Ah, vous voilà donc à la fin ! Bonjour, Monsieur de la Brie. Bonjour, cousine : que me veut ta Maîtresse ? On m’a dit à l’auberge qu’elle avait envoyé me chercher. La besogne donne-t-elle ? Car, elle ne m’emploie que lorsqu’il y a ici des affaires à tout rompre. Les grands génies ne se mettent pas à tous les jours. Écoute, ne pense pas rire, tout homme qui travaille pour Madame Thibaut, ne doit pas être un sot. Malepeste ! Il se fait ici les plus belles affaires de Paris : voulez-vous des Charges, des Offices, des Emplois ? On vous en fera voir de tous les échantillons. Êtes-vous dans le goût de vous marier ? On vous y fournira des femmes de toutes tailles, de tous âges ; et si vous plaidez, vous y trouverez des Solliciteuses depuis une pistole jusqu’à trente : voilà ce qu’on appelle une bonne boutique ; il n’y a point ici de nenni. Mais, mon zèle l’emporte sur la curiosité : dis-moi donc, qui y a-t-il de nouveau. Bien des affaires, ma foi. Et dis-moi donc vite. Elle se marie. Elle se marie ! Et contre qui ? Contre un homme qui aura un jour plus de vingt-cinq mille livres de rentes. Il s’appelle Cléante : il est Capitaine d’Infanterie. Gentilhomme ? Belle demande ! Il est Gascon : en vient-il d’autres de ce pays-là ? Il est Gascon ? Et ma maîtresse Normande. Voilà de quoi faire un bon haras. Le Gascon et le Normand sont dans le monde, ce que le Singe et le Renard sont dans la fable. Mais que tu es extravagante de croire… Je te dis, moi, qu’il donne tête baissée tout au travers de la noce, et que Madame Thibaut lui paraît un parti de douze mille livres de rente, et cela en attendant encore une succession de vingt mille écus. Oh ! L’affaire change bien de face. Il ne sait point qu’elle a demeuré au Marais, et il y a si peu qu’elle loge en ce quartier-ci, que personne ne s’est encore aperçu de la ruse que je vais t’apprendre. Ce logis a deux issues. Par la petite porte, elle est ce qu’elle a coutume d’être, elle se mêle d’intrigues, fait des mariages, prête sur gages ; et par la porte cochère, elle est veuve d’un Conseiller de Bretagne, qui depuis quelques jours est venue s’établir à Paris. Comme on lui donne à vendre des nippes de toutes parts, la magnificence des meubles, la richesse des pierreries, et l’abondance de vaisselle d’argent que le Capitaine voit dans ce logis, lui font paraître ma maîtresse un des meilleurs partis de la Robe. La fine mouche ! Eh, dis-moi un peu ! Comment t’a-t-elle connue ? Par aventure. Ne connaissons-nous pas tout le monde par aventure, nous autres ? Mais encore, que veut-elle de mon petit ministère ? Tu ne le sais pas ? Qui me l’aurait dit ? On ne t’a donc pas donné sa lettre ? Non, vraiment ! On m’a dit simplement qu’elle voulait me parler. Comment diantre ! Va vite te la faire rendre, et revient sur tes pas ; on pourrait la décacheter, et l’on y verrait trop le caractère de ma maîtresse, et le tien. Tu as raison, cela me décrierait à l’auberge. De quoi diantre s’avise-t-elle de confier ces choses au papier ? Ne perds point de temps en réflexions, et songe à réparer la faute qu’elle a faite. Je ferai diligence, ne te mets pas en peine. Par où vas-tu ? Sors par la grande porte, tu abrégeras ton chemin de la moitié. Fort bien. Monsieur de la Brie est un trésor pour Madame Thibaut, et Madame Thibaut est un petit Pérou pour Monsieur de la Brie, et je ne sais comment ils pourraient se passer l’un de l’autre. La voici qui revient de la ville, quel équipage pour une femme qui couche en joue un parti de cent mille écus ! Je n’en puis plus, donne-moi une chaise. Vous vous tuez. Ôte-moi cela. Vous voilà toute en eau. Porte ce paquet dans ma chambre. Prends garde à ce coulant, mets cette montre sur ma table, et surtout aie soin que ce collier ne s’égare point. Mais où avez-vous donc dîné ? Il est quatre heures. À peine ai-je eu le loisir de manger un morceau chez une de mes amies. Hé, que ne quittez-vous ce gueux de métier ? C’est bien à vendre des hardes, ma foi, que vous gagnez le plus. Ton cousin, Monsieur de la Brie, est-il venu ? Oui, Madame, il s’en est retourné même. Il s’en est retourné ! Il faut qu’il soit fou. Y a-t-il un moment à perdre ? Cléante revient aujourd’hui de Versailles. Quelques mesures que je prenne pour paraître à ses yeux ce que je ne suis pas, avec le temps tout se sait, et si je ne l’oblige pas à m’épouser avant qu’il soit deux jours, peut-être ne l’épouserai-je jamais. Mon cousin va revenir, ne vous emportez pas. Monsieur de la Brie devient furieusement libertin. A-t-on écrit les gens qui sont venus me demander ? Oui, Madame. Qui sont-ils ? Monsieur l’Abbé Castoret, qui a envoyé deux fois. L’Abbé ? Monsieur l’Abbé Castoret. Celui-là vous était recommandé, sans doute, puisque vous le nommez des premiers. Monsieur l’abbé Castoret vous aurait-il, par quelque petit bénéfice, mise dans ses intérêts ? Lui, Madame ? Donnez cela. L’Abbé Castoret, puisqu’il est tant de vos amis, dites-lui que le Prieur Coffard n’est pas dans la volonté de le mettre en possession de rien, qu’aux conditions qu’il sait. Ce Major de milice est-il venu ? Oui, qui peste comme un beau diable de voir que rien n’avance. Est-ce ma faute, si le Commis de qui dépend son affaire a révoqué sa maîtresse ? Qu’il prenne des mesures d’ailleurs : car pour moi je n’avais que ce canal-là. Comment mettez-vous là ? Cet homme tout nu. Dame, je ne sais pas son nom : c’est ce grand homme tout déguenillé, à qui vous avez promis un emploi dans les Gabelles. Qui, ce jeune fou qui a joué et mangé tout son bien ? Justement. Hé, a-t-il dit qu’il reviendrait ? Oui. Oui ? Hé bien, dites-lui qu’il n’y a rien à faire pour des Commissions qu’à l’autre bail, à moins qu’il n’épouse cette fille dont je lui ai parlé : encore faut-il que dès le lendemain des noces, il la laisse à Paris, pendant qu’il ira faire sa Commission au fond du Périgord. Bon, comme s’il ne voudra pas l’emmener ? Oh, je lui conseille d’avoir des volontés, Messieurs les Fermiers lui donneront des femmes pour les emmener ! Il n’a qu’à s’y attendre. Un homme pour un Privilège. Concernant quoi ce privilège ? Je ne sais ce qu’il chante. Il dit qu’il a trouvé l’invention de faire un fard à l’épreuve de tous les temps, des couleurs qui une fois appliquées sur un teint, durent autant que la peau : en un mot, il se vante d’avoir trouvé le secret de farder un visage à fresque. Oh, oh, celui-là va avoir bien de la pratique. Vraiment il n’y saurait suffire à l’heure que je vous parle. Il a sept ou huit douzaines de visage à rendre avant qu’il soit la fin de la semaine. Vous devriez bien écrire sa demeure. Oh, que je m’en souviendrai bien ; c’est quelque part vers cette rue saint Martin : rien n’est plus facile que de le trouver ; il n’y a qu’à demander le Peintre sur cuir, ou la Manufacture des visages. À propos de la rue saint Martin, vous êtes-vous souvenue d’aller à ce Messager de Rouen, savoir si ce quartier de veau de rivière, ce muid de cidre, ces pots de noix confites, et ces deux témoins sont arrivés. Il n’y a encore que les témoins de venus. Comme l’affaire presse, et qu’il faut du temps pour les instruire, on a cru… Belle avance ! Comme si le Procureur voudra recevoir l’un sans l’autre. Je ne vois point ici que ce Maître à danser, ni ce Maître de musique soient venus ? Voici le Maître à danser. Va vite serrer toutes ces hardes pendant que je lui parlerai. Hé bien, avez-vous été chez cette petite personne ? Notre Financier attend la réponse avec impatience. Je sors de chez elle. Lui montrez-vous à danser ? Non. Vous n’avez donc pas dit à la mère que c’était vous qui montriez à cette Marquise de leur voisinage, qui à cinquante ans, danse le menuet aussi proprement qu’une fille de quinze ? Pardonnez-moi, vraiment. Sait-elle que c’est vous qui montrez la Sarabande au petit bichon de Madame la Maréchale ? Oui, mais tout cela ne sert à rien. Et la raison, s’il vous plaît ? La raison ? La raison est qu’ils ne veulent donner qu’un louis par mois. Et c’est là ce qui vous arrête ? Avez-vous perdu l’esprit, dites-moi ? Quoi regarder à un louis quand il s’agit d’en gagner trente ! Avec cette belle conduite-là, je veux vous voir bientôt réduit à vendre le cheval que je vous ai fait donner par le Milord pour avoir… Ne me faites pas parler Ne me faites pas parler vous-même ; et comptez, quoi qu’il puisse arriver, que je ne montrerai jamais pour une pistole, ce serait le moyen de me décrier. Vraiment, mon petit ami, vous faites bien le renchéri depuis que je vous ai donné les moyens de vous faire un des Syndics de la danse. Ma foi, Madame, dans toutes les affaires que nous avons faites ensemble, vous avez gagné plus que moi, et je n’ai point rendu de billet dont vous ne vous soyez fait payer le port. Voilà encore une veste et une cravate, que vous n’auriez jamais eues sans moi. Oui, fort bien, vous me payez de vieilles nippes qui vous restent, et vous gardez l’argent comptant. Monsieur le Maître à danser ! Madame la… Qu’est-ce donc que tout ceci ? Vous voilà tous deux en colère ? J’ai bien sujet d’y être ; et si la musique est aussi déraisonnable que la danse, je n’aurai qu’à pendre l’intrigue au croc. Comment donc ? Lui est-il arrivé quelque disgrâce qui le dégoûte du commerce ? N’aurait-il su prendre le temps que son écolière était seule ? Un père serait-il survenu, un rival, un mari ?... Expliquez-vous donc si vous voulez ; à gens de notre profession, il ne peut guères arriver de pire accident, que je sache. Si l’on voulait vous contraindre à montrer à chanter pour la moitié moins que vous n’avez coutume de prendre, de bonne foi le feriez-vous ? Oui, si je trouvais d’ailleurs quelque profit plus considérable. Ne voilà-t-il pas ce que je dis ? Dans toutes les affaires dont je lui ai donné la conduite, je voudrais bien savoir s’il s’est tenu à une pistole. Vous vous moquez, je crois. Il n’a jamais fait de marché, seulement. Est-ce avec les écoliers qu’on en fait ? C’est avec ceux qui nous les donnent. Avez-vous parlé à ce vieux Commandeur pour cette petite marchande, dont la mère est si surveillante ? Oui, mais je ne lui montrerai point. À l’autre. Ils ont tous deux résolu de me faire enrager, je pense. Je suis ravi de n’être pas seul de mon sentiment. Non, ce n’est point l’argent qui m’arrête. Hé quelle raison pouvez-vous donc avoir ? Elle ne veut apprendre que des airs de l’Opéra. Ne nous voilà pas mal. De quoi me servirait donc l’heureux génie que le Ciel m’a donné pour la composition ? Il faut le laisser là, cet heureux génie, et s’accommoder au génie des autres. Je vous baise les mains : je fais de la musique, c’est mon métier ; et tous les Commandeurs du monde ne me feraient pas montrer à de petites filles qui ne veulent point apprendre de mes airs, et les trouver plus beaux que ceux de l’Opéra même. Voilà un étrange entêtement ! Et moi, je verrais crever tous les Financiers du Royaume, plutôt que d’apprendre à danser à leurs Maîtresses pour une pistole. Quelle extravagance ! Je trouve qu’il est de fort bon sens, moi. Vous me paraissez avoir grande raison. Diantre soit des impertinents ; mais, finissons. Vous y perdez tous deux plus que qui que ce soit. Çà, cette lettre ? La voilà. Le portrait, vous ? Le voici. Cette bourse ? Tout à l’heure. Cette attache de