici mille beautez épuisent leurs adresses,     Pour enchanter nos soins et tromper nos tristesses, Et leur Reyne sur tout par des charmes puissans Seme icy mille appas pour le plaisir des sens. Non, Seigneur, nostre Grece en delices fertile N’a rien de comparable aux douceurs de cette Ile. Un Soleil tout entier coulé dans ce sejour, Et tant de jours passez dans les jeux et l’amour, Nous l’ont assez appris, Seigneur, et je m’estonne De vous en voir encor dédaigner la Couronne. Repondrez-vous tousjours avec cette froideur A Circé, qui vous l’offre avecque tant d’ardeur ? Ne flechirez-vous point ?         Euriloche peut-estre, Mais…     Quoy ?         N’en doutons point, j’ay rencontré mon Maistre. Que veut cet étranger ?         Perimede, Seigneur. Que vois-je ? Perimede. Ah ! comble de bonheur. Qui t’ameine en des lieux si reculez d’Itaque ? Penelope, Seigneur, Laërte et Telemaque, Tous trois impatiens de voir encore en vous L’un un fils, l’autre un pere et la femme un espoux, M’ont fait courir cent mers ; et ce n’est qu’à l’orage Que je doy le bonheur d’aborder ce rivage : Ah ! Seigneur, que de pleurs répandus nuict et jour Depuis vostre depart pressent vostre retour ! Laërte pleure un fils, et Telemaque un pere, Penelope autrefois à vostre amour si chere Joint ses larmes aux leurs, et sa tendre amitié Ressent ce que tous deux souffrent pour sa moitié ; Mais sa forte douleur se fera mieux cognestre     Par les traits qu’elle-mesme a peints dans cette lettre. Quel estrange surprise, et quel trouble soudain De l’esprit et du cœur passent jusqu’à ma main ! Que vous allez jetter de soucis dans mon ame, Justes douleurs d’un fils, d’un pere et d’une femme ! Celle qu’un sainct amour a mise en tes liens Penelope t’écrit trop insensible Ulisse ; Pour finir son supplice         N’écris rien, mais reviens. Fidelle impatience, aimable inquietude, Reproche et chastiment de mon ingratitude, Penelope, beau nom si cher à mes desirs, Beaux traits, où mon amour rallume ses soupirs, Plaintes d’une moitié trop digne de mes larmes, Que dans un seul moment vous dissipez de charmes. Mortel enchantement d’un si doux souvenir, Toy, par qui ma raison se laissoit prevenir, Circé, lache assassin d’une si belle flame Quitte à mes premiers feux l’empire de mon ame. Helas ! je m’endormois dans ces lieux enchantez ; Mes yeux pleins de l’éclat de nouvelles beautez Mettoient à tous momens en peril ma constance ; Mais je pars, chere épouse, et fuis de leur presence. Si le bruit de ta gloire a flatté mon amour, Si mes soins s’endormoient à de si puissans charmes, Je retourne à mes larmes,         Quand j’attens ton retour. Cruel que me sert-il que ta rare valeur Ait forcé le demon de l’invincible Troye, Si je n’ay pas la joye         De revoir son vainqueur. En effect, vous deviez apres cette victoire Prendre part la premiere aux douceurs de ma gloire, Voir soudain vostre espoux plein d’honneur et d’amour Satisfaire à l’espoir d’un glorieux retour ; Et tout enflé pour vous d’une telle conqueste Venir mettre à vos pieds les lauriers de sa teste. Troye est à bas, qui peut empescher ton retour ? Est-ce ta mort ? non, non, ma mort l’auroit suivie, Puisque je suis en vie         Tu vis ; mais sans amour. Sans doute ingrat Ulisse ; et quelqu’autre beauté Pour vanger Ilion en soüillant ta victoire Te dérobe la gloire         De ta fidélité. Helas ! c’en estoit fait, espouse trop fidelle, J’allois gouster l’appas d’une flamme nouvelle, Si vostre souvenir rappellant ma raison N’eût defendu ma foy contre sa trahison : Mais avec ses clartez un remors legitime Retrace avec douleur l’image de mon crime, M’en presente l’horreur, et me rend en ce jour Ma premiere innocence, et ma premiere amour. L’estat où me reduit ce soupçon odieux Pousse dans le tombeau Telemaque & Laërte ; Viens empescher leur perte,         Ou nous fermer les yeux. Ah ! vous ne mourrez point, je vay par ma presence De vostre desespoir vaincre la violence. Resistez, Penelope, on va vous secourir. Il faut quitter ces lieux, Euriloche, ou perir. Seigneur…         N’oppose point à mon impatience Qu’on ne peut de Circé tromper la defiance, Qu’on nous fait observer, que ces lieux sont gardez ; Que de cent yeux veillans nos pas sont regardez, Que je suis sans vaisseaux, que ma perte est certaine, Si l’amour de Circé se convertit en haine. J’oppose à tes raisons ma prudence et ma foy ; Qui fit tant pour les Grecs, peut tout ozer pour soi. Quand l’amour pourroit moins, ce grand Dieu de miracles ; Je cognoy mon destin plus fort que ces obstacles. Qui fut tousjours vainqueur auroit-il pû déchoir Jusques à n’avoir pas sa fuite en son pouvoir ? Hé bien, exposons-nous à de nouveaux naufrages, Devenons derechef l’objet de mille orages ; Les hostes vagabons de ces tombeaux mouvans, Ou le butin de l’onde, ou le joüet des vents. Je ne combattray point un dessein si funeste ; De tous vos compagnons perdez ce qui vous reste ; Mais regardant l’estat où vous estes reduit, Mesurez vostre espoir au malheur qui vous suit. Vostre destin, Seigneur, a bien changé de face ; Vous tombez tous les jours de disgrace en disgrace, La perte d’Ilion comblant vostre bonheur Les Dieux semblent quitter le parti du vainqueur ; Ils vous ont inspiré le dessein impossible D’une fuite, où je voy vostre perte infaillible, Afin que par les traits d’un amour indigné Ils puissent voir perir ce qu’ils ont épargné, Songez…         Cette pitié n’agit que pour vous-mesme, Je sçay vos interests, vous aimez, l’on vous ayme. C’est ce zele qui fait obstacle à mon retour, Mais seul, et sans tarder je suivray mon amour.     Mais j’apperçoy Circé. Mes soupirs et mes larmes, Desordre, desespoirs, invincibles allarmes, Ramassez dans mon sein toute vostre rigueur, Et cachez à ses yeux le tourment de mon cœur. Je l’advouë aujourd’huy, vous m’avez attenduë, Mais tousjours cette ardeur ne m’a pas prevenuë : Je la préviens souvent, et peut-estre mon cœur Peut reprocher au vostre un peu plus de froideur. Mais ce visage sombre et couvert de tristesse Dement l’air dont tantost vous blasmiez ma paresse. Je suis tel, quand je suis absent de vos appas ; Peut-on estre autrement quand on ne vous voit pas ? Cette serenité que troubloit vostre absence, Je la sens revenir avec vostre presence. Je le voy bien, Ulisse est dans sa belle humeur ; Les Syrenes s’en vont l’accroistre par la leur ; Car n’apprehendez point que leurs chants infidelles Nous dressent maintenant des embusches mortelles ; J’ay fait que leur concert n’a rien de dangereux, Tout leur but est de plaire aux Tritons amoureux, Donc pour en mieux gouster les douceurs nompareilles Sans en craindre l’appas devenez tout oreilles. Madame prés de vous je sçay bien qu’en ces lieux Mon oreille aura moins de plaisir que mes yeux. Allons.         Ils sont partis ; approche Perimede. Quoy vous ne suivez pas ? quel ennuy vous possede ? Qu’est-ce ?         Helas ! Leucosie, un si grand changement Dans l’estat où je suis n’est pas sans fondement. Ah ! parlez.         Puisqu’il faut que je vous éclaircisse, Ulisse veut partir, et je doy suivre Ulisse. Dieux que me dites-vous ?         Ces climats enchantez, Ces lieux, dont vos attraits augmentent les beautez, Ces bors delicieux, ce charme de nos peines Pour arrester Ulisse ont de trop foibles chaisnes : Il vous quitte, mais lors qu’il rompt tous ses liens, Je déchire mon cœur voulant briser les miens : Et forcé d’obeïr, sans que mon amour cede, Je pars le trait au cœur, et je fuis du remede. Par ce funeste estat jugez de mon tourment. Mais d’où vient dans Ulisse un si prompt changement ? Ce Grec en luy donnant un escrit de sa femme Luy rend tous les transports de sa mourante flame, Et dérobe à Circé ces soupirs glorieux Dont son cœur honoroit le pouvoir de ses yeux. Pers-je aussi le pouvoir que j’avois sur le vostre ? Partez-vous pour me fuïr, ou pour en suivre une autre ? Moy, vous fuïr !         Mais enfin vous quittez ce sejour. Mon devoir malgré moy l’emporte sur l’amour. Quiconque pour autruy choque une amour extréme, Ne sçait pas bien aimer, ou ne sçait pas qu’on l’aime. Cognoissez donc le cœur qui consent ce depart, Princesse mon devoir y prend si peu de part Que dans le triste estat où mon ame est reduite Mon devoir n’est ici qu’un pretexte à ma fuite. Je pars, non pour Ulisse, et ne quitte ces lieux Que pour fuïr un objet trop fatal à mes yeux, Qui rit de mes soupirs, et brave ma constance ; Je fuis avec honneur par mon obeissance, Et mon orgueil lassé d’une injuste froideur Impute à mon devoir l’effort de sa rigueur. Le malheur d’Euriloche est moindre qu’il ne pense. Je le sens toutefois plus grand que ma constance. J’en dirois davantage, et vous vous plaindriez moins, Mais un semblable adveu ne veut pas de témoins. Si ce n’est pas assez pour vous faire justice Circé prendra le soin de retenir Ulisse : Et si contre sa force il ose resister, Je sçay par quels liens je doy vous arrester. Cognoy mieux, Euriloche, et quitte la pensee D’avoir lancé le trait dont mon ame est blessee. Amy, quels sentimens conserves-tu pour moy ? Les mesmes que j’avois en vous donnant ma foy. Je n’ay point entrepris ce penible voyage Pour l’honorable employ d’un perilleux message ; Je me suis exposé pour vous revoir, Seigneur, Et vous voyez en moy mesme esprit mesme cœur ; Tousjours de vos desseins executeur fidelle, Quels qu’ils soient, et c’est moins un effet de mon zele, Que du juste raport qui se trouve entre nous, Vous aymez à broüiller, je l’ayme plus que vous. Vostre grand cœur sans cesse à commander aspire, Ne s’assouvit de rien, peut tout ce qu’il desire ; Juge pour s’aggrandir tout moyen glorieux. De mesme j’ay le cœur, haut, grand, ambitieux ; Adroit, ou pour parler en termes du vulgaire Fourbe, meschant, enfin pour vous homme à tout faire. Que ton secours m’est cher avec ces qualitez. Il n’en falloit pas moins dans les difficultez, Qu’opposent Elpenor, Phaëtuse et la Reyne A mon ambition, à ma flamme, à ma payne. Voila bien de l’employ. Vous aurez donc tousjours Dedans tous les climats de nouvelles amours, Cette beauté sans doute a captivé vostre ame. Tu cognoy mal encor le sujet de ma flamme. Cher amy d’autres yeux allument mes desirs, Elle a mes complimens, sa sœur a mes soupirs : Mais pour punir ma feinte, et mon amour extresme Phaëtuse me hait, autant que sa sœur m’ayme. Ainsi vous vous vengez de la sœur sur la sœur. Ainsi mon orgueil feint sans vaincre mon malheur. Elpenor à mes vœux enleve Phaëtuse ; Et de l’heur d’un rival ma passion confuse Refusant de paroistre aux yeux de mon vainqueur, De honte et de dépit se cache dans mon cœur. J’approche Leucosie, et soupire auprez d’elle, Je m’efforce à l’aimer, et mon ame rebelle Par ce nouvel amour veut rompre ses liens ; Mais sans rompre mes fers, elle entre dans les miens. Elle m’ayme, et mon cœur certain de sa victoire Quand je veux m’applaudir en dédaigne la gloire ; Ainsi ce malheureux en vainquant à son tour Fait peu pour son orgueil, et rien pour son amour. Ces disgraces devroient vous rendre plus propice Au dessein qu’a formé la passion d’Ulisse, Cependant vous avez éventé son secret. Je l’ay dit, Perimede, et j’en ay du regret. Qu’ay-je fait ?         