Bible, manne céleste, adorable parole, Livre qu’on peut nommer le livre qui console, OEuvre de vérité, dont chaque mot guérit Une douleur de l’âme, une erreur de l’esprit, Je jure d’accomplir tes préceptes austères Et baise avec ardeur tes sacrés caractères ! Bien ! Gloire à Dieu, Luigi ! Du moins mon premier-né Suit l’exemple pieux qu’à deux fils j’ai donné. Puissé-je voir ton frère entrer dans cette voie, Et comme Siméon je mourrai de ma joie. Cher Paolo !         Rougis de son aveuglement. J’en gémis.         Il s’y plaît, s’attache obstinément À Rome, à ce cadavre, à cette chair impure Qu’un souffle de Luther a mise en pourriture. Triste erreur !         Crime horrible envers le Dieu jaloux ! Ce Dieu repousse-t-il Montalte, votre époux, Mon père, qui, les yeux fermés à la lumière, Mourut dans les liens de votre foi première ? Lui, si tendre, si bon §     Mais catholique !         Aimé Du pauvre qu’il aimait.     Catholique ?         Estimé, Béni, pleuré de tous.         Et digne qu’on le pleure, Que je regretterai jusqu’à ma dernière heure ; Mais catholique, enfin!         Et ne l’étiez-vous pas Quand un voyage heureux porta vers vous ses pas ? Gentilhomme romain, dans cette métairie Il oublia pour vous sa brillante patrie. C’est un prêtre romain qui vous unit tous deux ; Une église d’Augsbourg fut témoin de vos noeuds. Église alors, mon fils ; mais nos ardents hommages Au ciel, en holocauste, ont offert ses images, Ses marbres, ses tableaux, jusqu’à ce Raphaël, Dont les lambeaux brûlants sont tombés sur l’autel. Hélas !         Point de soupir ! Laissez à l’Italie D’un culte qui se meurt l’idolâtre folie. Le courroux des élus fit oeuvre de raison Lorsqu’on brûlant un meuble il sauva la maison, Et, sans votre séjour dans une autre Gomorrhe, Vous n’auriez pas, mon fils, pour des arts que j’abhorre, Des simulacres vains, sans vie et sans pouvoir, Ces mollesses de coeur que j’ai honte à vous voir. Il est vrai, j’admirai dans mon adolescence Et Rome, et son soleil, et sa magnificence / Par Montalte avec moi mon frère y fut conduit ; Quel oeil de ses splendeurs n’eût pas été séduit ? Ce fut alors qu’au sein de son humble servante Descendit du Seigneur la parole vivante ; Mais par vous aux faux dieux Paolo confié Ne suça point ce lait qui l’eût purifié. Un prélat lui promit honneurs, crédit, richesse... Et, prélat ! Qu’il était, ne tint pas sa promesse. L’Ecclesiaste a dit : « Tout n’est que vanité. » Paolo se crut riche, et pauvre il est resté. Nous revinmes sans lui.         Confiance imprudente ! Qui l’excuse du moins. Son humeur sombre, ardente, Ses désirs excités et jamais assouvis, S’irritaient, s’ennammaientau fond des saints parvis : Son coeur s’y consumait en extases mystiques, Comme les pâles feux mourant sous leurs portiques, Et dans les flots d’encens de leurs solennités Vers les cieux s’exhalait, ivre de voluptés ; Mais quels attraits divins lui paraient son idole ; Pompe auguste, rayons d’une triple auréole, Gloiremorteet vivante, oeuvre des arts, beauxjours... Ah ! Quand on les a vus, on y rêve toujours. Au moment d’abjurer la loi qu’on y professe, Vers sa fange, mon fils, quel regret vous rabaisse ? Non, de Rome pour moi craignez peu le poison : Ce qui charme mes sens y blesse ma raison. Et vous la détestez en secouant sa chaine ? J’abjure sans regret, mais j’abjure sans haine. De la robe du Christ qui revêt la blancheur Doit haïr le péché.         Mais non pas le pécheur. Jusqu’au pécheur lui-même, alors qu’il persévère, Fût-ce un frère, le vôtre ; oui, votre propre frère. Paolo !         De mon coeur je le chasse aujourd’hui. Qui ? Vous ?         Je l’en arrache, et je ne vois en lui Qu’une âme par l’orgueil de lèpre dévorée, Qu’une impure brebis d’Israël séparée, Loin du bercail céleste errant à l’abandon, Et pour qui je n’ai plus ni baisers ni pardon. Une mère !         Qui ? moi ! redevenir la sienne ! Jamais ! Et c’est ainsi qu’une mère est chrétienne. Mais s’il vous tend les bras...         Je ferai mon devoir : Jamais !         Et cependant vous allez le revoir. Qu’entends-je ?... Il cède enfin à vos longues prières? De lui-mème il revient.         Pour fermer mes paupières ? Pour réjouir vos yeux.         L’absent revient à nous ! Ta servante, ô mon Dieu, t’en rend grâce à genoux. Ah ! Je vous reconnais.         Suis-je donc insensible ? Étouffer la nature, est-ce un effort possible ? Le voir après quinze ans ! Mon fils !... Il m’est rendu ! Je puis mourir : le fils que je croyais perdu De sa vieille Thécla suivra les funérailles ; Lui, dont le doux fardeau fit frémir mes entrailles ; Lui, le sang de mon sang, le fruit de mes douleurs ; Ma voix expire et s’éteint dans mes pleurs. Les siens vont s’y mêler.     Me le cacher !         Sans doute J’eus tort ; mais.         Il arrive ! Et quand ? Par quelle route ? Comment ?         C’est aujourd’hui que nous l’embrasserons. Et peut-être, Luigi, nous le convertirons. N’y pensons que plus tard.         Ô joie inespérée ! Sa chambre d’autrefois est-elle préparée, Celle où vos lits voisins se touchaient tous les deux ? Je la lui destinais.         Il faut encor... je veux.... Marco ! M’entendra-t-il ? Marco !         J’accours, maîtresse. Retrouve tes vingt ans, rajeunis d’allégresse : Mon Paolo revient.     Il le sait.         Tout est prêt. Quoi ! La maison entière était dans le secret ? Jusqu’à ma fille Elci ; sans la connaître, il l’aime. Nous serons donc céans deux à penser de même. Oui, catholique aussi !     Mais sage.         