diamants ? Je vous la vais donner. Au moins, le compte y est ? Pour qui me prenez-vous ? Hé, je vous connais, vous ne seriez pas le premier du métier, qui ayant ordre de faire un présent à une Dame, aurait en homme habile partagé le différend par la moitié. Vous êtes en colère, serviteur. Je n’ai plus rien à vous que ce petit enfant sans père, dont la mère est morte il y a quinze jours. La nourrice doit le rapporter, vous trouverez bon que je vous l’envoie. Oh, pour ce bijou-là, vous n’avez qu’à le garder, c’est le fruit d’une intrigue où vous avez eu plus de part que moi. Nous verrons pourtant à qui il demeurera. Je ne vous dit pas adieu. Peste soit de la danse et de la musique. Sans les travers qu’ont ces gens-là, quelle fortune ne pourraient-ils point faire ! Hé bien, Monsieur de la Brie, vous savez les services dont j’ai besoin ? J’ai vu tout cela d’un coup d’œil. Hé, que vous en semble ? Cela est bon, cela réussira, nous en viendront à bout. Il y a cent pistoles à gagner. Cent pistoles ! Ce n’est guères. Il y a ouvrage et ouvrage, voyez-vous. Si nous n’avions qu’un Bourgeois à duper, ce ne serait pas une grosse affaire : j’en entreprendrai, moi qui vous parle, à dix pistoles pièce, tant que vous voudrez ; mais, lorsqu’il s’agit de tromper un Capitaine, c’est une besogne diablement vétilleuse. Combien voudriez-vous donc, Monsieur de la Brie ? Vous-même je vous en fais juge. Tenez, le seul personnage de Notaire, si je ne le faisais pas moi-même, me reviendrait à moi, sans les buvettes, à plus de cent pistoles. Malepeste, on ne vient pas à bout des gens de cette profession à si bon marché que vous le croiriez bien. Vous serez content de moi, Monsieur de la Brie. Je vais donc me préparer. Allez. Il y a quinze jours, Madame, que j’épie l’occasion de pouvoir vous entretenir en particulier, ce que je n’ai pu trouver jusqu’aujourd’hui. Vous prenez encore bien mal votre temps, Madame. Je n’ai que deux mots à vous dire. Voyons donc vite, de quoi s’agit-il ? D’un brevet de bel esprit, Madame. Cela vous surprend ! Je vous avoue, Madame, qu’avant que d’avoir eu l’honneur de vous voir, je n’avais point encore ouï dire qu’il y eût de beaux esprits à brevets. C’est que pour m’exprimer à vous, Madame, d’une manière plus élégante, je me suis servi du figuré ; mais, à parler au propre, cela veut dire que je postule une place à l’Académie. Vous, Madame, une place à l’Académie ! Oh, je crois que vous dites cela au figuré. Pourquoi pas, Madame, une place à l’Académie ? Parce que je suis femme, peut-être ? Oh, si vous le prenez là, c’est notre vrai ballot que les ouvrages de langues. Des femmes à l’Académie ! Oh, il faudrait donc du moins se garder de leur donner des jetons ; car, au lieu de travailler au Dictionnaire, elles joueraient à l’hombre ou à la Bassette. S’il est besoin de faire preuve de beau génie, grâces au Ciel, il court dans le monde des Sonnets et des Madrigaux de ma façon, qui ont fait dire à plus d’un connaisseur, qu’en matière de Poésie je ne pouvais manquer d’être bel esprit à la première promotion. La folle ! Pour la Prose, c’est en quoi j’excelle. Je travaille à mettre en beau langage le Code, le Protocole des Notaires, et le Praticien Français. Qu’elle est divertissante ! Par mon moyen, on parlera dorénavant au Palais comme on parle à la Cour. Fort bien. Les exploits, les ajournements personnels, les décrets et les sentences de mort, seront écrits de ce petit style gai, coupé, enjoué et fleuri, dont on écrit les historiettes et les Romans. Vous verrez que c’est cette précieuse dont on me parla hier. Il n’y aura point de bel esprit qui ne veuille avoir vingt Procès, et l’on plaidera moins à l’avenir par nécessité, que par galanterie. Le merveilleux génie de femme ! Croiriez-vous bien, Madame, que je ne me suis fait séparer de corps et de bien d’avec mon pénultième mari, que parce qu’il m’étourdissait tous les jours de quelques barbarisme du Palais. Votre pénultième mari, Madame ! Vous avez donc été marié bien des fois ? J’en suis à ma cinquième édition. Oh, que vous n’en demeurerez pas là : belle et jeune comme vous êtes, pour peu que votre mari soit vieux, vous serez bientôt réimprimée. Adieu, Madame. Vous qui connaissez tant de gens, faites, je vous prie, qu’on glisse dans le monde quelques mots en faveur de mes ouvrages, pour me procurer la place que je souhaite. Fort bien. Fut-il jamais une plus extravagante créature. Mais apparemment, Cléante ne peut pas tarder à venir ; allons changer d’habit, et donner ordre à ce qu’il faut, pour le recevoir en veuve de qualité. Présentement que nous sommes seuls, viens, que je t’embrasse mon pauvre Jolicœur. Quoi ! C’est là la Ramée ? Lui-même. La Ramée, Sergent dans la Compagnie de Cléante ? C’est lui-même, te dis-je, reculeras-tu toujours, Hé qui diable t’aurait reconnu ? Tu sors d’un carrosse magnifique, et tu es vêtu comme un Colonel. J’ai mes raisons. Oh, je n’en doute pas. Mais enfin, que fais-tu à Paris, aurais-tu déserté ? Toi-même, que faisais-tu devant la porte de ce logis ? Lorsque je t’ai vu, je mourais de peur que ne m’allasses donner du la Ramée devant mes gens ; c’est pourquoi, je t’ai promptement entraîné ici. J’ai pris le nom de notre Capitaine, je me fais appeler Cléante, et je suis Gascon comme lui. Me crois-tu assez indiscret pour appeler la Ramée, un homme qui a un carrosse et quatre laquais ? Combien y a-t-il de gens à Paris, qui, comme toi, ont un bon équipage, et qui seraient bien fâchés qu’on les appelât par leur premier nom ? Que dis-tu de ce logis ? Pourquoi me demandes-tu cela ? Quand tu voudras, ce sera ton auberge. Comment donc ! J’en épouse la maîtresse. Tout de bon ! La trouves-tu passablement logée ? Comment diable ! Voilà une chambre magnifique. Qu’appelles-tu, une chambre ? Ce n’est qu’une salle à breland pour les laquais : la maîtresse de ce logis est une femme de qualité, veuve d’un Conseiller de Bretagne, qui a amassé des biens considérables, et qui, de crainte de dépenser un sou, s’est laissé mourir de faim. Que je vais faire honneur aux acquêts du défunt ! Je veux par ma magnificence immortaliser à jamais cette humeur sobre et laborieuse, dont il était doué. Hé comment as-tu fait cette connaissance ? Ma foi, mon pauvre Jolicœur, j’ai tenté fortune. Prévenu que pour prendre une femme, un carrosse est un merveilleux trébuchet, j’ai donné dans l’équipage, et je me suis jeté dans le grand monde. Après quelques aventures, mon bonheur m’a conduit ici, et il ne s’est peut-être pas encore vu un plus beau coup de sympathie. Crois-tu qu’à la première conversation, la Dame me trouvant de l’esprit, elle se sentie toute émue de tendresse pour moi ; et moi la voyant riche et toute brillante de pierreries, je me trouvai pour elle tout de flamme. Mais de ton équipage, qui en fait la dépense ? Notre Capitaine, sans le savoir. T’aurait-il envoyé en recrue ? Tu l’as dit. Combien t’a-t-il donné ? Deux mille écus. Combien en as-tu déjà dépensé pour toi ? Près de sept cent pistoles. Sur six cent pistoles, en dépenser sept cents, voilà une belle économie. Cela te surprend ? Et tu verras que rien n’est plus facile quand tu sauras la chose. Premièrement, je dois faire douze soldats, je n’en ferai point. Voilà déjà un gain assez considérable sur le premier article. Je devais payer pour lui quatre cents pistoles à son Drapier, je n’en ferai encore rien. Oh ! Il y a là-dessus plus de la moitié de profit. J’ai ordre de lui faire faire deux habits par son Tailleur, de les payer comptant ; je les prends à crédit, et je m’en sers. Oh, pour celui-là, il y a de l’usure. Il ne faut point être scrupuleux, Jolicœur, quand on veut faire sa fortune. Oh, tu es comme il faut être. Mon ami, ce n’est pas là mon coup d’essai. Il y paraît. Je n’ai pas toujours été soldat, et tel que tu me vois, j’ai fait rouler pendant cinq ou six ans un fort bon carrosse à Paris. Je t’ai vu un temps que tu n’en avais pas de fort beaux restes. Que veux-tu ? Les gens qui ne vivent que par machines sont sujets à ces sortes de revers. Mon adresse et mon savoir-faire m’avaient mis dans le monde dans une assez belle situation : mais mon bonheur m’y fit des jaloux, on me suscita des affaires, je m’enrôlai pour me garantir des brutalités de la Justice. Parle bas, quelqu’un vient. Fais-toi mener chez moi par un de mes laquais. Je veux prendre de tes conseils pour m’assurer cette fortune. Quoi ! Vous êtes ici, Cléante, et je n’en suis pas avertie. Je donnais des ordres à un de mes Sergents, et regardais la beauté de votre salle. Vous me trouvez donc meublée à votre goût ? Je n’ai encore rien vu de mieux entendu, de plus riche, ni de plus superbe que votre appartement. Oh, pour superbe, non, cela n’est que propre. En faut-il tant pour une veuve ? Qu’est-ce, Gabrillon ? Votre Notaire, Madame, qui vous apporte des papiers à signer. Oh, dites-lui qu’il vienne une autre fois. Hé, Madame, que je ne sois pas cause… Bon, le voilà qui entre. Hé Monsieur, vous prenez bien mal votre temps. Quel temps faut-il donc prendre, Madame ? Ou vous êtes en compagnie, ou vous êtes en affaires. Croiriez-vous bien, Monsieur, que cet homme-là donne cinquante mille écus à ses enfants ? Aussi il gagne tout ce qu’il veut. Tout ce que je veux, Madame, cela était bon autrefois ; mais aujourd’hui pour épargner les frais d’un Contrat, la plupart des gens se marient sous seing privé. Pour moi, je ne serai pas à la peine de frauder le Notariat ; car vous m’avez promis que vous ferez mon Contrat de mariage gratis. Çà commencerons-nous, Madame ? Croyez-moi, remettons la chose à une autre fois. Nous aurons fait dans un moment. Monsieur voudra bien… Madame me désobligerait de… Il n’y a que quatre baux, cinq quittances, et deux Contrats de constitution : en voulez-vous le lecture ? Le Ciel m’en préserve ! Deux Contrats de constitution ! À propos, je trouve à placer vos deux mille pistoles sur un jeune homme de famille, qui les emploiera à se faire un bon équipage pour donner dans la vue à la veuve d’un partisan. Nous ferons mention dans le Contrat de l’emploi des deniers. Cela est bon, mon Clerc est venu vous le dire. J’ai changé de sentiment. On me doit faire un remplacement de douze mille francs, je veux placer le tout ensemble. Ce sont trente deux mille livres ; j’ai des gens en main qui s’en accommoderont. J’ai votre fait aussi, Madame, et notre pis aller sera de les prêter pour un nouvel établissement d’Opéra. Autrefois qu’ils ne donnaient qu’une pièce en tout un an, je ne l’aurais pas conseiller : et fi ! Ils ne gagnaient pas de l’eau. Mais présentement qu’ils en donnent tous les mois, quand vous seriez ma sœur, je ne pourrais en conscience vous indiquer une meilleure hypothèque. Selon. Il faut savoir qui fait la musique, premièrement, et que quelque riche négociant mette son nom et son paraphe au bas du Contrat de constitution. Nous parlerons de cela quand on m’aura envoyé mon argent : mais aujourd’hui que faut-il faire pour me débarrasser de vous ? Signer tous ces papiers, Madame. Passons donc dans mon cabinet. Au moins voulez-vous bien me permettre… Madame… Entrez dans ma chambre : je vous rejoins dans un moment. Non, Madame, je n’ai point été chez moi depuis mon retour de Versailles, j’ai quelques ordres à donner. Qu’on