Eh Bien ! Je vous l’avais dit que votre premier volume tomberait. Le second aura le même sort : le voilà, je viens de le lire avec attention ; il tombera, vous dis-je, personne ne le lira, et les Journaux en diront mille fois plus de mal que du premier. Qu’il tombe ou réussisse, que m’importe ? Ai-je fait un livre utile ? Je ne veux savoir que cela. Qu’il soit utile ou non, que m’importe ? On ne me consulte jamais pour savoir cela. Pourquoi est-ce donc que l’on vous consulte ? Un livre est-il bien ou mal écrit ? C’est moi qui le décide : y a-t-il quelques phrases amphibologiques, quelques inversions forcées, quelques transitions trop brusques ? C’est moi qui en avertis l’auteur, et qui l’engage à corriger, retrancher ou ajouter ; je suis consulté enfin pour savoir si l’on a fait un bel ouvrage, et non un bon ouvrage. Eh bien ! Monsieur l’Homme de Goût, mon Ouvrage est-il beau ? Il y a par-ci, par-là, quelques traits heureux, je l’avoue ; mais le défaut de goût les rend inutiles. « Rien n’est beau sans le goût, le goût seul estimable,» C’est ainsi que nous autres gens de goût avons refait le vers fameux de Boileau. Je croyais que mon Livre serait de quelque utilité aux personnes qui le liraient, ou qui verraient représenter les pièces qu’il renferme ; puisque le défaut de goût rend inutile ce qui pouvait plaire, je vois bien que j’ai eu tort de le publier. Je vous le demande à vous-même : quel est le but moral qui résulte de vos comédies, où l’on pleure , où l’on rit tour-à-tour, et dont les sujets sont presque tous singuliers et bizarres ? Que peuvent apprendre à vos Lecteurs "l’Amant Garde Malades", "l’Epreuve singulière" et surtout "la Diligence de Lyon" ? Ces Pièces ne signifient rien, absolument rien, je vous jure ; ce sont des énigmes en dialogues, dont je vous défie de dire le mot. Comme on se trompe sur ses ouvrages ! J’ai cru que la "Diligence de Lyon" était une leçon de modestie et de politesse pour tous les hommes ; j’ai cru qu’en voyant les personnages subalternes de cette comédie humiliés par les personnages nobles, forcés à descendre à des excuses, et obligés, en punition de leur insolence, d’aller se coucher sans souper ; j’ai cru, dis-je, qu’on apprendrait à ne point juger les gens sur les apparences, à être honnête , simple et vrai avec tout le monde, et surtout à ne jamais prendre des tons de hauteur avec des inconnus. Cette Pièce me paraissait même assez conforme au système qu’avaient adopté, sur la Comédie, Ménandre, Philémon et Térence. La vieille Comédie, vous ne l’ignorez pas, poussait la licence jusqu’à désigner des hommes vivants, des hommes distingués par leur état et par des charges importantes. Lorsque les Magistrats eurent arrêté cette licence, les comiques jugèrent à propos de faire tomber le blâme et le ridicule sur les esclaves, et les Maîtres furent respectés. Ce système fut aussi celui de Théophraste : l’ayant suivi, alliant que je l’ai pu, dans "la Diligence de Lyon", j’ai cru que cette pièce, composée d’après une sage théorie, était dans la forme de la Comédie que les Anciens appelaient moderne : j’ai cru enfin qu’elle était de toutes mes pièces celle où j’avais le plus clairement exprimé le but moral ; je vois que je m’étais trompé, et je vous remercie de me l’avoir fait connaître. C’est moi peut être qui me suis trompé, pour avoir jugé trop vite. Je conviens qu’il peut résulter une forte de leçon morale de l’humiliation de vos personnages subalternes, je n’y avais pas pris garde ; mais oserez-vous dire qu’il en résulte quelqu’une de "L’Amant Garde-Malades" ? Je vous avouerai qu’un jeune homme qui prend des habits de fille, qui, à la faveur de ce déguisement singulier, va servir de garde à sa maîtresse, qui se trouve seul avec elle lorsqu’elle est à dormir seule dans son lit, qui s’élance plusieurs fois vers ce lit, poussé par les désirs de son âge, qui s’empoisonne ensuite pour sauver la vie à celle qu’il aime, j’avouerai qu’un pareil personnage peut