Toujours travailler ! En voilà assez : il faut que j’aille prendre un peu l’air. Dame Jaqueline, Dame Jaqueline. Qu’est-ce que vous voulez, Monsieur l’Avocat ? Donnez-moi mes souliers. Quoi , vous voulez sortir, il ne fait pas trop beau. Cela ne fait rien. Les voilà, ils sont tous prêts. Et mon habit, ma perruque ? Tout est ici. Mais pourquoi ne pas rester chez vous plutôt ? Parce que je veux m’aller promener un peu, pour me délasser de mon travail. De votre travail, et pourquoi tant travailler ? Il faut bien être utile au public, tant qu’on le peut. Et vous vous tuez presque toujours pour rien ; à votre place je ne travaillerais que pour ceux qui me payeraient bien. Mais, Dame Jaqueline, il faut aider les malheureux qui n’ont pas de quoi. Oui ceux-là ; mais il vous vient tous les jours des paysans qui font les pauvres, pour ne vous rien donner, et vous êtes la dupe de cela, vous. On n’est jamais dupe en faisant le bien. C’est peut-être beau ce que vous dites là ; mais cela ne rapporte rien. Pourquoi ne pas faire comme vos confrères ? Toutes les fois qu’on vient les consulter , ils attrapent toujours quelque chose, pied ou aile, n’importe, et voilà comme on fait une bonne maison. Mais j’ai assez de bien pour moi. On n’en a jamais trop, il faut amasser, on ne sait pas ce qu’il peut arriver. Il ne faut pas se méfier de la Providence. Dame Jaqueline. Je sais bien qu’on dit cela ; mais il ne faut pas refuser non plus ce qu’elle nous envoyé , il ne faut pas jeter à ses pieds ce qu’on tient dans ses mains. Oui, oui, vous avez raison. Donnez-moi mon habit. Le voilà, le voilà. Vous ne ferez rien de tout ce que je vous dis là ? Si, si, ne vous embarrassez pas. Ma cravate ? La voilà. Dame, c’est que si vous vouliez y penser, je vous ferais faire meilleure chère. Si c’était aux dépens du pauvre, cela ne vaudrait pas la peine. Du pauvre ? Non pas du pauvre ; mais de ceux à qui vous faites gagner des procès. Il leur en coûte toujours assez. Oui, voilà comme vous êtes ; vous n’en ferez rien. Je vous dis que si. Mais quand ? Nous verrons. Oui, oui, nous verrons. Ma perruque ? La voilà. Promettez-moi donc. Hé bien, je vous le promets. Ma canne, mon chapeau. Je vous le promets, je vous le promets. Je crains bien que ce ne soir à beau prêcher qui n’a coeur de bien faire. Où allez-vous ? Sur la place ; savoir s’il y a quelques nouvelles. Revenez bientôt et n’allez pas vous enrhumer toujours. Non, non. S’il vient quelqu’un faites attendre, je ne serai pas longtemps. C’est tout comme si l’on ne disait rien, il travaille et pourquoi faire ? Tous ces gens d’esprit-là sont plus bêtes ! Si on ne les gouvernait pas, je ne sais pas comment ils feraient ; cela fait pitié ! Bon, pendant que je m’amuse là à gémir, peut-être que mon boeuf à la mode ne cuit pas. Bonjour, Dame Jaqueline. Ah, vous êtes à la Ville , aujourd’hui, Gros-Pierre. Oui, vraiment. Vous vous portez bien ? Oui, assez bien, comme cela, tous les ans douze mois, comme on dit. Ah, Dame, écoutez donc, on n’est pas toujours de même ; il faut aller comme le temps. Eh bien, dites-moi un peu ; est ce que Monsieur l’Avocat n’est pas ici ? J’ons affaire à lui, et je ne venons que pour ça. Il est allé faire un tour, il reviendra bientôt, attendez-le. Pardi, il faut bien que je l’attende. Est ce que vous avez un procès ? Oh, non ; mais j’ons envie de le consulter pour en avoir un ; c’est un si brave homme, que j’ons confiance en lui, voyez-vous. Vous l’aimez, parce qu’il ne vous prend pas