Je ne sais que penser de mon ami Chapelle ; Veut-il me rendre fou ? Dans l’excès de son zèle, L’autre jour, il m’emporte un de mes manuscrits, Et me laisse un des siens. Messieurs les beaux esprits Prétendent, me dit-il, que dans mes comédies, Je blesse le bon ton, et qu’elles sont remplies De mots ignobles, bas, et de détails bourgeois, Il veut me corriger et m’apprendre les lois Du beau monde qu’il hante ; et, si je dois l’en croire, J’aurai moins de profit et beaucoup plus de gloire. C’est fort bien fait à vous, monsieur l’épicurien ! Votre projet, sans doute, est d’un homme de bien ; Mais de me réformer il n’est plus temps, je pense, Et vous perdrez ici toute votre science. On ne redresse point un arbre déjà vieux, Et je ferais plus mal, pour vouloir faire mieux. Chapelle, cependant, n’arrive point, j’enrage. Si du moins il m’avait renvoyé mon ouvrage ! J’en ai besoin. Holà !... Je suis d’une fureur. Chapelle n’a-t-il rien envoyé ?         Non, Monsieur. Qu’on me laisse !         Il me faut, en attendant qu’il vienne Me rapporter ma pièce, examiner la sienne. Il m’en a tant prié. Lisons. Chapelle aussi S’avise d’être auteur. Asseyons-nous ici, Et tâchons d’étouffer ma trop juste colère. De l’esprit, de l’esprit, comme à son ordinaire ! Encore de l’esprit, des traits vifs et brillants, Des détails fins, légers, et des portraits saillants ; Un jargon de ruelle, un ton de persiflage, Qui sans doute des sots obtiendra le suffrage ; Mais pas le sens commun, pas l’ombre de raison, Et de grands sentiments toujours hors de saison. Croit-il, mon pauvre ami, que pour la comédie, L’esprit soit suffisant ? Du bon sens, du génie, Voilà, voilà surtout, les dons qu’il faut avoir. Tel qu’il est, en un mot, l’homme cherche à se voir, Et non tel qu’on l’a peint dans cette ouvre infidèle. Qui manque la copie est sifflé du modèle. Je ne répondrais point que cet ouvrage là Ne réussît, pourtant, qu’il ne plût, et voilà Comme de beaux esprits, membres d’académies, Quand je ne serai plus, feront des comédies ! Ils uniront ensemble, et l’esprit et le cour, La nature et l’amour, la peine et le bonheur : Leurs vers tout hérissés d’antithèses pointues, Rediront ce qu’ont dit, en phrases rebattues, Visé, Balzac, Voiture et monsieur Trissotin, Grands auteurs dont on sait le malheureux destin. Mais, achevons... Je crois qu’en chantant il s’annonce. Oh ! Qu’il mériterait une vive semonce ! Eh bien ! M’apportez-vous mon manuscrit, enfin ? Le voilà, mon ami, votre ouvrage est divin. Divin ! Vous plaisantez : je n’ai point fait d’ouvrage. Dont je sois satisfait, et c’est ce dont j’enrage. Je m’étais figuré d’abord que vos écrits Fourmillaient de défauts, mais j’en sens tout le prix, Depuis que j’en ai fait à tête reposée Un examen suivi. Votre prose est aisée ; Vos caractères, vrais, comiques, amusants, Et vous offrez partout des traits neufs et plaisants. Je voudrais pour beaucoup avoir votre génie. Quoi qu’en dise des sots la tourbe réunie, Votre bon homme Argan m’a surtout enchanté : Il se croit bien malade et crève de santé. Et cette belle-mère intéressée, avide ; Que j’aime à voir les traits de son âme sordide Si bien représentés ! Votre Diafoirus M’amuse infiniment par son docte Phébus. Votre Purgon me charme, et dans cette peinture J’ai partout admiré le ton de la nature. Vous ne croyez donc pas que j’aie à corriger Rien dans ma comédie ?         Il n’y faut rien changer. Pas un mot ?     Pas un mot.         Eh bien, je suis sincère, À la vôtre non plus je ne vois rien à faire ; Mais pour d’autres raisons.         Comment ! Expliquez-vous ? Je m’en garderai bien. À vous mettre en courroux Vous ne tarderiez pas ; et Dieu merci, ma femme Se fâche assez souvent.         Il est vrai que Madame N’est pas douce ; mais moi, je m’amuse de tout. De moi-même je ris quelquefois ; c’est mon goût. Boire la nuit, dormir la grâce matinée, À rien ne réfléchir, vivre au jour la journée, En deux mots me voilà. Sans projet ni chagrin, J’entends tout, je vois tout, avec un front serein ; Parlez donc franchement. Est-ce que mon ouvrage Vous a paru mauvais ? Et de votre suffrage Me faudrait-il passer tout à fait ?         Tout à fait. Franchement il est bon à mettre au cabinet. Je me cite moi-même, en parlant de la sorte, Pardonnez ; mais, ma foi ! La vérité m’emporte. Et puis, vous le savez je ne suis point flatteur Votre style n’a rien de ce feu créateur, Qui distingua toujours les sublimes poètes : Il est semé d’éclairs, de clinquant, de bluettes ; Il éblouit, souvent, et n’échauffe jamais. Je n’ai pas, comme vous, l’art de peindre à grands traits, J’en conviens ; cependant il faut être équitable. Votre genre peut-être est le seul véritable : Si j’en crois néanmoins de célèbres auteurs, De plus d’une manière on corrige les mours ; Et, sans vous ressembler, ou marcher sur vos traces, J’ai pu, tout comme vous, sacrifier aux grâces. D’accord ; et puisqu’enfin vous ne me croyez pas, Voulez-vous essayer, pour sortir d’embarras, Un moyen des plus sûrs ? À ma bonne servante Je lis tous mes écrits. Elle n’est point savante, Elle n’a point d’esprit, mais un jugement sain. Consulter Laforêt ! Quel bizarre dessein ! Mon ami, la nature est son guide fidèle ; Et pour plaire toujours, il faut n’écouter qu’elle. Je vais, si vous voulez, lui lire un acte ou deux De votre comédie.         Il serait hasardeux De tenter cette épreuve : elle est accoutumée À ce qui vient de vous ; et votre renommée, Quand vous la consultez, lui fait trouver tout bien. Ne peut-on réussir par un autre moyen ? Disons-lui que la pièce est de moi.         Cette ruse Me plaît infiniment, et je n’ai plus d’excuse. Laforêt ! Laforêt !     Qu’est-ce ?         Mettez-vous-là. Je vais lire une pièce.         Oh ! J’aimons bien cela ! Quand vous nous en montrais, je rions tant! J’écoute Déjà de tout mon cour. Alle est de vous ?         Sans doute. Elle est nouvelle, même, et je voudrais savoir Ce que vous en pensez.         Je grillons de la voir. Lisais.         « L’INSOUCIANT, Comédie en cinq actes ». Ne vous pressez pas trop : par des chutes exactes Marquez bien chaque vers.         D’accord. À son maintien, Je vois déjà qu’au titre elle ne comprend rien. « ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. La Fleur, Rosette. ROSETTE. Ton maître est-il ici ? LA FLEUR.         Non, il vient de sortir. ROSETTE. Tant pis. LA FLEUR.     Pourquoi cela ? ROSETTE.         Je venais l’avertir. Que madame l’attend à souper. LA FLEUR.         Oh ! Je pense Qu’il ne s’y rendra pas : il n’est pas d’homme en France Qui soit plus invité. Chez nous, chaque matin, Trottent les billets doux. C’est un tapage, un train... Mais dans notre antichambre on a beau se morfondre, À personne jamais nous ne daignons répondre ; Et lorsque nous sortons, s’il faut ne rien celer, Nous ne savons encore où nous devons aller. Le hasard nous conduit selon sa fantaisie : Nous visitons Eglé, Célimène, Julie. Et notre seule étude est celle du plaisir. Vrais papillons, en vain on nous voudrait saisir ; Nous choisissons par fois la fleur la mieux éclose, Et nous volons toujours de l’oillet à la rose. ROSETTE. Ton maître est singulier, à ce qu’il me paraît, Et je crois mal aisé de faire son portrait. LA FLEUR. J’espère cependant esquisser son image : Il est insouciant, on ne peut davantage, C’est-à-dire insensible à la peine, au bonheur, Cherchant la vérité, courant après l’erreur, Et n’écoutant jamais l’amour ni la nature. » Laforêt !         Vous voyez l’effet de la lecture : Elle dort tout debout.         