intéresser les âmes sensibles : son courage et sa délicatesse tiennent de l’héroïsme, la noble fermeté de Julie en présence de son père m’a ému jusqu’à l’admiration, jusqu’au transport : la sagesse du Médecin a ravi mon estime, et les retours du père sur lui-même m’ont réconcilié avec lui : mais, pour parler comme le Géomètre, qui disait : Qu’est-ce que cela prouve ? Je vous dirai à mon tour : quelle leçon avez-vous eu l’intention de donner par cette Comédie ? Quel ridicule avez-vous prétendu corriger ? À quel vice avez-vous eu dessein de déclarer la guerre ? On dirait, à vous entendre, qu’il n’y a que des vices à attaquer et des ridicules à poursuivre ? Et les préjugés, Monsieur, les préjugés ?... N’en est-il pas des milliers à détruire ? Il faudrait peut-être inventer pour eux seuls un nouveau genre de comédie, "L’Amant Garde-Malades" en est la preuve. Il arrive tous les jours qu’un jeune homme voit une Demoiselle dont il devient amoureux au premier aspect ; il arrive que la jeune fille le paie du plus tendre retour : ces enfants se conviennent à tous égards, il n’y a dans leur âge qu’autant de disproportion qu’il en faut pour remplir le vœu de la nature, il n’y en a point dans leur fortune ni dans leur naissance ; l’Hymenée et l’Amour enfin semblent s’unir pour les appeler au bonheur ; ils brûlent nuit et jour, ils soupirent, ils se consument l’un pour l’autre ; le souvenir d’une querelle, éteint dans la plupart des têtes, fermente et brûle encore dans les cœurs de leurs parents, ce souvenir y a vieilli avec le temps, y a pris racine, et seul il a élevé entre les deux amants une barrière impénétrable, une barrière immense dont leurs yeux peuvent à peine mesurer la hauteur : ils sont obligés de se haïr, parce que leurs pères se sont détestés, et le fiel de la haine, et le levain de la vengeance doivent éteindre dans leurs âmes toutes les flammes de l’Amour : on leur défend de se voir, de se parler, de s’écrire, et si par hasard ils désobéissent, ils sont sévèrement punis. Ne regardez-vous point cette conduite de certains pères envers leurs enfants comme le comble de la tyrannie et de l’injustice ? C’est cette injustice que j’ai voulu foudroyer ; c’est cette tyrannie que j’ai voulu abattre dans "L’Amant Garde-Maladesé ; je croyais même l’avoir assez indiqué par ces paroles, qu’à la fin de la pièce le père de Julie adresse à Lindor. « Votre père fut mon ennemi, il est vrai, et depuis longtemps il règne une grande haine entre nos deux familles ; mais l’amour est étranger à tous ces débats, et l’acte le plus saint de la nature et de la loi, un mariage enfin ne doit être ni un marché ni un traité de politique... C’est de ma sotte prévention et de mon entêtement que sont nés en partie tous les malheurs d’aujourd’hui. » En effet, si le Comte avait consenti aux désirs de Lindor, lorsque celui-ci lui a fait demander sa fille, sa fille ne serait point tombée malade, Lindor ne se serait point travesti pour lui rendre des soins, la Marquise se serait vengée d’une autre manière, Lindor n’aurait point avalé quelques gouttes de la potion empoisonnée, la Marquise elle-même ne se serait point empoisonnée peut-être pour se punir de son crime, tous les malheurs qui arrivent enfin ne seraient point arrivés. Vous voyez qu’il faut les rapporter tous à l’injuste prévention du père, et ces malheurs, quoique vous en disiez, prouvent qu’un père ne doit point refuser sa fille à un jeune homme qui la mérite, quand il n’a pas d’autres raisons que des ressentiments particuliers, et si votre géomètre était là, je lui dirais, que, faire une telle pièce, c’est résoudre en morale un problème intéressant, et un problème résolu lui prouverait sûrement quelque chose. Je vous assure qu’en lisant "L’Amant Garde-Malades", ou qu’en le voyant représenter, on ne fera attention à rien de ce que vous dites ; on se laissera entraînés par l’intérêt et le pathétique des situations, par la chaleur qui règne dans quelques scènes ; par le