Mais, Seigneur, une secrette fuite Peut reparer bien-tost ce manque de conduite. Ne t’imagine pas que l’ardeur de partir Jette dedans mon cœur ce soudain repentir, J’ayme trop Phaëtuse, et toute autre fortune Sans sa possession me seroit importune ; Mais (grace aux Dieux) je puis dans sa possession Remplir tous les desirs de mon ambition. En dépit de sa flamme, en depit de sa hayne Je l’ayme d’autant plus qu’elle doit estre Reyne ; Et qu’ainsi mon espoir triomphant à son tour Elle peut couronner ma teste et mon amour. Mais j’ay sceu que Circé régnoit dedans cette ile. Cette ile est moins pour elle un trône qu’un azile. Par cet art merveilleux, par ces divins effets, (Dont elle fit sur nous d’effroyables essais, Quand son rare pouvoir par un fameux miracle, Fit de nous à nous-mesmes un horrible spectacle, Enfermant nos esprits par des charmes nouveaux Dans le corps du plus vil de tous les animaux ;) Par ce mesme pouvoir cette Reyne outragee D’un infidelle époux autrefois s’est vangee, Et par la mort du Roy le Scythe furieux La chassant de son trône, elle vint dans ces lieux, Où trouvant Phaëtuse en sa premiere enfance Sans peine elle occupa la supreme puissance, Les plus grands de l’estat imputant à bonheur De luy voir gouverner l’Empire de sa sœur. Mais de depositaire elle s’erige en Reyne ; Et la soif de garder la grandeur souveraine Luy faisant écouter cent pensers différens, Qui sont incessamment du conseil des Tyrans, L’oblige à reculer l’hymen de la Princesse, Cet obstacle à mes voeux laisse encor ma maîtresse, Et me fait esperer de pouvoir quelque jour Ruiner d’Elpenor la fortune et l’amour. Dans ce dessein, amy, j’ay besoin de ton aide, Va le voir de ma part, fais luy voir Perimede, Que sans honte il ne peut souffrir Circé regner, S’il attente il se perd, et s’il l’ose épargner J’espere le destruire auprés de Phaëtuse, M’offrant pour le secours que son bras luy refuse. Que voyons-nous, Seigneur ?         Circé dans ce vaisseau Prepare à son Ulisse un plaisir fort nouveau. Desja dessus les eaux j’apperçoy les Syrenes Qui s’en vont soupirer leurs amoureuses peines. Que je puisse jouyr d’un si rare plaisir. Approchons, je veux bien contenter ton desir. Chanson. Amour qui ne te plais qu’à nous faire la guerre, Qui puissant dans les eaux autant que sur la terre, Viens embrazer nos cœurs au milieu de la mer, Soulage ou fais mourir des flammes allumees, Sommes nous faites pour aymer Et pour n’estre jamais aimees. Pour conserver l’honneur de tes traits invincibles, Frappe ces petits Dieux, ces Tritons insensibles, Force-les d’adorer ce qu’ils osent blâmer, Et punis leur orgueil de nous avoir charmees Du mal que nous souffrons d’aimer, Et de n’estre jamais aymees. Que mes sens sont ravis, Seigneur, que de merveilles ! Circé nous en fait voir tous les jours de pareilles ; Apres ce qu’elle a fait, ce n’est pas sans raison Que par elle en credit cette ile a pris son nom. Aussi Circé n’est pas une femme ordinaire. Perse l’eut autrefois du Dieu de la lumiere, Mais ce fut en Scythie où Perse mit au jour Ce noble et digne fruict d’une si belle amour. Que si les autres deux ont le Soleil pour pere, Toutes deux en ces lieux eurent une autre mère, Où Phaëtuse aynée emporte sur sa sœur L’espoir d’avoir un jour la supreme grandeur. Ainsi pour satisfaire à mon amour extréme, Les Dieux dedans cette ile ont mis tout ce que j’ayme. Il est vray que ces Dieux jaloux de mes plaisirs Divisent en trois sœurs l’objet de mes desirs, Mais dans l’une des trois mon amour se prepare, D’unir ce qu’en ses sœurs la fortune separe. Il est doux de regner, il est doux d’estre aimé ; Mais c’est peu sans l’objet de qui l’on est charmé ; Circé regne en ces lieux, mais Phaëtuse est belle ; L’autre est sans tous les deux, mais je suis aimé d’elle ; Ainsi dans Phaëtuse où l’on voit tant d’appas, Je voudrois assembler tout ce qu’elle n’a pas, Le pouvoir de Circé, l’amour de Leucosie, Regner sans compagnon, aimer sans jalousie, Perdre Ulisse, Elpenor, ou bien les esloigner, L’un nuit à mon amour ; tous deux peuvent regner. Mais malgré mes Rivaux j’obtiendray la victoire, Que si cet attentat peut offenser ma gloire, Attentif à la voix d’un si superbe espoir, Je rejette, et je fuis celle de mon devoir. Quand flatté d’un bonheur qui passe mon attente, Je mesure au passé ma fortune presente, Je me trouve si haut, qu’au poinct où je me voy, Mon ame pour tänt d’heur n’a pas assez de foy ; Il est vray toutefois la prochaine journee Verra finir mes maux par un sainct hyménee, Ma fortune establie, et nos destins unis : Vous l’avez consenty, Circé me l’a promis. Heureux consentement ! favorable promesse ! A quel aimable exceds de gloire et d’allegresse Quand j’attendois le moins un bonheur si charmant, Avez-vous élevé ce bien-heureux amant ! Quel sort pourroit Princesse égaler ma fortune ? Si d’un succez commun la joye estoit commune. Elle l’est, Elpenor, et la part que j’y prends, M’a donné vos transports, et peut-estre plus grands. Jugez-en par l’estat où l’amour m’a reduite, Vous sçavez son progrez, sa naissance, sa suite, Ses peines, quand l’hymen s’appreste à les finir, Ma fortune redouble à m’en ressouvenir. Dès lors que je vous vis, cette première veuë D’un aimable transport me rendit toute émuë : A ce premier regard je sentis dans mon cœur Un desordre agreable, un trouble sans douleur ; Je n’aymois qu’à vous voir, vous parler, vous entendre ; Tous les autres plaisirs n’avoient rien pour me prendre, Et vous seul occupiés à toute heure, en tous lieux, Mon cœur, mon souvenir, mon oreille, et mes yeux. Avant que vostre amour commençast de paroistre, Le mien de tous mes sens s’estoit rendu le Maistre ; Et j’ay souvent rougy d’avoir eu tant d’amour, Sans que par quelque adveu le vostre eust veu le jour, Jugez donc maintenant, combien je suis charmee, Aymant si doucement et me voyant aymee, De toucher à ce jour, qui par un doux lien M’assurant vostre amour authorise le mien. Moderez vos faveurs, afin que j’en jouïsse ; Leur exceds me confond. O Ciel vrayment propice ! Je vous benis, ô pleurs respandus nuit et jour ! Que le fruit que j’en cueille est doux à mon amour ! Que nos feux sont charmans quand ils en forment d’autres ! Et mes souspirs heureux en rencontrant les vostres ! Quand deux cœurs bien unis s’accordent en desirs, Ce qu’on nomme des fers sont des nœuds de plaisirs, Plaise au Dieu de nos cœurs, à ce Dieu qui m’enflame Que puisque mon amour a passé dans vostre ame, Il vous fasse sentir par ces mesmes efforts De pareilles douceurs et de pareils transports ; Et qu’alors que vos feux rendent ma joye extréme Vous puissiez en gouster autant que je vous ayme ; Mais las ! que mon amour a sujet de trembler, De ce trouble qu’en vain vous taschez de voiler,     Qu’ay-je encor à souffrir ? cessez de vous contraindre. Ny pour vous ny pour moy je ne voy rien à craindre. Je ne sçay quoy pourtant semble me presager L’invincible chagrin dont je me sens ronger ; Il est sans fondement, mais j’en suis plus émuë Moins de cette douleur la cause m’est cognuë ; Je soupire sans cesse, et sens couler des pleurs, Je me plains, et ne puis sçavoir pour quels malheurs ; Ne pouvant dissiper cette frayeur mortelle, Permettez que du moins je m’asseure contr’elle.     Circé vous le sçavez retient dedans ces lieux Un sceptre que ma mere avoit de mes ayeux. Oüy, je le sçay, Princesse, et mon amour n’aspire Qu’à remettre en vos mains ce Sceptre et cet Empire. C’est un dessein desja dans mon cœur arresté :     Non que plein de l’espoir dont vous m’avez flatté, Au bonheur sans pareil, que vostre hymen me donne, J’aspire d’adjouster l’éclat d’une Couronne, Alors que vos beaux yeux me sceurent asservir, Je bornay tous mes vœux à l’heur de vous servir ; Et ce que mon amour obtient de récompense Passe tous mes desirs comme mon esperance : Mais pour vostre querelle, et pour vanger vos droits Contre vos oppresseurs je sçay ce que je dois. Je le voy bien, les maux que ma douleur presage, Sont ceux où ce dessein pousse vostre courage. Je sçay que ce dessein est hardi, perilleux, Je cognois de Circé le pouvoir merveilleux ; Mais si de son sçavoir la force m’est connuë, Je sçais aussi qu’Ulisse à nos yeux l’a vaincuë, Qu’assisté d’un secours que les Dieux à mon bras Armé pour vous servir ne refuseront pas ; Ulisse contraignit cette hostesse infidelle, De rendre à ses amis leur forme naturelle. Je sçay plus que contr’elle un peuple revolté Malgré ce grand pouvoir si craint, si redouté, L’a forcee à sortir de son propre heritage. Ces exemples, Princesse, appuyent mon courage, Et j’adjouste qu’il faut moins de force et de cœur, Pour chasser un Tyran, qu’un juste possesseur. Le Ciel de nos projets soustiendra la justice. Imputés à l’amour la victoire d’Ulisse, Seur que si pour ranger le Scithe à son devoir Circé n’eût dedaigné d’user de son pouvoir, Toute la terre à fuïr ne l’auroit pas reduite, Ce fut une retraite, et non pas une fuite, Lasse de commander à ce peuple sans foy Qui l’accusoit d’avoir empoisonné son Roy ; D’un barbare climat, d’une terre infertille, Son destin ou son choix la poussa dans cette isle ; Où puisque la Couronne a peu la contenter, Il n’est effort humain qui la luy puisse oster ; C’est se perdre, Elpenor, que de s’armer contr’elle. Mais c’est perir pour vous et pour vostre querelle, Je treuve un tel destin si beau, si glorieux, Que j’oserois m’armer mesme contre les Dieux. Et je treuve pour moy tant de sujets de larmes Dans vos moindres perils, dans vos moindres allarmes, Qu’à ce prix mille estats seroient trop achetez. La fille du Soleil a d’autres vanitez. J’ayme, semblable au Dieu qui lance le Tonnerre, A posseder un cœur plus que toute la terre : Laissez-moy seurement jouïr de mon bonheur Je puis sans lacheté laisser regner ma sœur, Et luy dois bien du moins cette reconnoissance, Pour les soins qu’elle a pris d’élever mon enfance. Outre qu’elle me traite avec tant de bonté Que je me puis vanter que de la Royauté Nous partageons le fruict, elle a toute la peine : Et de tout cet Estat j’attirerois la haine, Si je voulois traiter avec ceste rigueur, Circé, qui l’a comblé de gloire et de bonheur. Pour toutes ces raisons, Prince je vous ordonne, (S’il est vray que l’on m’aime et non pas ma Couronne) De quitter un dessein qui seul peut advancer Les malheurs, dont le Ciel semble me menacer. J’abandonne pour vous et Sceptre et Diademe J’ay tout ce que je veux, pourveu qu’Elpenor m’aime. Seul, il est mes Estats, mes sujets et mon Roy ; Me conserve le Ciel et ses jours, et sa foy : Avec luy je tiendray ma fortune aussi chere Qu’avec le Dieu du jour fut celle de ma mere. Mais c’en est trop flatté de ma facilité, Vous pourriez bien en prendre un peu de vanité. Oüy j’en prends, je l’advouë, et vous devez Princesse Souffrir dans mon bonheur cette digne foiblesse. Quelle gloire, quel heur la peut mieux inspirer Que celuy de vous plaire, et de vous adorer ? Je n’examine point si c’est vers mon merite, Si c’est vers mon amour, que le vostre s’acquitte, Puisqu’un si grand amour, quoy que peu mérité Donne au peu que je vaux toute sa dignité, Et jette sur mes jours tant de gloire et d’estime Que l’orgueil que j’en prends devient trop legitime. Pardonnez si je romps un entretien si doux, Le hazard en révant m’a mené jusqu’à vous. Puisque c’est le hazard qui nous est si contraire, Vous pouvez par dessein nous quitter et luy plaire. Je treuve qu’il en use un peu bien librement. Vous suis-je…         Il a parlé selon mon sentiment. Au moins c’est me traiter sans fard, sans complaisance. Mais qui vous fait si fort detester ma presence Pour traiter vos amours le temps ne manque pas. On vous trouve partout où s’adressent mes pas. C’est bien souvent hazard, parfois je le confesse C’est avecque dessein ; mais il est tel Princesse, Qu’aprés l’avoir cognu, je croy qu’assurement Je recevrois de vous un autre traitement. Vos premiers procedés le font assez comprendre, Et j’en découvre plus que je n’en veux apprendre. Ne vous allarmés point, Madame, revenés : Ce dessein n’est pas tel que vous l’imaginés, Ce n’est plus une amour qui vous fut importune, Qui trouble vos plaisirs et sa bonne fortune : Mes vœux sont maintenant autre part adressés ;     Vous qui n’ignorez pas, qu’ils sont presque exaucés Pardonnez, si je dis, que c’est estre un peu vaine De croire encor vos yeux les autheurs de ma peine, Et fort peu presumer de ceux de vostre sœur. En effet, et vous plaire est un si grand bonheur Que c’est orgueil de croire une telle conqueste ; Que je plaindrois ma sœur, si ses yeux l’avoient faite ! Elle le croit peut-estre, et vous vous en vantez, Mais nous arresteront le cours de ses bontez : Leucosie apprendra qu’elle s’est abusée, Vous captiver n’est pas une victoire aisée, Bien que de ses appas l’avantage soit grand, Ils manquent toutesfois du charme qui vous prend ; Elle est née un degré trop loin de la Couronne, On sçait vos sentimens, et cela vous estonne. Je tire vanité d’avoir ce sentiment, Mais vous le condamnez ; c’est pourquoy vostre amant Laisse si volontiers entre les mains d’une autre Le sceptre de ces lieux, que les Dieux ont fait vostre. J’admire sa vertu.         