d’argent quand vous le consultez. Oh, c’est bien vrai. Je l’y en ont offert pourtant une fois ; mais il n’a pas voulu ; il m’a dit comme çi, allons, Gros-Pierre, je ne veux point de ton argent, ne m’en parle jamais : ton Père était fermier du mien ; ainsi je ne prendrai rien de toi ; c’est là un honnête homme, cela par exemple. Oui, voilà comme il se ruine. Oh, que non ! Est ce qu’il n’a pas une bonus ferme auprès de chez nous ? Oui, mais cela n’empêche pas que tout travail ne mérite salaire. Pourquoi ne posez vous pas là votre paquet, au lieu de le garder sur votre épaule ? Cela n’est pas lourd. Qu’est-ce que c’est donc ? Ce n’est rien. Je crois que c’est un Lièvre ; car je vois des pattes qui passent. Des pattes ? Oui, ce sont des pattes ; je ne me trompe pas, c’est un lièvre. C’est une commission qu’on m’a chargé de faire. Il les aime bien les lièvres, Monsieur l’Avocat. Tout de bon ? Oh, quand je peux en avoir un pour lui faire un civet, il est enchanté. Et les aimez-vous, Dame Jaquelíne ? Oh, mais il ne faut pas prendre garde à moi. Pourquoi ? Dites, dites, naturellement ? Avouez que vous mangeriez bien un bon civet de lièvre ? Mais... Pourquoi ne pas dire sans façon? Oui, je l’aimerais bien. Vous l’aimeriez bien ? Et moi aussi. Hum, le vilain Trigaud ! Hé, Gros-Pierre. Quoi que tu fais ici ? Je t’ai vu entrer, et j’ai dit comme ça, il faut que je lui demande s’il veut que nous nous en allions ensemble. M’attendras-tu ? Eh pardi sûrement, je t’attendrai. Ah ça, je vous laisse. Je m’en vais voir à mon souper. Asseyez-vous là. Allez, allez, ne vous embarrassez pas de nous. Eh, dis donc, Gros-Pierre, est-ce que tu as un procès ? Non , mais je veux en faire un à la veuve Mignot ; tu sais bien qu’alle a tun pré tout près du nôtre. Oui ; mais ça n’est pas bian de vouloir l’avoir. Et son père n’a-t-il pas eu comme ça un quartier de nos vignes ? Mais c’est différent. Je le sais bien ; mais si Monsieur l’Avocat me le conseille. Il ne te conseillera pas de dépouiller une veuve. Une veuve ne me fait pas plus de pitié qu’une autre, alle n’a qu’à se remarier, alle ne sera plus veuve. C’est vrai ça ; mais il ne faut pas prendre le bien de son voisin. Je ne le prendrai pas non plus, c’est la justice qui me le donnera. Mais alle ne serait plus une justice dans ce cas là. Mais n’est-ce pas les avocats et les procureurs qui sont la justice ? Hé ben, est-ce qu’ils ne pouvons pas vous faire avoir le bien que vous voulez ? Dame, je ne savons pas. Il ne faut donc pas parler. Enfin je veux que Monsieur l’Avocat me baille cet avis-là, vois-tu ? Et s’il me le baille, je lui baillerai un lièvre que j’ai apporté par exprès pour cela. Mais s’il me baille un autre avis, il n’aura pas le lièvre, et je le mangerons nous. Je le vois qui vient, je crois. Oui, c’est ly-même. Je ne sais plus que te conseiller à présent. Oh, laisse-moi faire ; tu vas voir, tu vas voir. Ah, ah, vous voilà à la Ville, Gros-Pierre ? Oui, Monsieur l’Avocat, j’y venons parce que j’ons une affaire de conséquence, où j’aurions grand besoin que vous me bailliais votre avis, voyais-vous. Eh bien, mon ami, tu n’as qu’à dire. Tu sais bien que j’aime à te faire plaisir. C’est aussi pour cela que je venons à vous Monsieur l’Avocat. Il m’est avis qu’il faut que je m’en aille ; je m’en vais t’attendre aux Trois Rois, Quand j’aurai fini, j’irai t’y trouver. Adieu, Monsieur l’Avocat. Adieu, mon ami, adieu. Allons, Gros-Pierre, conte-moi ton affaire. Vous saurez, Monsieur l’Avocat, qu’il