Ne va pas Prendre avec lui les airs de nous blâmer tout bas. Que chacun suive en paix le culte qu’il préfère ; Choisir entre les deux n’est pas petite affaire. Le tisserand d’Augsbourg, Frantz, qui s’en est mêlé. En a l’esprit malade et le cerveau fêlé : Le mien tient bon ; je fais ce que faisait mon père, Et chrétien comme lui, je crois, j’aime et j’espère. C’est bien mais à quoi bon vos hymnes, votre encens, Vos cloches dont le branle assourdit les passants, Vos saints qu’un cierge éclaire et que votre oeil adore Sur la toile enfumée où le ver les dévore ? Est-ce donc le moment de prêcher un vieillard?’ Pour corriger un fou jamais il n’est trop tard. Fou ! Tant qu’il vous plaira ! Sans crier anathème, J’entends le son joyeux qui fêta mon baptême ; Je sens comme un besoin d’être meilleur encor Quand mon patron me luit dans son grand cadre d’or : Mains jointes devant moi, ce saint que je contemple M’encourage à prier en me donnant l’exemple. Un bel alleluia m’épanouit le coeur, Et je me fais plaisir quand je me mêle au choeur. Ma voix chevrote un peu, mais son timbre résonne, Et je ne vois pas, moi, sinon que je détonne, Quel grand mal je commets lorsque dans le saint lieu Je chante à plein gosier les louanges de Dieu. Mais le jour du repos, vous le passez en fête. Assez !         De vos refrains vous nous brisez la tête. Je crois très fermement qu’au mépris de l’autel, Travailler le dimanche est un péché mortel : Et puissent me punir Rome et son saint collége, Si j’ai quelque accointance avec ce sacrilège ! Mais des actes permis le rire est-il exclus? Vous et les dissidents.     Marco !         Non ! Les élus : Froids, recueillis, muets, vous craignez, je suppose, D’éveiller de si loin Dieu quand il se repose. Dieu vous approuve, soit; mais en chantre zélé, Pour sa gloire au lutrin lorsqu’on s’est signalé, Défend-il de noyer au fond de quelque tonne La soif qu’il nous causa dans le vin qu’il nous donne ? Le refrain vient de source et chez maître Martin, Les coudes sur la table, autour du broc d’étain Qui passe en se vidant et repasse à la ronde, Nous célébrons celui qui fit l’homme et le monde, Et croyons qu’en buvant, qu’en chantant le vin vieux, Nous le glorifions dans ce qu’il fit de mieux. Ai-je mis à l’entendre assez de patience ? Montrez pour Paolo cette même indulgence. En aurai-je besoin ?         Cachez-lui qu’avant peu Je fais de mes erreurs l’éclatant désaveu. Le cacher !         S’il repart, ce coup toujours pénible, Mais reçu loin de nous, lui sera moin sensible : S’il reste, laissez-moi par mes ménagements D’un coeur qui va saigner adoucir les tourments. Peur terrestre, Luigi ! La vérité qui blesse, Je l’entends sans colère et la dis sans faiblesse. Et s’il vous disait, lui... Ce que je ne dis point... Quoi ?         Que mon maître et vous errez sur plus d’un point ? Merci de Dieu ! Marco, voulez-vous qu’on vous chasse? Voilà comme elle entend la vérité.         De grâce, N’allez pas sur un mot prendre feu sans sujet ; Le pieux Mélanchton approuve mon projet : « Au fiel de ces débats qu’en famille on agite, L’amitié perd, dit-il, sans que la foi profite. » De notre grand Luther l’apôtre préféré Des lumières du siècle est sans doute éclairé ; Mais ne demandez pas à sa science humaine Ce courroux vigoureux, cette ferveur de haine Où son maître puisa l’àcre sincérité. Qui débordait en lui contre l’iniquité, Quand pour l’aveugle même il a rendu visible Jusqu’où pouvait faillir la parole infaillible, Et qu’il a mis à nu, de ses viriles mains, Tout ce ramas honteux de mensonges romains. Mélanchton, qui n’a point cette franchise amère, Eût-il pu rien détruire ?         Il peut fonder, ma mère : Dieu réserve à chacun l’oeuvre qu’il accomplit ; La violence abat, la douceur établit. Mais de vos deux enfants si l’intérêt vous touche, Par pitié, par amour, qu’il vous ferme la bouche. Ah ! Faible que je suis !     Cédez.         Pénible effort ! Vous vous l’imposerez.         Si je puis ; mais j’ai tort. À ta langue, Marco, tu feras violence ! Mon amour pour la paix garantit mon silence. L’anneau de Salomon me répondrait du sien, Je ne m’y fierais pas.     Que murmurez-vous ?         Rien. Mais j’aperçois Elci.         Venez, petite fille : Vous étiez contre moi du complot de famille. Contre vous, bonne mère ! Ah ! Dites mieux, pour vous. Un plaisir qui surprend n’en est-il pas plus doux ? Avec l’aube naissante elle s’était levée. Pour aller de son oncle épier l’arrivée. Comment ne pas l’aimer ? Il m’aime, et tous les ans Je reçois de sa part quelques nouveaux présents. Oui, pauvre, il donne encor.         Ces cadeaux d’Italie, Je les crains.         Et moi pas ; ils me rendent jolie. Aussi, pour votre bien, je vous dis sans détours Qu’un peu de vanité se sent dans vos atours. Rien qu’un peu ?     C’est permis.         L’Église, qu’elle imite, En parure de fête à se parer l’invite. Pas aujourd’hui Marco.         Mais le jour du Seigneur. Chacun s’ajuste au mieux, et je m’en fais honneur Je tire l’habit neuf de l’armoire d’ébène, Et suis beau sans remords une fois par semaine. Et ces atours d’ailleurs, qui les rend plus mondains ? Vous.     Moi ?         Ces bijoux d’or sont un don de vos mains : Reprenez-les.     Prends garde.     Osez.         Tu ris, friponne. Vous n’oseriez.         Eh bien ! Tu n’as donc vu personne ? Hélas ! Pas lui, du moins.         Mais, mon Elci, comment L’aurais-tu reconnu ?         D’instinct, de sentiment : Mon coeur m’eût dit : c’est lui ! De plaisir transportée, En trois bonds dans ses bras je me serais jetée. Au risque d’embrasser un passant tout surpris D’un bonheur imprévu qu’il n’aurait pas compris. Lasse d’attendre enfin, j’ai fait comme l’abeille, Qui retourne au travail sitôt qu’elle s’éveille, Et, parfumée encor des courses du matin, Dans sa ruche en rentrant rapporte son butin. Je n’ai pas épargné les blés du voisinage ; Ces touffes de bluets en rendent témoignage ; Mon oncle aimait ces fleurs.         