Ah ! Ah ! Ah ! Laforêt ! J’en veux rire à mon tour ; c’est un excellent trait. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !     Laforêt !         Eh bien ! Qu’est-ce ? Quoi ! Vous dormez debout, lorsque je lis ma pièce ! Pardonnez-nous, monsieur ; mais je n’ons rien compris A tous ces beaux discours, et je sommes d’avis Que vous jetiez au feu toutes ces fariboles. Il faut, pour m’égayer, des choses qui soient drôles, Et ce Monsieur Lafleur a trop d’esprit pour moi. Eh bien, vous l’entendez ?         Elle a raison, ma foi ! Tu n’admires donc pas l’ouvrage de ton maître ? Oh ! Pour celui-là, non.         Elle le fait paraître. Ce valet qui reçoit tant de coups de bâton, Par un dieu goguenard qui lui vole son nom Et même son visage, et puis ce maître Jacques Qui change de métier en changeant de casaque ; Ce bon monsieur Jourdain, de noblesse entêté, Dont Nicole se moque avec tant de gaîté, Qui vouliont de la cour imiter les usages : Et Covielle et Scapin voilà les personnages Qui m’amusiont toujours.         Mais Rosette et Lafleur Sont de la même main.         Eh ! Pardine, monsieur Pourquoi le répéter ? J’en sommes bien fâchée, C’est le culot qu’on trouve au fond de la nichée. Encore un coup, monsieur, excusez si j’avons Un tantinet dormi : je nous y connaissons, Et vous n’avez rien fait qui soit moins agréable. Dites mieux, mon enfant, qui soit plus détestable. Ce jugement est dur : quelque facilité Brille dans un endroit que vous avez cité ; Et vos rimes surtout ont charmé mon oreille. Oui, je rime si bien que Laforêt sommeille. Vous dormiriez encore, allez vous reposer, Seul avec mon ami je veux ici causer. Eh bien, vous l’avez vu. C’est la simple nature Qui vient de vous juger. Après cette lecture Prétendez-vous encore à mon suffrage ?         Non. Qu’on se moque de moi, je sens qu’on a raison. Vous ne l’ignorez pas, Molière, ma paresse Ne m’a jamais permis de soigner une pièce, Et d’en approfondir l’intrigue, les tableaux : Je n’ai pas vos talents et surtout vos pinceaux. Vous pourriez, comme un autre, avec du temps, des peines, Arranger une intrigue et filer quelques scènes ; Mais il faudrait d’abord choisir mieux vos sujets : C’est de là seulement que dépend le succès. L’Insouciant ! Quel titre ! Un pareil caractère Peut fournir tout au plus une esquisse légère. Il n’est qu’épisodique, et pour le bien traiter, C’est au fond du tableau qu’il faut le présenter. Voulez-vous réussir ? Peignez dans vos ouvrages L’homme de tous les lieux, celui de tous les âges Dessinez largement : que de tous vos portraits À Paris, comme à Londres, on admire les traits. Aux Peintres des boudoirs laissez la miniature ; Et soyez, s’il se peut, grand comme la nature. Je suivrai ces conseils, par la raison dictés, Mais les sujets majeurs vous les avez traités. Un caractère neuf est devenu si rare ! Les pédants, les fâcheux, l’hypocrite, l’avare, Le Bourgeois Gentilhomme et les tuteurs jaloux, Le Misanthrope enfin, qui les surpasse tous. Que reste-t-il encore après de tels modèles ? Ce qu’il reste ? Du beau les sources immortelles Ne s’épuisent jamais, et l’esprit créateur Moissonne où glanerait un médiocre auteur. Ai-je peint l’envieux à l’oil cave, au teint blême, Qui se meurt des poisons qu’il distille lui-même ? Et ces nobles altiers, qui, tyrans sous nos rois, De l’humanité sainte ont usurpé les droits ; Qui traînent dans les cours des noms qu’ils déshonorent, Et, pour mieux s’illustrer, l’un l’autre se dévorent ? Ai-je peint ces traitants qu’on voit avec éclat, Enfler leur coffre-fort des trésors de l’état, Et qui meurent du luxe et martyrs et victimes ? De l’avide joueur ai-je tracé les crimes ? Ceux de l’ambitieux ? Ceux du vil séducteur, De l’adroit courtisan, de l’ingrat, du flatteur, De mille autres encore, qui brillent, disparaissent, Et tous les cinquante ans expirent et renaissent, Pareils à ces essaims d’insectes qu’au printemps La chaleur renaissante éveille dans les champs ? Pour répéter, monsieur, votre nouvelle pièce, On n’attend plus que vous.         Il faut que je vous laisse. Du manuscrit aussi le souffleur a besoin, Et de le demander on m’a commis le soin. Le voilà, je vous suis.         D’après un tel message, Si vous ne m’eussiez point rapporté mon ouvrage, Vous le voyez, parbleu j’étais joli garçon. Il vient de me donner une sage leçon, Je veux en profiter : oui, j’en croirai Molière ; Et je condamne au feu ma comédie entière, Quel pénible métier, que celui d’écrivain ! Il vaut mieux ne rien faire et sabler du bon vin. Du bon vin ! Du bon vin ! Voilà comme vous êtes ! Boire et passer vos nuits dans les jeux, dans les fêtes, Voilà votre méthode, et c’est grâces à vous, Que je te touche au moment de perdre mon époux. Je le vois chaque jour dépérir et s’éteindre. Comment cela ? De moi vous auriez à vous plaindre ? Je ne le croyais pas. Molière est mon ami, Et ce noud qui m’est cher, par le temps raffermi, Veut que vous m’expliquiez en quoi je suis coupable. Molière m’a caché...         Les plaisirs de la table N’ont jamais rien valu pour sa faible santé. Il était au régime ; avec soin apprêté, Un lait doux humectait sa poitrine affaiblie ; Vous vous êtes moqué de son genre de vie : Vous l’avez fait manger et boire autant que vous, Et, dans cet instant même, une incurable toux Le tourmente, l’oppresse, il en perd la parole, Et je viens de le voir balbutier son rôle, Et, contre son usage, obligé de s’asseoir. Vous savez cependant qu’il doit jouer ce soir. Je suis, de son état, affligé, mais j’espère Qu’il sera peu durable ; et puis la bonne chère Ne fut jamais fatale aux enfants d’Apollon : Horace en est la preuve, ainsi qu’Anacréon. Oui, c’est du vin d’Ail la mousse pétillante, Qui seule peut donner une santé brillante. Je l’éprouve à mon tour ; regardez bien mes yeux : On y voit éclater ce nectar radieux ; Mon visage est empreint de sa couleur vermeille : Le meilleur élixir est celui de la treille. Quel discours ! Vous parlez comme un franc libertin. Oh ! non, mais comme un homme ennemi du chagrin. Voulez-vous maintenant que je vous parle en sage ? Ce n’est pas, croyez-moi, le bachique breuvage, Qu’au milieu d’un festin je verse à votre époux, Qui cause ses douleurs et fait naître sa toux ; C’est votre humeur, madame, elle est un peu changeante Elle est impérieuse, et jamais indulgente. Ce discours vous surprend : pardonnez, mais je crois Qu’ami de votre époux, j’ai sur vous quelques droits Et que je puis vous dire une fois ma pensée. M’injurier chez moi !... quelle audace insensée ! Fâchez-vous, j’y consens ; je n’en rabattrai rien. Quand l’âme est en repos, le corps se porte bien. Moi, je me fâcherais ! Et pourquoi, je vous prie ? Votre raison, monsieur, à chaque instant varie : Vous êtes si souvent à la perdre exposé ! Bon ! Le trait est malin, quoique peu déguisé ; Mais je n’en suis pas moins très jaloux de vous plaire Et je sors pour calmer votre juste colère : Je vais à votre époux offrir tous mes secours : Pour prolonger les siens, je donnerais mes jours. Chapelle a t-il raison ? Je veux être maîtresse, Commander en ces lieux ; mais, Molière sans cesse Ne veut-il pas user d’un suprême pouvoir, Et me faire, dit-il, rentrer dans mon devoir ? Qu’il cède, quelquefois, je céderai. Qu’entends-je ? C’est ma fille.         D’où vient cette pâleur étrange Qu’on voit sur votre front ? Molière est-il plus mal ? Ah ! Je crains qu’il ne touche à son terme fatal. Plus que jamais il souffre, et j’en suis désolée. Je le quitte à l’instant ; sa toux est redoublée, Et ce qui doit surtout combler mon désespoir, Il s’y montre insensible, et pour jouer ce soir Il vient de s’habiller.         