flux et le reflux de deux passions toujours contrariées, et l’on pleurera scandaleusement, sans aucune envie de se corriger, si l’on est coupable. Les meilleurs intentions des auteurs dramatiques ne peuvent pas toujours percer au travers de leurs écrits, et l’on ne réussit pas toujours dans ce qu’on projette. Ce n’est point la faute de Molière, s’il y a encore des Tartuffes , ni celle de Destouches, s’il se trouve toujours des Glorieux. Et serait-ce votre faute, si de certains hommes se faisaient couper la jambe, pour mieux ressembler à leurs maîtresses. Sans doute : je serais seul coupable de leur malheur. Vous faites cet aveu avec une belle tranquillité d’âme ! Souffrez que je vous fasse une demande avec la même tranquillité : croyez-vous qu’on suive jamais l’exemple du Lord d’Ambi ? Pourquoi non ? Le fait d’après lequel vous avez composé votre pièce est arrivé à Londres, il y a quelques années. Eh bien ! Si le fait se répète en France, et un seul homme, d’après la lecture de "l’Epreuve singulière" se fait couper une jambe pour sa maîtresse, je consens à lui sacrifier les deux miennes. Vous me faites trembler ! Quelles ont donc été vos vues, en publiant cette pièce ? Le voici en peu de mots : la Nation Française serait sans contredit la première de toutes les Nations, si les individus qui la composent avaient plus d’énergie et de caractère. J’ai voulu renforcer l’un et l’autre en offrant à mes concitoyens des exemples extraordinaires de grandeur d’âme, de délicatesse et de courage. Vous auriez pu choisir des exemples moins dangereux ; celui que vous proposez... Ne craignez pas qu’on l’imite. Si un Français était capable de sacrifier à sa Maîtresse une partie de lui-même, mille obstacles s’opposeraient à son projet, mais il en exécuterait mille autres qui le couvriraient de gloire. Ce sont les grandes passions qui font faire les grandes choses, et les grandes passions nous manquent. Si j’avais conseillé moins, j’aurais obtenu davantage ; mais il fallait peut-être ne rien obtenir ; il fallait, non que mes Lecteurs se fissent couper une jambe après avoir lu ma pièce, mais que seulement il pussent vouloir se la faire couper. Aucun d’eux n’aura sûrement cette envie, et la leçon que j’avais à donner devait être d’autant plus vigoureuse que l’exemple de mon héros était plus inutile. Au reste, mes comédies ne méritent pas qu’on s’y arrête si longtemps, ou je suis honteux de... Vos comédies ! Vous me faites rire en leur donnant un pareil nom ; mais c’est la seule chose qu’elles aient de risible ; j’espère que vous ne laisserez point ce titre à "L’Amant Garde-Malades". Pourquoi cela , s’il vous plaît ? Vous venez de lire mon manuscrit, et "L’Amant Garde-Malades" y est intitulé Comédie. J’espère encore une fois que vous changerez ce titre. Vous espérez en vain. Eh quoi ! Vous appellerez comédie une pièce où l’un des personnages se tue, où deux autres sont sur le point de mourir empoisonnés, une pièce où l’on voit, pour ainsi dire, une nouvelle Médée, se plaire à broyer des sucs mortels avec le bout de son poignard ; une pièce enfin ou l’on pleure autant qu’aux tragédies les plus pathétiques ? Et quel titre voulez-vous que je lui donne ? Vous savez bien que depuis quelque temps on appelle ces sortes de pièces de drames. Oui ; mais je sais bien aussi que ce titre ne leur convient pas du tout. Drame veut dire Action, et toutes les pièces, soit Tragiques, soit Comiques, étant des actions, il faudrait donc les appeler toutes des Drames. Voici à ce sujet un passage assez curieux tiré des Lettres de Madame de Sévigné : « Racine, » dit-elle, fait des comédies pour la Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir : si jamais il n’est plus jeune et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose, vive donc le vieil ami Corneille, etc... » Si Madame de Sévigné appelle Comédie les pièces de Racine, je puis bien donner ce nom aux miennes, qui ne sont pas, à beaucoup près, aussi tragiques que celles