vous revoie donc bientôt, je vous prie. Le plutôt qu’il me sera possible. Je suis plus pressé de conclure qu’elle ne pense. Monsieur le Capitaine a pris l’hameçon, il ne faut pas lui donner le temps de se reconnaître. Laissez-moi faire, tout ira bien. N’ai-je pas fait le Notaire à merveille ? Assurément. Il ne me manque que la Charge, car j’ai d’ailleurs toutes les parties nécessaires pour faire un parfait habile homme. Voici quelqu’un, laisse-nous. On vous demande, là-bas. Qui ? Une Dame, qui veut acheter le carrosse qui est sous votre remise. Comment ! Va lui dire qu’il n’est pas à vendre : ne vois-tu pas qu’il me fait honneur, et que Cléante le prend pour être à moi ? Écoute si cette Maîtresse des Comptes à qui il appartient venait ici, ne va pas lui dire qu’on le marchande ? Oui. Mais ce jeune Officier qui a déjà les chevaux, et qui n’attend plus qu’après l’argent du carrosse pour achever son équipage, s’accommodera-t-il de cela ? Qu’il s’en accommode s’il veut. Ne voudrais-tu pas que j’allasse préférer ses intérêts aux miens ? Va, va, te dis-je… Mais que me voudrait ce Gentilhomme ? Bonjour, Madame. Monsieur, votre servante. Touchez-là. Monsieur ? Touchez-là, vous dis-je, je veux faire amitié avec vous. Ce me serait bien de l’honneur. Et à moi bien du profit. Comment, diable ! On dit que la fortune et vous, vous êtes les deux doigts de la main, qu’elle vous met à même des emplois, et que vous rendrez heureux qui bon vous semble ? Je ne ferai jamais tant de bien, que je souhaiterais d’en faire. Il ne tiendra qu’à vous que je n’en fasse l’épreuve. Vous voyez un jeune homme tout frais sorti de l’Académie, qui cherche à entrer dans le monde : mais qui aimerais mieux n’y mettre jamais le pied, que de n’y pas entrer par une belle porte. Il y en a plusieurs : il ne s’agit là-dessus que de consulter votre inclination. Voulez-vous être de robe ou d’épée ? De robe ! Regardez-moi bien, ai-je l’air d’un écolier en Droit ? D’épée, morbleu, d’épée s’il en fut jamais ; on a toujours porté les armes dans ma famille. Si c’est dans le service que vous souhaitez d’entrer, je ne puis rien pour vous. Vous ne pouvez rien faire pour moi ? Pas cela. Les emplois de la guerre ne sortent pas de ma boutique. J’en suis fâchée, quoiqu’au fond c’est bien dommage qu’un joli homme comme vous aille à l’armée. Lorsqu’on est né l’épée au côté, je crois que partout ailleurs un homme de mon âge fait une sotte figure. Vous êtes riche ? Je suis tout l’opposé. Tant pis. Bon, bon, tant pis ; quand on a de la naissance et de la valeur, le service donne le reste. Oui, mais pas toujours. Croyez-moi, mon beau Gentilhomme, ne méprisez point mes conseils ; il y a tant de femmes qui ne s’appliquent uniquement qu’à réparer dans une jeunesse indigente le tort que lui fait la fortune : tâchez de vous associer avec quelque riche veuve. Quand un équipage est en désordre, il vaut mieux, pour le remettre, avoir recours à sa femme qu’à l’usurier. Moi ! Prendre une femme ! Hé, qu’en ferais-je ? Ce que tous les autres jeunes gens qui épousent des femmes déjà surannées en font, leurs Intendantes et leurs Fermières. Si vous voulez, avant qu’il soit deux jours, je vous livre la veuve d’un Marchand de marée, qui me persécute pour lui trouver un joli mari. Si le parti vous accommode, elle vous mettra à la tête de vingt-cinq mille livres de rente. Une femme de vingt-cinq mille livres de rente, le joli poste pour un jeune homme, si cela n’obligeait point à résidence ! Qu’appelez-vous résidence ? Un homme de votre qualité est-il pour passer ses jours comme un Bourgeois cousu aux jupes de sa femme ? On passe six mois à l’armée, de là l’on revient à Paris. Madame y est-elle, on va à la Cour : vient-elle à la Cour, on retourne à Paris ; de manière qu’en tout un an, un mari n’aura pas donné quarante jours à sa femme. Est-il, à le bien prendre, une plus douce condition ? Où trouverez-vous encore un métier dont le travail de six semaines suffise pour vous défrayer de toute l’année ? Six semaines auprès d’une femme ! Ne comptez-vous cela pour rien ? Ouais, vous êtes donc bien libertin ? Que voulez-vous ? Chacun a son faible, et celui-là n’est pas le mien. Vous ne voyez donc pas une femme ? Je les verrais toutes, si elles étaient toutes faites comme toi. Hé, Monsieur, vous n’y pensez pas. La folle, qui ne reconnaît pas Angélique. Mademoiselle Angélique ! Et qui vous reconnaîtrait dans cet équipage ? Allez-vous courir le bal ? Une affaire bien plus sérieuse me met en campagne. Une affaire sérieuse ! Cela ne m’a point encore paru. Si j’ai dit des folies, et que je ne me sois pas d’abord fait connaître à toi, ce n’était que pour faire l’épreuve de mon déguisement ; s’il a pu te tromper, il pourra bien en tromper d’autres. Vous avez l’air tout à fait Cavalier. Mais, quelle affaire ?... Une affaire de jalousie ! Une affaire de jalousie ? Je ne suis jalouse que de la bonne sorte, et je te jure que c’est sans être amoureuse moi-même. Je le veux croire ; mais pourtant ce déguisement. Je ne l’ai pris que pour m’introduire dans une maison où mon perfide de Chevalier donne des rendez-vous à ma rivale. Il me dit tous les jours qu’il ne la voit point ; et sous prétexte d’aller jouer, ils se trouvent ensemble dans le logis en question. J’y vais ce soir à la faveur de cet habit : je les observerai de près, j’étudierai jusqu’à leurs moindres gestes ; et si le cœur m’en dit, je les frotterai tous deux comme tous les diables. Et tout cela sans être amoureuse ? Oui, je te jure ; mon dessein n’est que de décrier ma rivale par une aventure d’éclat. Vous ferez aussi parler de vous. Êtes-vous folle, dites-moi ? Non. D’accord, je ne suis pas trop sage ; mais je serais fâchée de l’être assez pour changer de résolution. Le Chevalier ne vous le pardonnera jamais, et voilà le vrai moyen de rompre tout à fait avec lui. La rupture est certaine de manière ou d’autre ; et il me semble qu’un finissant une intrigue, c’est une espèce de consolation, que de gourmer un infidèle. Mais… Mais… Tes discours sont inutiles, je ne suis point ici pour prendre de tes conseils, j’y viens pour te demander de l’argent. De l’argent à moi ! Oui, mon enfant. À moins que de jouer dans la maison de rendez-vous, on y fait mauvaise figure, et je prétends la faire bonne. Vous allez y briller, je vous en réponds. Voilà un diamant de cent pistoles, prête-m’en cinquante, je te prie, je t’en paierai bien l’intérêt. Vous vous moquez ; je crois : il y a heureusement cinquante pistoles dans ma bourse. Je te suis obligée. Quand je devrais les perdre, je ferai beau bruit pour mon argent, et tu entendras parler de moi. Adieu mon beau Cavalier, adieu. Madame ? Qu’est-ce qu’il y a ? J’attendais que ce jeune Monsieur fût sorti, pour vous dire que cette Nourrice est là-bas, qui fait un vacarme enragé, et qui veut à toute force que nous reprenions cet enfant. Et pourquoi la laisser entrer ? La porte n’était-elle pas fermée ? Tant de gens vont et viennent… Viens, viens, suis-moi. Madame la Nourrice n’a qu’à se bien tenir, elle trouvera à qui parler. Ma foi, Madame, il n’est rien tel que de faire du bruit, et d’avoir bonne tête. La pauvre Nourrice, étourdie de vos discours, et intimidée de vos menaces, reporte l’enfant au Maître de Musique, et je crois que nous en sommes tout à fait débarrassées. Je ne sais : le Maître de Musique est un mutin qui me fera peut-être assigner pour le reprendre : mais au pis-aller, j’ai des amis, et je me tirerai bien d’affaire. Vraiment, vous tenez toute la Justice dans votre manche ; et voilà un nouvel appui que vous allez avoir au Palais. Qui ? Ce fou d’Éraste, qui pour se raccommoder avec sa famille, a quitté l’épée pour la robe, et d’Officier, s’est fait apprentif Magistrat ? C’est un homme d’un grand poids ! Il deviendra comme les autres. Oh, diantre, Madame, il va vivre désormais en honnête homme, son laquais dit qu’il se va marier. C’est donc pour cela qu’il cherche une toilette ? Apparemment. Il faut aller chez cette Marquise, qui mourut dernièrement ; savoir quand on fera son inventaire. Il n’y aura point de toilette à cet inventaire, Madame, et je ne crois pas qu’on fasse d’inventaire, même. Et la raison ? Cette Marquise a tout donné pendant sa vie. Il faut entendre là-dessus ses héritiers, ils ne délabrent pas mal sa réputation. Ce sont de bons impertinents, de la vouloir noircir : une femme qui ne s’est occupée pendant tout le cours de sa vie, qu’à fonder des carrosses à perpétuité à de jeunes gens de naissance, que la nécessité mettait hors d’état d’en avoir. Ah ! Gabrillon, l’étrange chose que le monde ! Quelque bien que l’on puisse faire aux uns, on est presque toujours blâmé par les autres. Voici Cléante : qu’on dise à tout le monde que je n’y suis pas. N’avez-vous plus d’ordre à donner, et peut-on s’assurer de vous posséder autant de temps qu’on le souhaite ? Je vous consacre tous les moments de ma vie, Madame ; et si les affaires du Régiment m’empêchaient d’être tout à vous, je me casse moi-même, et je remets ma Compagnie. Il me semble qu’on parle du départ. Que fait cela, Madame ? Homme de Cour et de qualité comme je suis, je ne pars que quand il me plaît. Je passe à Paris des demi Étés incognito Je joins l’armée le jour d’une action ; cela fini, je reviens triomphant mettre à vos pieds toute ma gloire, et vous sacrifier ma fortune. Je ne crains rien tant que votre éloignement. Ah ! Ma Princesse, que je suis heureux si ma présence… Que veut-on ? Ne vous avais-je pas dit de ne laisser entrer personne ? Ce n’est pas vous, Madame, qu’on demande, c’est un essoufflé qui veut parler à Monsieur. Un essoufflé ? Que veut-elle dire ? C’est une façon de Courier, qui arrive de votre garnison, peut-être. Un Courier, moi ? Cela ne se peut. Qui lui aurait dit que je suis chez vous, Madame ? C’est pourtant bien vous qu’il demande. C’est un de vos laquais qu’il a trouvé à votre logis, qui l’a amené ici. Tenez, le voilà. Le reconnaissez-vous ? Hé, cadédis, c’est Champagne, le valet de chambre de mon père. Que viens-tu m’annoncer, mon pauvre diable ? Je suis mort, Monsieur. Apprends-moi vite… De Bourdeaux à Paris en deux jours ! Le diable, tout diable qu’il est, n’a jamais fait une telle diligence. Tu ne veux pas me dire… Votre père. Hé bien, mon père est-il blessé, est-il mort ? Rien de tout cela. Il n’entre point de mortalité dans mon message ; au contraire, je suis un porteur de nouvelles toutes tissues d’allégresse ; c’est pour votre mariage qu’on m’envoie. Mon mariage ? Ah ! Madame, mon père saurait-il nos affaires ? Comment donc vos affaires avec Madame ? Vous alliez donc prendre une femme jusqu’à nouvel ordre ? Insolent, voudrais-tu bien te taire ? Et vous, voudriez-vous bien venir vous botter ? Les jours sont courts pour un homme qu’on attend à souper à cent cinquante lieues d’ici, il n’y a pas un moment à perdre. Veux-tu toujours me parler énigme. Vous parler de souper, c’est vous parler énigme ? Il faut n’avoir ni faim ni soif pour n’entendre pas cela. Tenez, voyons si vous comprenez mieux les choses par écrit. Tu as une lettre ? Oui, Monsieur. Hé, que ne me la donnes-tu donc ? Fais vite. Que me voudrait mon père ? J’en suis plus en peine que lui. Je tremble. Mon Fils, je ne saurais vous donner de plus