Voyez à quels tourmens M’expose la rigueur de vos commandemens. Que puis-je repliquer à cette raillerie ? Elle est juste ; ah ! souffrez, si vous aymez ma vie Que j’ayme mon honneur, je voy qu’il est perdu Si par mes mains le sceptre aux vostres n’est rendu. Ainsi d’un trait piquant qu’Euriloche vous lance, Il me rend mes frayeurs, destruit mon esperance. Dieux quel est vostre amour, et quel est mon pouvoir ? Doit-il estre ennemy d’un si juste devoir ? J’ayme assez vostre honneur, laissez le à ma prudence. Tout l’honneur d’un amant est dans l’obeissance, Cependant pour tâcher de r’avoir vos estats Acceptez le secours que vous offre mon bras. Pour servir ma Princesse il n’est rien que je n’ose Et ne permettez pas que vostre amant s’expose. Il scauroit s’exposer, si j’en avois besoin. Euriloche, quitez cet inutile soin, D’un estrange soucy vostre esprit s’embarrasse. Et cette raillerie est de mauvaise grace. D’effet il est fascheux d’apprendre son devoir. Ah ! ce n’est pas de vous que je le veux sçavoir. Et ce discours enfin commence à me deplaire ; Apprenez à parler, ou songez à vous taire. Sans le respect…         Calmez ce dangereux courroux. C’en est trop.         La querelle est à moy : laissez-nous. Souffrez…     Obeissez.         Dieux ! quelle violence ? J’ose vous assurer de son obeissance. Sans elle par l’effort de son ressentiment Ton manque de respect auroit son chastiment ; Mais si j’ay retenu les traits de sa vengeance Seule je l’entreprens de toute ma puissance. Tu sçauras jusqu’où va mon indignation, Tu verras, insolent, dans ta punition Que la plus temeraire et la plus fiere audace Doit trembler au courroux de celles de ma race. Qu’ay-je fait imprudent ! où me suis-je emporté ? Est-ce là ce dessein que j’avois concerté ? Mais Quel Amant eust pû supporter cette veuë ? Mon Rival occupoit la place qui m’est deuë : Pouvois-je en ce moment retenir le courroux Que pousse le transport d’un desespoir jaloux ? Non, non, par tant de maux mon amour affligée A creu tous ses transports, et s’en trouve allegée. Avois-je auparavant un sort plus rigoureux ? Ah ! non non ; un amant est bien moins malheureux D’estre en bute au mespris, que l’estre à la vengeance, J’ayme mieux son courroux que son indifference, Tandis qu’elle me hait, j’occupe tout son cœur ; Et d’un Rival aimé je trouble le bonheur. Mais de ce grand esclat tu dois craindre la suite, Ah ! cette indigne peur fait honte à ma conduite. Plus mes troubles sont grands, plus je sens que mon cœur Se roidissant contr’eux augmente sa vigueur. Il n’est point de malheur plus fort que mon courage, Dans le plus tenebreux, dans le plus noir orage Brillent quelques clartez, dont l’invincible effort En perce l’epaisseur, et me monstre le port. Malgré tous mes Rivaux, malgré ta hayne extreme Vous ne serez qu’à moy maistresse, diadème ; Mais je voy Leucosie, il la faut aborder, Son amour abusée pourra me seconder. Prince par cet abord par ce front plein de joye Explique le bonheur que le Ciel nous enuoye. J’ay si peu de commerce avec le bonheur, Que tout ce qui m’en parle est suspect à mon cœur. Si la peur d’un départ nous a couté des larmes Circé s’en va bientost dissiper tant d’allarmes, Icy ses volontez sont d’invincibles loix Elles ont du destin et la force et le poids, Tout ce que de Circé l’amour et l’artifice Ont tenté jusqu’icy pour retenir Ulisse, Sont de foibles essays de ses moindres efforts ; Elle en est maintenant à de secretz ressorts. Mais ce qui doit mon Prince augmenter vostre joye, Outre les grands efforts où son pouvoir s’employe Voulant vous retenir avec plus de douceur, Elpenor dés demain espouzera ma sœur. Quel coup de foudre ô ! Dieux, que dites vous Princesse ? Ce qui doit vous combler et d’heur et d’allegresse, Circé presse elle mesme un hymen desiré, Que son ambition a tousjours differé. Quel bonheur ? quelle joye ? ô fortune cruelle. Est-ce ainsi qu’on reçoit cette heureuse nouvelle ? De grace laissez-moy souspirer mes malheurs. Hé quoy  l’heur d’Elpenor cause-t- il vos douleurs ? Ouy, dans ce triste estat il m’est insupportable. Comment donc ?         Il m’apprend, que je suis miserable, Je le voy dans le port où tendoient ses desirs, Et je me vois encor aux larmes, aux souspirs, Triste, confus, reduit à perdre l’esperance. Un semblable bonheur est en vostre puissance, Il ne tiendra qu’à vous.         A moy Princesse ? helas ! Pour avoir son bonheur, que ne ferois-je pas ? Elpenor est aymé, vous sçavez qu’on vous ayme. Vos bontez ne sçauroient vaincre mon mal extreme. La Reyne à mes bontez adjouste sa faveur, Et si de nostre hymen depend vostre bonheur… Quoy que j’ose esperer de vous et de la Reyne, Je suis encor bien loin de la fin de ma peine. Donc vous avez des maux, Prince, à ce que je voy, De qui la guerison ne depend pas de moy. Ouy j’en ay.         L’infidelle, ô ! soubçon qui me tuë. Desja depuis long-temps je m’en suis apperceuë ; Je ne m’estonne point si vous versiez des pleurs, Et si l’heur d’Elpenor a causé vos douleurs ; En effet son hymen est digne de vos larmes, L’ingrat.         A mon malheur prestés encor des armes Phaëtuse Elpenor, et les Dieux en courroux N’estoient point assez forts pour me perdre sans vous, Il falloit, pour m’oster le repos et la vie Joindre à mes ennemis l’ingrate Leucosie, Et périr par un trait plus sensible à mon cœur Que tous ceux que sur moi peut lancer sa rigueur ; Phaëtuse, Elpenor ont juré ma disgrace, Je vous opposais seule au coup qui me menace, Et l’unique secours que je m’étais promis Va faire contre moi plus que mes ennemys. Servez aveuglément leur injuste vengeance Mais en m’ôtant mes jours, laissez moi l’innocence. Percez, percez ce cœur, sure qu’en cet estat Vous perdrez un amant et non pas un ingrat. Pardonnez un soubçon qu’authorisoient vos plaintes, Qui m’a fait plus souffrir, qu’à vous toutes vos craintes ; Vous n’estes point ingrat, et je me croy permis De me joindre avec vous contre vos ennemys, Ma sœur vous hait, he bien je prens vostre querelle, Puisqu’il falloit pour vous estre mal avec elle, Graces aux Dieux mon sort me paroist assez doux, D’avoir à demesler avecque son courroux. Mais enfin apprenons quelle estrange adventure Me va faire pour vous offenser la nature. Sans tarder vostre sœur vous le fera sçavoir, Mais Princesse d’un air qui vous fera bien voir A quel estrange excez sa colere est montée, Et le peu de sujet qu’elle a d’estre irritée. Cependant rien ne peut egaller son courroux Il va pour premier coup me perdre auprez de vous. Cet effort Euriloche est hors de sa puissance. A couvert de ce coup je ris de sa vengeance Que la terre et le Ciel, cette isle, son amant S’arment pour le secours de son ressentiment. Que leurs efforts unis me declarent la guerre Avec vous pouvant vaincre et le Ciel et la terre Le trespas d’Elpenor armé pour vostre sœur Est un essay trop foible à ma juste fureur. A ce boüillant courroux vous estes trop sensible. Sa vie avec la mienne est trop incompatible, Il me hait, je le hays, et cette occasion Va redoubler sa hayne et mon aversion, A tel point, que malgré tout le respect d’Ulisse Il faut que sans tarder l’un ou l’autre perisse, Il faut sans differer, s’il ne quitte ces lieux Qu’il tombe par ma main, ou m’égorge à vos yeux. O Dieux !         Pour prevenir ma mort ou son suplice Ouvrez quelque chemin à la fuite d’Ulisse. Si tantost nostre amour a trahi son dessein Pour fuïr, ce mesme amour luy doit prester la main. Il le faut ; ma fortune à ce point est réduite. Par la necessité d’accompagner sa fuite, Je contrains Elpenor de quitter un sejour, Dont son inimitié me banniroit un jour. Que me demandez vous, faut-il que je ravisse Elpenor à ma sœur, à Circé son Ulisse ? Que perdent vos deux sœurs, s’ils quittent ce sejour, Ayez soin de leur gloire, et non de leur amour ; Et que les maux d’Ulisse attendrissent vostre ame, Secourez un Epoux, qu’on arrache à sa femme. Arrachez Penelope aux maux où je la voy, Helas si vostre amant vous trahissoit sa foy… Je fremis au penser d’un malheur si terrible. Penelope, Princesse est-elle moins sensible ? Mais de plus grands motifs demandent ce depart, Nostre gloire le veut, elle y prent tant de part, Qu’au peril qu’elle court la raison m’abandonne, Mon ennemy mortel pretend à la Couronne, L’hymen de vostre sœur va mettre dans sa main Le glorieux espoir du pouvoir souverain. Il sçaura se servir des droits de Phaëtuse, Il sçaura l’arracher, si Circé le refuse. Helas ! si son orgueil acheve ses projets, Il sera nostre Roy, nous serons ses sujets,     Nous luy devrons honneur, obeissance, hommage, Perisse tout, Princesse, avant un tel outrage. Ou faites qu’il s’en aille, ou laissez moy partir. A ce cruel depart pourrois-je consentir ? Non, non, et puisqu’il faut monstrer que je vous ayme, De tout ce que je puis disposer en vous mesme, Je suis preste pour vous…         Princesse c’est assez, Et vous faites pour moy plus que vous ne pensez. Foible et dernier secours, que mon amour lassée Oppose au desespoir dont elle est menacée ; Quel succés à mes maux ay-je lieu d’esperer ? Retiendrez-vous Ulisse, et m’en dois-je asseurer ? Mille essays merveilleux sur la terre et sur l’onde Ont estalé ma flamme aux yeux de tout le monde, Quand j’ay deu signaler mon pouvoir merveilleux. Aux yeux d’un fier Heros, d’un vainqueur orgueilleux, J’ay produit des efforts qui vont jusqu’à l’extreme, Dont les Dieux ont tremblé, dont j’ay tremblé moy mesme. J’ay fait voir jusqu’au Ciel s’eslever des vaisseaux, J’ay fait courber les Cieux jusqu’au centre des eaux, Dans les jours les plus beaux j’ay formé des nuages ; J’ay fait venir le calme en despit des orages ; J’ay fait rendre à la terre au milieu des froideurs La richesse des fruits et l’ornement des fleurs ; J’ay suspendu l’effet des chansons des Syrenes, Ulisse en a jouy sans en craindre les peines ; Et pour tout dire enfin ma flame et mon espoir Ont consommé pour luy ma force et mon pouvoir. Si j’ay fait plus qu’un Dieu pour signaler ma flame, Par mes soubmissions je fais plus qu’une femme, Et j’assemble pour luy tous les traits, qu’à leur tour Mon sexe et mon sçavoir prétent à mon amour. De ces faits esclatans que produisent mes charmes, Je descens aux souspirs, je descens jusqu’aux larmes. Je flate, je caresse, et j’use avec chaleur De tout ce qu’on employe aux surprises d’un cœur ; Je le surprens enfin, sa resistance cesse, J’entre dedans son cœur, j’en deviens la maistresse, Et quand par de tels soins je sens rougir mon front, Le prix de la conqueste en efface l’affront. Parmy tant de douceurs où mon ame se noye, Dans ces divins transports d’esperance et de joye, D’un autre amour banny l’inopiné retour A changé tout Ulisse et trahy mon amour : Son devoir rappellé par l’esclat d’une femme Luy rend ce que mes soins avoient pris sur son ame, Penelope elle seule a fait evanoüir Ce bonheur souhaité, dont ils alloient joüir ; De tant d’illustres faits, de ces rares merveilles Le charme ou la terreur des yeux et des oreilles, Je n’en recueille rien que le seul desespoir, Que la honte de voir perir tout mon pouvoir. Un seul moyen me reste apres cette disgrace Pour rentrer dans son cœur et m’y rendre ma place, Penelope, me l’oste, et pour l’en effacer C’est au Dieu du sommeil que je veux m’addresser. Sommeil, qui de cet antre environné de songes Dans l’esprit des mortels jettez mille mensonges. Je le vois, approchons. A quoy me reduis-tu Amour qui vas trahir ma gloire et ma vertu ? Arbitre du repos, Dieu maistre du silence, Toy de qui les mortels reverent la puissance, Et qui parmy nos maux si longs, et si pressans Sauves de leurs rigueurs la moitié de nos ans, Pardonne, si ma voix trouble ta solitude, Je cherche du repos à mon inquietude, Et dans ce triste estat c’est de toy seulement Que je puis esperer quelque soulagement. Quand je voy sans effet mon adresse epuisée Tous mes soins consommez et ma puissance usée, Seul tu peus me servir par des efforts nouveaux : Mais pour me secourir, apprens quels sont mes maux. J’ayme ; mais j’ayme Ulysse, et si j’en fus aymée, Si par ce grand bonheur mon amour fut charmée, Cet espoir glorieux en devient plus confus, Quand je voy qu’il m’aymoit, et qu’il ne m’ayme plus. Sa femme rapellant des devoirs dans son ame, Qu’il en avoit bannis en faveur de ma flame, Me derobe un amour, qui m’est si glorieux, Et pour mieux me l’oster luy fait quiter ces lieux. Elle me le ravit, et toute ma puissance Ne pouvant sur sa vie estendre ma vengeance, C’est par toy seulement, que mon transport jaloux La peut faire perir dans l’esprit d’un espoux. Fais luy voir en dormant une image infidelle Qui luy fasse hayr ce qu’il aymoit en elle ; Fais-la luy voir perfide, et que par cette erreur Je m’en puisse vanger mieux que par ma fureur. Vous pouvez icy tout, Nymphe que faut-il faire ? Commandez, et Morphée aura soin de vous plaire. Ainsi malgré les soins, les pertes, les douleurs Puissent tous les mortels joüir de tes douceurs. Qu’aucun bruit ne te trouble, et qu’à jamais mon pere De ton antre sacré recule sa lumiere. Que faites-vous, Ulisse ?         