y a à côté de mon grand pré, un autre pré qui est à la veuve Mignot. Vous la connaissez la veuve Mignot ? Non. La Veuve Mignot est la plus méchante femme du monde ; elle dit que je recule tous les ans la borne qui nous sépare, et elle veut que je plantions une haie pour n’avoir plus de dispute ; moi, je ne veux pas de haie, et je voudrais l’attaquer en justice sur ce qu’elle dit que j’ai reculé la borne. Mais il n’y a qu’à mesurer le terrain, et l’on verra bien si vous y avez touché. Je ne voulons pas qu’on le mesure, et je ne voulons pas qu’alle m’accuse de cela ; c’est pourquoi je voulons l’y faire un procès en réparation de dommages et intérêts, afin qu’on m’adjuge son pré, pour que je n’ayons pas de disputes. J’entends bien cela. Voilà ce que je voudrais que vous me conseilliez, Monsieur l’Avocat. Mais, Gros-Pierre, cela e’est pas bien de vouloir avoir comme cela l’héritage de son voisin. Je savons bien qu’on dira cela ; mais si la Justice me le donne, qu’est-ce qu’il y aura à dire ? La Justice ne te le donnera pas. Pardonnez-moi, il n’y a qu’à embrouiller tout cela de façon que cela finisse comme je le voulons ; vous comprenez bian, Monsieur l’Avocat. Je ne te conseillerai jamais de tenter un procès injuste. Mais pourquoi ? Parce qu’il faut être honnête homme d’abord. Mais de tous les gens qui ont des procès il y en a toujours un qui perd. Sans doute. Hé bien, si la veuve Mignot perd, c’est tout ce que je veux. Oui, mais si tu perds toi, comme cela arrivera, tu payeras les frais et tu diras que, je t’ai mal conseillé. Je dirai... je dirai qui vous n’avez pas bien embrouillé l’affaire comme je le voulais parce que je suis sûr qu’on pourrait me faire avoir ce pré-là. Mais je te dis que la Loi est contre toi. Mais il n’y a qu’à la retourner, elle sera pour moi. Tu n’y entends rien, je ne te veux pas embarquer dans une mauvaise affaire , je crois que c’est te donner un bon conseil. Oui, un bon conseil qui ne rapporte rien ; à quoi est-il bon? À empêcher qu’on ne te mange inutilement. Voilà donc votre dernier mot, Monsieur l’Avocat ? Oui et celui que tu dois suivre. Si vous aviez voulu, vous auriez pu m’en donner un autre , tant pis pour vous. Je ne veux pas te tromper. Jusqu’à présent ne t’ai-je pas bien conduit dans tes affaires ? Cela est vrai. Eh bien, de quoi te plains-tu ? Oh de rien. Vous n’avez rien à mander chez nous, Monsieur l’Avocat ? Non, non , mon ami. Porte-toi bien. Je vous baille bien le bonjour. Eh bien, Monsieur l’Avocat, vous avez vu Gros-Pierre ? Oui. Qu’est-ce qu’il vous voulait ? Me consulter sur un procès qu’il voulait avoir avec une de ses voisines. Lui avez-vous donné votre avis ? Oui. Et qu’est-ce qu’il vous a donné lui ? Rien. Comment rien ? C’est donc là ce que vous m’aviez promis. Mais que veux-tu ? Tu sais bien que Gros-Pierre... Je sais, je sais qu’avec tout votre esprit vous ne savez ce que vous faites ; si j’avais été là , j’aurais sûrement eu un lièvre qu’il avait. Il avait un lièvre ? Assurément, Je ne l’ai pas vu. Je le crois bien, et puis ce coquin-là se moque de vous après cela. Je ne lui donne rien du mien. Et votre peine, votre science... J’ai plus de regrets à ce lièvre-là... Où est-il allé, Gros-Pierre ? Il est allé aux trois Rois, retrouver un de ses amis. Il y sera peut-être encore. Je veux absolument avoir le Lièvre, ou je ne demeurerai plus avec vous. Quoi, vous voudriez me quitter , depuis vingt-cinq ans que nous sommes ensemble. Qu’est-ce que j’y ai gagné ? Faites-vous