fortes preuves de mon amitié, qu’en vous donnant Ismène pour épouse. Qu’entends-je ? Madame ! J’espère qu’après que vous l’aurez vue, vous avouerez comme moi que les cent mille livres qu’elle vous apporte en mariage, sont moins à estimer que sa beauté. Ah, Ciel ! Quel contretemps ! Prenez la poste dès qu’on vous aura rendu ma lettre, et comptez que quelque diligence que vous fassiez, vous aurez peine à satisfaire l’impatience de ceux qui vous attendent. Votre affectionné père, Le Marquis de Cléante. Madame, quel coup de foudre ! Cela rompt vos mesures ; mais, il faut suivre l’ordre. Hé bien, Cléante, qu’allez-vous faire ? Renvoyer cet homme à mon père, Madame, lui promettre tout, et revenir sur mes pas ; me mettre, si vous voulez, hors d’état de faire ce qu’on veut de moi. C’en est fait, Gabrillon, toutes nos précautions vont peut-être devenir inutiles. Diantre soit du maudit Courier. Si j’avais su cela, je me serais bien gardée de le faire entrer. Mais, voici votre nouvel appui du Palais. Bonjour, ma chère Madame Thibaut. Hé, comme vous voilà bâti, quelle métamorphose ! Est-ce que tu ne trouves pas que j’aie bon air en manteau. Ma foi non. Vous êtes trop sérieux, et je trouve qu’un plumet était mieux votre fait qu’un rabat. Je n’y renonce pas tout à fait, et je le reprendrai quelquefois. Pourquoi donc vous défaire de vos nippes ? Que voulez-vous que je fasse de ces deux écharpes, que votre laquais m’a apportées ce matin ? Je veux les vendre ou les troquer. J’ai besoin d’une belle toilette, et je prétends que mes écharpes m’indemnisent de cette dépense. Vous vous sentez déjà des mauvaises impressions de l’habit bourgeois. Vous devenez ménager. Je m’en avise un peu tard, ma pauvre Madame Thibaut, et ma foi, ce n’est qu’à mon corps défendant ; mais, j’ai fait tant de dépenses, que sans le bien de ma vieille tante, je me trouverais aujourd’hui fort embarrassé. C’est elle qui vous marie, apparemment ? Tu l’as deviné ? Mais, je vous trouve bien hardi de prendre une femme sans me consulter ? Sans ma Tante, je n’en aurais pris une que de ta main. Quand épousez-vous ? Dès demain. Et vous ne tremblez pas ? Pourquoi trembler ? C’est une veuve des plus modestes ; et la conduite que tout le monde sait qu’elle a eue avec son premier mari, m’est caution de celle qu’elle aura avec moi. Voilà de fort bons préjugés. Songe donc à mes écharpes ? Pour vos écharpes, j’en attends réponse ; je les ai envoyées chez une Provinciale qui s’en accommodera, je pense. Je ne sais quelle inclination elle a pour ces sortes de nippes ; mais elle achète plus d’écharpes et de nœuds d’épée, que de coiffes et d’éventails. Madame, voilà ces deux écharpes qu’on renvoie, Madame la Baronne n’en achète plus. Elle s’est jetée depuis quelques jours dans le goût des petits collets. Nous ne lui vendrons donc plus que de la batiste ? Comment ferons-nous pour la toilette ? Si nous trouvions moyen d’en faire une de ces deux écharpes : déploie un peu cela, Gabrillon. Comment ? Attendez, j’ai là-dedans une étoffe d’or qui vient parfaitement avec ce point d’Espagne ; je vais la chercher. Madame est une femme qui s’entend à tout. Elle a des talents admirables. Vous le savez par expérience. Mais quelqu’un monte ici, et Madame n’y veut pas être ; il faut que j’aille dire qu’elle est sortie. Je suis le plus trompé du monde, si ce n’est ma Maîtresse avec un jeune homme. Que vient-elle faire ici. Voici un endroit propre pour me cacher, je ne tarderai pas à en être éclairci. Mais, Madame, ma Maîtresse n’y est pas, vous dis-je. Tu te moques de moi, ma bonne ; si elle n-y est pas, elle reviendra, et nous avons tout le loisir de l’attendre. Je ne me trompais pas, c’est elle-même. Puisque vous voulez attendre, je vais le dire à la Maîtresse. Nous ne la tiendrons guères : dis-lui seulement qu’une Dame lui veut parler. Si je vous avais cru, Chevalier, il m’aurait fallu attendre seule, et vous seriez demeuré dans le carrosse. Ces sortes de femmes connaissent toute la terre : sait-on ce qui peut arriver ? Ah ! Chevalier, que peut-il m’arriver de plus fâcheux, que de n’être pas avec vous autant de temps que j’en ai l’occasion ? Ce début n’est pas mal. Qu’y a-t-il pour votre service, Madame ? On m’a dit, ma bonne, que tu savais quelquefois des carrosses à vendre. Quelle sorte de carrosse voudriez-vous, Madame ? Un petit carrosse coupé. Pour Monsieur, peut-être ? Justement : en sauriez-vous un ? Si vous n’en étiez pas si pressé, je connais un jeune homme qui s’est brouillé depuis peu avec la femme d’un Banquier : s’ils ne se raccommodent pas ; son carrosse sera bien votre fait. Que tient-elle là ? Une écharpe ! Elle est belle, vraiment ; cela servira bien à m’acquitter de la discrétion que vous me gagnâtes hier, Chevalier. Mon écharpe ! Je ne prétends pas cela, Madame. Et moi je le prétends : elle est à vendre apparemment ? Non, je n’y consentirai jamais. Hé, mon frère, que vous faites le badin ? Son frère ! Et de quel côté ? Je le veux, vous dis-je, ne me la donneras-tu pas bien pour quinze pistoles ? Madame, l’écharpe est à moi, vous en donnerez ce qu’il vous plaira. Ah Ciel ! Adieu, Madame. Je vais remercier ma Tante et l’informer que vous avez un frère, que toute votre famille ne savait pas que vous eussiez. Je crois, Dieu me pardonne, que c’est la veuve qui a si bien vécu avec son premier mari. Je ne comprends rien à tout ceci, Madame. Ah ! Chevalier, il y a pour en mourir. Un homme que je devais épouser demain, de qui la Tante faisait ma fortune. Quoi ! C’est là cet Éraste ? J’avais raison de vouloir demeurer dans le carrosse. Ah ! Je n’en puis plus. Passez dans ma chambre, Madame, pour vous reposer un moment. Bonjour, la belle enfant, pourrait-on dire un mot à votre maîtresse. Elle est empêchée. Il faut pourtant que je lui parle. Ce ne sera pas de longtemps, du moins. Quand je devrais l’attendre jusqu’à minuit. Vous attendrez tant qu’il vous plaira, vous êtes le maître. Voilà une fille qui me parle bien cavalièrement. Est-il possible qu’elle ne reconnaisse pas à mes allures que je suis homme de qualité ? Par votre permission, Monsieur, n’est-il point monté ici un Monsieur et une Madame ? Ah, mon enfant ! C’est toi qui m’as mené cette nuit au bal, je pense ; pourquoi n’es-tu pas venu me reprendre ? Ah ! Serviteur, mon Prince : ma foi je vous demande pardon, ce n’est pas ma faute. Ces deux grosses femmes que vous me dites de voiturer m’ont fait courir jusqu’à dix heures du matin, et encore ne m’ont-elles rien baillé pour boire. Mon valet de chambre t’a payé ? Je ne lui demande rien. Et où as-tu remené ces Dames ? Ces Dames, Monsieur ? J’ai mis l’une au bout d’une rue dans le marais, et l’autre à la porte des grands Augustins. Il y a comme çà des espèces de Dames qu’on ne remène jamais jusques chez elles, et je menons plus celles-là que des autres. Cela ne fait pas honneur à vos voitures. Bon, de l’honneur, qu’en ons-je affaire, pourvu que je trouvions notre compte ? On a morbleu biau dire ! Tant que j’aurons des glaces de bois, et qu’on ne verra le jour que par une lucarne, je ne manquerons pas d’être employés. Ah ! Que tu sens le vin. C’est que j’en ai bu. N’as-tu point de honte ; au lieu de t’enivrer, ne vaudrait-il pas mieux t’acheter un habit ? Cela ne dépend pas de moi. Comment donc ? Q’un honnête homme, pour m’engager au secret, me donne quelque argent, ne dit-il pas : Tiens, mon enfant, voilà pour boire ? Hé bien ? Je ne puis pas en conscience aller contre l’intention du fondateur, il faut que je boive d’obligation. Si vous me voulez fonder chopine, par exemple,… De tout mon cœur, tu m’assez diverti pour bouteille. Grand merci, Monsieur, grand bien vous fasse. Que fais-tu ici, Maroufle ? Tes gens attendent là-bas après toi, on te cherche dans tous les cabarets de la rue. Je vais m’y rendre, afin qu’on m’y trouve. Ma maîtresse va venir tout à l’heure, Monsieur. Qu’elle tarde tant qu’il lui plaira ; tiens-moi seulement compagnie, je l’attendrai sans impatience. Vous êtes trop honnête, Monsieur. Non, Dieu me damne. Dieu me damne. Je m’accommode de tout, moi. Ce Cocher même m’a réjoui, et ta conversation vaut bien la sienne. Voici Madame. Serviteur, Madame Thibaut. Monsieur, je suis votre très humble servante. Savez-vous que le bruit de votre réputation a percé jusqu’à la Cour, et qu’il a pénétré jusqu’à moi ? Qu’y a-t-il, Monsieur, pour votre service ? Vous ne le devinerez jamais. Mais encore ? Je viens vous prier… je vois qu’il faut franchir le mot, de m’aider à faire une sottise. Vous me faites bien de l’honneur. Quatre Marquis de mes amis, que vous avez ennocés, m’ont mis en goût d’en faire autant. À la vérité les épouses que vous leur avez données, ne sont pas belles : mais mort de ma vie, elles sont bonnes, la plus gueuse a… Je vous entends, vous voudriez une douairière, peut-être ? Vous l’avez dit. Souvent on a pour rien ce qu’un autre a payé bien cher. Vous me regardez ? Je crois avoir l’honneur de vous connaître. Cela se peut. Je vous ai vu quelque part. Les gens de ma qualité se voient partout. Je ne saurais dire où. À l’Armée peut-être ? À l’Armée, moi ? C’est donc à la Cour ? À la Cour ! Non ; je ne vais guères dans ce pays-là. Ah ! J’y suis, Madame Thibaut, vous m’avez vu dans mon carrosse ? Il est remarquable, oui, mon carrosse ; et je suis autant connu de tout Paris par mon équipage, qu’estimé de la Cour par mes manières. Vous avez raison, je rappelle mes idées : c’est dans votre carrosse que je vous ai vu. En avez-vous remarqué la beauté ? Il n’est rien de mieux entendu. Je donne toujours dans le beau : j’ai des chevaux, morbleu, qui tourneraient sur la pointe d’une épée, un Cocher qui a du poitrail, et pour le moins une once et demi de barbe ; pour moi, j’ai toujours aimé cela. Un Cocher qui remplit bien son siège, et qui a tous ses crins, donne un merveilleux relief à la surface d’un équipage. Surtout quand le reste y répond. Hé, mais, j’ai deux grisons, un coureur et quatre autres laquais : ce ne sont pas des géants à la vérité ; mais de larges bassets qui ne meublent pas trop mal le derrière d’un carrosse : pour le dedans, c’est moi qui l’occupe. Je me sais si je suis d’une tournure à faire dire que le poisson dément la coquille. Bien loin de cela, vous m’avez tout l’air de bien jouer le premier rôle d’un équipage. Voilà une jolie tabatière. Il n’y a pas encore vingt-quatre heures qu’elle était boîte à mouche. Je l’ai prise ce matin sur la toilette d’une Duchesse, avec qui je suis en pourparler de faveurs. Elle est magnifique, vraiment. Mais, çà voyons, puisqu’il s’agit de vous marier, peut-on savoir, Monsieur le Marquis, à combien peut monter votre revenu ? Si mon Intendant était là ; car nous autres gens de qualité, nous ne nous piquons guères de savoir ce que nous avons de bien, cela est trop bourgeois. Mais encore à peu près ? Hé ! Mais, il me reste du côté de ma mère assez considérablement de bien ; mais comme mon père m’a laissé encore plus considérablement de dettes, je ne vous ferai le détail que de mon revenu le plus liquide. C’est bien dit. Premièrement il n’y a point d’année, quelque mauvaise qu’elle soit, que je ne touche sept à huit cents pistoles par les mains de Gautier, cela en étoffes : mais qu’est-ce que cela fait ; ne faut-il pas