Il est vrai, quand jadis Le long des épis verts je suivais mes deux fils. Beaux jours !         Prends pour orner la chambre qu’il préfère. Voilà de quoi fleurir une chapelle entière. Aimable enfant, qui, tendre et folâtre à la fois, Chante, saute et s’ébat comme l’oiseau des bois. La gaîté vous plaît tant !         Souvent je la vois grave. Vous aimez qu’on le soit.         De tous nos goûts esclave. Devinant tous nos voeux !         Écoutant sans dédain Les contes que je fais, quand elle est au jardin. Mais du pauvre conteur les fruits sont au pillage. Cueillez, coupez, pillez ; il en vient davantage : C’est bénédiction.         Ange, qu’il faut chérir ; Oui, sa main bénit tout et fait tout refleurir. Le bonjour dans les yeux, le souris sur la bouche, Quand elle ouvre à demi les rideaux de ma couche, De sa joie innocente elle vient m’égayer Comme un reflet du ciel qui rit sur mon foyer. Il ne lui manque plus que d’aller dans le temple Honorer ma vieillesse en suivant votre exemple. Ordonnez.         J’aurais tort d’exprimer un désir. N’obéis pas, choisis ; mais attends pour choisir, Attends, pour abjurer le culte que j’abjure ; Ce qu’il faut consulter, quand ton âme plus mûre Aura pu s’éclairer par la comparaison, Ce n’est pas mon exemple, Elci, c’est ta raison. Ma résolution ne peut rester douteuse : Je veux être avec vous heureuse ou malheureuse. Ma fille !     Tu l’entends ?         Fait-elle bien ou mal ? Dieu le sait mais son culte est l’amour filial. Brisons là.         Voici l’heure où, dans leur conférence, Luther et Mélanchton font assaut d’éloquence : De leur présence auguste ils veulent honorer La fête qui bientôt doit vous régénérer : Venez puiser d’avance une nouvelle vie À ce banquet de l’âme où leur voix vous convie. C’est un devoir.         Au temple ils prêcheront demain ; Y viendras-tu ?     Peut-être.         À l’office prochain Je suivrai le bon oncle ; irez-vous ?         C’est possible. Chacun veut la gagner.         Ce bras-là pour ma Bible. L’autre pour moi ! Partons.         Garde-toi de sortir, Et de son arrivée accours nous avertir. Adieu, Marco !     Déjà ?         Ma tâche est commencée : J’habille du voisin la pauvre fiancée. J’achèverai trop tard si je perds un moment, Et donner à propos c’est donner doublement. Hâtez-vous. Je descends jusqu’au bord de la source. Pour voir si du ruisseau rien n’arrête la course : Quand il suit son chemin il fait un bruit si doux ! Je veux que les amis, bras dessus, bras dessous, Épanchent leurs deux coeurs près de ses ondes fraîches, En caressant de l’oeil le duvet de mes pêches. Dieu bénisse, Marco, tes soins industrieux Va,qui travaille prie.         Et qui donne fait mieux, Ange de charité !         Protestante ou fidèle, Elle ira droit aux cieux ; mais pour s’emparer d’elle Et l’y mener tous deux par différents chemins, La messe avec le prêche ici vont être aux mains. Non, ce cher Paolo par respect doit se taire II était à cinq ans quelque peu volontaire. Mon préféré, mon fils, ce petit révolté Qu’à l’école autrefois malgré lui j’ai porté, Je vais donc le revoir aujourd’hui, tout à l’heure, L’embrasser le premier !... On vient... Allons, je pleur !e Tout ému que je suis, restons maître de moi : Avant que de pleurer il faut savoir pourquoi. Quel air sombre ! Est-ce lui ?         Dieu vengeur, je t’offense, Mais, à l’aspect des lieux témoins de notre enfance, Je me sens défaillir sous l’horrible dessein Que, depuis mon départ, je porte dans mon sein. Mon ancienne amitié ne peut le méconnaître; Non, c’est toi, c’est bien toi !...     Marco!         C’est vous, mon maître ! Dans mes bras !     Je n’osais.     Encor !         Jamais assez ! Mon bon, mon digne ami !         Vous me reconnaissez ? Malgré tes cheveux blancs.     J’ai vieilli.         Mon visage Plus pâle que le tien a vieilli davantage. Qu’est-ce qu’un peu de fatigue ?     Un mal plus grand.         L’ennui Qu’un triste pèlerin traine en route avec lui ? Non ; les veilles, Marco, le jeûne, une pensée. Elle est là.         Pourquoi donc ne l’avoir pas chassée ? Mais toi, toujours dispos, l’oeil vif, le teint fleuri, Satisfait de ton sort !         Bien vêtu, bien nourri, Je suffis, sans fatigue, aux soins du jardinage. L’hiver j’ai du loisir ; l’été je me ménage. Si mes melons ont soif, je suis leur sommelier ; Mais quand j’ai soif aussi, je me sers le premier. Et ta religion ?     Je la suis.         En fidèle ? Mais en vieillard.     Comment ?     À ma façon.         Laquelle ? Vous jeûnez ; moi, je tiens que, passé soixanteans, On peut en prendre à l’aise avec les Quatre-Temps. Pour les veilles, néant ; hors si Noël arrive, Vu que le réveillon me met sur le qui-vive. Quant à mon confesseur, ses avis sont ma loi ; Mais le vieux que j’ai pris dit toujours comme moi ; Et si, par grand hasard, il me prêche abstinence, C’est chose de santé plus que de continence. Je ne blâme personne et ne m’émeus de rien ; Doux pour moi, bon pour tous, je ris et mène à bien, Sans faire l’esprit fort, ni trancher de l’apôtre, Ma joie en ce bas monde et mon salut dans l’autre. Et tu vis d’un oeil froid nos autels profanés ?2 Non.     Leurs trésors détruits ?     Non pas.         