de Racine, sinon je les appellerai Action, comme a fait Monsieur Rétif de la Bretonne. Ce nom vaut bien, ce me semble, celui de Drame. À la bonne heure : mais vous savez bien aussi que le genre de Racine est le bon, et que celui de "L’Amant Garde-Malades , de "L’Epreuve singulière", de "L’Ecole des Riches", est proscrit par le goût, et qu’on l’appelle avec raison un genre bâtard. Les Bâtards s’illustrent quelquefois plus que les enfants légitimes, et je crains bien que cela n’arrive, je ne dis pas à mes Bâtards, mais à ceux qu’on a engendrés, et que l’on peut engendrer encore. Quoi ! Des pièces désavouées également par Melpomène et par Thalie ! Des Pièces qui tiennent le milieu entre les deux extrêmes ! Des pièces où le premier acte fait rire, où le cinquième fait pleurer ! Et ne riez-vous pas, et ne pleurez-vous pas souvent dans la même journée ? Si la Comédie est une peinture de la société et une imitation de la Nature, peut-on mieux les rendre l’une et l’autre, qu’en vous faisant pleurer et rire ? J’en appelle à Aristote. J’en appelle à Madame de Sévigné. Vous plaisantez, sans doute, avec votre citation de Madame de Sévigné. Aristote a dit qu’il fallait que le héros d’une tragédie ne fût, ni tout-à-fait vertueux, ni tout-à-fait vicieux. Je sais cela depuis longtemps. Il avait composé un Traité sur la Comédie, qui malheureusement n’est point parvenu jusqu’à nous ; mais comme toutes les idées de ce grand homme ont entre elles une liaison admirable, ce qu’il a dit sur la première peut nous faire deviner ce qu’il a voulu dire sur la seconde. Eh bien ! Quels ont été, selon vous, ses préceptes sur la Comédie ? En voici le sens et non les paroles : il faut que ses principaux personnages soient moins criminels que vicieux, et moins vicieux que ridicules : il faut enfin que le ridicule soit l’âme de la Comédie : elle doit se borner à peindre, tout son emploi est de corriger. Vous connaissez d’ailleurs d’ailleurs la définition, de la Comédie, qui se trouve dans toutes les Poétiques : elle confirme ce que j’avance, et voilà sur quoi est fondée la différence éternelle qui existe entre la Comédie et la Tragédie ; les barrières qui les séparent, ont été posées par le plus vigoureux génie de l’Antiquité, et votre Madame de Sévigné me fait pitié, je l’avoue, quand je la vois confondre ce qu’Aristote a si bien distingué. Je vais vous scandaliser, vous mettre en colère ; mais dussiez-vous me traiter de blasphémateur ou d’impie, il faut que je vous dise ce que j’ai sur le coeur, et que je vous fasse même une espèce de confession générale. Tenez, Monsieur l’Homme de Goût, je suis plein de vénération pour Aristote, qui était vraiment un vigoureux et puissant génie. Aristote savait tout, et Madame de Sévigné ne savait presque rien. Cependant en fait de Théâtre, j’aimerais mieux croire une jolie femme qu’un vieux Docteur. L’expérience nous a éclairés, et nous avons profité des erreurs de nos pères : voulez-vous connaître enfin le véritable système dramatique dans toute son étendue ? C’est Monsieur Diderot qui va vous l’expliquer par ma bouche. « La Comédie gaie » qui a pour objet le ridicule et le vice ; la Comédie sérieuse, qui a pour objet la vertu et les devoirs de l’homme ; la Tragédie, qui aurait pour objet nos malheurs domestiques ; la Tragédie, qui a pour objet les catastrophes publiques et les malheurs des Grands ». Voilà deux sortes de Tragédies et deux sortes de Comédies bien marquées, et dont assurément vous ne pourrez point nier l’existence. Ne croyez-vous pas qu’il y ait un grand intervalle entre ces deux genres que ces deux intervalles peuvent être remplis par d’autres genres ou espèces ? (car ils se confondent dans la question que je traite, sitôt qu’on veut l’approfondir ) Et qu’entre la Comédie gaie et la Comédie sérieuse, entre la Tragédie héroïque et la Tragédie domestique, il y a encore des intervalles où l’on peut placer d’autres espèces, soit de Tragédies, soit de Comédies. "La