Rassurez-vous, ma fille, Il faut qu’il y renonce et qu’il se déshabille. Votre père m’est cher : je ne souffrirai pas Qu’au trépas il s’expose en feignant le trépas. Son rôle est fatigant, et tout me persuade Qu’il faut se bien porter pour faire le malade. Je veillerai, vous dis-je, au salut de ses jours. Vous-même renoncez à de folles amours Dont je suis informée, et songez, pour me plaire, Qu’il vous faut obéir en tout à votre mère. C’est mon vou le plus cher. À vos ordres soumis, Mon cour, sans votre aveu, s’est-il jamais permis De former un désir ?         Oui, oui, mademoiselle, Je connais votre humeur indocile et rebelle ; Mais je saurai bientôt vous mettre à la raison. M’oserez-vous nier que vous aimez Baron, Et qu’il ressent pour vous une égale tendresse ? Non.     Vous en convenez ?         Sans doute il m’intéresse, Mais je ne savais pas que ce pur sentiment Fût un crime à vos yeux, et même en ce moment, J’ai peine à concevoir qu’il puisse vous déplaire. Baron, depuis longtemps, est l’ami de mon père ; Il est son camarade, et son talent d’acteur Prête un charme de plus aux talents de l’auteur : Mon père l’a formé, mon père l’idolâtre Et fonde sur lui seul l’espoir de son théâtre. Soit ; mais ignorez-vous qu’orgueilleux à l’excès, Il pense que lui seul doit avoir des succès ? Que nous sommes toujours d’un sentiment contraire, Et que dix fois le jour il me met en colère ? L’orgueil est un défaut ; mais un grand comédien Est homme comme un autre et peut avoir le sien. Baron fait un emploi qui le rend excusable. Des conquérants, des rois l’orgueil est pardonnable ; À les représenter, Baron accoutumé, En héros quelquefois se croyant transformé, Conserve leur fierté même hors de la scène, Et n’en a point, je pense, une âme plus hautaine. Lui-même avec plus d’art ne pourrait s’excuser. Vous songez en secret peut-être à l’épouser ? Eh bien ! Je vous défends de nourrir dans votre âme Un espoir qui m’offense, et d’écouter la flamme Qu’au mépris de mes droits il a fait naître en vous. Je viens de vous choisir, d’ailleurs, un autre époux. Le marquis de Milflore est épris de vos charmes ; Sitôt qu’il vous a vue, il a rendu les armes ; À vous plaire, en un mot, tous ses voux sont bornés. Eh quoi ! C’est un marquis, que vous me destinez ? Pourquoi non ? Il m’a fait les plus vives instances : Il vous aime, et l’amour rapproche les distances. Il est sûr d’obtenir bientôt mon agrément. J’abandonnerai donc le théâtre ?         Oui, vraiment. On vous appellera madame la marquise ; Vous aurez un hôtel, un nom. Je suis surprise Que vous ne sentiez pas l’excès d’un tel honneur. Des titres si pompeux ne font pas le bonheur ; Et mon père, d’ailleurs, n’aime pas qu’on s’allie À de plus grands que soi.         Riez de sa folie. Votre père voit mal... Ah ! S’il avait mes yeux !... On peut me demander quels furent mes aïeux, Quelle est ma dot. Jamais on n’en doit faire accroire. De votre père, en dot, vous porterez la gloire. Molière s’est rendu fameux par ses écrits : Il tient le plus beau rang parmi les beaux esprits : Ses ouvrages ; voilà ses titres de noblesse. Mon père, de Baron, approuve la tendresse ; Et je crains qu’à vos voux il ne consente pas. Eh bien ! Il faut aller le trouver de ce pas. Suivez-moi ; je prétends que vous m’aidiez vous-même À lui faire agréer Milflore, qui vous aime. Non, ma femme, jamais je n’y consentirai : Ma fille m’est soumise, et je la marierai Selon qu’il me plaira.         Mais songez donc, Molière, Que ma fille aux honneurs s’ouvrira la carrière, Et que l’hymen s’unit avec le tendre amour Pour la faire bientôt parvenir à la cour. Songez qu’incessamment...         La Cour ! Voilà les femmes ! Elles veulent toujours être de grandes dames Et toujours s’élever : ivres d’un vain éclat, Elles ne savent point rester dans leur état. Je n’ai fait qu’indiquer dans une comédie Ce travers singulier ; mais si je m’étudie À le représenter comme il s’offre à mes yeux, C’est vous que je peindrai ; je ne puis choisir mieux : Oui, ma femme, vous même.         Et vous ferez, je gage Une pièce ennuyeuse, un détestable ouvrage. Nous verrons.         Et pourquoi blâmer l’ambition Que je vous fais paraître en cette occasion ? Elle est noble, elle tend au bonheur de ma fille. N’a-t-on pas vu cent fois d’une obscure famille Les humbles rejetons, par le sort transplantés, Eux-mêmes s’étonnant de leurs prospérités, Briller modestement à la première place, Et leur éclat s’étendre aussi loin que leur race. Ma femme, vous parlez comme feu Cicéron, Mais quel sera le fruit de votre ambition ? Vous perdrez votre fille : elle est simple, ingénue : Si jamais les grandeurs lui donnent dans la vue, Elle deviendra vaine, altière comme vous ; Elle mettra sa gloire à nous mépriser tous Et se fera bientôt mépriser elle-même. Quelle obstination ! Puisque le marquis l’aime, Et puisqu’il est honnête, elle en prendra les mours, Et sera de la sorte à l’abri des censeurs. Et quel est ce marquis ? Dans le siècle où nous sommes, Il est de faux dévots et de faux gentilshommes : Je les ai démasqués ces imposteurs cruels, Qui méditent le crime à l’hombre des autels : Du bon monsieur Tartuffe on se souvient encore, Et si vous me fâchez, craignez tout pour Milflore. Jusques à ce moment de messieurs les marquis Je n’ai peint que les airs. Il court de certains bruits Que Milflore est de ceux dont la coupable adresse Usurpe les honneurs qu’on doit à la noblesse. Qu’il tremble : avec le temps chacun aura son tour, Et je puis peindre aussi les tartuffes de cour. Avec plus de respect parlez d’un homme illustre De qui les seuls aïeux font la gloire et le lustre. Et qui.         Vous voulez donc qu’il soit de qualité ? J’y consens ; mais sachez une autre vérité Beaucoup plus importante, et vous perdrez l’envie De voir bientôt ma fille avec Milflore unie. Pour rendre fortuné le lien conjugal, Il faut, tant que l’on peut, épouser son égal. Georges Dandin le prouve avec clarté : je pense Y montrer les dangers d’une mésalliance. Cette pièce vous donne une bonne leçon : Profitez-en.         Ma foi, je n’y vois rien de bon. Soit ; mais je ne veux point d’un marquis pour ma fille ; Un marquis n’entrera jamais dans ma famille. Je sais que Baron l’aime, et qu’elle aime Baron, Et je le lui destine.         Eh quoi ! Ce fanfaron Qui, fier de son talent, méprise tout le monde ? Votre refus, toujours, sur son orgueil se fonde ; Mais, madame, mon père a des talents aussi, Dont il peut être fier, puisqu’ils ont réussi, Et lorsque vous l’aimiez, quand le nom de Molière Surprit et captiva votre âme toute entière, Si l’on vous eût offert un marquis pour époux, Auriez-vous, sans regret, renoncé...         Taisez vous. Et pourquoi, s’il vous plaît, la forcer au silence ? Une mère doit-elle user de violence ? Elle raisonne juste ; il est permis, je crois, Lorsque l’on n’a point tort de défendre ses droits. Ce trait est si naïf, que j’en veux faire usage, Et je le placerai bientôt dans quelque ouvrage, Poursuis, ma chère enfant.         Laissez-la s’expliquer ; Votre fille vous aime et ne veut point manquer À ce qu’elle vous doit.         Qu’a-t-elle encore à dire ? Madame, j’ai tout dit.         