s’habiller ? Sans doute. De la Picarde, cela peut monter aux environs de deux mille écus, sept mille francs, tantôt plus, tantôt moins. En toiles et en dentelles ? Oui, cela l’accommode et moi aussi. A-t-on jamais trop de linge ? Bien loin de cela. Croiriez-vous qu’à Jame et à Bequet, tant en chevaux de selle que de carrosse… C’est-à-dire, Monsieur le Marquis, que tout votre revenu est en fonds de crédit. Fonds de terre, ou fonds de crédit, qu’est-ce que cela fait ? Ne touché-je pas cela tous les ans ? C’est quasi la même chose. Mais à quoi rêvez-vous tant, s’il vous plaît ? Je songe à vous bien assortir. Vous êtes un petit maître, et il y a bien de petites maîtresses en ce pays-ci. Si je vous allais donner une femme, dont le revenu fût comme le vôtre tout en étoffes, la cuisine serait bien mal fondée. Vous avez raison. Comme j’ai grands fonds de crédit, moi, il faudrait pour diversifier les choses, que la Dame eût grands fonds de terre. Je connais une certaine veuve de marchand de marée, qui a plus de quatre cent bonnes mille livres, si vous vouliez vous en accommodez ? Si je le veux ? Quatre cent mille livres ! Où loge-t-elle ? Je veux qu’elle me voie dans mon carrosse. Elle a soixante ans, Monsieur le Marquis. Vous moquez-vous ? Je prends garde à l’argent, et non pas aux années. Soixante ans ! Je la trouve jeune, et si quelque chose me chagrine, c’est qu’elle n’en ait pas quatre-vingt ; quand la peut-on voir ? Je vais tout à l’heure envoyer chez elle. Passez ici demain, je vous rendrai réponse. À demain matin, soit. Serviteur, Madame Thibaut. Adieu, Monsieur le Marquis. Si je deviens marchand de marée, tu peux compter sur trois cents pistoles. La fatigante chose que le métier dont je me mêle ! Si j’étais bien sûre de Cléante, je prendrais le parti d’y renoncer ; mais dans l’incertitude de pouvoir réussir dans mes affaires, il est toujours bon de continuer à me mêler de celles de tout le monde. Ah, ah ! C’est vous, Monsieur, je vous trouve bien hardi de m’avoir renvoyé cette Nourrice, et de revenir encore chez moi ? Ah ! Qu’un ton de colère vous sied mal, Madame Thibaud ; si votre voix ne peut aller jusques là. Écoutez, ne me faites pas prendre mon sérieux là-dessus, je vous prie, j’ai des amis qui… Il ne s’agit plus de cette affaire. La Nourrice est contente, et je vous réponds que vous n’en entendrez plus parler. Je suis bien aise de vous voir raisonnable. Je le suis devenu de plus d’une manière, et je sens tout le tort que j’avais de me vouloir brouiller avec vous. Cela n’est rien, puisque vous revenez de bonne foi. Je suis raccommodé avec Monsieur le Commandeur, je montrerai à sa petite Marchande. Vous prenez le bon parti. Ils se sont mis à la raison, enfin. Elle apprendra de vos airs préférablement à ceux de l’Opéra. Monsieur le commandeur est entré dans ce goût-là, et je dois lui faire entendre ici dès aujourd’hui un petit concert de ma composition, qui, à ce que je me persuade, achèvera de le déterminer. Vous voulez bien nous prêter votre logis ? Vous savez bien que je suis toute au service de Monsieur le Commandeur. J’ai si fort compté là-dessus, que j’ai déjà donné ordre qu’on apportât tous les instruments de musique dont nous aurons besoin. Vous avez fort bien fait. Vous serez charmée de ma musique. J’en suis persuadée. Je veux que vous en entendiez par avance un petit échantillon. Je sais ce que vous savez faire, il n’est pas besoin. Parbleu, vous l’entendrez en faveur de notre raccommodement. Dépêchez-vous donc, j’ai quelques ordres à donner avant le concert. La, la, la, la. Quel objet charmant à mes yeux Qu’une campagne où tout abonde ? Sur un coteau délicieux Une Vigne fertile enchante tout le monde. L’abondance plaît en tous lieux. Mais, il n’est rien de plus fâcheux Qu’une Maîtresse féconde. Hé bien, ce petit couplet, que vous en semble ? Il est fort joli, vraiment. Et fort vrai, Madame Thibaut. Vous le savez ; qui ne peut mais de la fécondité, en a souvent tout l’embarras. Ne parlons plus de cela, je vous prie. Jusqu’à tantôt, je ne vous dis pas adieu. Je ne suis pas fâchée de son retour, et si mon mariage avec Cléante ne réussit pas, j’ai intérêt de ne point perdre mes créatures. Qu’y a-t-il, Gabrillon ? C’est ce jeune Officier pour cette vaisselle d’argent. Si Cléante venait par hasard, fais-le monter dans ma chambre par cet escalier dérobé. Je ne voudrais pas qu’il vît tout ce commerce. Ne vous mettez pas en peine. À la fin, je t’amène mon père. À quoi songez-vous donc ? Avez-vous perdu l’esprit ? Vous m’envoyez de la vaisselle avec ordre de ne la vendre qu’à lui, sans m’avertir de ce qu’il faut dire. Mon père va venir, ma chère Madame Thibaut. Nous étions ensemble, il a rencontré son Procureur à ta porte, il cause avec lui dans son carrosse. Apprenez-moi donc vite ce que c’est que cette vaisselle, d’où elle vient, sur quel pied il faut la lui vendre, et ce que vous voulez que je fasse de l’argent ? Je m’en vais t’en instruire en deux mots. Cette vaisselle est celle de ma mère : tu sais bien que mon père et elle se sont volontairement séparés, parce que ma mère n’est pas bonne, et que mon père s’est ennuyé d’être trop bon. Hé vite, vite, finissons, je sais tout cela. Mais tu ne sais pas que depuis la séparation, ma mère a pris le temps que mon père était à la campagne, pour faire enlever de chez lui pour sept à huit cents pistoles de vieille vaisselle, que depuis trois jours elle a troquée pour de la neuve. C’est donc une maîtresse femme, à ce que je vois ? Moi, qui suis aussi séparé de mon père et de ma mère : car il y a terriblement de séparations dans notre famille. Cela n’en est quelquefois pas plus mal. Je n’en suis pas fâché, je te l’avoue. Dépêchez-vous donc de venir au fait. M’y voici. Irrité de l’injustice de ma mère, comme je suis de profession à savoir ce que c’est que le droit de représailles, j’ai pris le temps que la bonne Dame était au bal, j’ai enlevé la vaisselle neuve, je l’ai fait apporter ici. Mon père en veut acheter, tu vas la lui vendre, et par ce moyen il l’aura à bon marché. La conscience de ma mère ne sera plus chargée de rien, et j’aurai de l’argent pour faire ma Compagnie. Mais si l’affaire vient à être sue, à quoi m’exposez-vous ? Je prends tout sur moi, ne te mets pas en peine. Il a sur lui trois cents pistoles, qu’il faut toujours prendre à bon compte. Laissez-moi faire, vous pouvez compter ces trois cents pistoles dans votre poche. Il en entrera quelques-unes dans la tienne. Mais voici mon père. Hé bien, Monsieur le Capitaine, est-ce Madame qui me doit faire si bon marché ? Que vous avez-là un honnête Gentilhomme de fils, mon cher Monsieur ! Je lui suis vraiment bien obligée de me faire l’honneur de vous amener chez moi. D’où vient votre connaissance, Madame ? Je connais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, Monsieur. C’est un compère qui me dépense bien de l’argent : il est Capitaine de Dragons, et il vit comme un Colonel. Madame Thibaut le sait mieux qu’une autre. Voulez-vous que nous voyions la vaisselle ? Je ne viens que pour cela, voyons. Elle est là-dedans ; nous y passerons si vous voulez. Très volontiers, allons. Demeure-là, toi, et amuse Cléante en cas qu’il vienne. Ma pauvre Gabrillon, ne sais-tu point ce qu’est devenu ce petit Dragon que tu as donné à Madame ? Non, vraiment : mais c’est mon neveu. S’il a fait quelque sottise… Il a jasé mal à propos ; on lui a voulu donner le fouet, il s’en est enfui. Ah le petit coquin ! Ne t’inquiète point, Madame le fera chercher. S’il vient ici, je le ramènerai par les oreilles. Mais à propos, il y a longtemps qu’on n’a fait de présents à ta maîtresse ; car il y a pour le moins quinze jours que nous ne t’avons vue. En voici un de fraîche date ? Ah la belle garniture, Lisette ! Madame Thibaut est-elle ici ? Tu n’as qu’à dire les intentions de ta maîtresse. Elle doit venir tantôt ici avec son mari : elle lui a fait croire que vous aviez un très beau bureau à vendre. Hé bien, que faudra-t-il faire ? Hé, mais comme de coutume, montrer ces dentelles, dire qu’elles sont de hasard. Lui viennent-elles du même Marchand dont elle a eu ces beaux habits, ce collier, ces bijoux, et cent autres choses dont nous avons fait si bon marché à son mari ? Oh, vraiment non. Elle se fournit donc à plusieurs boutiques ? Si l’on ne prenait que chez un Marchand, on serait souvent mal assortie. À combien les faudra-t-il laisser ? Pour huit ou dix pistoles : car vois-tu, pour obliger Monsieur à les prendre… Qu’il est heureux de trouver de ces hardes-là pour entretenir sa femme à si bon compte ! Il faut assurément qu’il soit né coiffé. N’est-il pas vrai ? La bonne conduite de femme ! Des dentelles de l’un, des bijoux de l’autre : comme la dépense se partage ! Cela ne ruine personne, et avec le temps on ne laisse pas d’être des mieux nippées. Voici justement ton petit neveu. Ah, ah, petit coquin, que venez-vous faire ici ? D’où vient que vous pleurez ? Hin, hin, hin, hin. Parlerez-vous, petit garçon ? Laissez-moi là, s’il vous plaît. À qui en a-t-il donc ? C’est elle, ma tante, qui me fait toujours gronder par Madame. Vous avez fait quelque sottise ? Hé bien, ne voilà-t-il pas ? Elle vous a déjà fait accroire que c’est moi qui ai dit à Monsieur, que Madame se faisait descendre tous les jours de carrosse dans la cour neuve du Palais, et puis qu’elle allait trouver Monsieur le Chevalier, qui l’attendait vis-à-vis saint Barthélemy dans un Fiacre. Entendez-vous ce petit coquin ? Hé bien, cela est vrai. Mais je ne l’ai pas dit, et si pourtant on me veut faire donner le fouet. Qui, Madame ? Non, son petit mari. Monsieur ? Non. Qui donc ? Hé, ce vilain Chevalier. Ce sera fort bien fait de vous étriller un peu, pour vous apprendre à causer une autre fois. Hin, il s’en repentira. Qu’est-ce que vous dites ? Il verra, il verra, si je ne dis pas qu’il a mordu Madame à l’œil. Et moi il me prend envie pour vous apprendre à parler, de vous donner le fouet ici avant que de vous remener. Ma bonne tante, mettez-moi autre part. Oui, il faut le mettre auprès d’une gueuse qui lui fera porter des sabots. Je me soucie bien où, pourvu que ce soit avec une femme qui n’ait qu’un mari. Paix, petit coquin, Allons qu’on s’en retourne tout à l’heure, et qu’on ne me le fasse pas dire deux fois. Hé bien ne voilà-t-il pas encore qui va pleurer ? Monsieur dit qu’il veut que je lui dise tout ce que Madame fait, et Madame dit qu’elle ne veut pas que je lui dise. N’êtes-vous pas à Madame ? Hé bien, qu’est-ce que cela fait ? Ce que cela fait ? Il faut obéir à Madame, et ne faire rien de tout ce que Monsieur vous commande. Oui-da, cela est bien aisé à dire, vraiment. Si je n’obéis pas à Monsieur, il me donnera le fouet : et si je lui obéis, Madame me le donnera. Le moyen de ne pas l’avoir ? Ma pauvre Lisette, remène-le, je te prie, il nous tiendrait ici jusqu’à demain. Allons tout à l’heure au logis. Non, là, je n’irai pas. Vous y viendrez. Hé bien, si vous m’y menez de force, j’irai ; mais vous verrai si je ne dis pas à Madame que toutes les fois que Picard entre dans votre chambre, vous ne m’envoyez pas quelque part. Voilà un méchant petit fripon ! J’aurai le fouet, mais je vous ferai bien enrager. Je reviendrai peut-être tantôt avec Madame. Quelle imprudence