Oüy Reyne à vos genoux Pour ces deux criminels, à vostre sœur, à vous, De leur peu de respect je vous demande grace, Euriloche a failly ; mais malgré son audace, J’ayme assez de nos Grecs le reste malheureux, Pour trembler de leur perte, et pour m’offrir pour eux. Euriloche a failly ; mais Ulisse l’excuse, Pour Circé c’en est trop ; assez pour Phaëtuse ; Pour si juste qu’il soit, il n’est point de courroux, Qui puisse vous dedire et tenir contre vous. Mais donnons quelque espace au cours de sa colere : Cependant mon pouvoir dans le soin de vous plaire Desarme en Elpenor l’ardeur de se vanger, Qui mettoit l’un ou l’autre et tous deux en danger ; Ouy par l’impression d’un charme qui l’abuse Vous serez à ses yeux sa chere Phaëtuse : Ainsi malgré l’effort de son ressentiment Dedans vostre ennemy vous verrez vostre amant. Que j’evite à ses yeux passant pour sa maistresse Les traits de sa fureur ! ah ! c’est trop de foiblesse. Non, non, Madame, il faut….         Je sçay vostre valeur. Euriloche, souffrez.         J’obeiray, Seigneur. Euriloche autrefois esprouva ma puissance : Maintenant Elpenor en fait l’experience ; Par ce charme nouveau, qui luy fait en ce jour Voir en son ennemy l’objet de son amour, Ainsi de tous les Grecs, que (dans cette journée, Qu’à Circé pour aymer les Dieux avoient donnée, La tempeste avec vous emmena sur ces bors, Contre vous seul j’ay fait d’inutiles efforts Aussi contre vous seul j’ay refusé les armes, Qu’offroit à mon amour le secours de mes charmes. Voulant devoir un cœur au refus obstiné Au seul amour du cœur que je vous ay donné. Princesse avec raison ce reproche m’offense, J’ay pour vous du respect, non de la resistance ; Sans attendre l’effet de vostre grand pouvoir ; Mon cœur à vos bontez rend ce qu’il croit devoir. Le temps vient grande Reyne, où vous allez cognoistre Quels sentimens en moy les vostres ont fait naistre,  Quelle recognoissance Ulisse est preparé De rendre à vos faveurs, qui l’ont tant honoré. Tandis, bien que leur poids et leur nombre m’accable, Je voudrois de nouveau vous estre redevable, Non pas à vostre amour ; je crains luy trop devoir ; Mais j’ose importuner encor vostre pouvoir. A quoy faut-il pour vous que mon pouvoir s’employe ? Demandez, vous sçavez s’il vous sert avec joye. Sçachez de ces Heros, dont les rares portraits Font l’ornement pompeux de ce riche Palais, Jusques à quels efforts va mon pouvoir supreme, Pour vous je veux qu’il aille au delà de luy-mesme, Voulez vous voir la terre ou rouler sous vos pas Ou se deschirer toute en mille et mille esclats ? Voir le pere du jour retenu dedans l’onde Dans un dueil eternel ensevelir le monde ; Voir confondre avec l’air, le feu, la terre, et l’eau, Voir rentrer l’univers dans son premier berceau ? Et puis luy redonnant son ordre et sa lumiere Le rendre en un moment à sa beauté premiere ? Voulez-vous traverser en des climats nouveaux ? Voler dedans les airs, marcher dessus les eaux ? Et voir à mesme temps solides et constantes Ces regions de vents, ces campagnes flotantes Je m’offre à contenter vos plus hardis souhaits ; Mais payez mon amour de tout ce que je fais. Bien que tant de bonté, tant de magnificence Desja depuis long temps m’ait mis dans l’impuissance ; J’ose encor destiner à de nouveaux exploits Ce grand pouvoir pour moy signalé tant de fois. Mais ne refusez pas ma genereuse envie. Je vis Reyne ; et les Dieux en me laissant la vie M’empeschent de revoir ces mortels demy-Dieux, Que Troye a veu perir par des coups glorieux. Je brusle de revoir ces ombres immortelles ; Et de forcer le sort qui me separe d’elles ; Faites nous un passage à ces illustres morts ; Faites moy traverser tous ces horribles bors, Ces deluges de flamme et ces brulans abysmes Que les Dieux ont creusé pour la peine des crimes : Et faites moy vivant penetrer sans effroy Ce qu’ils ont mis d’espace entre l’Enfer et moy. Mais ce dessein vous trouble, et semble vous surprendre. Ouy j’en sens du desordre, et ne puis m’en defendre ; Alors qu’il faut pour vous consentir un effort, Qui porte dans mon cœur l’image de la mort. Vous descendre aux Enfers ? à ce penser je tremble ; Je crains pour vostre perte, et cela luy ressemble. Puis-je (quelque pouvoir que m’ayent donné les Dieux) Confier à l’Enfer des jours si precieux. Ah ! ne presumez pas par ces feintes allarmes De me faire douter du pouvoir de vos charme ; Ny me faire changer le dessein que j’ay pris. Si vous me refusez je l’impute à mespris, Et ce refus injuste aujourd’huy me dispense Des plus justes devoirs de ma recognoissance. Qui croit pouvoir briser la chaine d’un bienfait, Menaçant de la rompre, il la rompt en effet ; Ce traitement suffit pour me faire cognoistre Quels sentimens en vous mon amour a fait naistre. Mais je veux l’ignorer ; et vainquant mon effroy Vous oster tout pretexte à vous plaindre de moy. Je m’en vay conjurer pour vous malgré moy-mesme De tous les Dieux d’Enfer les puissances supremes. Je vous feray passer mille bors, mille mers, Et d’un vol si pressé courir dans les Enfers, Qu’à peine pourrez-vous avec quelque asseurance Entre l’Enfer et nous croire quelque distance : Mais par un mesme effort je veux en mesme jour Terminer vostre absence et voir vostre retour. Apres ces grands efforts d’amour et de puissance Osez tout esperer de ma recognoissance. Quelle bizare humeur vous possede aujourd’huy ? Pour en juger ainsi sçavez-vous mon ennuy ? En peut-on concevoir dont l’effort authorise Ce dessein estonnant, cette estrange entreprise ? L’amour de Penelope a formé ces projets. Ah ! quittés ce dessein, j’ay des vaisseaux tous prests ; Allez dans vostre Grèce essuyer tant de larmes. Qu’un lieu jadis si cher a pour moy peu de charmes. Peut-estre que l’abysme où je cours aujourd’huy A pour moy plus d’appas et moins d’horreur que luy. Qu’un moment, Euriloche, a jetté dans mon ame De puissans ennemis d’une innocente flame. J’ay veu (j’en tremble encor) en de sanglans tableaux Le crime et l’attentat de mes lasches Rivaux. J’ay veu mes feux trahis, Penelope perfide ; Telemache mon fils vangeur ou parricide ; Enfin dans une nuict j’ai vu de tels malheurs ; Qu’un seul auroit besoin de toutes mes douleurs. C’est donc l’effet d’un songe.         Il est vray c’est un songe ; Mais trop net, trop suivy, pour le croire un mensonge ; Celuy-cy ne fuit point aux clartés du reveil. Malgré mes deplaisirs accablé de sommeil Je goustois un repos plus grand qu’à l’ordinaire ; Quand tout à coup frapé d’une image legere, Je me trouve en des lieux, qui me comblent d’effroy, Où mille objets confus s’eslevent devant moy : Dans ces obscurités je ne puis rien cognoistre, Tandis quelque clarté commence de paroistre, Semblable à cet esclat qui finit un portrait Apres les sombres traits d’un crayon imparfait. Ainsi ce peu de jour dissipant ces ombrages M’offre distinctement des brillantes images, J’entre dans un beau pré couronné de berceaux. Separez seulement par de petits canaux, Où la beauté de l’onde, et l’aymable murmure Des flots, qui de leur lit sautoient sur la verdure Flattoient si doucement et l’oreille et les yeux, Qu’on les peut comparer aux douceurs de ces lieux. Ce songe jusques-là n’a rien qui soit funeste. Plus cet endroit est beau, plus je tremble du reste. Observant de plus prés ces lieux de toutes pars Un objet adorable arreste mes regars. Dieux ! c’estoit Penélope, à sa première veuë D’un transport de plaisir mon ame est toute esmuë ; Je cours pour l’embrasser, quand un de ses amants Me previent, et s’oppose à mes embrassemens. Mais pour comble d’horreur elle ayme ses caresses, Et d’un œil indigné rebute mes tendresses ; Me renvoye à Circé. Dieux que ne vis-je pas ? A cet objet je tremble et je retiens mes pas : Là mille traits mortels assassinent la joye, Là de mille douleurs mon cœur devient la proye Et lorsque ma fureur, qui cherche à m’alleger Pousse mes pas vers eux afin de me vanger, Je me sens arresté d’un invisible obstacle : Je ne scay si c’est crainte ou l’horreur du spectacle. Dans ce saisissement immobile et honteux Je voy mon fils armé, qui vient fondre sur eux ; Je m’escrie à l’instant, arreste temeraire. Luy qui n’escoute rien, que sa seule colere Les frape, et fait tomber de deux grands coups mortels Le sang et les plaisirs de ces deux criminels. Interdit et surpris de ce grand sacrifice Je condamne sa rage, et j’ayme leur suplice ; Un reste de ma flamme, une mourante ardeur Parle pour Penelope et pleure son malheur ; Je hay, j’ayme mon fils, et prens sa violence Quelquefois pour fureur, quelquefois pour vengeance : J’escoute mon amour, j’escoute mon honneur, Et dans ce grand combat, qui suspend ma fureur, Je m’esveille, et je pers ce songe qui me gesne. Mais las ! le mesme instant recommence ma peine, Tant ces objets affreux, que je ne puis banir S’estoient peints vivement dedans mon souvenir.     Juge dans quels ennuys cette image me plonge. Ce songe est estonnant, mais enfin c’est un songe. Soubçonner Penelope ! ah le transport jaloux Vous donne des pensers trop indignes de vous. Je cognoy sa vertu, mais est-il de constance, Qui ne cede aux rigueurs d’une si longue absence ? Aux amants dont le nom m’a desja fait jaloux, Peut-elle avec effet opposer un espoux, Que trois lustres entiers escoulés si loing d’elle Ont fait passer pour mort, ou bien pour infidelle. Perimede m’a dit leurs poursuites, leurs soins ; Il m’en a dit beaucoup, et je n’en croy pas moins. Tout soustient mes soubçons sans cesse dans mon ame. Je vois Agamemnon qu’assassine sa femme, Clytemnestre perfide ; et ce cruel réveil A pour moy plus de maux que n’avoit le sommeil. Hé bien ne pouvant pas vaincre cette foiblesse Seigneur pour s’esclaircir allez dedans la Grece. Iray-je voir rougir mon front et ma maison Du sang d’une infidelle et de sa trahison ? Ou si mon ame à tort charge son innocence Iray-je luy monstrer ma lasche defiance ? Non, non, dans ce combat, dans ces obscuritez Mon cœur dans les enfers doit chercher des clartez. Là pour garder, ou vaincre une douleur trop forte Pour le moins j’apprendray si Penelope est morte ; Si mon fils a produit ou vangé mes malheurs ; Si son trepas merite ou ma hayne ou mes pleurs. Si je la treuve enfin et morte et criminelle, J’attacheray mes pas à cette ombre infidelle, Et plus que ses remors, plus que son chastiment Je seray son bourreau, sa honte et son tourment ; Si malgré mes soubçons j’apprens son innocence, Je veux que les Enfers contentent sa vengeance ; Que si pour les vivants ils sont sans chastiment J’iray porter ma teste à son ressentiment. Adieu, je pars : il faut que mon ame esclaircie Sorte de son desordre et de sa jalouzie. Je puis bien dans l’Enfer descendre sans horreur, Si mes soubçons ont mis un enfer dans mon cœur. Au retour nous sçaurons s’il faut revoir la Grece. Cependant pour tascher d’appaiser la Princesse Embrassez Elpenor, Circé fera la paix. Adieu.         