Je souffre le martyre Puisque vous la servez de tout votre pouvoir, J’ai des droits qu’à mon tour je veux faire valoir : Qu’elle épouse Milflore ou Baron, peu m’importe ; Je ne m’en mêle plus. Ma crainte la plus forte Est que vous ne tombiez malade gravement ; Si toujours dominé par votre entêtement, Vous jouez aujourd’hui dans votre comédie. Votre santé n’est pas assez bien rétablie Pour le rôle d’Argan.         Ma toux vient par accès, Ne le savez-vous pas ? Elle me laisse en paix Souvent une heure entière, une demi-journée ; Et comme j’ai toussé beaucoup la matinée, Je suis calme, ce soir, et mon rôle ira bien. Quant à moi je renonce à jouer dans le mien. Madame, la Duparc remplira votre place ; Elle sait votre rôle.         Eh bien ! Qu’elle le fasse ! Qu’elle soit de vos maux et complice et témoin ! Ne pouvant l’empêcher, d’un plus utile soin Je me vais acquitter : on m’a dit la demeure Du docteur Mauvillain.     Qu’entends-je ?         Dans une heure Et peut-être plus tôt, vous le verrez ici. Ma foi ! C’est me réduire à vous crier merci. Un médecin ! Ma femme ! Ô ciel ! Quelle incartade N’est-ce donc pas assez pour moi d’être malade ? Vous avez beau railler.         Prenez pitié de moi. Non, non, un médecin... mais qu’est-ce que je vois ? Baron ! Je ne saurais supporter sa présence : Sortons ; chez le docteur allons en diligence. Qu’est-ce, mon cher Baron ? Vous paraissez rêveur. Ah ! J’ai sujet de l’être.         Et quel est le malheur Qui fait naître chez vous cette mélancolie ? Daignez me l’expliquer ; votre ami vous en prie. Vous connaissez Mondorge ?         Oui, c’est un comédien Pauvre, à la vérité, mais honnête homme.         Eh bien ! Il est plus que jamais plongé dans la détresse. Je sais qu’aux malheureux votre cour s’intéresse, Et je viens vous prier...         Mon camarade ! Ô ciel ! Qu’il vienne, qu’il paraisse !         Il est essentiel Qu’il ne se montre pas. Quand la peine est extrême, On craint d’être importun.         Doute-t-il que je l’aime ? Non ; mais si vous voulez être son bienfaiteur... Si je le veux ! Sur l’heure.         Épargnez la pudeur : Dont son front, à vos yeux, se couvrirait peut-être ; D’une rougeur subite il ne serait pas maître... Je vous entends, Baron, et je serai discret. Cacher le bienfaiteur, c’est doubler le bienfait. Eh ! Bien, de ses besoins donnez-moi connaissance ; Qu’est-ce qu’il lui faudrait ?         Il fait son tour de France, Jouant la comédie à Marseille, à Bordeaux : Il dépense beaucoup en habits, en chevaux : Les voyages sont chers.         Très chers. Quels sont ses rôles ? Ceux de rois. Il pourrait avec quinze pistoles Demain se mettre en route.         Il faut les lui porter. De ma part : les voilà. Puis, il faut ajouter Ces vingt-cinq de la vôtre.         Et de la mienne douze. De l’obliger aussi te voilà donc jalouse ? Oh ! Que j’aime à te voir ces généreux désirs ! Il me reste l’argent de mes menus plaisirs, Puis-je mieux l’employer ? D’ailleurs je vous imite ; Et faire son devoir n’est pas un grand mérite. Vous l’entendez, Molière ! Ah ! Que ces mots sont doux Pour mon cour qui l’adore ! Elle est digne de vous ; Sans cesse elle le prouve, et ma vive tendresse... Je conçois à quel point elle vous intéresse : Vous pourrez en parler, mais dans un autre instant. Songez que, près d’ici, Mondorge vous attend, Et qu’il faut, avant tout, soulager l’infortune. La louange, en effet, doit paraître importune À la vertu modeste ; et je m’en vais soudain Remettre en votre nom...         Attendez ; j’ai dessein De joindre un habit neuf à la modique somme Que va, de notre part, toucher cet honnête homme. Si j’en crois mes soupçons, il n’est pas trop vêtu, Et le froid n’a jamais respecté la vertu. L’habit qu’on m’apporta la semaine dernière, Est d’une bonne étoffe, et doublé de manière, À résister longtemps aux rigueurs des saisons, Sans faire à Laforêt connaître mes raisons, Dites-lui qu’à l’instant je veux qu’elle le donne À notre pauvre ami, que c’est moi qui l’ordonne. Ah ! Que je suis charmé de la commission ! Que de délicatesse et de discrétion Il vient de nous montrer ! Et combien l’un et l’autre Vous m’avez enchanté !         Cet éloge est le vôtre : Ô mon père ! C’est vous, vous qui le méritez : Vos exemples, par nous, viennent d’être imités : C’est vous qu’il faut louer.         Loin de lui faire un crime De son ardeur pour vous, je l’aime, je l’estime Plus que jamais, ma fille ; et je veux qu’aujourd’hui Un fortuné lien vous unisse avec lui. Si ma mère, pourtant, à cet hymen s’oppose... Et que m’importe, à moi, que sur tout elle glose ? Le marquis, dont sans cesse elle vante le nom, Montre-t-il, après tout, les vertus de Baron ? Aurait-il d’un ami prévenu la misère ? Mondorge est malheureux. Baron le traite en frère, Et sans l’humilier, il vole à son secours. Que de tels procédés sont rares de nos jours ! Le pauvre est dédaigné. Ce n’est que la richesse, Le rang ou le crédit, qu’on loue avec bassesse, Et l’on me blâmerait de peindre ces travers ? Vous n’êtes pas au bout : tremblez, hommes pervers ! On m’envoie en ces lieux pour savoir si Molière Dans sa pièce jouera ?         Demande singulière ! Allez ; point de relâche et qu’on se tienne prêt. Je vous suis à l’instant.         Quoi ! Mon père, en effet Vous jouerez aujourd’hui, lorsqu’avec tant de peine Je vous ai vu tantôt répéter votre scène ? D’une cruelle toux votre organe affecté M’inspire une frayeur...         Ma fragile santé Chaque jour, j’en conviens, s’affaiblit davantage ; Mais de l’humanité les maux sont le partage ; Il faut les supporter ; il faut savoir souffrir, Et l’on vit seulement pour apprendre à mourir. Non, vous ne jouerez point ; non ; j’ai trop d’épouvante Pour vous laisser sortir. Votre fille tremblante Vous conjure à genoux de rester en ces lieux. Écoutez mes terreurs comme un avis des cieux Qui veulent conserver un père à sa famille ; Ils ne trompent jamais, et surtout une fille. Eh ! bien soit : terminons ces douloureux débats. Ils seront terminés, si vous ne jouez pas. Je le voudrais en vain. Écoute-moi, te dis-je, Et ne m’interromps pas d’un seul mot, je l’exige : Né de parents obscurs, dès mes plus jeunes ans, J’eus l’amour de la gloire ; et de mes seuls talents, Je voulus emprunter toute ma renommée. Un conquérant l’obtient en guidant une armée, Et chef de comédiens, par de joyeux écrits Je me rendis célèbre, avant d’être à Paris : J’aurais vu, cependant, mes tristes destinées À deux ou trois succès obscurément bornées, Si l’on ne m’eût aidé, si l’amour de mon art N’eût de même enflammé la Duparc, la Béjart, Lagrange, la Debrie et plus d’un autre encore Dont l’amitié m’est chère autant qu’elle m’honore. Ces acteurs renommés, l’un de l’autre rivaux, Ont acquis quelque bien ; mais ceux que mes travaux Soutiennent chaque jour et chaque jour font vivre, Ceux qui manquent de tout, faut-il que je les livre Au besoin, qui souvent naît d’un pénible emploi ? Tous ces infortunés sont pères, comme moi ! Leur sort est dans mes mains, et par ma négligence Dois-je de leur famille augmenter l’indigence, Et les priver, enfin, du prix de leurs efforts ? Ah ! Ne m’expose pas à sentir un remords. En pouvez-vous connaître ?         Obliger de sa bourse Est un petit mérite ; et l’homme sans ressource A des droits infinis sur les cours généreux. Ce n’est pas l’argent seul qui sert les malheureux, Ma fille : on donne plus quand on a l’âme bonne ; Payer de ses talents, payer de sa personne, Voilà, dans ce moment, quel est mon vrai devoir. Ainsi mes pleurs sur vous n’auront aucun pouvoir ? Je vous dois mon bonheur, et c’est le compromettre Que d’aller.         