la moindre chose de ce que je veux ? Vous me promettez tantôt, et puis vous n’y songez plus à la première occasion. Que voulez-vous ? Je vous promets encore. Oui, oui, promettre et tenir sont deux ; voilà qui est fini, je m’en irai demain. Ah, Dame Jacqueline... Il n’y a point de Dame Jaqueline qui tienne. Mais comment faire ? Je veux avoir le lièvre, et tout-à-l’heure. Voyez à vous arranger, je ne me contente pas de promesses davantage, je veux des effets, si vous voulez je m’en vais dire à Gros-Pierre que vous avez quelque chose à lui dire. Si j’ai le lièvre, notre paix sera donc faite ? Oui, pour cette fois-ci. Fort bien, allez , allez le chercher. Je le vos à la porte des Trois Rois. Je m’en vais l’appeler. Dame Jaqueline a raison, mieux on conseille les gens et moins ils ont de reconnaissance. Si j’avais été de l’avis de Gros-Pierre, il m’aurait sûrement donné son lièvre. Puisque cela fait tant de plaisir à Dame Jaqueline, je m’en vais employer un moyen qui sûrement me réussira. Prenons un gros livre pour faire semblant de consulter ; il en sera sûrement la dupe. Tenez, Monsieur l’Avocat, le voilà Gros-Pierre, il n’était pas encore parti. Est-ce que vous avez quelque chose à me dire, Monsieur l’Avocat ? Eh oui vraiment, j’ai songé à ton affaire, et j’ai trouvé ici... Quoi, Monsieur l’Avocat ? Que tu pourrais bien... Avoir mon pré ? Oui, s’il n’y a jamais eu de haie qui ait séparé ces deux héritages. Non, Monsieur l’Avocat, je suis bien sûr qu’il n’y en a jamais eu parce que le tout appartenait au même maître ; c’est pourquoi je pourrions demander ce qui est à la veuve Mignot, mon pré étant plus grand que le sien. Le tien est plus grand ? Oui. Il n’y a plus de difficultés. Tout de bon, Monsieur l’Avocat, vous le croyez i Sans doute et le procès se gagnera, parce que le fort emporte le faible. C’est vrai, cela ; vous êtes un bien habile homme. On ne voit pas tout d’un coup le pour et le contre. Vincent, je t’avais bien dit que ma cause était bonne, tu n’entends rien aux affaires, toi. Eh bien, je ne le crois pas encore. Tu es bien obstiné ! Tu ne mangeras pas de mon lièvre ; car je m en vais le donner à Monsieur l’Avocat. Qu’est-ce que vous dites, Gros-Pierre ? Je dis que je donne ce lièvre à Monsieur l’Avocat, Prenez-le, Dame Jaqueline. Donnez, donnez. Ah ça, écoutez-moi, Gros-Pierre, je vois que vous aimez les bons conseils. Eh pardi, je vous le demande ? Il n’y a que ceux-là. C’est donc ceux-là qu’il faut payer, et non pas les autres. C’est ce que je vous disons. Eh bien, c’est le premier que je vous ai donné qui était le bon et non pas le second. Quoi celui de ne pas plaider. Sans doute. Quoi, le plus fort... Est souvent le plus injuste. Mais l’adresse, l’habileté, la ruse... Fait des dupes. Je te l’avais bien dit, Gros-Pierre. Tais-toi. Si tu ne t’étais pas moqué de moi tantôt, avec ton Lièvre, nous ne nous moquerions pas de toi à présent. Je parie que c’est vous, Dame Jaqueline, qui avez conseillé à Monsieur l’Avocat de me faire ce tour-là. Eh bien, c’est vrai, Gros-Pierre. Tu en es quitte à meilleur marché que si tu plaidais. Oh, je n’en suis pas fâché à cause de vous mais à cause d’elle. Moi, j’en suis bien aise, parce que tu n’as pas voulu me croire. Allons, allons-nous-en. Adieu, mes amis, votre serviteur. Adieu, Monsieur l’Avocat, je ne croirons plus jamais que votre première parole. Vous voyez bien que j’avais raison, Monsieur l’Avocat. Oui ; mais vous m’avez fait mentir, je n’aime pas cela. Allons souper.