Abandonnés Au pillage, aux fureurs d’un peuple frénétique ? Et que pouvait contre eux un pauvre domestique ? J’ai crié, mais tout bas ; car, à ne point mentir, Je n’eus jamais en moi l’étoffe d’un martyr. Je devais donc trouver cette tiédeur de zèle Dans le vieil héritier de la foi paternelle Et de ces insensés il n’est pas le plus grand Le moindre crime ici, c’est d’être indifférent. Luigi ?...     Vous hésitez!     Mon bon frère.         Il vous aime. Comme autrefois, oui; mais...         Il est toujours le même. Oui, pour moi ; mais... pour Rome ?     Expliquez-vous.         Eh bien ! On assure, et je crois... non, non, je ne crois rien. S’il était vrai !     Parlez.         Je ne le puis ; je tremble. Oh ! non ; je maudirais le jour qui nous rassemble : Luigi, traître à son Dieu !         Qui répand ce bruit-là ? C’est faux ?     Quelque ennemi !     Tu l’affirmes ?         Voilà Comme on brouille les gens !         Achève je t’écoute. J’arrivais convaincu ; tu m’as parlé, je doute : Je doute ; ah ! sois béni !... Mais puis-je croire en toi ? Eh ! Pourquoi pas ?         Chrétien incertain dans ta foi ! Incertain !     Coeur glacé !         Souffrez que je m’explique. Tu te souviens encor que tu fus catholique ; Tu ne l’es plus.     Si fait.         Tu ne l’es plus ; va, fuis. Je le suis trop pour elle et pas assez pour lui. J’ai besoin d’être seul ; chez moi conduis cet homme : Je veux lui confier une lettre pour Rome ; Je vais l’écrire.     Au moins...         Qu’il la prenne en partant. Au moins voyez la chambre où vous vous plaisiez tant. Non, sors !         Des deux côtés voilà qu’on me soupçonne Soyez donc modéré, pour ne plaire à personne. Montez.         Dieu me l’a dit ; Dieu m’a dit « Je le veux. » J’ai senti sur mon front se dresser mes cheveux ; Il m’a répété : « Marche ! » et, plein d’un saint courage, J’ai pris, pour obéir, mon bâton de voyage ; J’ai marché ; me voici ! Mais devant l’attentat Qui sans vie à mes pieds doit jeter l’apostat, Mon bras peut hésiter si Dieu ne le décide. Apostat ? Lui, jamais ! Plutôt moi... fratricide ! Et puisque j’ai faibli malgré tous mes efforts, Je ne puis me lier par des noeuds assez forts Écrivons. « Au révérend frère Anastasio pénitencier de Sainte-Marie-Majeure. Mon père, »     Ma main tremble. « Peut-être le bruit répandu sur l’apostasie de mon frère n’est qu’une oeuvre de mensonge, ou, du moins, je pourrai par mes paroles raffermir sa foi chancelante. Tel est le devoir que je me suis imposé en m’éclairant de vos conseils, et qu’il me sera donne de remplir si votre pieuse inspiration m’anime. »         Inexprimable ivresse Mon coeur se rouvrirait, et des pleurs de tendresse, Des pleurs rafraîchissants, par la joie arrachés, Jailliraient vers mon Dieu de mes yeux desséchés ! « Mais il est une autre mission connue de moi seul et que j’ai reçue d’un plus grand, d’un plus saint que vous, du Tout-Puissant, qui ne veut pas que je sois séparé de mon frère durant cette vie dont les joies ou les tourments seront sans fin. Priez donc, oh ! priez à genoux, pour qu’il ne se fasse pas, en s’obstinant à se perdre, une vertu de l’endurcissement ; car, je l’ai juré à Dieu, et je vous l’écris pour vous le jurer à vous-même, la veille de son abjuration. » La veille ! Et si demain... Ah ! qu’il cède, qu’il vive, Qu’il vive, et que jamais cette veille n’arrive ! « La veille de son abjuration, je supplierai le ciel, les mains jointes et le front contre terre, de répandre sur lui les grâces d’un dernier repentir, et, dût mon âme se déchirer..., je sauverai la sienne. » Je cours vers votre frère.         Hein ! Quoi ? Qui m’a parlé ? Où vas-tu ? Que veux-tu ? T’avais-je rappelé ? Que m’as-tu dit ?     Pardon !     Vers mon frère         Sans doute, Et je vais, j’en suis sùr, le trouver sur ma route, Qui, les deux bras tendus, et de larmes baigné. Va, Marco !     Je m’y perds.     Achevons. « Si je reviens parjure, montrez-moi cette lettre, et que la malédiction de mon souverain juge pèse sur moi dans ce monde et dans l’autre je l’accepte. En signant ce que je vous écris, je mets mon nom au bas de mon éternelle condamnation. »         J’ai signé. Piétro, rends cette lettre à celui qui m’envoie. J’aurai consommé l’oeuvre avant qu’il me revoie. Il est ici !     Mon frère ?         Ah ! qu’entends-je ? À ce cri, Ce cri qui m’est si doux, frissonnant, attendri, De joie et de douleur je sens mon coeur se fondre : Nos bras vont s’enlacer, nos sanglots se confondre, Et j’ai signé !...     Mon fils !     Ah ! Mon frère !         Seul bien Qu’au ciel je demandais !     Mon Paolo !         Le mien, Le mien, qui m’est rendu !         Doux retour ! Que de charmes Je goûte à te revoir !     Où suis-je ?         Sous les larmes, Les baisers maternels.         Sur le sein d’un ami. Parle-moi.     Réponds-nous.         Ne vivant qu’à demi, Chancelant sous le poids d’unbonheurqui m’oppresse, Puis-je trouver des mots pour en peindre l’ivresse ! Nous te regrettions tant !         J’ai tant gémi sur toi ! Moi, sur vous!     Je n’étais que malheureuse.         Et moi, J’étais coupable ?     Non.         Vous plaindre, est-ce une offense ? Je vous plaignais de même est-ce un crime ?         Je pense Que nous avions raison de nous plaindre tous trois ; L’absence est si cruelle !     Ah ! C’est vrai.         Cette fois, Il a paré le coup.         Grâce à la Providence, Tu trouveras ici la gaîté, l’abondance, L’union.     Qu’elle y reste !         Oui, tout m’a réussi, Frère, j’ai prospéré.         Mais c’était juste aussi ; Dieu protège les siens.     Comment les siens ?         En père, Il nous protège tous.         Cependant l’un prospère ; Mais l’autre...     On le châtie.     Eh ! De quels torts ?         Pourquoi ? Je m’entends.         