Va, si le Ciel respond à mes souhaits Pour punir tes soubçons et tes extravagances Ton voyage sera plus long que tu ne penses. Cependant je veux bien embrasser mon rival ; Mais d’un embrassement qui luy sera fatal. Mais il paroist, voyons si la Reyne m’abuse, Je dois prez d’Elpenor passer pour Phaëtuse ; Mais ce coup estonnant est hors de son pouvoir ; Il vient, le dois-je attendre ? esvitons de le voir. Phaëtuse, est-ce vous ? arrestez ma Princesse. O ! Dieux n’en doutons plus, c’est à moy qu’il s’adresse, Effet inconcevable à tout autre qu’à moy ! Mais las ! il me souvient encor avec effroy, Qu’autrefois son pouvoir m’a fait plus miserable. Vous me fuyez ô ! Dieux, dequoy suis-je coupable ? Qu’ay-je fait ? ou plustost de quel crime fatal Me noircit prez de vous mon perfide rival ? Espouvanté de voir cette injuste colere, Seur de n’avoir rien fait qui puisse vous deplaire, Dans cet estonnement ma confuse raison Ne la peut imputer, qu’à quelque trahison. Quoy ? le lache Euriloche…         Ah ! ce discours me fasche, Euriloche n’est point ny perfide ny lache. Et…         Vous le deffendez ? ô ! Dieux, je suis perdu : Mais rival mon malheur te sera cher vendu. Tu ne jouiras point du fait de ta malice ; Le pouvoir de Circé ny le respect d’Ulysse Ne sçauroient l’arracher à mes sanglants efforts. Impuissante fureur ! ridicules transports ! Toy mesme à ce rival songe à demander grace ; Ou ta mort previendra l’effet de ta menace. Hé bien, puisque ses jours vous sont si precieux Que qui l’ose attaquer vous devient odieux ; Executez vous mesme un Arrest si funeste. Il m’oste vostre cœur, prenez ce qui me reste ; Heureux si par vos mains je pers à vos genoux Des jours que seulement je conservois pour vous. Percez, percez ce cœur, que rien ne vous retienne ; Si vostre main en tremble, employez y la mienne. Commandez...         Profitons de sa mortelle erreur. Mais… vertu ridicule ! ah ! suivons ma fureur. Jamais l’occasion ne s’offrira si belle. Dieux Phaëtuse vient et sa sœur avec elle. Vostre Conseil ma sœur m’oblige infiniment. Ah ! c’est trop consulter vostre ressentiment. Je cede au mien Princesse, et seur de ma disgrace Je suis mon desespoir, sans que vostre menace Empesche cet amant jaloux et furieux D’immoler son rival Euriloche, à vos yeux. Son rival ? Euriloche !         O ! Dieux quelle menace, Dequoy vous plaignez vous ? quelle est cette disgrace ? Où fuyez vous ? helas ! je le r’appelle en vain. Circé sçaura, ma sœur, empescher son dessein. Elle m’avoit promis d’assoupir sa vengeance, Je vivois en repos apres cette asseurance. Cependant sa fureur…         Vous la craignez à tort ; Euriloche a dequoy repousser son effort. Pour Euriloche moy je serois allarmée ! Pourquoy non, s’il est vray qu’il vous a tant aymée ? Vous dites qu’il m’abuse, et n’ayme encor que vous. Et nous venons de voir qu’Elpenor est jaloux ; Je ne voy pas pourtant qu’il ait sujet de l’estre, Si l’on traite Euriloche en imposteur, en traistre, Et qui se rend indigne en me manquant de foy D’estre veu ny souffert, ny de vous ny de moy. C’est là vostre conseil ; je n’en ay point d’ombrage, Mais pardonnez un cœur qu’un peu d’amour engage ; S’il refuse un conseil, qu’Elpenor de ce pas Vient de vous reprocher que vous ne suivez pas. A vostre dam, ma sœur, si je vous suis suspecte. Ah ! ma sœur vous sçavez combien je vous respecte. Vous estes mon aynée, et bien plus que ce rang Plus que tout ce qu’on doit aux tendresses du sang, La parfaite amitié que vous m’avez promise M’oste tous ces soubçons et veut plus de franchise. Cette amitié, ma sœur, m’oblige à vous donner Le conseil qu’en effet vous semblez soubçonner. Je vous l’ay desja dit, et je vous le repete, Que de quelque façon qu’Euriloche vous traite, Il couve des desseins qui vous feront un jour Repentir, mais trop tard, d’avoir eu de l’amour. Prevenez les malheurs que présage ma crainte, Vostre chaisne avec luy n’est pas si fort estrainte, Que si Circé ny moy n’en sommes point d’accord, Vous ne la puissiez rompre avec un peu d’effort. Vous devez, ce me semble, embrasser ma querelle, Que ne cognoissez vous cet esprit infidelle… Lasche, fourbe, meschant, j’en parle sans aigreur ; Je le hais il est vray, mais j’ayme plus ma sœur, Et tout ce que j’en dis, quoy qu’apres son offence Est pour vostre interest plus que pour ma vengeance. Vous en dites beaucoup, mais à parler sans fard Vostre amitié, ma sœur, s’en advise un peu tard ; Avec ces qualitez il falloit le depeindre, Alors qu’il commenca de m’aymer ou de feindre. Mais il n’estoit pour lors ny lasche ny trompeur Et ne l’est que depuis vostre mauvaise humeur. S’il est vray qu’Elpenor ait captivé vostre ame Vous ne souffririez pas qu’on le traitast d’infame ; Ny je ne puis souffrir qu’on noircisse aujourd’huy Un Prince plus aymable, et plus aymé que luy. Le mal sera pour moy s’il devient infidelle; Et si vostre amitié plus que vostre querelle Pour le rendre odieux vous fait prendre ces soins, Vous m’obligerez fort de m’aymer un peu moins. Car enfin vouloir rompre une si forte chaine C’est à moy comme à vous une entreprise vaine. Je l’ayme, et d’autant plus que j’ay tousjours pensé Que vous y consentiez aussi bien que Circé. Dés l’abord, comme vous, j’ay mal cognu ce traistre ; Mais maintenant, ma sœur, qu’on me l’a fait cognoistre, Sans inhumanité je ne puis approuver De voir perir ma sœur, quand je puis la sauver. Ainsi n’esperez pas que jamais j’y consente, Et si vous en voulez de preuve plus pressante Puisqu’aussi bien je voy que vostre aveuglement Impute mes conseils à mon ressentiment, Plus pour vos interests que ceux de ma vengeance J’entreprens son exil de toute ma puissance. Et contre qui voudra choque ma volonté Je consens d’en venir à toute extrémité. Il faut qu’il quitte l’isle, ou bien qu’il y perisse. En ce cas-là, Madame, il faut que j’y flechisse. C’est à vous d’y songer.         Le conseil en est pris, Dans ces ressentimens Elpenor s’est mespris Il veut perdre Euriloche, et malgré sa complice Il faut qu’il quitte l’isle ou bien qu’il y perisse. Pour faire reussir ce que j’ay projetté, Je consens d’en venir à toute extrémité. Des plus profonds cachots du centre de la terre Je roule incessamment cette masse de pierre ; Mais je succombe enfin sous ce pesant fardeau ; Ma force se consomme, et je suis tout en eau. Toutefois accablé sous tant de lassitude Quand je dois expirer sous un tourment si rude, Un demon invisible anime mes efforts, Et sans rendre mes bras ny moins las, ny plus forts, Sans amoindrir mon mal son assistance vaine Soustenant ma foiblesse eternise ma peine. Rocher accable moy sous tant de pesanteur. Et toy de mon tourment et le juge et l’autheur Grand Dieu, qui pour donner matiere à ta justice, Rens les morts immortels au milieu du supplice, Oste nous par pitié cette immortalité ; Reprens ce don fatal, que tu nous a presté. Quoy ? ta divinité treuve-t- elle des charmes A voir couler sans cesse un deluge de larmes ? Quoy ? le crime d’un jour, le crime d’un moment Doit-il estre puny d’un si long chastiment ? Mais cruel enyvré de douceurs et de joye Tu braves les souspirs que ma douleur t’envoye. Puis donc qu’à ce travail on ne peut m’arracher, Voy comme je m’efforce à pousser ce rocher, Il faudra malgré toy qu’un si cruel supplice. Sous un effort supreme, ou m’accable, ou finisse. Enfin je touche au terme, et je puis aujourd’huy… Mais helas ! il retombe, et je tombe avec luy. Triomphe Jupiter, triomphe de ma peine. Dans quel gouffre d’horreur ta puissance m’entraine ? Amour est-ce en ces lieux que je la doy chercher ? Penelope est-ce icy que tu voudrois cacher Ma honte et ton tourment, mon suplice et ton crime ? Perfide, s’il te reste un remors legitime Fais toy voir à qui fut ta fidelle moitié, Malgré ta trahison ton sort me fait pitié. Et si prez de Pluton ma priere n’est vaine, Bien loin de l’agrandir j’amoindriray ta peine. Rocher qu’en vain tousjours je tasche à remonter. Quel est ce malheureux ?         Ne puis-je l’arrester ? C’est Siziphe ; luy mesme.         O ! rigoureux suplice ! Spectacle insuportable au malheureux Ulisse ! N’importe... En ma faveur quittes pour aujourd’huy. Ulisse chez les morts !         Ouy, Siziphe, c’est luy. Que veux tu malheureux ? Quel estrange caprice Te fait venir icy redoubler mon supplice ? Viens tu pour me vanter tes exploits glorieux ? La splendeur de ta vie est l’horreur de mes yeux. Tout ce qu’on voit en toy d’eclat et de merite Dont ma douleur s’augmente, et mon remors s’irrite, Redoublant la laideur de mes propres défauts, Sont de mes laschetez la honte et les bourreaux. Va, fuis, et cache moy cette vertu mortelle ; Ce grand rocher me pese, et me presse moins qu’elle. Faut-il que ton destin soit si contraire au mien ? A-t- il pû de mon sang naistre un homme de bien ? J’avois ce doux espoir que malgré ma disgrace Mes forfaits deviendroient l’exemple de ma race ; Et que le mauvais sang, que je t’avois presté, Jetteroit dans ton cœur toute ma lascheté. Mais puisque les efforts d’une autre nourriture Ont purgé ton destin et dompté ta nature, Te monstrer si contraire à tous mes sentimens C’est redoubler ma peine ; et croistre mes tourmens. Sors, et par tes vertus en ces lieux mesprisées Va charmer tes amis dans les champs élizées. Puisse-tu pour armer les remors contre toy Devenir plus infame et plus meschant que moy ? Puisse-tu dans les creux de ces bruslans abysmes Renverser sur toy seul la peine de mes crimes ? Ou du moins puisse-tu par mes lasches forfaits Endurer tous les maux, que ta vertu m’a faits ? Si c’est cette vertu, que vostre ame deteste, Je viens vous presenter un objet plus funeste : Tout ce qu’a vostre Enfer de peine et de rigueur N’a rien de comparable aux tourmens de mon cœur. Mais ma douleur est-elle aussi juste que forte ? Siziphe : apprenez moy si Penelope est morte. Mais non, n’en faites rien, dans un coup si fatal Je sens quelque douceur à douter de mon mal. Par les mains de ton fils elle est morte infidelle, Au lieu de tant d’amants qui soupiroient pour elle, Mille serpens affreux qui nous comblent d’horreur, Rampent sur sa poictrine, et luy rongent le cœur. Ce corps, qui fut l’Autel, et le Dieu de ton ame, N’est qu’un spectre hideux environné de flame : Ses yeux jadis brillans de lumiere et d’amour Ne jettent maintenant qu’un effroyable jour, Tel que jettent les yeux d’une horrible megere, Etincellans de feu, de sang, et de colere ; Tel que lance la foudre, ou tel que les esclairs Au milieu de la nuict jettent dedans les airs. Ses mains, dont les beautez empruntoient tant de charmes, Ne servent qu’à fournir de matiere à ses larmes. Cette bouche sans cesse ouverte à des souspirs, Dont le souffle amoureux animoit tes desirs, Ne s’ouvre maintenant qu’aux deluges de flame, Que vomit au dehors l’embrasement de l’ame. Au lieu de cet air doux que sa bouche jettoit, Au lieu de ce vermeil dont sa levre esclatoit Une espaisse fumée envelopant sa bouche, Noircit toute sa levre et tout ce quelle touche. Enfin dans cet estat on diroit à la voir, Que tout ce qu’a l’Enfer et d’horrible et de noir, Defigure un objet, qui fut durant sa vie Matiere à tous les yeux, ou d’amour, ou d’envie. Ah ! Penelope ! ô ! Dieux ! O ! cruel changement. Va ne la cherche point dans cet appartement, Son crime estant plus grand, et plus noir que les nostres, Le lieu de son suplice est separé des autres. Puisse-tu de ses maux ressentir la moitié, Et tomber à ses pieds d’horreur ou de pitié. Va sors de ma presence, et cours apres ta femme. Cher Ulisse, arrestez, que vous dit cet infame ? Ce dernier deshonneur de vos braves ayeux, La honte et le rebut d’un sang si glorieux. Qu’il me laisse en repos.         