Gouvernante", par exemple, est une comédie sérieuse, qui a pour objet la vertu et les devoirs de l’homme, et le "Bourgeois Gentilhomme", une Comédie gaie, qui a pour objet le ridicule. Ne croyez-vous pas qu’entre la Gouvernante et le Bourgeois Gentilhomme, il peut exister un genre ou une espèce qui ne ressemble que fort peu à l’une et à l’autre ; qu’entre ce genre ou cette espèce intermédiaire et le genre de la Gouvernante, il peut en exister encore un, qui ne tienne peut être d’aucun des deux, et ainsi de suite ? Fontenelle, dont l’esprit était si lumineux, a exprimé cette idée par une comparaison tirée de la lumière même. « On connaît, dit-il, assez communément aujourd’hui la suite des couleurs du prisme, rouge, jaune , vert, bleu, violet : notre échelle dramatique lui ressemble : terrible, grand, pitoyable, tendre, plaisant, ridicule. Cela est dégradé par nuances, depuis la plus sérieuse des impressions que peut faire le théâtre jusqu’à la plus réjouissante. Par cette comparaison de la suite des couleurs, on voit presqu’à l’oil ce que nous n’avons exposé jusqu’ici que par raisonnement ». Homère, si justement fameux pour ses comparaisons, n’en a jamais fait de plus ingénieuse, et qui rende une idée abstraite d’une manière plus sensible : elle fait, pour ainsi dire, toucher au doigt ce que l’on concevait à peine. Quelque claire qu’elle soit, je ne comprendrai jamais qu’il y ait plus de deux genres au théâtre. Et moi, je crois qu’il y a autant de genres que de couleurs dans l’arc-en-ciel, autant d’espèces que de nuances, et voilà pourquoi j’ai osé dire dans mon Essai sur la Comédie, qu’il y avait peut-être autant de genres de pièces, que de sujets de pièces. Vous savez aussi comme les journalistes vous ont relevé là-dessus. Les Journalistes d’aujourd’hui sont comme les dévots d’autrefois ; ils voient partout des hérésies : de toutes les classes de Gens de Lettres, c’est celle où il y a le plus de préjugés : tout s’éclaire autour d’eux, et ils restent dans les ténèbres ; l’obscurité qui les environne paraît être une punition de leur opiniâtreté et de leur intolérance : ils injurient ceux qui veulent leur montrer la lumière ; il faut les plaindre, continuer de la leur montrer, et ne leur point dire d’injures. Quoique j’estime fort les gens de goût, je crains bien qu’ils ne ressemblent un peu aux journalistes. Les journalistes et les gens de goût aiment Aristote et le défendent comme leur maître. J’aime aussi Aristote ; mais j’aime encore plus la vérité. Avec de telles opinions, il n’y a pas d’apparence qu’ils vous louent. Que m’importe ? Je ne cours pas après les éloges. Le suffrage des gens de goût a pourtant bien son prix : le goût... Le goût ! Toujours le goût ! On n’est rien sans le goût, je le sais, on ne fait rien de bon sans le goût ! Eh bien ! Vivent le goût et les médiocres ! Le goût est un instinct naturel, un tact imperceptible, qui nous avertit de l’observation des règles. Si le goût n’est rien, les règles sont quelque chose : on peut ne pas croire au premier ; mais il est impossible de ne pas ajouter foi aux autres. Je vous ai déjà cité Fontenelle, il faut que je vous le cite encore. « Il me paraît certain, dit-il, que nous sommes en droit d’examiner si, en fait de théâtre, nous n’aurions pas quelquefois des habitudes au lieu de règles ». Des habitudes au lieu de règles ! Jamais, en fait de théâtre, on n’a dit un mot plus profond. Quoi ! Les Unités... Je les respecte infiniment, et je suis homme de goût et journaliste à cet égard , autant qu’il soit possible de l’être. Les Unités !... S’il s’agissait de les défendre, je romprais vingt lances avec les plus braves. Vous plaisantez en parlant de la sorte. Non, en vérité ; c’est très sérieusement que je parle. Je ne connais rien de plus beau chez aucune Nation du monde, que le "Philoctète", "l’OEdipe Roi", et "l’Electre" du Théâtre Grec, où ces unités sont observées. Il est impossible de surpasser ces pièces admirables : mais de la hauteur