L’un et l’autre ils ont la même foi. Qu’à l’esprit qui s’obstine un jour le ciel pardonne ! C’est mon voeu.         Comme un jour au coeur qui l’abandonne ! C’est le mien.         Pour l’aveugle à quoi sert la clarté ? À qui poursuit l’erreur que fait la vérité ? L’erreur !     L’aveuglement !         Ah ! La voilà partie ! Le démon de Luther se met de la partie. Ma mère, Paolo, ne pensons qu’au bonheur D’être unis tous les trois dans la paix du Seigneur. Unis, toujours unis, en priant l’un pour l’autre ! Oublions tout. Ta main !         Elle cherchait la vôtre. Embrassons-nous, mon fils, et de bonne amitié. Je vous quitte ; Marco ne fait rien qu’à moitié. J’aurai du soin pour deux. Que le foyer pétille ; Grand feu ! Fête au logis et banquet de famille ! Après un si long deuil que la joie ait son tour, Puisque l’enfant prodigue est enfin de retour. Fausse comparaison, maîtresse ; car j’estime Qu’il n’a pu, n’ayant rien, manger sa légitime. Respect à l’Écriture ! En rire, c’est pécher. Bon ! Dieu fera le sourd pour ne s’en pas fâcher. Silence ! Et suivez-moi.         Le premier choc fut rude; Mais quand de disputer ils auront l’habitude... Ménageons sa faiblesse.         Un coeur prêt à faillir Avec cet abandon n’aurait pu m’accueillir : On m’a trompé.     Luigi.     Frère !         Je crois renaître ; Une ineffable paix se répand dans mon être. Ah ! Mon ami !         C’est là que, se penchant vers nous, Celui qui manque ici nous prit sur ses genoux. Frère, tu t’en souviens ?         C’est là qu’à ma demande, De quelque saint martyr il contait la légende, Et que ma mère... alors elle invoquait les saints ; Ma mère, pour prier, joignait nos jeunes mains. Tu t’en souviens, Luigi?         L’été, sous la feuillée, Rappelle-toi nos jeux.         Comme de la veillée Les heures fuyaient vite à ces pieux récits ! Quels plaisirs nous goûtions l’un près de l’autre assis ! Qu’ils étaient purs !         Ces jours reviendront, car tu restes ? Nous connaîtrons encor ces voluptés célestes... Car tu n’es pas changé ?     Regarde.     Où donc ?         Là-bas, Près du pommier, témoin de nos joyeux combats... Lorsque ses fruits vermeils, qui pendaient jusqu’à terre, Présentaient aux deux camps des armes pour la guerre. Une maison s’élève.     Oui.         Bâtie à mon goût ; Bien modeste.         À la tienne elle ressemble en tout. Dis-moi quelle est des deux celle que tu préfères ? Elles sont soeurs, Luigi.         Comme nous sommes frères. Qui l’habite ?         Un ami va bientôt l’habiter, Et tu le connaîtrais si tu devais rester. C’est ton voeu ?     Le plus cher.         Il craindrait ma présence, S’il n’était devant moi fort de son innocence On m’a trompé.     Consens !         Me promets-tu qu’un jour, Comme à seize ans, pour Rome épris d’un pur amour, à celui qui de Dieu sur la terre est l’image... Tu consens ?         Nous irons rendre un dernier hommage . Eh ! comment ferais-tu pour ne pas consentir? Tu verrais sur le seuil, si tu voulais partir, Les souvenirs vivants de notre premier âge, En te tendant les bras, t’arrêter au passage. Reste ! Ton ciel natal, Paolo, le voici ! Ce toit, c’est ton berceau ; ce vieux foyer noirci, Où nos tremblantes mains se réchauffaientensemble, Nous réunit enfants, vieillards, qu’il nous rassemble. Nos deux chiffres, c’est là que tu les as laissés ; Comme d’anciens amis se tenant embrassés, II sont unis encor ; pourrions-nous ne plus l’être ? Reste ! Eh ! Par où nous fuir? Dans cet enclos champêtre Tu ne peux faire un pas, regarder, respirer, Sans qu’un parfum connu qui revient t’enivrer, L’allée où, chancelant, tu courais sur ma trace, Le fleuve où de la mort tu m’as sauvé, la place Où, plus âgé que toi, je vengeai ton affront, La croix qui si souvent vit s’incliner ton front, L’eau qui fuit, l’air qui passe ou le vent qui soupire, Emprunte, en s’animant, une voix pour te dire : « Reste! aime encor ton frère aux lieux où tu l’aimais ; Es-tu sûr, si tu pars, de le revoir jamais ? » Et toi, si tu me suis dans la ville éternelle, Pourras-tu l’admirer sans oublier pour elle De ton pays natal le soleil éclipsé, Sans rajeunir de joie en rêvant au passé ? Il a brillé pour toi, son ciel, où ta prière Ne montait qu’à travers l’azur et la lumière ; Son pavé triomphal a tressailli sous toi ; Ses débris t’ont parlé ; du cirque, où pour ta foi De ses héros chrétiens mourut la sainte armée, Tu sentis palpiter la poussière animée. Quand Rome en deuil suivit son Sauveur au tombeau, Tu pleurais ! Mais quel jour ! Qu’il fut grand, qu’il fut beau ! Qu’il t’enivra, ce jour où des voiles funèbres Rome, en ressuscitant, déchira les ténèbres ! Tous les chants, tous les bruits à la fois renaissants, Ces cortéges sacrés, ces nuages d’encens, Ces palmes qui du Christ couronnaient la victoire, Unhomme, un prêtre, un Dieu, qui planait dans sa gloire Entre Romeet les cieux, et, des cieux entr’ouverts, Répandait les pardons sur Rome et l’univers ; Quel spectacle ! Ô Luigi, les transports qu’il inspire N’ont-ils pas à leur tour une voix pour te dire : « Viens ! Le grand jour approche ; ah ! Viens, venez tous deux, Pleins de la même foi, brûlés des mêmes feux Qu’il versait par torrents dans votre âme embrasée, De ses divins pardons recueillir la rosée ! » Paolo !         Tu viendras ! Et quand nous sentirons La grâce à flots sacrés s’épancher sur nos fronts, Puissent nos coeurs noyés dans cette joie intime, Dans ce bonheur de croire où la raison s’abîme, Mourir, et, confondus, voler d’un même essor Au sein de l’Éternel pour s’y confondre encor. Oui, réunis aux cieux !... Tu pleures !... Ah ! mon frère, On te calomniait ; mais qu’un aveu sincère Me punisse du moins de t’avoir soupçonné. Toi que je jugeais mal, toi que j’ai condamné, Apprends.     