à des femmes de se faire servir par des enfants, avec leurs petits dragons ! Je m’étonne que la mode en ait tant duré ? Mais que veut cette Dame ? Elle paraît bien effarée. Ma mie, ce Monsieur dont le carrosse est là-bas, ne serait-il point ici. Je ne sais pas, Madame. Il y a un Monsieur là-dedans… Ah ! Tenez le voilà qui sort. Ah ! Monsieur, j’allais chez vous… Ma femme dans cette maison ! Mais voyant là-bas votre carrosse… Qu’y voudrait-elle faire ? J’ai fait arrêter le mien. Hé bien, qu’y a-t-il ? Votre fils, Monsieur… votre fils. Hé bien, mon fils, Madame, qu’a-t-il fait ? Il m’a volé cette nuit pour deux mille écus de vaisselle neuve. De vaisselle neuve ! Ah le fripon ! Il vous l’a volée, et me l’a vendue. Vous avez ma vaisselle, Monsieur ? Oui, Madame, j’ai la vôtre neuve, et vous m’avez pris ma vieille ; et mon coquin de fils a mon argent sans doute, car je ne le vois plus. Holà, quelqu’un ? Que vous plaît-il, Monsieur ? Où est mon fils ? Ce jeune Monsieur qui était avec vous ? Le voilà qui descend les montées quatre à quatre. Je ne sais à qui il en a. Ah, scélérate ! On s’entend ici avec lui pour me fourber : Mais je te ferai pendre, et ta maîtresse aussi, sur ma parole. Je m’en vais l’avertir de vos bonnes intentions, Monsieur. Morbleu, Madame, voilà les fruits de votre belle conduite. Fort bien. Votre fils m’a volée, et vous vous prenez encore à moi de son dérèglement. Oui, Madame, vous en êtes cause. Serait-il à la peine de vous voler, si nous étions ensemble, comme nous devrions être ? Mais le père d’un côté, la mère de l’autre ; vous me volez ma vaisselle, il vous prend la vôtre, il ne pêche que par exemple. Oui, je lui ai donné l’exemple, et c’est peut-être vous qui lui avez dit de le suivre. Hé, Madame ! Revenez avec moi, c’est le seul moyen de le mettre dans son devoir. Moi, Monsieur, demeurer avec vous ? Je sais les moyens de vous y forcer quand il me plaira. Je sais vos vues. De concert avec mes parents, vous voulez me contraindre à retourner avec vous, ou à choisir un Couvent. Assurément. Et quel parti croyez-vous que je prendrai, Monsieur ? Celui du Couvent : votre bizarrerie et vos travers ne me permettent pas d’en douter. Tout au contraire. Comment, vous reviendrez avec moi ? Avec vous. Avec moi ! Oui, avec vous, avec vous ; mais, pour vous faire enrager plus que jamais. Je crierai nuit et jour, je chasserai vos valets, j’engagerai vos meubles, je déchirerai vos papiers, je mettrai le feu dans votre logis, et peut-être je ferai pis encore. Voilà sur quel pied, Monsieur, je veux retourner avec vous. Le Ciel m’en préserve ; demeurons plutôt comme nous sommes. Non, Monsieur, j’y retournerai si vous ne me rendez ma vaisselle. Et la mienne, qui me la rendra ? Si je ne l’ai pas dans deux heures, je fais porter ce soir ma toilette chez vous, et j’y couche. Ne vous en avisez pas, j’aime mieux vous renvoyer la vaisselle. Vous ferez bien : n’y manquez pas, ou vous m’aurez bientôt à vos trousses. L’esprit du Diable est-il pire que celui-là ? M’en voilà pour mes trois cents pistoles. Il faut pourtant que la coquine qui a aidé à me tromper… Ouf. La voici avec un homme d’épée ; de peur de quelque inconvénient, allons faire mes plaintes chez un Commissaire. Quoi, Cléante, je vous revois ! Est-il bien vrai que vous me sacrifiez ainsi votre fortune ? Vous le voyez. Tout ce que je crains, c’est que quelques parents de conséquence que j’ai malheureusement à la Cour, ne cherchent à traverser la passion que j’ai pour vous. Ce coquin de valet de chambre de mon père est un vieux domestique, espèce de Pédagogue, il m’a menacé d’un oncle, dont je redoute la conversation : Je suis amoureux, mais je suis timide. Au nom de notre amour, Madame, brusquons les noces, je vous prie, pour ne plus dire non. Je veux tout ce que vous voulez ; mais ne vous repentirez-vous point de ce que vous faites pour moi ? M’en repentir ? Si vous me connaissiez, Madame, je me donne au diable, vous n’auriez pas cette pensée. Que veut-on ? Comment sandis ! C’est tout un Orchestre que cet homme a sur ses épaules. Je voulais vous surprendre par un concert que je donne ici ce soir ; mais vous en voyez les apprêts malgré moi. Qu’on mette ces instruments là-dedans. Voulez-vous que je vous dise, Madame ? Vous vous amusez à la bagatelle ; ce n’est point un concert, c’est un bon contrat qu’il nous faut : votre Notaire est un habile homme. Mon Notaire, Monsieur ? Ah, gardons-nous bien de lui rien dire de nos affaires ! C’est lui qui fait toutes les affaires de notre famille, et j’ai des raisons qui m’obligent à vous épouser en secret. Je vous demande la même chose : point d’éclat, je vous en conjure. Ah ! Madame, vous êtes volée. Que veut-elle dire ? Je suis volée ! N’ont-ils rien pris ici ? Que m’aurait-on pris ? Es-tu folle ? Je ne sais ce que c’est ; mais je viens de rencontrer deux hommes qui descendent vos degrés comme si le diable les emportait. Ce sont ces bardauts d’Opéra qui ont porté le concert ; ils galopent, parce qu’ils s’en retourne à vide. À voir comme ils courraient, j’aurais cru… Madame, il y a un enfant qui crie dans cette basse de viole qu’on vient d’apporter. Un enfant !... Voilà un instrument qui vous coûtera bien à entretenir. Ah ! Le traître de Musicien. Cadédis, le concert accouche ? Le fourbe ! Qui l’eût cru, Gabrillon ? Que cela ne vous embarrasse pas. Dès qu’il fera nuit, j’ai bien la mine d’envoyer ce petit instrument-là donner une sérénade à la porte d’un de nos voisins. Voilà à quoi le veuvage m’expose : quel affront ! Il vous faut un mari, Madame, absolument ; vous avez raison. Hâtez-vous donc de le devenir, Cléante. Vous n’avez qu’à parler, Madame, je cours au Notaire comme au feu. Prenez le premier venu, Cléante ; faites-lui dresser les articles tels qu’il vous plaira, nous remplirons les noms et qualités quand le contrat sera dressé. Ordre charmant ! Commission toute adorable ! Je vole où vos ordres m’appellent, et je reviens promptement ici procéder au reste. Hé bien, Gabrillon, que dis-tu de l’insolence de ce coquin de Maître à chanter ? Moi, Madame ? Que je lui pardonne en faveur de l’invention. Je me vengerai du tour qu’il me fait. Cet homme veuf qui presse si fort pour l’agrément de cette Charge. Qu’on le fasse monter. Quoique je n’aie plus guères besoin de pratiques, il est toujours bon d’expédier les vieilles ; quelque profession que l’on quitte, il en faut sortir avec honneur. Hé, bonjour, Monsieur Dubois, vous me paraissez bien affligé ? Je me meurs de chagrin, Madame Thibaut. Hé, fi donc, vous n’y songez pas. Après six semaines de veuvage, est-il seulement permis de se souvenir de sa femme, que pour se réjouir de n’en plus avoir ? Vous me soupçonnez de pleurer ma femme ? Vous vous moquez de moi, je pense, ma douleur est bien plus raisonnable. Hé ! Qui diantre la peut causer ? Tout vous rit, la Charge est à vous, je suis sûre de l’agrément. Il n’est plus temps. Je suis ruiné, Madame Thibaut ; ma petite fille vient de mourir entre mes bras, d’une convulsion qui lui a pris tout d’un coup sans apparence même de maladie. Ah, quel malheur ! Il faudra donc que vous rendiez le mariage de votre femme à sa famille. Vous voyez bien qu’il n’est plus question de la Charge ; et quand cette mort sera sue… Elle ne l’est donc pas encore ? Il n’y avait avec moi que la nourrice, à qui j’ai donné vingt pistoles, pour l’engager à ne point parler que je n’aie mis ordre à mes affaires ? Cela est fort prudent. Et quel âge avait la petite fille ? Cinq mois et demi. Madame ? Paix. Voilà à peu près l’âge de notre basse de viole. Tais-toi donc, sotte ? Que dites-vous, Madame Thibaut ? Je songe à vous rendre un bon office. Comment ? Cette femme n’y consentira jamais, Gabrillon ? Que fait-on ? Quelle est votre idée ? Laissez-nous faire. Elle est pauvre ; mais elle aime ses enfants. Il n’y a que le prix qu’on y voudra mettre. Mais, que je sache… Elle me fait souvenir d’une pauvre diablesse qui demeure à deux pas d’ici. Elle a une petite fille à peu près comme était la vôtre. Si l’on pouvait à force d’argent… Je ne sais si vous m’entendez ? Si je vous entends ! En supposant cette petite fille au lieu de la mienne, je pourrais acheter la Charge. Voyez, parlez, Madame Thibaut, je sacrifierai volontiers mille écus pour cette affaire. Comment, mille écus ! C’est trop de la moitié. Vous autres hommes, vous jetez l’argent par les fenêtres, laissez-moi ménager la chose. Gabrillon, faites-moi venir cette femme ? J’y vais, Madame. Attendez, il vaut mieux que j’aille lui parler chez elle, et que vous ne paraissiez point dans tout cela. Pour rendre l’affaire plus secrète, il est bon qu’on ne connaisse pas seulement votre visage. Que vous avez d’esprit, Madame Thibaut ! Par quel bonheur ? Si elle vient à bout de son entreprise ! Elle y réussira, je vous en réponds. C’est la première femme de Paris pour toutes sortes d’affaires. Tu es heureuse de faire ton apprentissage sous une si habile personne. Comme Madame est dans le goût de quitter, je vais bientôt me mettre en boutique. Elle doit être à son aise, Madame Thibaut ? Pas tant qu’on s’imagine, Monsieur, elle a fait de grandes pertes. Comment donc ? La Justice lui a volé plus de la moitié de ses profits en amendes, en frais de Procureurs, droits de clercs, présents forcés, petites pensions involontaires à d’honnêtes personnes dans le besoin. Cela monte au bout d’une année ; et ceux qui se donnent le plus de peine, ne sont pas ceux qui gagnent le plus. Ta Maîtresse n’a pas lieu de se plaindre ; elle fait souvent de bonnes affaires, dont tous les revenants-bons sont pour elle. Tout lui coûte, Monsieur, et vous ne sauriez croire combien de gens elle tient à ses gages. Elle a douze Savoyards premièrement. De ces frotteurs ? Oui, Monsieur, ce sont des émissaires admirables. Ces gens-là savent tous les tenants et les aboutissants des familles ; et nous en tirons de bons services. Nous avons outre cela près de trois douzaines de filles de chambre, une trentaine de cochers, et plus de cent laquais. Voilà un grand équipage. Nous les plaçons différemment dans les maisons où nous voulons avoir affaire, et il faut de petits gages particuliers à ces sortes de Messieurs-là. Ils les gagnent bien. Voici Madame. Hé bien, ma chère Madame Thibaut. Laissez-moi un moment, je vous prie, j’ai le cœur si serré que je ne puis parler. Qu’y a-t-il donc ? Ce que c’est que la tendresse d’une mère. Notre affaire ne se fera point ? C’est une femme qui aime sa petite fille au-delà de l’imagination. Ah ; Gabrillon ! On a beau prêcher de l’intérêt, la nature est toujours la plus forte. Cette pauvre mère, je lui sais bon gré d’être si sensible. Mais, ne lui avez-vous rien offert ? Pardonnez-moi vraiment ; cinq cent écus d’abord, puis deux cents pistoles. Je vous avais dit d’aller jusqu’à mille écus. C’est ce que j’ai fait. Hé bien ? M’a-t-elle écoutée ? Ah, Ciel ! Vous ne m’aviez point donné ordre de passer cette somme ; mais pourtant, voici comme j’ai raisonné. Que je suis à plaindre ! Si Monsieur Dubois n’a cet enfant pour remplir le vide que la petite fille défunte laisse dans sa famille, il sera obligé de rendre tout le bien de sa femme. Il m’en coûtera plus de dix mille écus du mien, Madame Thibaut. Je m’en suis bien