de ces chef-d’oeuvres on peut, descendre par un millier de dégrés, jusqu’à la farce, et de la farce même jusqu’au burlesque, au-dessous duquel il n’y a plus rien. Ce ne sont point les règles sur les unités que je blâme ; je les trouve fort naturelles ; mais je ne puis souffrir l’opinion absurde et exclusive, qui n’a admis que deux genres au théâtre : je voudrais abattre le mur de séparation qu’on a élevé entre eux, et il n’est pas possible qu’il subsiste longtemps encore. Quoi ! La forme de la tragédie, par exemple, n’est-elle pas fixée ? Elle l’a été parles Grecs ; et, malgré le génie de nos tragiques, nous n’avons rien ajouté à cet art sublime, s’il est vrai que, la règle des unités une fois admise, nous n’ayons point de pièces supérieures aux trois que je viens do nommer. Or, il est certain que nous n’en avons point. J’aime les Grecs à la folie, et je suis enchanté de vous les entendre louer : mais si la forme de la Tragédie a été fixée par eux, celle de la comédie l’a été aussi, et par conséquent il était juste d’élever un mur de séparation entre elles. La forme de la comédie fixée par les Grecs ! Voilà, Monsieur, ce que je n’ai jamais cru. Quoi ! Les pièces d’Aristophane !... Les Pièces d’Aristophane n’ont aucune ressemblance avec les nôtres : il n’en a fait aucune où il y ait de l’amour, et toutes les nôtres finissent par un mariage. Ce sont des Marquis ridicules d’ailleurs, des médecins ignorants, de vieilles coquettes, des Parvenus insolents , que nous choisissons pour acteurs, et non des grenouilles, des oiseaux, des nuées ou des personnages de la Fable. Nous avons en outre inventé la Comédie de caractère que les Anciens ne connaissaient point ; s’il est vrai enfin que nous ayons gâté la tragédie, en altérant son antique simplicité par des épisodes, il est vrai aussi que nous avons perfectionné la comédie, en la rendant plus vraisemblable ; et puisque dans ce dernier genre nous avions fait, même du temps de Molière, tant d’innovations heureuses, tant de changements avantageux, pourquoi voudrait-on nous interdire ceux que nous pouvons faire encore ? Notre musique vient d’éprouver une grande révolution ; tout m’annonce que notre théâtre comique est à la veille d’en éprouver une semblable , et je dis plus : tout me prouve qu’elle est nécessaire et d’une nécessité absolue. Les caractères sont presque tous épuisés : quoi qu’on en dise , il n’y a plus que des nuances. Le Père Brumoi remarque avec beaucoup de justesse, que l’on peut, après Racine et Corneille, tracer encore des portraits de Néron, de Sertorius et d’Auguste, parce qu’on peut supposer des incidents qui les présentent sous un jour nouveau. Mais comment peindre l’Avare, le Tartuffe, le Misanthrope, sans tomber dans les idées de Molière, et sans être forcé de lui dérober les principales ? Qu’il nous soit donc permis de faire des pièces, qui réunissant le pathétique d’une tragédie et le plaisant d’une comédie, offriront aux spectateurs l’image la plus parfaite de la vie civile, et seront pour eux une source nouvelle d’instruction et de plaisir. Dites une source éternelle de tristesse et d’ennui. Ce passage subit d’un sentiment à l’autre ne peut qu’affecter désagréablement. Il en est d’un coeur qui se dilate et se resserre trop vite, comme de ces malheureux que des tyrans de l’Antiquité faisaient tirer d’un cachot obscur, et exposer tout-à-çoup et sans intervalle à la plus vive lumière. Les auteurs de ces pièces, moitié gaies, moitié tristes, deviendraient des tyrans plus cruels que Tibère et Phalaris, Qui prouve trop, ne prouve rien. Ces pièces apporteraient sans doute peu d’utilité et de plaisir, si l’on y passait trop rapidement d’un sentiment à l’autre : il faudrait que le passage y fût formé de teintes douces, et que l’art des dégradations y fût habilement observé. On pourrait alors y pleurer dans un acte et y rire dans l’autre, sans violer les lois du goût et sans déroger au but moral que se propose tout homme honnête. Vous