Mon maître.     Eh bien !     Un mot !         Quelque surprise Qu’on veut me ménager !         Cet homme à barbe grise, Ce moine, qui jamais ne parle sans prêcher, Et même quand il prie a l’air de se fâcher, Il est en bas.     Luther !         La diète, qui l’exile, Entend que sous deux jours il cherche un autre asile ; Mais il veut en partant vous bénir de sa main, Et la cérémonie est fixée à demain. Ciel ! Que m’annonces-tu, Marco ?         Ce qui se passe, Et ce qu’à ma maîtresse il contait à voix basse. Mais s’il allait monter.         Je sors et je reviens : Tu le permets ?         Va, frère ; avant cet entretien Pour moi la solitude était un long supplice ; Seul, je puis maintenant rêver avec délice. Va, je suis sûr de toi.         Cours chercher mon Elci. Je viens de l’avertir.         Ta fille, elle est ici ? Et je l’attends encor ! Loin de moi que fait-elle ? Tu vas la voir.         Elle a de la Vierge immortelle L’angélique douceur, l’aimable pureté ! Le moindre de ses dons, Marco, c’est la beauté, N’est-ce pas ?     Sur ce point m’en croirez-vous ?         Pardonne. Qui peut douter d’un frère a-t-il foi dans personne ? J’étais bien malheureux ; car j’aurais mieux aimé Le trouver au retour sanglant, inanimé, Mort, que traître à son culte et frappé d’anathème ; Oui, mort.     C’est d’un bon frère.         Et toi, Marco, toi-même, Si tu sentais fléchir ton zèle chancelant, N’aimerais-tu pas mieux qu’un ami, t’immolant, Dans ta bouche entr’ouverte arrêtât ton parjure Que de le proférer ?         L’alternative est dure. Quoi ! Tu balancerais ?         Je ne dis pas cela ; Mais je n’ai pas d’ami qui m’aime à ce point-là. Heureusement !     Peut-être.         En tout cas je proclame Que je suis bon chrétien, chrétien de coeur et d’âme, Pour que vous le sachiez et le fassiez savoir Aux amis trop ardents que je pourrais avoir. Mais votre nièce accourt ; je vous laisse avec elle. Venez, vous que ma voix, vous que mon coeur appelle. Mon oncle en m’écrivant ne me disait pas : vous. Non, toi, chère Elci, toi !         Dans ces sentiments doux Qu’elle inspire si bien, que le ciel vous maintienne ! Adieu ! Comme il entend la charité chrétienne! Quel homme !     Toi, ma fille !         À ta bonne heure ; au moins Vous me donnez mon nom.     Oui, ton nom.         Par mes soins Je veux vous retenir en cherchant à vous plaire ; Je veux vous enchaîner.         Je me laisserai faire. Pour toujours !         Son regard, ses traits, ses blonds cheveux, Rappellent la madone à qui j’offrais mes voeux. Dont vos mains sur l’ivoire ont reproduit l’image ? Que je te destinais.         Admirant votre ouvrage, Pour vous, soir et matin, je priais.         Comme moi, J’admirais le modèle et je priais pour toi. Je disais : qu’il revienne et me chérisse en père ! Moi : Quelle soit heureuse autant qu’elle m’est chère, Belle, pure, adorable !     Et j’obtiens...         J’ai trouvé. Plus que je n’espérais.         Mieux que je n’ai rêvé. Quoi ! Tu ne craignais pas ma piété sévère, Qui peut blesser ici quelqu’un que je révère ? Non, car je comptais bien mettre la paix ici Entre vous et quelqu’un que je révère aussi. Sois donc par ta douceur l’ange qui nous rapproche ; Sois mon conseil.     Comment ?     Veux-tu ?         Jusqu’au reproche Vous écouterez tout ?         Avec humilité Des lèvres d’un enfant descend la vérité. Alors je vais remplir mon grave ministère. Déjà ?     Vous avez peur ?     Moins que toi.         Si ma mère Traite certain sujet avec un peu d’aigreur, Vous serez indulgent ?         Comme on l’est pour l’erreur. Sans répondre ?     Pourtant.     Sans répondre.         Sa grâce Me désarme d’avance.     Et c’est convenu ?         Passe Je saurai me contraindre.         En cercle, quand le soir Tous quatre autour du feu nous viendrons nous asseoir, Ne vous offensez pas si je prends soin moi-même De placer sous ses yeux le seul livre qu’elle aime. Lequel ?     La Bible.         Elci, c’est un livre sacré. La Bible... de Luther.         Qu’entends-je ? Et je verrai Sans le mettre en lambeaux.         Pendant cette lecture, Vous me regarderez.         Charmante créature ! Mous causerons de Rome.     Oui.         Nous lirons tous deux. Saintement.         Mais bien bas, sans nous occuper d’eux. D’eux ! Comment ? Que dis-tu ?         C’est chose naturelle Qu’il ait sa liberté, s’il veut lire avec elle. Qui donc, Elci ?     Mon père.     Eh quoi ?...         Ne craignez rien : Il respecte mon culte en pratiquant le sien. Le sien !         Bon comme lui, vous suivrez son exemple, Et le jour du Seigneur, quand ils iront au temple. Au temple !     Qu’avez-vous ?         Aurait-il abjuré ? Pas encor.         Mais cet acte, il n’est que différé ? De quelques jours.         Mon frère !... Au temple !... Est-il possible ? Ne me regardez pas avec cet oeil terrible. Affirmer qu’il abjure, et c’est vous qui l’osez! Je tremble.         Savez-vous de quoi vous l’accusez ? Moi !     D’un crime.     Qui ? Moi !         C’est faux : j’en ai pour gage Sa voix, ses traits émus et son touchant langage, Ses pleurs que sur mon front je crois encor sentir ; C’est faux, c’est un mensonge.         Aurais-je pu mentir ? Ah ! Cet accent si vrai, qui m’éclaire et me tue, Anéantit l’espoir de mon âme abattue. Malheureux !     Et par moi !         