De Mignard, on m’apporte une lettre Encore un embarras ! « Vous savez, mon cher Molière, que je travaille depuis longtemps à votre portrait ; l’amitié qui nous unit, et votre grande réputation me faisaient une loi d’y mettre tout le soin dont je suis capable, et cette loi a été ma règle unique : je l’ai achevé, enfin, et si vous voulez m’attendre chez vous aujourd’hui, je vous le ferai porter, afin que vous m’en disiez votre avis. »         Pour attendre Mignard, Je ne resterai point. Qu’on aille de ma part Le lui faire savoir.         Eh quoi ! Lorsqu’il désire... Ma fille, vous avez sur moi beaucoup d’empire ; Quand vous avez voulu me retenir ici, Je vous ai refusée et votre mère aussi ; Et, pour voir si Mignard m’a peint d’après nature, Je resterais ? Non, non ; ce serait faire injure À ma fille, à ma femme, et je connais leurs droits ; Ainsi que l’amitié, la nature a ses lois. Je quitte Laforêt ; elle se plaint sans cesse, Que vous ne sentez point le prix de la richesse, Que vous vous ruinez ; et pour vous empêcher. Eh bien ! il faut que j’aille à mon tour la prêcher. Toujours me contrôler ! Je lui ferai connaître Si l’on remplit ainsi les ordres de son maître. Répétez, cependant, la scène où, de tous deux, Quand je feins d’être mort, en regrets vertueux S’exhale la douleur et touchante et sincère : Il faut la bien savoir ; rien n’est plus nécessaire. « Ô ciel ! Quelle infortune ! Quelle atteinte cruelle ! Hélas ! Faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde, et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ! Que deviendrai-je, malheureuse ! Et quelle consolation trouver après une si grande perte ? » « SCÈNE XXI, du Malade Imaginaire. Angélique, Cléante. Qu’avez-vous donc, belle Angélique, et quel malheur pleurez-vous ? Hélas ! Je pleure tout ce que, dans la vie, je pouvais perdre de plus cher et de plus précieux : je pleure la mort de mon père. Ô ciel ! Quel accident ! Quel coup inopiné ! Hélas ! Après la demande que j’avais conjuré votre oncle de. Eh quoi ! Vous hésitez ! Vous oubliez sitôt ?... Étudiez, mon cher, vous serez sans défaut. Pardonnez, vous savez que j’adore Isabelle, Je suis toujours distrait quand je joue avec elle. « Faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et mes prières, de disposer son cour à vous accorder à mes voux. Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien : laissons-là toutes les pensées de mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde ; et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai tantôt résisté à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. » Quel naturel ! J’en suis dans un étonnement. Quelle cruelle toux ! Je vous quitte un moment Pour aller embrasser mon ami, qui voyage ; Continuez tous deux d’embellir mon ouvrage. Au désordre qui règne en vos sens éperdus, On dirait qu’en effet votre père n’est plus : Ce n’est plus l’art, enfin, c’est la nature même. Soyez moins étonné : sur ce père que j’aime, J’ai des pressentiments qui me glacent d’effroi. Il souffre, il est malade ; et je ne sais pourquoi Je crains que, dès ce soir, la mort ne nous l’enlève. La même crainte, hélas ! dans mon âme s’élève. Il faudrait l’empêcher de jouer aujourd’hui. Eh peut-on sur ce point rien obtenir de lui ? Il vient de rejeter mes voux et mes prières. Je suis, vous le savez, un ami de Molière, Et, quoique médecin, j’ai souvent le bonheur De le voir, de l’entendre.         Ah ! Monsieur le docteur, Qu’à propos vous venez ! Une toux obstinée L’a fait beaucoup souffrir toute la matinée. Il faudrait lui donner quelque ordonnance.         Moi ! Je m’en garderai bien : il rirait trop, ma foi, Si je voulais droguer sa poitrine oppressée. Un semblable projet est loin de ma pensée. Son état, cependant, m’alarme. Si j’en crois Votre mère, qui sort à l’instant de chez moi, Sa vie est en danger : des symptômes funestes, Depuis deux ou trois mois en menacent les restes. Je voudrais le sauver ; que dis-je ? il est certain Que, s’il refuse encore de voir un médecin, C’est un homme perdu.     Vous l’entendez ?         Je tremble Qu’il ne rentre à l’instant et ne nous voie ensemble ; Il croirait que je viens ici pour le guérir. Assurez-le donc bien qu’il s’expose à périr, Si d’Argan, en ce jour, il veut jouer le rôle. J’ai lu dans Galien et la moderne école De Salerne... Qu’entends-je ? Il arrive en toussant. Donnez-lui cet avis, il est intéressant. il sort. Mondorge part content, et je le suis moi-même. J’ai rempli mon devoir envers l’ami que j’aime ; Mais un autre me reste. Avez-vous répété ? Oui, mon père.         Baron est encore affecté De quelque grand chagrin.         Ô mon ami ! Mon maître ! Pourrais-je m’empêcher de le faire paraître ? Je tremble pour vos jours. Vous savez que d’Argan Le rôle est difficile et surtout fatigant, Et vous vous disposez à le jouer !         Sans doute. Quand on fait son devoir, qu’est-ce que l’on redoute ? Le devoir avant tout.         Votre devoir n’est pas D’affronter la douleur, d’insulter au trépas. Par de travaux nombreux la source de la vie, Se montrant chaque jour en vous plus affaiblie, Semble vous commander un utile repos. Lorsqu’on a quelques droits à des lauriers nouveaux, Et qu’on n’est pas encore au bout de sa carrière, On pourrait lâchement retourner en arrière ? Non, non ; je ne suis point de ces faibles esprits Qu’apaise un peu de gloire obtenue à vil prix : La gloire est une soif qui toujours me dévore, Et je voudrais, mourant, m’en abreuver encore. Ce n’est pas que je tende au puéril honneur D’être partout cité comme un sublime auteur : Non. Je veux, méprisant une vaine fumée, Devoir à la vertu toute ma renommée. D’ailleurs, mes chers enfants, ensemble nous jouerons ! Vous serez près de moi ; qu’ai-je à craindre ? Partons. Non, non, vous resterez.         Oh ! Quel nouveau supplice ! Lorsque vous répétiez, caché dans la coulisse, Je vous ai vu, tantôt, sur vos genoux tremblants Vous soutenir à peine ; et même en ces instants, Vous ne m’annoncez pas une santé bien forte. Vous avez l’air souffrant.         Morbleu ! Que vous importe ? Si je souffre, tant mieux. De quoi vous mêlez-vous ? Voulez-vous, qu’à la fin je me mette en courroux ? Aisément, pour cela, ma force se ranime. C’est moi qui vous ai fait quitter votre régime : Votre femme, tantôt, me l’a dit aigrement ; Et s’il vous arrivait quelque triste accident, On m’en accuserait. Dans sa douleur mortelle, Chacun de vos amis s’en prendrait à Chapelle ; Et quoique je ne sois rien moins que médecin, Chacun me blâmerait ; le monde est si malin ! On dirait hautement : il a tué Molière, Pour l’avoir obligé de vivre à sa manière. Chacun me maudirait ; et vous ne voulez pas Qu’ici vous retenant...         Eh bien ! Entre mes bras Jetez-vous, mon ami. Si le ciel l’abandonne, Et s’il meurt aujourd’hui, Molière vous pardonne ; Mais je ne mourrai point. Dissipez votre effroi : Le ciel n’est point injuste ; il veillera sur moi. Vous, qui de la raison entendez le langage, Loin de vouloir l’éteindre, enflammez mon courage ; Je dois, par mes travaux, soutenir mes acteurs, Faire trembler le vice et réformer les mours. Quelle verve ! Quel feu presqu’au bord de la tombe. À ses travaux, pourtant, je crains qu’il ne succombe, Je veux, pour son salut, ne rien faire à demi ; Le plus fameux docteur en sait moins qu’un ami. LAFORÊT ! Laforêt ! Où donc est cette fille ? Quel désespoir pour elle et toute la famille ! Vous avez appelé, je crois.         Certainement. Je viens d’être témoin d’un triste événement ; Molière était malade, et malgré nos instances, Il a voulu jouer.         