Cache-toy miserable, Et delivre nos yeux d’un objet effroyable. Tyresie est-ce vous ? venez-vous secourir, Un mortel desespoir, que rien ne peur guerir ? Venez vous contenter ma douleur ou ma haine ? Ou me voir vanger d’elle, ou regretter sa peine ? D’où vient ce desespoir, ces plaintes, ces malheurs. C’est hayne, c’est amour qui fait couler mes pleurs, Puis-je ne pas pleurer une epouze si belle ? Puis-je ne pas haïr une epouze infidelle ? Son infidelité fait mon ressentiment, Mais j’ay de la pitié quand je voy son tourment. Vous à qui tous les Dieux ouvrent les destinées, Qui scavez le sejour des ombres condamnees Monstrez moy cette aymable et perfide moitié, Que je meure à ses yeux de rage ou de pitié, Donnez cette allegeance au malheureux Ulisse. Ulisse ouvre les yeux, et cognoy l’artifice Dont l’infame Siziphe abusoit ton amour, L’objet de tes desirs voit encore le jour ; Et ce cruel soubçon que ton erreur enfante Cherche en vain chez les morts une beauté vivante. Dieux ! elle vit encor, mais peut-estre elle vit, Pour soüiller en vivant et ma gloire et mon lit. Reviens, et pers enfin un soubçon, qui l’offense, Non que je sois surpris de cette defiance : Je sçay quel est l’effet de l’horrible conseil D’un songe concerté par le Dieu du sommeil, Qui par de faux objets trompant ta jalouzie Arme ton desespoir contre sa perfidie ; On seduit aysement ces folles passions, Et c’est ce qu’il a fait par ses illusions ; Ou plutost c’est l’effet de l’adresse et des charmes Par qui Circé te trompe, et cause tant d’allarmes. Son amour pour reprendre un cœur desabusé, Te veut seduire encor par un mal supposé. Te faisant Penelope et morte et criminelle, Elle aspire à des vœux que tu gardois pour elle. N’osant et ne pouvant me defier de vous J’accepte avec transport un oracle si doux. Cher truchement des Dieux, fidelle Tyresie, Je vous dois mon repos, mon honneur et ma vie.     Ainsi credule amant j’ay soubçonné ta foy, Penelope, quels maux, quelle assez dure loy Me peut-on imposer pour vanger ton injure ? Mais tu sçais mon amour, et tu vois l’imposture. Si pour me detromper d’une fatale erreur J’ay descendu si viste en ce lieu plein d’horreur, Par cette mesme erreur maintenant esclaircie J’iray d’un mesme pas contenter ton envie, Et si pour accourcir le chemin des Enfers Circé dans un moment m’a fait courir cent mers. Pour revoir tes beaux yeux, pour revoir nostre Grece J’attens de mon amour ce qu’a fait son adresse. Vous en qui le Ciel mit tout le pouvoir des Dieux Qui sçavez mille endroits pour sortir de ces lieux, Sans qu’il doive à Circé cet effort favorable Enlevez de ces lieux cet amant miserable, Par un chemin facile abregez ses travaux, Et derobez Ulisse à des charmes nouveaux. Ulisse je ne puis respondre à vostre attente, Le charme de Circé rend ma main impuissante ; Elle vous fait descendre en ce triste sejour, Seule elle peut aussi faire vostre retour. Ainsi je doy sortir d’un sejour si funeste ; Par l’effort d’une main que mon amour deteste, Faut-il revoir encor ces dangereux climats ? Et doy-je m’apprester à de nouveaux combats ? Il le faut, cher Ulisse, et desja l’heure presse ; Mais malgré ses efforts, espere en ton adresse ; Tu luy doy mille exploits, et ta fidelle amour Par elle doit encor triompher à son tour.     Adieu.         Quels soins ? helas ! pourront sauver ma flame Des pieges, des fureurs, des charmes d’une femme ? Amour, par qui Circé dans ses lasches transports Fait sans cesse et par tout de si puissans efforts Et pour d’injustes vœux rompt de si grands obstacles, Pour des vœux innocens faits de pareils miracles. Rare presant des Cieux merveilleuse puissance Qui m’as fait consentir une si dure absence Redonne Ulisse à mon amour. Rens à mes yeux l’objet qui regne dans mon ame Et si tu veux servir ma douleur & ma flame, Haste ma mort ou son retour. J’oppose vainement au torrent de mes larmes L’orgueil de mon pouvoir, & l’espoir de mes charmes, Tous deux cedent à mon amour. S’ils me promettent tout il craint tout pour Ulisse, Et j’attans seulement la fin de mon supplice De ma mort ou de son retour. Son seul retardement fait obstacle à ma flamme ; Je n’en redoute plus du costé de sa femme ; Le sommeil l’abusant d’une fatale erreur A Penelope enfin a desrobé son cœur, Et ce qu’il m’a promis me rend trop asseurée D’une felicité si long-temps desirée. Que fais tu malheureuse ? à quelle indignité Abbaisse-tu le sang d’une divinité ? Circé met son bonheur au seul amour d’un homme ! Ah ! Soleil, Dieu tesmoin du feu qui me consomme, Toy qui vis autrefois cent Roys à mes genoux, Voy quelle honte efface un spectacle si doux. Vange, vange sur moy l’honneur de ta famille, Derobe tes clartez à cette indigne fille ; Ou du feu, dont ma vie emprunte sa vigueur Formant des traits mortels perce ce lasche cœur. Mais que dis-je, insensée ! helas ! si quelque flame Dans celles de mon sang, fut exempte de blasme. En est il sur la terre, en est-il dans les Cieux, Qui se puisse vanter d’un feu si glorieux ? Si les Dieux punissoient de pareilles foiblesses, Et la terre et les Cieux n’auroient plus de Deesses : Si Venus, si Thetys, si la nymphe du jour Pour des mortels sans honte ont conceu de l’amour, Quel Dieu peut condamner ma flame avec justice ? Ceux qu’elles ont aymez valoient-ils mon Ulisse ? Non, non, ma flame est juste ; et c’est mal à propos Que cet injuste orgueil vient troubler mon repos. Il falloit l’escouter, quand ce feu prit naissance ; Quand on n’avoit pour moy, que de la resistance ; Maintenant qu’il se plaint d’avoir trop resisté Mon remors refusant un bien si souhaitté, Si la poursuitte en fut, et honteuse et coupable, Ce refus la rendroit encor plus condamnable… J’espere tout d’Ulisse, et je me crois permis De me faire tenir tout ce qu’il m’a promis ; Jusque-là que s’il manque à sa recognoissance, Il est de mon honneur d’en faire la vengeance. C’est en quoy mon destin est heureux aujourd’huy, Cherissant un mortel de pouvoir plus que luy. En l’aymant je l’esleve, ingrat je puis l’abatre. Mais pourquoy se former des monstres à combatre ? Circé ne doute plus, qu’Ulisse à son retour Ne rende ce qu’il doit à ta fidelle amour. Faut-il parmy les soins où mon amour m’engage Qu’à de nouveaux soucis encore je me partage ? Que cherchez-vous ma sœur ?         Vous, de qui je me plains, Euriloche, Elpenor, sans doute en sont aux mains. J’ay mis pour les chercher toute la Cour en peine, Au Palais, dans le parc, mais ma recherche est vaine. Est-ce ainsi…         Moderez cet injuste courroux, De tout cet embarras ne vous plaignez qu’à vous ; Je n’ay rien fait ma sœur, que ce que j’ay dû faire, Je vous avois promis que jaloux de vous plaire, Mon art desarmeroit l’ardeur de se vanger, Qui mettoit (disiez-vous) Elpenor en danger. Je l’ay fait, esperant que de vous adoucie, Euriloche obtiendroit sa grace et Leucosie, Meslant nos interests j’ay fait que desormais On ne se verra plus que pour faire la paix. Ce charme dure encor, et malgré moy Princesse Durera jusqu’à tant que votre hayne cesse. Quel charme ?         Merveilleux, qui force vostre amant De changer en respects tout son ressentiment, Et qui par la pitié, que vous fera sa peine Doit obtenir de vous la fin de vostre haine. Euriloche paroist, retirons-nous ma sœur, Ce que vous allez voir changera vostre cœur. Je me pers, Perimede, ah ! non c’est trop d’audace. Quand Ulisse, Elpenor me quitteroient la place, Quand je me promettrois de pouvoir quelque jour Surmonter de deux sœurs et la haine et l’amour, Circé reste à combatre, où prendrons nous des armes A nous mettre à couvert du pouvoir de ses charmes ? Ce qu’en souffre Elpenor, ce qu’elle fait sur moy Dans mon ame coupable a jetté tant d’effroy Qu’il me semble de voir sans cesse sa colere S’apprester à punir ce que j’ay voulu faire. Ah ! de mes laschetez fatale illusion ! Qui trahis mon amour et mon ambition. Fais place à des pensers, qu’un noble espoir me donne ; Amour de Phaëtuse, amour de la couronne, Je m’abandonne à vous, et sans plus contester Commandez, je m’appreste à tout executer. Il faut… Elpenor vient. Circé finis sa peine. Si tu ne peux souffrir qu’elle serve à ma haine. En vain sur mon rival je cherche à me vanger Pour terminer des maux qu’on ne peut soulager, Je retourne à vos pieds, souffrez y ma presence, Et n’apprehendez plus que privé d’esperance Ce malheureux amant ait la temerité, D’en demander raison à sa divinité. Vos bontez m’eslevant à ce faiste de gloire, Qui passe mon espoir, que j’avois peine à croire, Vous acquirent le droict de m’en precipiter, Vous m’aviez tout donné, vous pouvez tout m’oster. Et comme en m’eslevant à ce comble de grace Vous n’attendites point que je le meritasse. De mesme en m’en voyant par vous precipité J’ay tort de demander si je l’ay merité. Ouy j’ay tort, et certain par ce cruel silence Que je vous doy ma mort sans sçavoir mon offense, Je suis trop criminel differant mon trespas Mais sans plus contester j’y cours Princesse.         Helas ! Ne craignez rien.         J’aurois contenté ton envie ; Mais un charme inconnu desarmant ma furie Retient ce bras levé pour luy percer le cœur, Et me fait souhaiter la fin de son erreur. Circé vient.         Dieux vangeurs d’une amour outragée, Qui voyez à quel poinct ma fortune est changée Si mon lasche rival me desrobe sa foy Perdez ce criminel ; justes Dieux vangez moy ! Que si ce changement vient de son inconstance Quelque injuste qu’il soit laissez-le sans vengeance. Je ne puis me resoudre à le voir plus souffrir, Madame.         Hé bien vous mesme allez le secourir. Demeurez, Elpenor ; et cessez de vous plaindre D’un mal que vostre amour n’a pas subjet de craindre. Quelques vaines frayeurs qui vous ayent allarmé Phaëtuse jamais ne vous a tant aymé. Qu’entens-je ! ma Princesse, à mes vœux si contraire Me rend en un moment tout le bien que j’espere ; M’avez-vous fait souffrir ce cruel traitement Pour rendre à mes desirs mon bonheur plus charmant ? Il m’estoit assez cher avant cet artifice. Par quels respects, amour, et par quel sacrifice… O ! Dieux. Princesse ! helas ! est-ce vous que je voy ? Phaëtuse, est-ce vous qui me manquez de foy ? Dieux quel charme presente à ma veuë abusée Phaëtuse en courroux, Phaëtuse appaisée. Ah ! ce n’est pas ainsi qu’on m’oste mon malheur ? Madame, il faut finir non tromper ma douleur. Et toutes les douceurs d’une erreur favorable Sont un foible secours contre un mal veritable. En vain pour arrester mon juste desespoir Sous un front adorable un demon se fait voir, Et prenant tous les traits de celle que j’adore S’efforce de calmer l’ennuy qui me devore. Fuis spectre decevant, qu’anime sa pitié, Mes maux à son aspect augmentent de moitié. Plus je vois que Circé veut soulager ma peine, Plus son ingrate sœur me paroist inhumaine. Voyant que sa rigueur s’obstine à voir perir Celuy que d’un seul mot elle peut secourir. Ah ! ma sœur.         Il est temps que ce charme finisse. Vous sçavez ce qu’on doit aux prieres d’Ulisse, Embrassez Elpenor, certain que cette paix Vous va donner le bien où tendent vos souhaits. Mon desir ne vient pas à vostre cognoissance. Vous presumez bien peu de ma haute science. Elle ne s’estend pas à cognoistre nos vœux. Je sçay pourtant le vostre, et vay vous rendre heureux, Ne vous opposés plus à ce que je desire. Quoy vous me promettez le bonheur où j’aspire A ces conditions que ne ferois-je pas ? Elpenor vous voyez que l’on vous tend les bras. A moy, Madame.     