Mais il ne le peut pas ; Mais je me jetterais au-devant de ses pas ; Mais je mettrais ma main sur sa bouche infidèle ; Mais, non ; mais de ses bras l’étreinte fraternelle, Lui comprimant le coeur dans un dernier adieu, Étoufferait sa voix prête à blasphémer Dieu ! Il ne le peut pas ; non, renier sa croyance, Non, renier son Dieu n’est pas en sa puissance. Et qui vous rend ici l’arbitre de sa foi ? Celui dont vos leçons m’ont enseigné la loi. Que dit-elle ?         D’aimer, de secourir son frère. Mais, avant tout, mon fils de respecter sa mère. Je n’en ai plus.     Sortez.     De grâce !         Faites voir Que ce respect pour vous est encore un devoir. J’obéis.         Mon retour ne me l’a pas rendue. Perdue en cette vie, et pour jamais perdue, Celle qui nous disait : Enfants, restez unis ; Croyez ce que je crois, et vous serez bénis. Vain souvenir d’un temps où je fus idolâtre ! Fidèle.     Nuit d’erreur !     Jour pur !         J’étais marâtre. Vous étiez mère.         Alors, les égarant tous deux, Je perdais mes enfants.     Vous les sauviez.         L’un d’eux Va se rouvrir le ciel.         L’un n’ira pas sans l’autre. Quittez donc votre culte.         Abandonnez le vôtre. Il est fatal.     Plus bas !     Sacrilège.         Plus bas ! Mon père vous entend.         Et ne vous voit-il pas ? Il m’approuve du moins.         Est-ce de faire outrage À tous les droits sacrés qu’avec lui je partage ? L’Éternel qui m’envoie, et Rome d’où je viens, Font céder au devoir les terrestres liens. Retournez donc à Rome, où l’esprit d’imposture Triomphe et foule aux pieds les lois de la nature. J’irai, mais non pas seul.     Lui, vous suivre ?         Priez. Priez pour qu’il me suive.         Ah ! Plutôt à mes pieds Que le courroux du ciel !         Arrêtez ! Voeu funeste, Que vous ne formez pas, que votre coeur déteste, Il appelle la mort, il tue... Ah ! Gardez-vous De tenter par ce voeu le céleste courroux. Ne l’as-tu pas toi-même arraché de ma bouche ? Va donc ; fuis, porte ailleurs ta piété farouche. Rome te tend les bras ; fuis les miens, fuis ces lieux ; Mère, frère, pays, fuis tout ; dans ses adieux, Celle qu’un fils ingrat traite ici d’étrangère N’a plus de fils en lui, puisqu’il n’a plus de mère. Que dites-vous ? Grand Dieu !         Vous avez entendu. Qu’au plus saint des devoirs par vous il soit rendu ; Qu’il dompte son orgueil ; qu’il force sa colère À respecter en moi ce qu’en lui je tolère ; N’exiger rien de plus, c’est me contraindre assez ; S’il ne le peut, qu’il parte, ou je pars choisissez. Condamné dans ton coeur, j’ai droit de me défendre, Paolo.     Laissez-moi.         Demeure ; il faut m’entendre. Maintenant ou jamais.     Jamais.         Séparons-nous. Qu’avez-vous à me dire et que me voulez-vous ? Plaise au ciel que ma voix jusqu’à ton âme arrive ! Car pour notre amitié cette heure est décisive. Parlez.         En ennemi tu détournes les yeux : Regarde-moi, mon frère, et tu m’entendras mieux. Ah ! Luigi ! Ta croyance est-elle encor la mienne ? Je ne te répondrai que ma main dans la tienne. Réponds.         Instruit de tout, devrais-tu l’exiger, Cet aveu qui me coûte et qui va t’affliger ? Tu l’as donc résolu ? C’est vrai ? Tu me déclares Que pour l’éternité de moi tu te sépares ? Calme-toi.         Je le veux : rien encor n’est perdu. On supporte avec peine un coup inattendu... Puis, l’espoir qui renaît nous le rend moins sensible. Le temps adoucit tout.         Dieu tout est possible. Indulgents l’un pour l’autre, on s’apaise en sentant Que, sans penser de même, on peut s’aimer autant. L’opinion de l’un, l’autre enfin la partage, Et l’on est étonné de s’aimer davantage. Un de nous doit errer.     Qu’importe ?         Si j’ai tort, J’en conviendrai, Luigi.         Pour vivre en bon accord, N’est-il pas des sujets qu’il faut nous interdire ? Aucun.     Tu crois ?     C’est sûr.         Quoi que nous puissions dire, Nous resterons amis ?     Toujours !         De quel fardeau Tu soulages mon coeur !         Amis jusqu’au tombeau. Parlons donc franchement. Cher Luigi, je m’étonne, Mais sans m’en irriter, que mon frère abandonne L’humble paix du chrétien qui n’a jamais douté Pour l’orgueilleux plaisir de l’incrédulité. Moi, ce qui me surprend, sans que je m’en offense, C’est qu’un esprit si droit par habitude encense, Avec un vieux respect qui n’est plus de saison, Des abus avérés que proscrit la raison. Triste fruit des discours, des livres d’un sectaire ! Les as-tu lus ?     Moi ! non.     Fais-le donc.         Pour le faire, Je les méprise trop.         Avant de condamner, Tu conviendras pourtant qu’il faut examiner. Quoi ? Les rêves d’un fou ?         Que plus d’un sage écoute. Le lire ou l’écouter, c’est admettre qu’on doute. Douter, c’est faire un pas.     Vers le mal.         Vers le bien. Nous différons d’avis.     Tu crois tout.         Et toi, rien. Je crois sans fanatisme.         On est donc fanatique En ne se traînant pas aux pieds d’un hérétique ? Voilà votre grand mot !     C’est le mot juste.         Non. Eh bien ! D’un apostat, pour lui donner son nom. Luther ! Tu vas trop loin.         Pas assez je proclame Que c’est un être vil.         Ah ! Prends garde ! Un infâme !     Lui !     Le dernier de tous.         C’est un prêtre inspiré. Par l’enfer.     Par le ciel.         Pour qui rien n’est sacré. Mais...         S’il écrit il ment, et s’il parle il blasphème. Mais l’insulter chez moi, c’est m’insulter moi-même. Chez toi ! Comme ta mère es-tu las de m’y voir ? Le droit de m’y braver, penses-tu donc l’avoir ? J’ai le droit d’accabler, d’écraser sous l’injure L’imposteur déhonté qui te pousse au parjure ; Le misérable !...     Arrête, ou...     Quoi ?         Je me contiens. Quoi tu me chasserais ? Ose le dire ?         