Je sommes dans les transes. Ah ! Monsieur, j’ons bien peur qu’il ne se trouve mal. Votre crainte est fondée : en ce moment fatal, Il est dans un état !...         Ah ! Notre pauvre maître ! J’allons le secourir.         Il va bientôt paraître. Restez ; il est conduit par sa fille et Baron, Et peut avoir besoin de vous dans la maison. Et d’où vient son désastre ?         À la fin de la pièce, Je l’ai vu pâle et prêt à tomber en faiblesse En prononçant Juro : dès lors il aurait dû De la scène sortir, et laisser suspendu Un divertissement à sa santé funeste ; Mais, malgré ses douleurs, il continue, il reste : Pour cacher sa souffrance au public assemblé, Il redouble d’efforts, et bientôt accablé, Quand la toile est baissée, il chancelle, il succombe : J’accours, et sans vigueur entre mes bras il tombe ; En proie à des douleurs qu’on ne peut apaiser : Un crachement de sang finit par l’épuiser. Mais, j’entends quelque bruit... en ces lieux on l’amène. Un fauteuil ! Des coussins. Comme il marche avec peine ! Ô combien de vos soins je suis reconnaissant ! Ma fille, la douleur, sous son bras tout-puissant, Vient de courber ma tête. Un intérêt si tendre, Le plaisir de vous voir, celui de vous entendre, Tout fait rentrer l’espoir dans mon cour alarmé. Pour vous aimer encore, je me sens ranimé. Mais où donc est Chapelle ?         Ah ! Pardon, ma paupière Ne peut que par degrés s’ouvrir à la lumière. Pardon, mon cher ami, je ne vous voyais pas... Et ma femme, en ces lieux, n’a point porté ses pas ? Elle n’est pas encore rentrée.         Ah ! Puisse-t-elle Ignorer mes tourments ! Dans l’excès de son zèle Elle m’accablerait de reproches. Je veux Épargner, s’il se peut, des chagrins à tous deux. D’ailleurs, mon accident n’a rien que je redoute, Et sur ma guérison je ne suis plus en doute : De vos soins, mes amis, elle sera l’effet. Mais, qui frappe si fort ? Vois un peu, Laforêt. Oui, j’espère demain remonter sur la scène : Ma force est revenue, et ma tête est plus saine. Laisserez vous entrer le Docteur Mauvillain ? Qu’il entre comme ami, non comme médecin. Ma visite n’a pas le bonheur de vous plaire ; Je le soupçonne, au moins. À mon art salutaire Molière n’a voulu jamais ajouter foi. Le grand art d’Hippocrate est sans pouvoir sur moi, J’en conviens ; mais toujours à l’amitié fidèle, Mon plaisir le plus doux fut de vivre pour elle. Dites moi donc comment vous vous portez.         Fort bien. Vos enfants, votre femme ?         À merveille : je viens... Vous aviez un procès de grande conséquence. Quand le jugera-t-on ?         La prochaine séance. Il faudrait...         Votre fille est aimable : un époux Lui conviendrait, je crois ; vous en occupez-vous ? Oui ; mais un autre objet auprès de vous m’attire. Souffrez que mes conseils... Quoi ! Je vous vois sourire ! Molière, il n’est plus temps de plaisanter sur nous. Ah ! Nous sommes perdus, s’il se met en courroux. Rien n’est plus dangereux qu’un docteur en colère. Fort bien ; à mes dépens cherchez à vous distraire ; Dans ce joyeux projet je vous ai secondé ; Vous en souvenez-vous ? Par ma science aidé Vous avez employé nos bizarres formules, Et des mots qui souvent nous rendent ridicules : Mais vous vous portiez bien, et je vous vois souffrir ; Raillez-moi donc ; et moi, je viens pour vous guérir. Son zèle doit vous plaire.         Oui, j’aime sa franchise. Me guérir ! Et comment ?         Il faudrait, sans remise, Vous saigner, vous purger.         Saignaré, purgaré. Prendre au moins un remède.         Et clistérisaré. À merveille, docteur ! L’ordonnance est hardie. Est-ce que nous jouons encore la comédie? Et faites-vous ici le rôle de Purgon? Vous y réussirez ; vous prenez son jargon, Et même, en ce moment, vous avez sa figure : Vous le représentez, ma foi ! D’après nature. Ah ! Quel homme ! Il voit peu son extrême danger. Quel plaisir trouvez-vous à me faire enrager ? Molière, je vous aime, et sur ce qui vous touche, Vous essayez en vain de me fermer la bouche. Riez si vous voulez encore de mon sermon. La région du foie et celle du poumon Est chez vous attaquée, et j’ai tout lieu de craindre... Eh bien mon cher docteur, il n’est plus temps de feindre. Vous savez ce qu’un jour je répondis au roi Qui me parlait de vous. Je suis de bonne foi, Et, sans y rien changer, je vais vous le redire : « Suivez vous ses avis? -Non, répliquai-je, sire ; Et je guéris toujours ». Je pense qu’aujourd’hui Il en sera de même. Un doux espoir m’a lui Dès que j’ai vu ma fille, et ce cher camarade S’intéresser à moi. Puis-je être encore malade ? De tout ce qui m’est cher, je me vois entouré. C’est le cour qui fait vivre, et par lui je vivrai. Je le désire. Au moins daignez, mon cher Molière, Souffrir que je vous fasse encore une prière. Le grand air peut vous nuire : il faudrait promptement Aller vous renfermer dans votre appartement, Et là...         C’est bien parler ; et pour le coup je pense Qu’enfin il vous échappe une bonne ordonnance. Conduisez-moi, ma fille ; et vous, mon cher Baron, Restez pour recevoir ma femme : il serait bon De lui cacher l’état où son époux se trouve. Malgré son humeur brusque, elle m’aime, et j’éprouve Un chagrin si réel, quand je la vois souffrir, Qu’à ses yeux, maintenant, je craindrais de m’offrir. Je suis peu loin, je crois, de mon heure dernière ; Imitons le soleil au bout de sa carrière ; Lançons des traits plus vifs : aux pâles envieux Que mon dernier regard fasse baisser les yeux. Molière, jusqu’au bout, garde son caractère : Il hait les médecins ; et quand leur ministère Pourrait de ses douleurs alléger le fardeau, Il les plaisante, même aux portes du tombeau. Il voit sans s’émouvoir la fin de sa carrière. Monsieur de Montausier, inquiet sur Molière, Vient ici pour le voir.         Monsieur de Montausier ! Qu’il sera doux pour moi de le remercier ! C’est un républicain ; lorsqu’il vient au théâtre, C’est pour les vieux romains, dont il est idolâtre ; Ennemi des flatteurs, avec vivacité, À la cour du monarque il dit la vérité. Ami de tous les arts, au goût toujours fidèle, De talents, de vertus c’est un vivant modèle. De Molière, toujours, j’estimai les talents, Et la plus juste crainte a passé dans mes sens, Lorsqu’une toux funeste, à la fin de son rôle, A failli tout-à-coup lui couper la parole. Comment va-t-il ? Ici, moi-même, exprès je viens Pour le savoir.         Hélas ! Il ne va pas trop bien. Tant pis ! Est-ce qu’il est en danger de la vie ? Nous le craignons : sa force est presque anéantie. Heureusement pour lui qu’il ne voit point son mal, Et qu’il marche, en riant, sur l’abîme fatal. Ce serait pour la France une perte réelle Que la mort de Molière, et ma frayeur est telle, Qu’ici je resterai jusqu’à ce qu’on m’ait dit S’il est mieux ou plus mal.         Vous en serez instruit Incessamment, je pense, et de la même crainte Si je ne sentais point aussi mon âme atteinte, J’irais...         Non, demeurez : respectons les douleurs Du malheureux qui souffre, et cachons-lui nos pleurs. À quel point votre cour partage nos alarmes ! Qui, plus que le génie, aurait droit à mes larmes ? Comment se porte-t-il ?         C’est vous, Monsieur Pirlon ! Ciel ! Et que venez-vous faire en cette maison ? Molière m’a jadis immolé sur la scène ; Je m’en souviens encore, mais je n’ai point de haine. Dieu veut que l’on pardonne à tous ses ennemis ; Qu’à ses moindres devoirs on se montre soumis, Et je viens pour savoir comment va le cher homme. Assez mal.         