A vous.         O secours favorable ! Ah ! Princesse. Grands Dieux ! surprise espouventable ! Est-ce mon ennemy que je viens d’embrasser ? Vous excusez un coup dont il peut s’offenser. Ah ! Madame, ah ! Princesse, est-ce ainsi qu’on me jouë ? Ma sœur a quelque tort, mon Prince je l’advouë     Mais puisque mon repos naist de ce qu’elle a fait, Si vous m’aymez monstrez un front plus satisfait, Je demande encor plus à vostre obeissance, Il faut en l’embrassant oublier son offense, Et le mettre en estat en luy donnant ma sœur, De ne plus traverser nostre commun bonheur. Je vous obeiray, quoy qu’avec repugnance. Fasse le juste Ciel, que cette obeissance En destournant les maux, qui nous sont preparez Assure le repos que vous en esperez. Je ne m’oppose plus à l’heur qu’on vous destine Leucosie est à vous, et sans qu’on examine Qui de nous a failly contre nostre amitié D’un cœur qui fut à vous je vous rends la moitié. Daignent les Dieux tesmoins si la vostre m’est chere, Punir qui de nous deux l’offrira moins sincere. La vostre m’est bien chere et c’est trop de bonheur D’en estraindre les nœuds par l’hymen de sa sœur, De moy pour tant de biens que pouvez-vous attendre ? Je puis vous acquitter. Ouy, je m’offre à vous rendre (Maintenant qu’Elpenor devenu vostre espoux Peut partager les soins de l’estat avec vous) Le glorieux fardeau de la toute puissance Dont j’ay par vostre adveu soulagé vostre enfance. La Reine s’accordant si bien à mes souhaits N’a pas mal penetré dans les vœux que j’ay faits Pour rendre de tout poinct ma fortune accomplie. Me voyant sur le poinct d’obtenir Leucosie Il ne me manquoit plus, que de voir vostre espoux Elpenor, partager la couronne avec vous. Je hayrois le bien que cet hymen me donne Si la Reyne sur nous reposant la couronne, Changeoit un seul moment la forme de l’estat. Phaëtuse est trop juste, et luy n’est pas ingrat. Madame, Ulisse vient.         Cette heureuse nouvelle     Pour revoir ce heros au Palais me rappelle. Nous vous suivons.         Allons. Puisse par ce retour Ma flame prendre part au bonheur de ce jour. Vous en avez beaucoup dans ce bonheur extreme. Comment ?         Vous l’apprendrez du Prince qui vous ayme. Tout me perd, et je suis pour comble de douleur Forcé de caresser et rire à mon malheur. Ulisse est de retour, l’avez-vous veu Princesse ? Je l’ay veu resolu de retourner en Grece ; Emmener s’il se peut Elpenor avec luy, Echapper à la Reyne.     Et partir.         Aujourd’huy Perimede est allé donner ordre à sa fuite. Que de biens produira vostre sage conduite ! Hé comment envers vous pourray-je m’acquitter ? En faisant vos efforts pour ne nous pas quiter.    1630 Quoyqu’il puisse arriver si malgré son adresse Pour chasser Elpenor il faut que je vous laisse : Je reviendray bientost establir dans ces lieux Un bonheur à passer tous les plaisirs des Dieux Ce glorieux espoir adoucira ma peine. Mais quel est ce bonheur dont me parloit la Reine, Je brusle de l’apprendre.         Ah ! Princesse usons mieux Qu’en frivoles discours d’un temps si precieux. De l’air que l’entreprise entre nous est conceuë La perte d’un moment en ruine l’issuë. Amusez vostre sœur, et sans perdre un moment Sur le vaisseau je vays engager son amant. Assuré de le rendre avec mon artifice Malgré luy compagnon de la fuite d’Ulisse. Ainsi vostre secours favorable en ce jour Va faire triompher ma gloire et mon amour. Que fait mon fugitif ?         En Ulisse, Madame Il attend son malheur, et cette grandeur d’ame Le fait voir dans ses fers, dans cette affreuse tour Plus qu’il ne fut jamais digne de vostre amour. Digne de mon amour, qu’il a si mal traitée ? Dis plustost des fureurs d’une Reyne irritée ; Qui s’abandonnant toute à son dernier transport N’a plus que des pensers de vengeance et de mort. Il me fuyoit l’ingrat, et couroit à sa femme Luy vanter le mespris qu’il a fait de ma flamme, Et luy contant mes feux, ma honte, et mon malheur, Dresser de mon amour un trophée à la leur. Graces aux Dieux, sa mort previendra cette honte ; Si Penelope apprend qu’Ulysse me surmonte, Elle apprendra, pleurant ce qu’aura fait ce fer, Qu’on peut vaincre Circé, mais non en triompher, Et qu’une horrible suite efface enfin la gloire De quiconque use mal d’une telle victoire. Tout ce qu’a de cruel la jalouze fureur, La rage, semble doux à ma forte douleur, Et je ne trouve point dans toute ma puissance Dequoy perdre l’ingrat au gré de ma vengeance. Poignard, c’est à toy seul que je la veux devoir, Fais le venir.         Ulisse, où sera ton espoir ? Mes charmes auroient pû faire perir Ulisse ; Ouvrir dessous ses pas un gouffre, un precipice ; Par la rage des vents deschirer son vaisseau ; L’embraser d’une foudre, ou l’abismer dans l’eau. Mais empruntant ce coup de leur pouvoir supreme Je le devrois aux Dieux aussi bien qu’à moy-mesme. Et je veux pour vanger l’affront que je reçoy, Qu’il parte des fureurs qui soient toutes à moy. La vengeance est un fruit, qu’il faut cueillir soy-mesme ; Le gouster, se souler de sa douceur extresme. Un debris, une foudre auroient dans un moment Consommé loin de moy tout mon ressentiment. Je veux jouyr long-temps de la mort d’un perfide, Donner un long spectacle à ma fureur avide. Percer de mille coups ce flanc, ce traistre flanc, Et voir ma main rougir et fumer de son sang. Ce qu’en vain j’ay tenté pour l’amour d’une Reine, Ce poignard l’obtiendra pour le bien de ma hayne ; Je voulois estre heureuse en gagnant son amour, Je le suis encor plus en le privant du jour, Esteignant dans son sang le feu qui me devore Qui m’oste le repos, et qui me deshonore. Mais helas ! qu’est-ce amour ? veus-tu le proteger ? Songe que j’ay l’honneur et toy-mesme à vanger, Si tu parle pour luy ma fureur sera vaine, Abandonne mon cœur au transport qui l’entraine ; Qu’il y regne un moment, tu n’as que trop regné ; Je le poignarderois s’il l’avoit espargné. Je l’apperçoy, l’ingrat, il sçaura qu’une femme Peut autant pour sa hayne et plus que pour sa flame. Il sçaura qu’un amour qu’on ose dedaigner, Sçait arracher des cœurs s’il ne peut les gagner. Il faut mourir.         Frapez, vous voyez la victime ; Ulisse doit mourir si sa fuite est un crime. Ou plustost pour mourir ne le meritant pas Il suffit que Circé demande son trespas ; Trop heureux, puisqu’il peut en vous donnant sa vie, Contenter une fois vos vœux, et son envie ; Respondre à vos desirs, et s’offrant à vos coups, Couronner par sa mort ce qu’il a fait pour vous. Ce qu’il a fait pour moy l’ingrat ! Hé ! quel service Peut apres tant d’affronts me reprocher Ulisse ? Est ce qu’ayant pour luy tesmoigné tant d’ardeur Perdu pour trop l’aymer, gloire, repos, grandeur ? Il me mesprise, il rit de ma perseverance ; Et quand j’attendois tout de sa recognoissance, Il se desrobe, il fuit au mespris de sa foy. Imposteur est-ce là ce qu’il a fait pour moy ? C’est mal icy le lieu de vanter mes services ; Reyne je doy mourir, et j’en fais mes delices. Puisque ma mort vous plaist, j’ayme à perdre le jour, C’est tout ce que j’ay pû donner à vostre amour. Tu mourras, mais avant que de t’oster la vie Je veux sçavoir, ingrat, en quoy tu m’as servie. Ces mespris, ces affronts, qui font vostre courroux, Cette fuite, c’est là ce que j’ay fait pour vous. Que seroit-ce de vous Reyne, si mon audace Eust porté mes desirs où vouloit vostre grace ; Vous seriez maintenant la femme d’un epoux Qui traistre envers un autre eust pû l’estre envers vous. Et qui brisant les nœuds d’un hymen legitime Eust attiré sur vous la peine de son crime. Ce sang illustre et plein du Dieu qui l’a presté, Ce front, où tant de gloire a mis tant de fierté, Ravalant par ce choix un destin si sublime Perdoient tout leur esclat, leur prix, et mon estime. La fille du Soleil doit vivre dans ce lieu Sans Roy, sans compagnon, ou la femme d’un Dieu ; Et si de mon orgueil je n’eusse esté le maistre, Vous seriez la moitié d’un infame, d’un traistre, Meslant par un desordre à mon crime pareil La race de Siziphe à celle du Soleil. C’est par moy qu’à ces maux vous estes eschapée. Ah ! Circé.         C’est ainsi que je vous ay trompée. C’est l’effet des respects qui font vostre courroux. Par eux seuls je pouvois m’acquiter envers vous, Aussi de quelques vœux dont ma femme m’appelle, J’ay fuy pour vous Circé, beaucoup plus que pour elle. Rends toy Circé, ton cœur n’a que trop combatu Les nobles mouvemens de ta propre vertu ; Pour eviter la honte où mon amour m’engage Que ne peut-il la vaincre aussi bien que ma rage ? Mais, helas !         Enfoncez ce poignard dans mon sein. Fuir un coup qui vous plaist n’estoit pas mon dessein ; Mais ne concevant point de suplice si rude, Que de mourir vers vous suspect d’ingratitude, Je ne suis pas fasché qu’abandonnant mes jours Ma voix à mon honneur ait presté ce secours. Ah ! c’en est trop. Soleil seconde ma foiblesse, Heros digne en effet des vœux d’une deesse, Plus digne encor des miens, daigne excuser en moy Ce que par trop d’amour j’ay commis contre toy. C’est dequoy seulement il faut que je rougisse ; Sans honte je pouvois souspirer pour Ulisse ; Mais non, quand son devoir attache ailleurs son sort, L’arrester, le forcer, et luy donner la mort. Sors de mes mains, poignard, ma derniere infamie ; Ta vertu le previent, desarme une ennemie Et fait qu’enfin ce cœur lassé de soupirer S’enfle du noble orgueil qu’elle veut m’inspirer. C’est par cette vertu qu’à moy mesme renduë Je recouvre ma gloire où je l’avois perduë. De tous les sentimens que j’avois eus pour toy, Me retranchant aux seuls qui sont dignes de moy, Pour cesser de l’aymer, ne pouvant m’en defendre Je voy bien que j’auray de grands combats à rendre, Mais si dans ma fureur j’ay pû jurer ta mort, Je puis bien malgré moy consentir cet effort, Qu’un depart, puisqu’il faut que mon espoir perisse Plustost que son trespas me separe d’Ulisse. Tombez fers trop honteux au plus grand des humains, Perimede, Euriloche ont trahy tes desseins. Mais malgré…         Justes Dieux ! ils m’ont trahy, Madame ; Eux de qui je tenois l’ordre de cette trame, Je ne m’estonne plus si vous l’ayant apris, Avant sortir du port mon vaisseau fut surpris. Retournez sur leur pas Euriloche et ce traitre….. Ah ! ma sœur, Dieux, comment oseray-je paroistre ? Complice par ma faute et ma credule amour Du crime le plus noir qu’on mit jamais au jour. De quel crime, ma sœur ?         Elpenor, Phaëtuse… Helas de tous nos maux il faut que je m’accuse. J’ay donné des vaisseaux pour sa fuite. Et Seigneur Euriloche s’en sert pour enlever ma sœur. L’enlever.     Euriloche ô ! Dieux.         Ce traistre à peine Vit que pour obeir aux ordres de la Reyne, Toute la Cour en foule accouroit sur vos pas ; Et laissoit le Palais sans garde, et sans soldats ; Que Perimede et luy forment cette entreprise. Le desordre, le temps, le lieu les favorise. Un bruit confus meslé de douleur et d’effroy Du quartier de ma sœur arrivé jusqu’à moy, M’appelle au lieu d’où vient un trouble si funeste, J’y cours ; Dieux que ne puis-je oublier ce qui reste ? A travers quelques morts Elpenor tout sanglant Marchant avec ardeur, mais d’un pas chancellant, Et tirant de sa playe un poignard ; à ce traistre Princesse (crie-t- il) en me voyant paroistre ; Là tombant, quand il voit qu’on le veut secourir ; Abandonnez ce soin (dit-il) il faut mourir, Ma vie est dans les mains d’un traistre, d’un infame, Si vous voulez m’ayder courez apres mon ame, Le perfide Euriloche enleve vostre sœur. Que devins-je à ces mots ? jugez de ma douleur Dans l’ardeur de punir sa noire perfidie Laissant à d’autres soins cette mourante vie, J’implore du secours dans ce pressant besoin J’en trouve ; mais, helas ! Euriloche est trop loin. On le suit, mais sans doute une telle poursuite N’aura servy, ma sœur, qu’à redoubler sa fuite. Il a beau fuyr, l’infame, il n’eschappera pas ; Pour luy porter par tout un asseuré trespas. J’ay les bras assez longs, ma sœur, à la vengeance ; Je te suis, tu vas voir un trait de ma puissance. Que ne puis-je esperer en ce fatal moment                 La gloire de servir vostre ressentiment ? Vous le pouvez, allez, où l’honneur vous appelle ; Je rens graces aux Dieux que dans cette querelle, Le soin de nous vanger sert d’un amusement, Qui dispose mon ame à cet eloignement. Sans cela je veux bien t’advoüer ma foiblesse, Mon cœur, quelque devoir, quelque honneur qui l’en presse, Ne pourroit se resoudre à perdre pour jamais Mon … helas ! je retombe, et crains ce que je fais, N’importe malgré moy je vous rends à la Grece ; Je vous rends aux desirs d’une illustre Princesse. Si jusqu’icy ma flame a retenu vos pas, Je fais assez pour elle en ne vous gardant pas. Adieu.         