doutée ; aussi, je n’ai point hésité d’offrir encore un sac de mille francs. Hé bien ? Elle est sourde. Autre sac de mille francs ; car voyez-vous, dans une affaire de cette conséquence, il n’est que d’aller vite en besogne. Cinq cent pistoles ! Comme si je n’avais point parlé. Voilà une femme qui a bien du naturel, Monsieur. J’en suis au désespoir Ne vous désespérez point. Deux mille écus l’ont émue, les sept mille francs l’ont ébranlée, et les huit cent pistoles ont achevé de la déterminer Huit mille francs, Madame Thibaut ! Dans le besoin pressant où vous en êtes, entre nous, Monsieur, c’est marché donné. Assurément. Allez vite prendre de l’argent, il n’y a point de temps à perdre. Sans aller chez moi, Madame Thibaut, voilà trois billets payables au porteur, les trois ensemble font quatre cent vingt livres plus que la somme. Ah ! Que vous êtes adroit, Monsieur Dubois, vous prétendez que pour mes épingles je me contente de ce petit surplus ; mais, Gabrillon ? Voilà pour elle un diamant de quinze pistoles ; mais qu’elle prenne garde… Ne craignez rien, je vous réponds d’elle. Et moi, je suis caution de Madame. Adieu, retournez chez vous comme si de rien n’était, engagez la nourrice à se taire ; et quand il sera nuit, envoyez-moi votre carrosse, je vous porterai l’enfant moi-même. Adieu, Madame Thibaut. Je n’aurais jamais cru que des enfants fussent un e si chère marchandise. Ma foi, Madame, voilà la meilleure aubaine que vous ayez jamais eue. Le Maître à chanter ne s’en serait pas défait à si bon compte. En faveur des huit cents pistoles, vous devriez bien lui renvoyer son étui. Madame sera bientôt ici : on mettait les chevaux au carrosse quand je suis sortie du logis. Son bonhomme de mari est plus amoureux d’elle qu’il ne l’a jamais été : il faut savoir toutes les excuses qu’il lui a faites, d’avoir cru ton petit neveu. Enfin, tous deux ensemble vont venir ici dans la meilleure intelligence du monde. Madame Thibaut est-elle avertie ? Ne te mets point en peine de rien : quoiqu’elle soit à la veille d’une grosse fortune, et prête à me remettre ses pratiques, elle fera encore cette affaire pour ta Maîtresse. Qu’elle vienne quand il lui plaira. Madame a besoin de ces dix pistoles, pour payer cet Ingénieur qui a pratiqué cette trappe dans son alcôve. Il est bien juste que ce soit le mari qui fasse ces frais-là. Assurément, ce sont des améliorations qu’on fait à sa maison. Voici quelqu’un. Adieu. Peut-on voir Madame Thibaut ? Elle est empêchée. J’aurais bien voulu lui parler. Pour quelque habit de rencontre, peut-être ? Pour qui me prenez-vous ? Monsieur !... Savez-vous que vous parlez au premier homme du monde pour le Dramatique, à un bel esprit, à un Auteur du premier ordre. Vous êtes un bel esprit, Monsieur ? Oh, je ne m’étonne plus de vous voir si déguenillé, un habit en lambeaux est le justaucorps à brevet du Parnasse. Ce que vous dites-là ne sont pas des vers à la louange de la fortune ; néanmoins, il n’est que trop vrai que c’est assez d’être bel esprit pour être mal avec elle. Oh, sur ce pied-là, il faut que vous soyez plus bel esprit qu’un autre ; car, il paraît qu’elle vous traite plus mal que pas un. J’ai bien vu des Auteurs ; mais tout franc, je n’en ai point encore vu de si mal relié que vous. Patience. Et fi, à le bien prendre, il vous en devrait coûter moins qu’à qui que ce soit ; car, votre taille ne peut passer tout au plus que pour un In-douze. Laissez faire, si je puis parvenir à mettre une pièce sur le théâtre sans être sifflée, on me verra aussi bien étoffé qu’un autre. Comment sifflée ? J’ai ce malheur-là : je fais les meilleures pièces du monde, elles charment tous ceux à qui je les lis ; mais, à peine passent-elles dans la bouche des Comédiens, qu’on les siffle à faux-bourdon. Il y a de certaines pièces comme cela, que les représentations gâtent. Si j’étais de vous, puisqu’elles réussissent si bien sur le papier, je me ferais apporter un fauteuil, et je les lirais moi-même en plein Théâtre. J’ai un bien meilleur expédient que cela. Qui est ? D’aller directement au Roi. Au Roi ! Oui da, au Roi : ce n’est point son intention qu’on siffle personne, et c’est dans cette vue-là que je viens faire un accommodement avec ta Maîtresse. Elle connaît toute la Cour. Voici un Placet : Qu’elle le fasse présenter par qui elle voudra, et je lui promets un quart de part dans toutes les pièces qu’on jouera dorénavant de moi, où l’on ne sifflera pas. Voilà pour elle un profit tout clair. Un Placet ? Pourrait-on en voir la lecture ? Pourquoi non ? Il n’est fait que pour être vu. Nous verrons, nous verrons, Messieurs du Parterre, si vous sifflerez à l’avenir les Auteurs et les Comédiens, comme on siffle les linottes et les perroquets. Placet au Roi. Comme je ne puis faire pour moi, que je ne fasse en même temps pour trous les autres Poètes mes confrères, j’ai trouvé qu’il était à propos d’adresser mon Placet au nom de toute ma communauté des Auteurs, de Paris s’entend. Oh, c’est l’entendre. Au Roi. Sire, Les auteurs modernes en dramatique, tant en vers qu’en prose, de votre bonne ville et faubourgs de Paris, remontrent très humblement à votre Majesté, qu’après avoir sacrifié leurs soins et leurs veilles aux plaisirs du public, leur zèle serait tous les jours mal reconnu par certains quidams indiscrets, qui, de dessein prémédité, se transportant journellement ès lieux où lesdits auteurs font représenter leurs ouvrages, avec des appeaux à perdrix, des sifflets de chaudronniers, et autres armes offensives, desquelles ils chargent sans miséricorde tout ce qui ose paraître d’Acteurs sur le Théâtre, avec tant de fureur, que le comédien le plus intrépide est souvent contraint de lâcher pied, et de se retirer le cœur meurtri et tout percé de coups de sifflets. Malepeste, voilà un style bien concis. Toutes mes pièces étaient écrites de cette locution-là. Et on les sifflait ? Écoutez, écoutez ceci. Ah, SIRE, souffrirez-vous que le théâtre, qui est le symbole de la joie, devienne celui de la douleur ! Je ne doute point, SIRE, que les ennemis de la science ne représentent à Votre Majesté que nous exigeons d’Elle une chose impossible ; qu’il est naturel au Parterre de siffler, comme à nous de parler. Je n’ignore pas non plus qu’eux, SIRE, que Pline le Naturaliste dans son Traité des Animaux, au Chapitre du mouvement vocal, dit que l’homme parle, que le Cerf brame, que le lion rugit, que le taureau beugle, que l’âne brait, et que le Parterre siffle ; je sais, dis-je, tout cela comme eux, SIRE ; mais Votre Majesté fait tous les jours des choses si incroyables, que nous osons espérer, etc. Qu’en dis-tu ? Oh, pour le coup, voilà les siffleurs pris pour dupes, et les marchants de sifflets ruinés. Je le crois comme cela. Adieu, je te laisse mon Placet, fais-le voir à ta Maîtresse. Si elle réussit, et que tu sois en goût de Comédies, tu n’as qu’à te renommer à la porte, Monsieur de la Protase, mon nom est le passe-partout du Théâtre. Cela n’est pas de refus. Adieu, Monsieur de la Protase. Adieu, ma fille, adieu. Ah, ah, ah, l’extravagant personnage ! Ce Monsieur de la Protase-là m’a la mine de n’être pas le moins fou de la communauté. Bonjour, ma chère Gabrillon. Ah, ah, c’est vous, Monsieur, je vous reconnais à présent. Vous voilà dans votre naturel, je vais vous apporter une de vos écharpes. Demeure, folle : où est ta Maîtresse ? La voici tout à propos, comme si nous l’avions mandée. Quoi, c’est vous, Monsieur le Conseiller, vous voilà redevenu Officier. L’habit bourgeois me portait malheur, Madame Thibaut ; je ne l’ai porté que vingt-quatre heures, il a pensé m’en coûter cher, je me suis remis dans mon centre. Vous avez fort bien fait, le plumet vaut mille fois mieux que la robe. Le diable m’emporte si je le quitte. Je trouverai par ton moyen, peut-être, quelque femme qui n’aura point de frère. Vos affaires sont en mauvais état. J’ai cent mille francs de bien, je dois dix mille écus ; faute d’un peu d’argent comptant, je suis ruiné. Vous comptez deux fois le fonds, et vous oubliez la moitié des dettes. Non, je ne me flatte point, te dis-je ? Mais avec cela, je suis obéré. En vérité, c’est grand dommage ; et si vous disiez vrai, je me ferais une vraie affaire d’accommoder toutes les vôtres, et de vous marier avantageusement même. Tu plaisantes peut-être, Madame Thibaut ; mais je t’aurais plus d’obligation qu’à ma famille, et je n’en serais pas ingrat, sur mon honneur. Vos manières m’ont gagné l’âme. Entrez là-dedans, faites un mémoire de votre bien, et de vos dettes surtout ; mais qu’il soit fidèle ; je me fais fort de trouver moyen de vous tirer de l’embarras où vous êtes. Tu es une femme adorable. Entrez là-dedans, vous dis-je, voilà des gens qui ont affaire à moi ; quand j’aurai fini avec eux, je vous en dirai davantage. C’est la Maîtresse de Lisette, Madame. Songe à m’apporter ces dentelles. Ma pauvre Madame Thibaut, je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Je ne puis me lasser de te venir voir. Vous me faites bien de l’honneur, Madame. Il est vrai que toutes les fois qu’elle sort, c’est toujours pour aller au Palais, ou chez Madame Thibaut. Si j’étais d’un tempérament jaloux… D’un tempérament jaloux ! Fi, Monsieur, vous êtes pour cela une trop bonne pâte d’homme. Lui ? Croirais-tu bien, Madame Thibaut, qu’il a eu aujourd’hui la cruauté de me mettre de mauvaise humeur ? Ah ! Quel meurtre, Monsieur. Je lui ai demandé pardon, Madame Thibaut. Ah ? Madame, il n’y a rien à dire. Vous pensez donc en être quitte ? Vous savez la peine que je vous ai imposée. Comment ? Quand il me fâche, je le mets à l’amende, et tu profites toujours de cet argent-là, toi. Elle fait de moi tout ce qu’elle veut : pour l’affaire d’aujourd’hui, elle m’a taxé à lui donner un bureau. Çà, voyons, ma petite femme, on t’a dit que Madame Thibaut en avait un, n’est-ce pas ? On ne me l’a point encore apporté, je ne l’attends que dans deux jours. Voilà nos pas perdus, je suis au désespoir. Ne te chagrine donc point, mignonne, tu te feras malade. Cela vous est bien facile à dire, et vous vous croyez par là dégagé de payer l’amende. Non, je suis prêt à consigner, tu n’as qu’à vouloir. Madame, voilà cette garniture qu’on vous renvoie. Qu’est-ce, Madame Thibaut ? Voyons cette garniture, elle est à vendre ? Vous qui êtes un si bon mari, Monsieur, vous devriez bien acheter cela pour Madame. Elle a tant de dentelles, Madame Thibaut. Elle n’en a point de si belles, sur ma parole. Ah : fi, voilà un dessein bien brouillé. Ah ! Mon fils, vous n’y songez pas, il n’y a point du tout de confusion dans cet ouvrage. Non, mais les fleurs sont trop détachées, elles courent trop les unes après les autres. Que dites-vous ? C’est ce qui en ait la beauté, et pour moi, je n’ai jamais rien vu de plus agréable. Vous êtes de fort bon goût, Madame. Je ne puis me lasser de les voir. Repliez, repliez cela, Madame Thibaut : crois-moi, mignonne, rien n’use tant la vue que de regarder fixement des dentelles. Celle qui les a achetées est bien fâchée de ne les pouvoir porter. Et qui l’en empêche ? Son mari est mort subitement ; il n’y a que trois jours qu’il est enterré. Ah ! Mignonne, comme tu cries. Ah ! Mon fils, pour peu qu’une femme aime son époux, peut-elle entendre parler