Ah ! Tant pis ! Ses talents qu’on renomme, Et qu’admire sans cesse un monde peu chrétien, Ont pu scandaliser, pourtant, les gens de bien : Molière a, je l’avoue, un talent agréable, Mais de combien d’erreurs il s’est rendu coupable ! Quel est cet insensé, qui raisonne si mal ! C’est Tartuffe.     Tartuffe !         En propre original. Laissez-moi lui parler : laissez-moi le confondre. On devrait vous punir, au lieu de vous répondre. Est ce ainsi que l’on vient insulter un mourant ? Votre discours m’indigne, autant qu’il me surprend. On reconnaît, monsieur, que vous êtes du monde, Que sur ses vains plaisirs votre plaisir se fonde ; Et que la comédie a pour vous mille appas. Oui, j’aime le théâtre, et ne m’en cache pas. J’ai toujours honoré la noble poésie ; Et l’on sait que je hais surtout l’hypocrisie. Mon nom est Montausier.         Monsieur le Duc, eh quoi ! Un homme tel que vous, en faveur près du roi, Vient chez un comédien, dont l’indiscrète audace Mériterait...         Tout doux : expliquons-nous, de grâce, Sans mettre en nos discours de partialité ; Je chéris les beaux arts moins que la vérité. En quoi donc, s’il vous plaît, Molière est-il coupable ? Et quel crime a commis ce génie admirable ? Serait-ce en vous jouant, qu’il a blessé l’honneur. Et lui reprochez-vous son sublime Imposteur ? Mais dans le Misanthrope il m’a joué moi-même ; On me l’assure, au moins, et cependant je l’aime, Autant que je l’estime, et loin de l’accabler, J’ai dit qu’à son héros je voudrais ressembler. Oui, monsieur, ses talents ont sur moi tant d’empire, Que de moi-même, enfin, je lui permets de rire, Et s’il peut des humains corriger les travers, Je défendrai toujours et sa prose et ses vers. Je suis pour mon prochain tout rempli d’indulgence, Et je crois cependant qu’il n’est personne en France, Qui plus que cet auteur ait offensé le ciel. Dans mes discours, monsieur, je ne mets point de fiel. Je le vois.         Mais je dois dénoncer un coupable. On fait aimer le vice, en le rendant aimable ; Et Molière, partout, le couronne de fleurs. J’ai cru qu’il le peignait des plus noires couleurs ; Et de vous le prouver il me serait facile. Quoi ! Vous approuveriez les grâces de son style ? Et pourquoi non, monsieur ? Est-ce un crime à vos yeux Que d’écrire en vers doux, aisés, harmonieux ? Je ne dis pas cela ; mais ce qu’en lui je blâme, C’est de les employer à décrire la flamme D’un amour tout mondain, et que, dans son courroux, Punit le juste ciel, de notre encens jaloux. Que vous connaissez mal la divine clémence, Si vous imaginez qu’un tendre amour l’offense ! Nommez, nommez, plutôt, la fausse piété, Et l’infâme avarice et l’orgueil indompté, Et l’altier misanthrope et ses humeurs bizarres, Et la présomption de ces tuteurs barbares, Qui pensant que pour eux Dieu créa la beauté, La tiennent dans les fers, et dont l’autorité, S’élevant quelquefois jusques à la licence, Pour la première fois fait rougir l’innocence. Voilà, monsieur, voilà les vices, les erreurs Qui peuvent provoquer les célestes rigueurs ; Voilà ceux que poursuit, que terrasse Molière ! Ces monstres, parmi nous, levaient leur tête altière, Au glaive de Thémis, tout fiers d’être échappés D’un joyeux anathème il les a tous frappés : Ils ont senti les traits de sa verve féconde, Et, comme un autre Alcide, il a purgé le monde. J’ai peine à concevoir ce prodige inouï, Et d’un éclat trompeur je vous crois ébloui. Molière, à vous entendre, en attaquant les vies, À tout le genre humain a rendu des services. Je doute, cependant qu’il ait un but moral. Il n’a point, j’en conviens, cet orgueil doctoral Qui distingue souvent les charlatans en titre : Entre le ciel et l’homme il craindrait d’être arbitre. Il ne vient point armé d’un zèle doucereux, Saintement abréger les jours d’un malheureux ; Lui faire le procès à son heure dernière, Et du ciel, pour jamais, lui fermer la carrière ; Mais quiconque le lit avec attention, Pourrait-il ne pas voir que son intention Est celle d’un mortel d’une probité rare ? C’est en le punissant, qu’il corrige l’avare : Il fait plus dans Tartuffe : il montre avec clarté Jusqu’où mène l’excès de la crédulité. Et qui n’admire point dans les Femmes Savantes De l’abus de l’esprit ces peintures vivantes, Et ces traits avec art sur le sexe lancés, Qui lui disent tout haut : Renoncez, renoncez A l’érudition, dont le vain étalage Vous rend plus orgueilleux, sans vous rendre plus sage ? Ainsi parle Molière. On voit sous ses pinceaux Pêle-mêle tomber les méchants et les sots. Le vice, à son aspect, d’épouvante recule. Oui ; mais il a rendu la vertu ridicule. Et dans le Misanthrope on est fâché de voir Alceste bafoué. Fidèle à son devoir, Alceste le remplit avec exactitude. Et ne voyez-vous pas qu’une vertu trop rude, Fatigante, à la longue, importune les yeux ; Qu’il faut haïr le vice, et non les vicieux ; Et que Molière, enfin, dans cette ouvre admirable, Veut qu’on soit vertueux sans cesser d’être aimable, Que l’on soit indulgent, et que l’aménité Est le premier lien de la société ? Mais j’entends quelque bruit : sans doute on va m’apprendre... Ciel ! Isabelle en pleurs ! à quoi dois-je m’attendre ? Laissez-moi, laissez-moi, je n’ai plus qu’à mourir. Je viens de voir mon père à son dernier soupir, Et sa fille, s’il meurt, n’aspire qu’à le suivre. Pourquoi ce désespoir ?... Molière encore peut vivre, Et la Parque n’a point encore tranché ses jours ; Espérez tout de l’art, dont les heureux secours... Je n’espère plus rien.         Ô ma chère Isabelle ! Chassez de votre cour cette crainte mortelle, Et souffrez que nos soins...         Ciel ne m’épargnez pas, Si mon père, en ce jour, doit subir le trépas, Et terminez aussi ma trop longue carrière ! Mignard envoie ici le portrait de Molière. Le portrait de mon père ! Ah ! Qu’on offre à mes yeux Sans tarder un moment un don si précieux. Et Mignard va bientôt venir ici lui-même. C’est mon père ! C’est lui ! Dans mon malheur extrême Je puis encore le voir !... De grâce laissez-moi Seule avec ce portrait.         Son ordre est une loi ! Sortons ; ne troublons pas sa douleur davantage. L’infortune est sacrée.         Ô respectable image ! Toi qui m’offres les traits du père le plus cher, Mes larmes devant toi peuvent donc s’épancher ! Le sort va me ravir ce père que j’adore : Tu me restes, par toi je le revois encore, Et je puis, à mon gré, t’exprimer mes douleurs ! Que ne peux-tu, sur toi, sentir couler mes pleurs ! Entendre mes soupirs, Et leur répondre, même ! D’autres vont t’admirer, moi je fais plus, je t’aime, Et je voudrais jamais ne m’éloigner de toi. Ô portrait révéré ! Sois toujours avec moi ! L’amitié te créa pour calmer ma souffrance. En proie à tous les maux, n’ayant plus d’espérance, Sans doute à ma tendresse un miracle était dû. Tel qu’il est dans mon cour, le pinceau l’a rendu. Pleure, pleure, ma fille, à ta douleur sincère Je viens mêler la mienne. Il est trop vrai, ton père. Ah !!! Ce mot a suffi pour me donner la mort. Que vois-je ? Ô triste effet de la rigueur du sort ! La mère est dans les pleurs : la fille évanouie... Madame, hâtez-vous de la rendre à la vie. Et vous, conduisez-les dans leur appartement. Vous, amis de Molière, et dont en ce moment Je partage la peine, enlevez cette image ; C’est le reste chéri d’un grand homme, d’un sage : Il attend les honneurs qui sont dus aux talents, Retournons au théâtre, et de nobles accents Faisons-le retentir, en l’honneur de Molière. Couronnons de lauriers une tête si chère, Et qu’une Apothéose y consacre à jamais Ses vertus, son génie et surtout nos regrets. OUI, notre ami n’est plus, une crise funeste Vient de trancher ses jours ; mais un espoir me reste, Le génie a le droit de ne jamais périr, Molière vit encore, pourquoi donc tant gémir ? Cessons, amis, cessons de répandre des larmes Et de remplir nos cours d’inutiles alarmes. Molière vit encore, au lieu de le pleurer, Par un tribut plus noble il le faut honorer. Je viens d’imaginer une innocente fête Que, tout près de ces lieux, par mon ordre on apprête, Et pour la célébrer vous vous joindrez à moi. Vous pouvez y compter.         