Que cet effort vous va couvrir de gloire ! Qu’ainsi tousjours sur vous emportant la victoire, Une vertu sans tasche et sans obscuritez Monstre en vous dignement le Dieu dont vous sortez ; Et repande par tout des rayons de lumiere Aussi purs et brillans que ceux de vostre pere. Pars Ulisse, et m’espargne, abandonnant ce lieu,     Ce que souffre mon cœur en te disant adieu. Ouy, le voile est levé, Princesse, je vous ayme ; J’ay feint pour vostre sœur, et mon amour extresme Avant ce dernier coup pour vous a tout tenté Et n’a fait cet effort, que dans l’extremité. Si c’est crime d’avoir trop d’amour, je l’advoüe, Mon crime est grand, mais tel qu’Euriloche s’en louë : Et plus j’offre à mes yeux l’objet qui m’a charmé, Et moins je me repens de l’avoir trop aymé. Nommez ce rapt, ce meurtre, un coup illegitime, Un horrible attentat, un effroyable crime ; Je l’appelle un secours ; un remede à mon mal ; Un digne chastiment d’un indigne rival ; Voila ce grand subjet de reproche et de blasme, J’ay tué mon Rival, j’ay secouru ma flame ; Et j’ay d’un mesme coup sur le point de mourir Arraché mon remede à qui m’eust fait perir ; Exigiez-vous de moy cette amour foible et basse, Qui se plaint, qui souspire, et pleure sa disgrace ; Tel, qu’auroit eu pour vous un Rival trop heureux, Si vostre juste choix eust couronné mes vœux. J’ayme plus noblement l’illustre Phaëtuse ; J’arracherois aux Dieux le bien qu’on me refuse, Vous enlever vous mesme à mon rival, à vous, Ce n’est qu’aux grands amours à faire de tels coups. Monstre horrible à mes yeux vante tes infamies ; J’abhorre ton amour plus que tes perfidies. Cher amant, que ce lasche apres tant de forfaits Oze encor reprocher à mes justes souhaits, Quelque part d’où ton ame à peine degagée De ce corps où les Dieux l’avoient si bien logée Regarde l’attentat d’un infame voleur, Monstre toy plus sensible à mon dernier malheur. Et prevenant l’effort, que mon pere prepare Arrache ta Princesse aux fureurs d’un barbare. Vous implorez en vain ce pere, et cet amant ; L’un est mort par l’effort de mon ressentiment ; Et pour l’autre, si c’est l’astre, qui vous esclaire Il cognoist mon amour, et ce que je veux faire. Il sçait que je vous ayme avec toute l’ardeur Que peut une Princesse esperer d’un grand cœur : Et que dés que l’hymen ayt calmé vostre haine Dans vostre isle j’iray vous ramener en Reine, En chasser qui l’occupe, et vous faire à jamais Benir ma violence, et tout ce que je fais. Toy, me faire benir cette affreuse journée ! Vous en parlerez mieux apres nostre hyménée. Ah ! monstre laisse-moy.         Donnez des noms plus doux A celuy qui bientost doit estre vostre espoux. Mon espoux !         C’est à quoy vous devez vous resoudre. Des mains de Jupiter cours arracher la foudre Soleil, et si ma mere eut chez toy quelque rang Monstre-toy plus sensible aux affronts de ton sang. Princesse cette erreur fait tort à vostre gloire, L’astre du jour a peu de part dans vostre histoire ; Et vous avez assez de titres glorieux, Sans en chercher si haut, et nous former des Dieux. Impie, ils vangeront mon honneur et leur gloire. J’ay vécu trop long-temps pour avoir lieu d’en croire ; S’il en est contre moy, qu’ils arment leur courroux ; Pour moy je n’en cognoy que mon amour et vous. J’enferme en ce vaisseau toute mon esperance, C’est mon Ciel, mon Autel, mon thrône et ma puissance ; Devenu pour vous seule assassin et voleur, Le but de tous les traits que lance le malheur, Et le plus digne objet des flammes du tonnerre ; Banni de mon pays, et de toute la terre, Infidelle à mon Prince abandonné de tous, Je ne crains rien, Madame, et trouve tout en vous. Ah ! perfide bien loin de regarder ta proye Avec quelques transports ou d’orgueil, ou de joye ; Sçache que si pour perdre un monstre furieux La terre estoit sans force et l’univers sans Dieux Et si pour escraser cette coupable teste Le ciel estoit sans foudre, et la mer sans tempeste Ce qu’est aux grands forfaits un remors obstiné Ce que sont les Bourreaux aux yeux d’un condamné Ce que sont aux Enfers, aux criminelles ames Les roües, les rochers, les vautours, et les flames, Je te le feray traistre, et pour mieux dire encor Tu trouveras en moy le vangeur d’Elpenor ; Tu reverras, cruel, son ombre en ma presence, Son amour dans mon cœur, en mes mains sa vengeance ; Dans ma bouche animée un reproche eternel, Dedans mes yeux l’horreur qu’on a d’un criminel. Et dans toute mon ame une hayne immortelle Pour un voleur, un lasche, un meurtrier, un rebelle. Portez encor plus loin ces transports furieux ; Ces cœurs, ces belles mains ; cette bouche et ces yeux Que vous taschés de rendre un subjet de ma hayne, Le seront de ma joye, et non pas de ma peine Dans la possession de ma divinité… Seigneur, le Ciel se trouble, et son obscurité Favorise un vaisseau qui semble nous poursuivre. A quelques traits amy que mon amour me livre, Je ne puis me resoudre à perdre un bien si cher. O ! Dieux.         Sauvez là donc, on vient vous l’arracher. Amys qu’on se dispose au combat qui s’apreste Contre nos ennemis et contre la tempeste. Du trosne où je m’assois dans le plus haut des Cieux, D’où je puis commander les hommes et les Dieux, Je descends jusqu’à toy pour ouyr ta priere ; Mon fils, parle.         Asseuré des bontez de mon pere Je parle, et quoy qu’instruit que ses soins paternels Tousjours avec regret perdent les criminels, Plein d’une genereuse, et juste confiance, Dessus ces mesmes soins je prens trop d’asseurance Pour croire, qu’oubliant ma naissance et mon rang Il neglige un moment la gloire de mon sang ; Vous cognoissez l’affront, et cet œil adorable Comme sur l’innocent ouvert sur le coupable, Voit un fier ravisseur soüiller impunement De ses noirs attentats l’un et l’autre element. Quelle bonté coupable envers vostre justice Sur ce grand criminel balance le suplice ? La foudre est inutile en vos puissantes mains, Si vous ne punissez celuy dont je me plains : De ce monstre odieux purgez la terre et l’onde, Et faites par ce coup justice à tout le monde ; Que si cet interest vous touche foiblement Prenez tous les transports de mon ressentiment ; Ou souffrez pour le moins qu’un pere miserable Retire ses clartez de dessus un coupable, Et d’un soudain eclipse expliquant son malheur Invite tout le monde à vanger sa douleur. Ta priere est trop juste, et je me plains moy-mesme D’avoir esté trop lent à vanger ce que j’ayme, Non qu’il faille imputer ma resolution A des motifs de hayne ou de compassion, Ma justice punit sans nulle violence ; Libre des passions, qui forment la vengeance, Elle agit d’elle mesme, et d’un esprit esgal Repand sur l’univers et le bien et le mal, Et de ces deux effets que ma puissance envoye, J’en laisse aux seuls mortels, et le trouble et la joye ; C’est leur seul interest que je dois escouter ; C’est comme il faut agir, si tu veux m’imiter : Nostre bonheur, mon fils et tout ce que nous sommes Ne depend des vertus ny des crimes des hommes, Et quand je doy punir un meurtrier, un voleur Je veux vanger la terre, et non pas ta douleur. C’est pour un bien commun qu’un Dieu vange un outrage ; Et quand ma main s’apreste à briser son ouvrage, Je me sers de ces bruits, qui precedent mes coups Pour instruire la terre à craindre mon courroux. Soit pour son interest, ou celuy de ma fille Vangez sans plus tarder l’honneur de ma famille ; Voyez-le cet infame, avec quels longs efforts Il veut forcer mon sang à ses lasches transports ; Voyez d’une autre part sur un char qui s’avance Leucosie et Circé, qui pressent leur vengeance. Je la leur ay promise.         Il faut te contenter, Ma justice y consent. Toy sans plus t’arrester Du tribut eternel de ta clarté feconde Va, mon fils, enrichir l’autre moitié du monde. Ces orages soudains et ces bruits estonnants Ces vents impetueux ; ces esclairs surprenans Du Dieu juste et vangeur annoncent la venuë. Tombe foudre en ses mains trop long-temps retenuë, Tombe à la voix du sang, qu’un traistre a sceu verser ; Tombe aux cris d’une sœur, qu’un traistre veut forcer. Tombe aux justes douleurs d’une amante abusée. Mais la perte du traistre est bien plus mal aisée, Il est desja si loin qu’il eschape à mes yeux. Il ne peut eschaper aux vengeances des Dieux. Mais que ne nous font-ils jouyr de son suplice ! S’il perit loin de nous, qu’importe qu’il perisse, L’outrage reste entier au cœur et sur le front, Si l’on ne voit perir celuy qui fait l’affront. Ceux que nous recevons sont de telle nature, Que le Soleil trop lent à vanger nostre injure, Quoyqu’il nous ayt promis semble la negliger, Il faut sauver ma sœur, autant que me vanger ; Le temps presse ; achevons cette illustre vengeance ; Si sur cet element s’estend vostre puissance ; Dans ces lieux eslevés, dans le milieu des airs Dont les Dieux en courroux foudroyent l’univers ; De ces noires vapeurs formez-vous un tonnerre ; La terre preste au Ciel de quoy punir la terre. Vous seule... Mais quels feux s’allument dans la nuit ? Quel trouble ! quel esclat ! quel desordre ! quel bruit ! Nimphes voicy le coup qui vous fera justice Vous pouvez maintenant jouyr de son suplice. Quels feux ! quels feux de joye en cet embrasement ? Mais quelle peur succede à mon ressentiment ? Grand Dieu : sauvez ma sœur.         A ce penser je tremble : Quelle vengeance ? ô Dieux ! s’ils perissent ensemble. Mais qui peut la sauver de la flame ou de l’eau. Dieux qu’est-ce que je voy ? Quel spectacle nouveau ? O ! prodige inoüy, si mon œil ne m’abuse, Je voy sur un Dauphin triompher Phaëtuse. Ouy, ouy, c’est elle mesme, allons la recevoir. Phaëtuse, est-ce vous ?         Vous puis-je encor revoir ? Vous voyez par quels soins les Dieux m’ont protégée, Il est mort l’execrable et ta fille est vangée, Soleil, si ton secours avoit esté moins prompt Une honte eternelle alloit rougir mon front. Ny l’horreur du forfait, ny la peur du suplice, Ny son vaisseau suivy par le vaisseau d’Ulisse, Ny la fureur des flots ne pouvoit arrester Ce lasche, dont la rage osoit tout attenter ; Pour mettre ses desseins et son espoir en poudre Il n’en falloit pas moins que l’esclat d’une foudre, Aux furieux transports d’un lasche ravisseur Elle seule pouvoit arracher mon honneur. C’est par là que les Dieux ont conservé ma gloire, Mais par un autre soin qu’à peine on pourra croire, Sur le poinct que la foudre embraze le vaisseau Au poinct qu’il va perir et s’abismer dans l’eau, Ce Dauphin s’offre à moy si proche du nauffrage, Et me sauve du feu, des flots et de l’orage. Allons de tant de soins rendre graces aux Dieux, Toy prens place en mon char, et sortons de ces lieux. Va, mon liberateur, ainsi puisse ta vie Des monstres de la mer eviter la furie. Mes sœurs puisque le sort nous oste nos amants Reprenons toutes trois nos premiers sentimens ; Pour affranchir nos cœurs de ces malheurs extremes Vivons sans passions, et Reynes de nous-mesmes. Puisqu’Elpenor est mort, nul ne peut dignement     Apres un tel heros se dire mon amant. Moy, qui presumois trop d’un traistre et d’un coupable Je hay son sexe autant qu’il me parut aymable.