Garçon ? Monsieur Pillier, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? Monsieur Sanglier, est-il venu ici aujourd’hui ? Non, Monsieur, pas encore. Et a-t-on dit quelques nouvelles ce matin ? Non , Monsieur. Quoi, rien du tout ? Pardonnez-moi, le feu a été dans une cheminée ici près, hier au soir. Bon, le feu dans une cheminée ! Mais, Monsieur, il était bien fort. Voilà quelque chose de rare ! Mais c’est que si le feu avait gagné ; tout le quartier aurait été brûlé. Oui, avec les pompes qu’il y a à présent ; comment voulez-vous que cela arrive ? Oh, il est vrai qu’il n’y a plus rien à craindre. Il y a des choses bien plus intéressantes que tout cela. Avez-vous entendu parler de l’Opéra ? De l’Opéra ? Oui, de l’Opéra? Oui, Monsieur, on dit qu’il y en a un nouveau. Je le sais parbleu bien, on ne veut pas donner des anciens. Mais les nouveaux ne dureront ils pas davantage ? Eh non vraiment ! Malheureux Opéra ! Et personne n’y pense ! Ah, tenez, Monsieur, voilà Monsieur Sanglier, que vous demandiez. Monsieur Sanglier ? Oui, Monsieur. Nous allons voir ce qu’il nous dira. Vous ne voulez rien à présent, Monsieur ? Non, non. Ah, bonjour, Monsieur Pillier. Eh bien, Monsieur sanglier, cette voix que vous disiez que nous aurions ? Je n’en ai pas entends dire la moindre chose, que ce que l’on nous en a dit avant hier. Et vous ne vous en êtes pas informé depuis ? Je n’en fais pas davantage : les uns me disent qu’elle est au concert de Lyon, d’autres, à Rouen ; cela n’est pas clair et c’est dommage ; car on prétend que c’était la même voix précisément que celle de Mademoiselle le Maure. Il faudrait donc qu’on y envoyât. La moitié des gens disent que l’on n’a pas besoin de ces voix-là, qu’elles ne savent que crier et qu’elles ne chantent point. Voilà comme l’Opéra français, la gloire de la Nation se perdra ! Est-ce que vous ne voyez pas cela ? Eh, je ne le vois que trop ! Il faudrait donc songer à y remédier. J’y songe aussi ; mais cette diable de Musique d’Opéra-Comique, nous écrasera tôt ou tard. Il faut pourtant prendre un parti, il n’y a pas à balancer. Si l’on pouvait donner des Opéra de Lully, il n’est pas douteux que nous reprendrions bientôt le dessus, j’en suis bien sûr, moi. Qu’on nous donne du Rameau seulement ; allons je le veux bien, je le leur passe. Du Rameau ! Oui, Monsieur ; c’est toujours du véritable opéra. Si vous voulez. Il ne faut pas être si difficile. Il est vrai qu’il y a du récitatif. Et de belles scènes ! Pas tant que dans Lully, voilà le vrai goût français et que je voudrais bien voir renaître, sans cela nous sommes perdus. Les ballets nous écraseront tout à fait, Monsieur, quand la Musique nouvelle ne prendrait pas le dessus. Comment faire donc ? Je n’en sais rien. Il n’y a presque plus de gens de notre parti. On ne veut que des Ariettes. Et de la Danse. Je cherche depuis longtemps quelque moyen de remédier à tout cela. Et moi, donc ? Je ne reste pas les bras croisés. Croyez-vous que je ne gémisse pas de cette décadence du goût ? Armide avait réussi. J’en espérais beaucoup. Il faudrait redonner Armide. Sans doute, mais faites entendre cela à tout Paris. Ils aimeront mieux tout perdre. Ils nous proposerons de mettre l’Opera-Comique à l’Opéra, et d’y joindre des ballets. Il ne faut pas le souffrir. J’y suis bien résolu. Mais comment l’empêcher ? Emparez-vous du parterre. Il n’y a plus personne de goût ? Et dans le foyer ? On y vient parler nouvelles et chevaux pendant les scènes et l’on n’en sort, que pour les Ballets. On ne