de la mort d’un mari, sans mourir elle-même de douleur ? Voilà une femme qui m’aime bien, Madame Thibaut ? Assurément. Ah, Ciel ! Que t’ont fait les maris, pour être sujets à la mort comme les autres hommes ? Là, ma mie, là, je ne mourrai point : tiens, va, je te le promets. Je ne sais comme vous l’entendez ; mais pour moi, cher petit mari, je prétends mourir la première. Hé bien, oui, ma mie, tout ce que tu voudras. Elle avait bien affaire de lui parler de mort et d’enterrement. C’est une sotte qui ne sait pas la conséquence des choses qu’elle dit. Dame, qui va deviner qu’une femme aime de cette force-là ? Cela n’est pas concevable. Je serais bien injuste de ne pas vous aimer, un mari qui ne m’a jamais refusé la moindre chose. Pour cela non, elle n’a qu’à souhaiter, Madame Thibaut. À qui le dites-vous ? Je le sais mieux que personne. Voilà un habit que je lui ai vendu, par exemple, elle le trouvait trop cher ; n’est-ce pas vous qui le lui avez fait prendre malgré elle ? En fait-il d’autres ? Je ne m’en repends point ; cet habit-là lui a fait honneur. Et à vous aussi, Monsieur. Et si vous ne me l’avez fait payer que treize pistoles en treize pièces. Je donne tout pour rien : ces dentelles ne sont que de dix pistoles encore. Dix pistoles, mignonne, dix pistoles ! Ah ! Je les donne de tout mon cœur. Non, mon petit ami, croyez-moi, n’allez point mettre là de l’argent : je vous fais faire d’ailleurs tant de dépenses inutiles. Tais-toi, mignonne, c’est avoir les choses pour rien. Tenez, Madame Thibaut, voilà dix louis d’or, la passe est pour le vin du marché. Vous faites trop bien les choses, Monsieur. Mais à condition que vous avertirez ma petite femme quand il vous viendra de ces rencontres-là. Oh, Monsieur, je n’ai garde d’y manquer. Cascaret, portez cela dans le carrosse de Madame. Au moins, mon fils, c’est sans préjudice de l’amende. Quand ce bureau sera venu, que nous le sachions, au moins. Que ferai-je de cet argent ? Tu donneras cent francs à Lisette, le reste est pour toi. Allons mamour, allons essayer la garniture. Je meurs d’impatience de voir si cela te siéra bien. Adieu, Madame Thibaut. Par ma foi, voilà un bon homme, et une habile femme. Mais Éraste est longtemps après son mémoire, la liste de ses dettes est un peu longue. Ah, ah, voici notre vieille Marchande de marée : elle veut un mari à toute force, je ne sais pas qui voudra l’être. Va dire à Éraste qu’il se dépêche. Hum hum. Avez-vous songé à moi, ma chère Madame Thibaut ? Vous avez tant d’affaires… Si j’y ai songé, Madame Torquette ? J’ai un magasin de maris à vous offrir. Vous n’avez qu’à me dire comme il vous le faut ; car nous ne nous sommes point encore assez expliquées. Comme il me le faut ? Hélas ! Ma pauvre Madame Thibaut, j’aurai beau chercher, je n’en trouverai jamais qui vaille le défunt. Hé ! Qui vous contraint d’en chercher ? Voilà de nos veuves ! Le mari meurt à Pâques, portion de lit à louer pour la Saint Jean. Comment voulez-vous que je fasse ? Si vous saviez le peu de cas que l’on fait d’une veuve ? J’ai des enfants qui me manquent de respect, des fermiers qui ne me paient point, des créanciers qui me persécutent : il n’y a pas jusqu’à un fripon d’apothicaire, qui, comme je sortais de chez moi, a eu l’insolence de me donner ses parties en présence de dix personnes. Hum, hum. Voilà une mauvaise toux, Madame Torquette. Je ne l’ai que par habitude. Mais vraiment, cela m’étonne que vous soyez ainsi persécutée. Vous êtes si riche. J’aurai, mes comptes faits, plus de quatre cent et tant de mille livres : mais comme il n’y a que cinq semaines et trois jours que le pauvre Monsieur Torquette est défunt, nos affaires ne sont point encore réglées, mes enfants me font enrager ; et un mari, Madame Thibaut m’est absolument nécessaire. Hum, hum. Je vous entends, vous ne vous mariez simplement que pour avoir un appui. Justement. Ainsi vous ne vous souciez pas fort d’avoir un jeune homme ? Un jeune homme ! Ah ; l’horreur ! Il serait beau qu’on me prît pour la grand’mère de mon mari, comme il est arrivé à des femmes de ma connaissance. Oui, mais il me faut pas aussi qu’il soit si vieux ? Car enfin, quelle protection pourriez-vous attendre d’un homme de soixante ans, par exemple ? Ah ! Soixante ans, fi. Hé bien, cinquante-cinq ? Mais, Madame Thibaut, vous n’y songez pas. Qui est l’homme qui songe à se marier à cet âge-là ? Hum. Et un de cinquante ? Quelle est la femme qui en voudrait ? C’est-à-dire, que vous butez à un de quarante ? Voulez-vous que je vous parle à cœur ouvert ? Vraiment, c’est plus votre affaire que la mienne. C’est que comme mes enfants sont jeunes, pour les tenir plus longtemps dans leur devoir, ils auraient besoin d’un beau-père qui ne vieillit pas si tôt. Et vous dites que vous ne voulez pas d’un jeune homme ? Hé, mais ! Un homme est-il si jeune à vingt-sept ou vingt-huit ans, par exemple ? Le sais bien ce que je fais, voyez-vous. On le voit bien. Plus j’aurai d’enfants de ce mariage, et plus ce sera me venger des enfants du premier lit. Vous avez du fiel, Madame Torquette, vous aimez les vengeances qui durent. Ce sont des coquins que je ne saurais trop punir. Tenez, voilà peut-être l’homme de Paris le plus propre à vous venger de vos enfants. Ah ! Que voilà bien ce qu’il me faudrait. Gardez-vous bien de tousser, au moins. Je me retiendrai, laissez-moi faire. Tiens, ma chère Madame Thibaut, voilà le mémoire de mes dettes aussi fidèle que tu me l’as demandé. Paix, remettez ce papier dans votre poche. Voilà une riche veuve que je prétends vous faire épouser. Hem, hem, hem. Voilà une riche veuve qui a un vilain rhume. Hé, tant mieux. Combien de maris voudraient que leurs femmes en eussent un semblable ! Mais, tu vois bien… Serrez ce papier, vous dis-je, et retournez dans ma chambre, j’ai à vous parler. Comme il me regarde, ma physionomie lui revient sans doute. Je vais sonder un peu ses sentiments, et je reviendrai dans un moment vous en rendre compte. Oui, oui, faites. Ah, le beau jeune homme ! Il s’en faut bien, ma foi, que Monsieur Torquette fut coupé de ce sens-là. Mais, qu’est-ce qui est tombé de ses poches ? Ne serait-ce point quelque lettre de galanterie ? Voyons un peu cela. La jeunesse est sujette à caution quelquefois. Mémoire de ce que je dois. Oh, oh, voici de quoi me rendre savante. Premièrement, huit cents pistoles au Chevalier Codile, pour argent du jeu. Ah, ah ! C’est donc un joueur ! À la Touprix, pour façon de jupes et de manteaux, trois mille livres. Oui da, je me doutais bien qu’il y avait ici du cotillon. À Forel, tant de bouteilles de vin, que pour des repas portés en ville. Il est ivrogne par-dessus le marché. À la Frenaye… Voyons le total, je n’aurais jamais fait. Où donc est-il ? La légende est longue. Somme totale, vingt-neuf mille livres. Et je voudrais après cela de ce Damoiseau ? Hem, hem. À quelque chose le malheur est bon ; je n’ai qu’à tousser tout à mon aise. Notre affaire va le mieux du monde. Hem, hem, hem. Hé, fi donc, vous n’y songez pas. Laissez-moi tousser, l’affaire est rompue. Comment donc ? Vous voilà terriblement enrhumée, Madame. Vous voyez, Monsieur. Il est cruel qu’une aussi aimable personne… Croyez-moi, Monsieur, ne faites point de dépense en compliments : je ne suis point d’humeur à payer pour vous ni Forel, ni le Chevalier Codile. En voici bien d’une autre. Que veut dire ceci ? Aurais-je… Il faut vous tirer de peine, Monsieur. Tenez, voilà ce qui m’en a tant appris. Vous jouez de bonheur. Quelle étourderie ? Du septième Octobre. Quatre francs pour une médecine. Vous me donnez des parties d’apothicaire, Madame. Pardon, Monsieur, j’ai pris un papier pour l’autre. Non pas, s’il vous plaît. Vous avez vu mon mémoire, je profiterai de la méprise. Cela ne se fait point. Mémoire des drogues et médicaments qui ont été fournis pour l’entretenement de la santé de Madame Torquette. Mais, Monsieur ? Doucement, s’il vous plaît, Madame Torquette.Premièrement, pour avoir pendant quinze jours étudié le tempérament de Madame deux cent cinquante livres.Oh, je ne croyais pas que les Apothicaires fissent payer leurs spéculations. Vous me poussez furieusement, Monsieur. Hem, hem. Donnez-vous patience, Madame Torquette.Pour avoir trois fois la semaine, pendant un an, remonté de filasse neuve les pompes avec quoi Madame prend ses remèdes.Vous vous faites pomper, Madame Torquette ? Mort de ma vie, rendez-moi mes parties ; on ne les a pas faites pour vous divertir. En donnant, donnant, Madame Torquette : rendez-moi mon mémoire, ce n’est pas pour vous que je l’ai dressé. Le voilà, Monsieur, votre mémoire. Et voilà vos parties, Madame. Ne me parlez jamais de mariage, Madame Thibaut : m’en voilà dégoûtée pour toute ma vie. Si Monsieur ne vous accommode pas, je vous en ferai voir d’autres. La vieille folle ! Vous l’avez un peu trop poussée : malgré votre mémoire, les choses auraient pu se faire encore. Moi, j’aurais épousé Madame Torquette, ma pauvre Madame Thibaut ? Voilà deux aventures dans le même jour qui me le persuadent : et malgré le désordre de mes affaires, j’aime mieux vivre garçon mal aisé, que d’avoir obligation à une vieille ou à une coquette. Adieu, je te laisse mon mémoire, si tu peux me rendre service, je n’en serai pas méconnaissant. J’attendais qu’il sortît pour laisser entrer Cléante. Y a-t il longtemps qu’il est revenu ? Il ne fait que d’arriver. Le voici. Le Contrat est dressé, Madame, il ne manque plus rien à mon bonheur qu’un mot de votre belle main. Montons dans mon carrosse, Madame, et venez le mettre ce mot précieux, qui va m’assurer toute la félicité de ma vie. Ce moment me fait trembler, Cléante, et la présence d’un Notaire… Madame, voilà un Monsieur le Commissaire, qui vient vous rendre visite en robe détroussée. Ah, juste Ciel ! Que pourrait-ce être ? Qu’est-ce, Madame ? N’est-ce pas vous qu’on appelle Madame Thibaut, Madame. Ne me perdez pas, Monsieur, je vous en conjure. Ceci ne prend pas un bon train. Oui, Monsieur, c’est une coquine qui a recelé de la vaisselle que mon fils a volée à sa mère. Messieurs, prenez garde à ce que vous faites, Madame est une femme de qualité. Point, Monsieur, mon fils m’a tout dit. C’est une malheureuse, qui sous prétexte de revendre des hardes, a mille nippes à un chacun, dont elle se fait honneur pour attraper quelque dupe. Comment, Madame de Bretagne, vous vous jouez à un Gascon, et à un Gascon Capitaine ? Tu vois, mon pauvre Jolicœur, le plus infortuné de tous les hommes. Comment donc ? Sais-tu déjà que Cléante notre Capitaine est là-bas ? Que me dis-tu ? Que te voilà pris comme un sot. Le Guet à cheval est à la grande porte, et le Guet à pied à celle de derrière, regarde par où tu veux sortir ? Moi, sortir ? Quelque sot. Je m’enfonce dans l’appartement ; s’ils ont affaire de moi, qu’ils y viennent. Quoi, vous n’êtes donc pas Cléante ? Ce ne sont plus là vos affaires. À fourbe, fourbe et demi ; Madame, finissez avec ces Messieurs, je vous le conseille. Quelles aventures ! Vous voyez bien, Monsieur, qu’on ne peut manquer de s’assurer de cette coquine-là. Hé, point de bruit, Messieurs, je vous prie ; je rendrai la vaisselle et les trois cents pistoles. Passons là-dedans, et vous serez contents de moi. Allons, Monsieur, il faut que chacun vive.