Tout nous en fait la loi. Pour rendre à sa mémoire un solennel hommage, J’ai fait, sur le Parnasse, élever son image. Sur le Parnasse ! Il est un peu loin de ces lieux. La maison d’un poète est le temple des Dieux. Et Molière, d’ailleurs, n’a-t-il pas son théâtre, Où ces divinités, dont on est idolâtre, Où Mercure, Momus, les Muses, Apollon, Apparaissent, par fois, comme au sacré vallon ? Ici, vous allez voir, grâces au machiniste, Tout le Pinde assemblé. Mais soyez donc moins triste. Et comment voulez-vous que j’oublie aujourd’hui Les nouds chers et sacrés qui m’attachaient à lui ? Molière fut mon maître, il me donnait sa fille, Par les plus doux liens j’entrais dans sa famille, Et je lui devais tout : que dis-je ? Ses vertus Tenaient ses ennemis à ses pieds abattus. Ils vont se relever, insulter à sa cendre, Et dans la tombe, en paix, il ne pourra descendre. Le sombre fanatisme et le farouche orgueil, Lui refusent déjà les honneurs d’un cercueil : Et celui dont la Grèce eût fait l’apothéose, Ne peut avoir d’asile où sa cendre repose. Vengeons-le, mes amis, à ce noble mortel, Au défaut d’une tombe élevons un autel ; Plus sages, plus heureux que nos faibles ancêtres, Sachons mourir enfin sans le secours des prêtres. Oui, j’aime de Baron le courageux transport ; Entrons-nous dans la vie, entrons-nous dans la mort, Formons-nous les liens d’un tendre mariage ? Un prêtre est toujours là, qui vient, selon l’usage, Nous unir, nous bénir, nous donner des leçons. C’est nous en dire assez, je vous entends. Passons.         Vous brûlez d’épouser la fille de Molière Vous l’aurez : il m’a dit à son heure dernière. Ah ! Je perds tout espoir.         Tout espoir ! Arrêtez ; Ses moindres voux, par moi, seront exécutés, De votre destinée il m’a rendu l’arbitre : Mais à son amitié Mignard eut plus d’un titre, Je le vois qui s’avance et qui vient avec nous. Moi, je viens, mes amis, le pleurer avec vous. Molière ne vit plus !...         Vous l’avez fait revivre : C’est à tort que votre âme à la douleur se livre. Je l’ai vu, ce portrait, ce chef-d’œuvre nouveau Qu’a tracé de Mignard le sublime pinceau. Quelle grâce ! Quel feu ! Tout Molière y respire. Son talent sur mon cour a le plus doux empire. Que n’a-t-il pu de même enchaîner les méchants Jaloux de son repos, à ses derniers instants ; Qui, même après sa mort, par leurs cris fanatiques Veulent épouvanter ses mânes poétiques : Les dévots sont en feu : déjà de toutes parts Ils courent dans la ville, avec des yeux hagards. Monsieur l’abbé Pirlon, leur disciple fidèle, Qui de monsieur Tartuffe a fourni le modèle, Soulève contre lui tout le peuple irrité. Des dévots, à ce point, manquent de charité ? Le prélat de Paris ne veut pas qu’on l’enterre ; Il ne veut point couvrir son corps d’un peu de terre ; Et des auteurs sifflés, le burlesque troupeau, D’épitaphes sans sel barbouille son tombeau. Raison de plus, amis, pour lui rendre l’hommage Que de nous, en ce jour, réclame son image. Un célèbre sculpteur, le premier de son art, Emprunta l’autre jour le portrait de Mignard ; Ce tableau l’enflamma ; d’une main noble et fière Sur le marbre il rendit tous les traits de Molière, Couronnons ce marbre.         Oui, mais de monsieur Pirlon Qui le vengera ?         Qui ? Les Muses, Apollon. Quel autre s’illustra par de plus grands services ? À l’exemple des dieux, il fit la guerre aux vices ; Il amuse, il instruit : gracieux et savants, Ses ouvrages, des mours, sont les tableaux vivants. Comme il peint à grands traits les enfants d’Esculape ! Aucun de leurs défauts à sa gaieté n’échappe ; Ni leur petit savoir, caché sous de grands mots, Ni leur talent surtout pour attraper les sots ; Et quoi qu’on m’ait nommé dieu de la médecine, J’admire les portraits où sa main les dessine, Et je ris le premier des travers de Purgon. Je ris, lorsque empruntant le mystique jargon, Il offre le miroir au perfide hypocrite, Qui, de s’y voir honteux, et s’indigne et s’irrite, Et qui, toujours à craindre et toujours rugissant, Se débat sous les coups d’un vainqueur tout-puissant : Telle autrefois ma main, conduite par la gloire, En terrassant Python, dédaigna sa victoire. Ma voix a rassemblé les Muses en ces lieux Pour élever Molière au rang des demi-Dieux. Celle que vous voyez avec une couronne, Et que toujours, des ris, le cortège environne, C’est Thalie : elle vient par un hymne flatteur, La première, fêter notre immortel auteur. Oui, je dois tout au grand Molière ; Déjà, de l’emporter sur moi, Ma sour, Melpomène, était fière : Je ne redoute plus sa loi. Il a créé mon art en France, Art ignoré jusqu’aujourd’hui, Plaute, Aristophane, Térence, Tous les trois revivent en lui. Molière a peu souvent fréquenté Melpomène ; Mais de Racine, amis, sur la tragique scène, C’est lui qui, le premier, guida les pas tremblants, Et Paris, de Baron, lui devra les talents. Un Racine ! Un Baron ! Quels trésors pour la France ! Pour le chanter aussi, Melpomène s’avance. Molière n’eut point l’avantage D’agiter mon noble poignard, Il fit peut-être davantage, Il forma les maîtres de l’art. C’est en vain, ma chère Thalie, Que tu prônes tes nourrissons, Baron, et l’auteur d’Athalie, Devront leur gloire à ses leçons. Les talents de Molière ont droit à nos suffrages ; Les Muses, par leurs chants, acquittent nos hommages, Mais, je rougirais trop d’oublier ses vertus, Et pour les célébrer j’ai fait trois impromptus. Allons, mon cher Baron, plus de mélancolie, Et joignant votre voix à la voix de Thalie, Du charme qui leur manque, embellissez mes vers. Vous, si vous désirez d’augmenter nos concerts, Tenez, monsieur le duc, un couplet doit suffire, Pour rendre clairement ce que le cour veut dire. Aurez-vous la bonté de chanter celui-ci ? Avec bien du plaisir.         Je vais chanter aussi. Molière, à l’amitié fidèle, Toujours en sentit le pouvoir ; C’était peu : martyr de son zèle, Il meurt pour remplir son devoir. Cher aux filles de l’harmonie, Son nom est partout répandu ; Il faut des lauriers au génie, Et plus encore à la vertu. J’étais né dans la foule obscure, Et Molière, par ses leçons, M’apprit à rendre la nature ; Je suis un de ses nourrissons. Par elle j’obtiendrai peut-être Quelque gloire, dans l’avenir, Quand on a Molière pour maître, Pourrait-on ne pas réussir ? Lorsque je vois une couronne Au front de cet auteur fameux Et qu’une Muse la lui donne, Cette Muse comble mes voux. Mais c’est peu que, dans une fête, On lui prodigue ces honneurs, Si la couronne est sur sa tête, Il a des autels dans nos cours. L’exemple de Chapelle est excellent à suivre ; Il fait des impromptus qui valent un gros livre ; Et sans avoir reçu le souffle d’Apollon, Je vais suivre ses pas dans le sacré vallon. Vous voyez que la troupe est fière D’avoir célébré les talents ; Mais vous ne verrez point Molière Rentrer au nombre des vivants : Qu’au vain espoir qui nous enivre Succède un sentiment plus doux, C’est vous qui le faites revivre, Notre maître aujourd’hui, c’est vous.