pense sérieusement à rien à présent. Il n’y a que vous et moi qui nous occupions de cela. Oui, mais nous y rêvons en vain, l’Opéra sera détruit malgré nous. Voilà Monsieur Qu’importe, il faudrait le gagner, lui qui voit beaucoup de mondes. Bon ! Il ne se soucie de rien. Il faut essayer, l’Opéra ne saurait lui être indifférent, il n’en manque pas un. Eh bien, voyons ? Laissez moi faire. On voit bien qu’il n’y a pas d’Opéra, Monsieur, aujourd’hui, sans quoi on ne vous verrait sûrement pas ici. Qu’importe ? Moi, je vais à l’Opéra, aux Italiens, aux Français, cela m’est égal. Mais s’il n’y avait pas d’Opéra cependant ; vous, en seriez fâché ? Qu’importe ? Il y aurait autre chose, ou bien j’irais à la promenade, ces jours-là, ou je ferais des visites. Mais vous n’entendriez plus de bonne musique française. Qu’importe ? J’entendrais toujours de la musique. Quoi, de la Musique d’Opéra-Comique ? Qu’importe ? Si elle me faisait plaisir. Mais, c’est qu’il n’y a pas là de grandes voix. Qu’importe ? Pourvu qu’on les entende, voilà tout ce qu’il faut. C’est vrai ; cependant il serait fâcheux de perdre ces beaux récitatifs de Lully. Qu’importe ? N’avons-nous pas le récitatif obligé ? Ce n’est pas la même chose. Qu’importe ? Quand on ne se connaît pas en musique. Sans doute ; mais je ne pense pas que vous ne vous y connaissiez point. Qu’importe, que vous le pensiez ou non ? Cela n’en est pas moins vrai. C’est une plaisanterie et si vous ne vous connaissiez pas en musique, vous ne viendriez pas tous les jours à l’Opéra. Qu’importe ? Moi j’y vais pour voir le monde, pour causer ou me chauffer. Quoi, Monsieur, vous n’êtes pas affligé de voir qu’un Opéra est à présent presque tout sans paroles. Qu’importe ? Je ne les ai jamais entendues. Comment, vous causiez donc pendant qu’on chantait, vous ne pouviez pas prendre d’intérêt au poème. Qu’importe ? Je n’ai que faire d’aller m’intéresser à tout cela, je sais seulement en gros qu’il y a deux amanTs persécutés, par deux personnes qui s’entendent ensemble pendant toute la pièce pour les tourmenter ; mais qu’à la fin il viendra un Dieu qui raccommodera tout et que l’on dansera une chaconne. Et si l’on n’en dansait pas ? Qu’importe ? Je suis toujours sûr que l’on dansera quelque chose. Mais il faut que les airs de violon soient bons, pour que l’on danse bien. Qu’importe ? Même quand on ne danserait pas ; pourvu que l’Opéra finisse et qu’on puisse aller sur le Théâtre après. Mais s’il n’y avait plus d’Opéra, vous ne pourriez pas aller sur le Théâtre. Qu’importe ? J’irais ailleurs, où je vais à présent, par exemple. Adieu, Messieurs je vous souhaite bien le bonjour. Monsieur, je suis bien votre serviteur. Nous nous étions bien adressés, pour fortifier notre parti, Monsieur Pillier, qu’en dites-vous ? Ma foi, Monsieur Sanglier, cela va mal pour nous ; il y a à Paris comme cela mille gens qui profitent de tout et qui ne se soucient de rien. Oui et ils jetteraient les hauts cris si on leur retranchait quelque chose de ce dont ils ne s’inquiètent point. Cela est sûr, nous avons la peine et eux le plaisir ; demandez-moi pourquoi ? Par exemple. C’est que nous sommes trop bons. C’est vrai ; mais comme c’est le bien public qui nous occupe, il ne faut pas s’y refuser. Non vraiment, il faut être citoyen avant tout. Ah voilà Monsieur Pointdutout, c’est un homme qui a les meilleurs expédients du monde dans tous les cas. Vous le croyez ? Ma foi on me l’a dit. Tant mieux , voilà ce qu’on appelle un homme enfin. Monsieur, je parie que