savez que l’Andrienne est presque dans ce genre ; vous savez qu’Aristophane a souvent admis dans ses Choeurs, et quelquefois dans ses Dialogues, ce mélange de Comique et de Tragique, et que, même des gens, qui, de son temps, avaient du goût, le lui ont reproché. Ces gens, qui avaient du goût, revivent en France sous des noms connus et respectés, et ils vous feraient le même reproche qu’à Aristophane. J’écouterais leurs reproches, et j’irais mon chemin. Et vous feriez des pièces pitoyables. Dans quel sens entendez-vous ce mot ? Des Pièces qui seraient pitié. Il est deux sortes de pitié, je l’avoue : l’une qui excite le sourire sur les lèvres de l’homme dédaigneux, et c’est celle-là dont vous parlez, sans doute ; mais il en est une autre qui fait couler nos larmes au récit d’un malheur non mérité, ou d’une oppression injuste, et c’est de cette dernière que je veux parler. Cette pitié est le plus beau présent que la nature ait fait à l’homme ; elle est la source de toutes les vertus, et sert de rempart contre tous les vices. L’homme civilisé n’a point d’aiguillon plus actif, et il n’est point de frein plus puissant pour l’homme sauvage. L’homme pitoyable est, à mon gré, le plus parfait de tous : c’est la pitié, c’est la pitié seule qui forme en nous la sensibilité, que j’oserais appeler le toucher de l’âme. Voilà une expression un peu hasardée. Je savais bien qu’elle ne plairait pas à un homme de goût. Revenons à la sensibilité : l’homme a naturellement assez d’amour pour soi-même, il n’y a rien à lui reprocher là-dessus; mais en a-t-il assez pour les autres ? Ah ! S’il souffrait plus souvent ; que dis-je ? S’il souffrait toujours des tourments de son semblable, la terre n’aurait plus rien à envier aux cieux. C’est la sensibilité qui rend bienfaisant envers le pauvre, généreux pour un ennemi, modeste et bon dans la prospérité, courageux et ferme dans le malheur ; c’est la sensibilité qui, resserrant les liens du sang, attache de plus près un père à son fils, un fils à son père, et qui rend si énergique et si touchant le caractère de la maternité : c’est la sensibilité surtout ; qui rend le mari fidèle à son époux, l’amie à son ami, et qui conserve dans une Nation le dépôt sacré des mours ; ce dépôt est sous sa garde : il n’y aurait point de vices, point d’assassinat, point de larcin d’aucune espèce, si tous les hommes étaient sensibles, et s’ils n’étouffaient pas aussi souvent qu’ils le font, la voix sublime et douce de la pitié. C’est donc à renforcer ce sentiment qu’il faudrait travailler sans cesse, et peut-on mieux y réussir que par des pièces de théâtre, où cette douce et tendre pitié serait mêlée avec une gaîté paisible, où ces deux sours, se tempérant l’une par l’autre, paraîtraient plus aimables par le contraste, et tireraient des grâces nouvelles de la différence de leurs traits. Cette pitié est un des ressorts de la tragédie ; j’en fais grand cas, ainsi que vous, et pour le renforcer selon vos désirs, vous n’avez qu’à faire des tragédies : vous n’avez qu’à mettre des rois sur la scène ; les calamités qui leur arrivent font d’autant plus d’impression sur l’esprit des hommes, qu’elles frappent des têtes plus considérables. Je ne ferais que des tragédies, s’il n’y avait que des Rois dans le monde ; mais l’Homme de Lettres, étant placé entre, le riche et le pauvre, et se trouvant plus près du dernier que de l’autre, est plus à portée de le peindre et de lui servir d’interprète. Un être qui souffre et qui me dit, je souffre, m’intéresse bien davantage que le tyran qui le fait souffrir ; je ferai justice de celui-ci, et la ferai rendre à l’autre. Vous ne composerez donc jamais de tragédies ? Je ne dis pas cela ; mais je composerai beaucoup de ces pièces que vous appelles Drames. Faites donc des drames ; mais traitez des sujets moins singuliers, et permettez-moi de vous le dire, moins bizarres. Qu’est-ce qu’un homme qui veut se faire couper une jambe pour une Lady ? Qu’est-ce qu’un autre