vous vous ennuyez aujourd’hui ; parce qu’il n’y a pas d’Opéra ? Point du tout, Monsieur , je ne m’ennuie jamais ; quand on a. Cela, cela, et cela, on ne saurait s’ennuyer. Vous êtes bienheureux, Monsieur, voilà ce qu’on appelle avoir des ressources ; mais dans les grandes affaires, il faut de grands moyens pour les faire réussir. Point du tout : écoutez-moi. Avec cela, cela, et cela, vous serez toutes les affaires du monde, je dis même celles de la plus grande conséquence. Donnez-nous donc un moyen pour soutenir l’Opéra ; car si l’on n’y prend garde, il tombera incessamment. Point du tout ; avec cela, cela, et cela, il ne tombera jamais. Mais, Monsieur, vous ne prenez pas garde à une chose sans doute pour que l’Opéra Français se soutienne , il faut de belles voix. Point du tout, de belles voix, de belles voix ! Pour quoi faire ? Il ne faut point de belles voix, il ne faut que cela, cela et cela. J’entends bien ce que veut dire Monsieur ; moi. Quoi donc ? C’est trois choses. Mais encore? Un bon poème, une bonne musique et des acteurs qui chantent bien et qui sachent bien débiter. Point du tout, on peut s’en passer très bien. Vous ne voulez pas un bon poème ? Point du tout. Pas de bonne Musique ? Point du tout. Pas de bons chanteurs ? Point du tout. Vous ne voulez donc que des ariettes ? Point du tout. Des ballets ? Point du tout. Des décorations ? Point du tout. Quoi, pour avoir un Opéra, il ne faut pas avoir tout ce que nous venons de vous nommer ? Point du tout, je n’en ai que faire, il n’y a rien de si difficile à réunir. D’abord que j’ai cela, cela, et cela, je suis sûr d’avoir un Opéra toute la vie, et un Opéra excellent. Vous conviendrez pourtant qu’il ne faut rien épargner pour avoir un Opéra. Point du tout, la dépense n’est pas nécessaire, on aime l’Opéra à Paris et quel qu’il soit, je suis sûr avec cela, cela et cela, qu’il y aura toujours du monde. Je vous entends à présent. Je ne le comprends pas moi. Il n’y a pourtant rien de si aisé. Monsieur veut dire que les petites loges soutiendront toujours l’Opéra. Point du tout, je n’ai que faire des petites loges , il n’y en aurait pas, qu’avec cela, cela et cela, je ne m’embarrasse de rien. Oui, oui, Monsieur, vous avez raison, cela est clair à présent. Je ne devine pas. Comment, vous ne voyez pas que Monsieur, veut dire que le monde attire le monde et que l’habitude d’aller à l’Opéra y fera toujours aller ? Point du tout , ce n’est point l’habitude qui y fera venir ; mais j’attirerai toujours tout Paris, avec cela, cela et cela. Ah, oui, oui. Comment ? Avec les actrices, les danseuses. Point du tout. Les actrices, les danseuses ne me font rien. Je ne veux pas autre chose que ce que je vous dis ; cela, cela, et cela. Pour moi, rien ne me rassure. Je n’ai que l’espoir des anciens Opéra. Voilà ce qu’il faudrait persuader de donner aux directeurs. Point du tout. Comment, Monsieur, vous ne le croyez pas ? C’est s’aveugler, je vous assure, que de penser autrement. Point du tout, je ne m’aveugle point et vous avez tort de vous désespérer. Quand on n’a pas d’autres ressources, car vous en conviendrez bien ? Point du tout ; songez donc que vous avec cela cela et cela ; tranquillisez-vous ; je vous souhaite bien le bon soir. Écoutez, n’oubliez jamais que vous avez cela, cela et cela, et vous ne vous désespérerez pas. Eh bien, Monsieur Pillier ? Eh, bien ! Monsieur Sanglier, que dites-vous ? Je dis toujours qu’il n’y aura bientôt plus d’Opéra. Et moi aussi. Nous sommes perdus ! Je n’en puis plus douter.