homme qui se croit Philosophe, et qui donne tout ce qu’il a à d’autres prétendus philosophes qui s’en moquent ? Qu’est-ce qu’un autre enfin qui se déguise en femme, pour garder sa maîtresse malade ? Tous ces sujets-là sont hors de la nature, de la vraisemblance et de la vérité. Vous voudriez donc que je fisse des pièces comme tout le monde ? Y aurait-il grand mal à cela ? Il n’y aurait pas un grand bien. Qu’est-ce, depuis quelque-temps, que la plupart de nos Comédies ? Plusieurs hommes de différents caractères se présentent pour épouser une jeune veuve ou une jeune demoiselle, qui a, comme de raison, toutes les vertus et toute la beauté imaginables. L’un est fat et étourdi, l’autre est faux et méchant ; le troisième, ainsi que sa belle maîtresse, a toutes les grâces et toutes les vertus : l’auteur noue entre tous ces personnages une petite intrigue fondée sur quelque méprise, ou sur un malentendu que l’homme le plus stupide aurait démêlé : petites jalousies de part et d’autre, petites tracasseries ; les amants se brouillent, se raccommodent, tout se découvre à la fin ; les méchants sont éconduits, le bon reste, il est préféré par les parents de la demoiselle ou de la veuve, l’une ou l’autre lui donne la main ; on baille ou l’on rit et la toile tombe. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de mérite à faire de pareilles pièces ? Dieu me préserve de rester dans un cercle si borné ! Ayant toute la Nature à peindre, je tâcherai d’être aussi étendu, aussi varié qu’elle ; l’homme d’ailleurs imagine-t-il quelque chose qui ne soit arrivé ou ne puisse arriver dans quelque coin de l’Univers ? Telles sont les limites de son esprit, qu’il ne crée pas une chimère dont la réalité ne soit quelque part, et qu’il ne sort pas de son domaine, en pénétrant par la pensée même dans ce qui n’est pas. Mon projet est de faire aimer la vertu, et de faire haïr le vice, et pourvu que j’y parvienne, qu’importent les moyens que j’emploierai ? Hommes, qui écrivez avec ces intentions respectables, l’existant ne vous suffit-il pas ? Élancez-vous dans le possible : osez plus, la faculté de faire le bien vous échappe-t-elle, jetez-vous à corps perdu sur le vaisseau qui s’éloigne du rivage, saisissez-le soudain avec les dents, et si vous n’avez pu le retenir, que du moins il vous entraîne avec lui. Ainsi vous allez nous créer des monstres par douzaines ? Il n’y en a point en physique, pourquoi voudriez-vous qu’il y en eût en littérature ? Je n’ai plus qu’une chose à vous demander. Comment sefait-il que l’homme qui a composé "Le Dramaturge", fasse l’apologie du drame et développe aujourd’hui un système tout contraire à celui qu’il avait il y a sept ou huit ans ? Comment se fait-il qu’un jeune homme que ses passions entraînent, commence par être athée, et finisse par croire en Dieu ? Ce n’est pas tout-à-fait la même chose. Il y a peu de différence. J’étais jeune, quand je fis le Dramaturge : je n’avais étudié ni les hommes, ni le Théâtre. En écrivant contre les drames, j’injuriais ce que je ne connaissais pas : mes idées avec le temps se sont éclaircies et rectifiées, je me suis approché de l’horizon que je croyais fermer la voûte céleste, je l’ai vu s’étendre et s’agrandir devant moi ; j’imaginais pouvoir toucher le Ciel avec la main, et j’ai vu que le ciel n’avait point de bornes. Savez-vous qu’il y a, dans cette pièce, beaucoup de plaisanteries , qui maintenant retombent sur vous-même ? Soit ; je les reçois volontiers, et je n’ai qu’un regret en les essuyant, c’est qu’elles ne soient pas meilleures. Vous aviez bien du goût, quand vous avez donné Le Dramaturge. Il y paraît par sa froideur et par les éloges qu’en ont fait tous les journalistes. Pourquoi donc l’avoir publiée, si vous l’avez jugée mauvaise ? Le sentiment et la raison y étaient également insultés en faveur du goût ; il fallait les venger l’un et l’autre de mes pitoyables sarcasmes, et c’est pour me punir de l’avoir composée que je l’ai fait imprimer.