Eh bien ! Admets que je l’ai dit.         Je m’y devais attendre. Luther te saura gré d’une amitié si tendre. Encor !         Mon Dieu je pars ; mais j’ai la liberté De reprendre chez toi ce peu que j’apportai. Tu m’en laisses le temps ?     Voici la nuit.         Qu’importe ? Le ciel est orageux.         En refermant ta porte, Sous ce toit fraternel, où je n’ai pas dormi, Tu te riras des vents ; et qui sait ? un ami, Ton moine, s’il survient, prendra ma place vide ; Mais que ton frère absent dehors marche sans guide, Trouve un gîte dans l’ombre ou doive s’en passer, Le bienvenuLuther t’en voudrait d’y penser. Toujours !         De l’eau du ciel, des coups de la tempête, Quelque portait d’église abritera ma tête, Et sur la froide couche où tu m’auras jeté, Par celui qui voit tout je serai visité. Nul ne viendra du moins me disputer la pierre Où cet hôte divin fermera ma paupière On est sûr de l’abri qu’on cherche dans ses bras ; Lui vous reçoit toujours et ne vous chasse pas. Tu peux jusqu’à demain retarder ton voyage. Comment ! Le coeur te manque ? Allons, reprends courage. Au reste, près d’ici prolongeant mon séjour, Je veux de ton triomphe attendre le grand jour : Il est fixé sans doute, et la veille... Pardonne, Car j’abuse du temps que ta pitié me donne. Adieu, parjure !     Adieu.         Des hauteurs de sa foi Doit-il fouler aux pieds la vertu devant moi, Étouffer la raison sous l’erreur qu’il préfère ? Non, certes ; j’ai bien fait je ne pouvais mieux faire. Qu’il parte ! Ah ! Dans nos jeux, lorsque nous nous quittions, C’était pour revenir, enfants que nous étions : Point de torts qu’à douze ans ne répare un sourire. Ce temps n’est plus ; le mot que je viens de lui dire Au coeur d’un vieil ami n’entre pas à moitié, Et reste dans la plaie en tuant l’amitié : Elle est morte.         À mon fils dois-je céder la place ? Ma mère, demeurez.         Il met bas son audace ? N’en redoutez plus rien.         Son orgueil a fléchi ? Du joug qu’il m’imposait je me suis affranchi. Gloire à vous !         Diffamer une vie exemplaire ! Flétrir l’élu du ciel dont la raison m’éclaire ! Et sous votre courroux vous l’avez terrassé ? Et vous l’avez fait taire ? Et vous...         Je l’ai chassé. Chassé !     Qui ? Votre frère !         Après quinze ans d’absence ! Pas un mot, ou sortez !     Ah ! C’est cruel.         Silence ! Pour me blâmer ici tout le monde est d’accord. On le plaint.     On m’offense.         Allez, qui n’a pas tort Sans s’offenser de rien souffre qu’on lui réponde : Mécontent de soi-même on l’est de tout le monde. Vous ne m’avez jamais parlé si durement. C’est qu’on n’a jamais vu pareil aveuglement ; C’est que chacun s’obstine à me trouver coupable ; Prend parti contre moi, me méconnaît, m’accable ; Excepté vous, ma mère.         Et vous ne l’avez pas, Quand il a dit « Je pars, » retenu dans vos bras ! Vous aussi !         Le chasser des lieux qui l’ont vu naître! De chez vous, de chez lui Sous ce toit dont le maître À cette heure de paix nous bénit tant de fois, Nous devions une nuit reposer tous les trois. Indigne pour Luther, j’eus tort de le défendre ? Non ; je ne dis plus rien.         Paolo va descendre. Il est encore ici ?         Qu’il me tende la main, Je fais pour l’embrasser la moitié du chemin ; Sinon, il partira.         Quoi ! Le jour qu’il arrive ? Sans qu’une fois du moins il soit notre convive ? Adieu ! Puisqu’à choisir le ciel me réserva, Je suis le serviteur de celui qui s’en va. Libre à toi.     Le voici.         Je me tais et je pleure. Vous lui direz un mot !     Non.         Faites qu’il demeure, Ou vos nuits sans repos commencent aujourd’hui, Et vous aurez chasse le sommeil avec lui. M’honorer d’un adieu lui semble une bassesse. Il est vrai.         Puis-je alors l’aborder sans faiblesse ? Vous ne le verrez plus.         C’est lui donner raison ; Et je ne puis pas, moi, lui demander pardon !... Il part.     Tout est fini !     Tout !         Pardon pour mon père ! Elci !     Vous resterez.         Laisse-moi ma colère Il a rompu les noeuds dont Dieu nous a liés. Rien ne pouvait les rompre.     Il m’a dit.         Oubliez ! Mon frère !     Mes enfants !         Oui, j’oublierai, j’oublie ; Mais, par pitié pour toi, pour moi, qui t’en supplie, Cesse de m’arrêter; je veux fuir dans ce iieu Je vois planer sur nous les vengeances de Dieu ; La foudre gronde.     Ah ! Viens.         C’est le deuil que j’apporte. Le bonheur.         S’il le faut, je garderai la porte. Et moi, mon prisonnier.         Que fais-tu, chère Elci ? J’aurais dû résister.         Toi, là ; ton frère, ici ; Votre mère entre vous.         Près de vous votre fille ! Et personne d’absent au banquet de famine ! Grâce au ciel!         Un de moins, tous étaient malheureux. Tu ne penses qu’à moi.         C’est penser à nous deux. Laissez-la vous choyer ; je vous dis à l’oreille Que vous pourrez chez vous lui rendre la pareille. Ai-je un chez moi ?         Marco, tu trahis mon secret. Comment ?...         Cette maison que mon frère admirait, C’est la sienne.     De grâce !...         Ou tu m’en veux encore, Ou tu l’accepteras.         Dieu, que pour lui j’implore, Tu l’entends !     Prends, mon fils.         Ces fruits, ils sont à vous ; Car dans votre verger je les ai cueillis tous. Toi !         Quand mettrai-je à bas vos blés qui sont superbes ? Je suis prêt.         De mes mains j’irai lier tes gerbes. Moi, les compter.         Et moi, me mêlant aux glaneurs, De vos épis tombés leur faire les honneurs. Mon coeur est inondé d’une ivresse inconnue. Tu permets qu’un vieillard boive à ta bienvenue ? Jusqu’aux bords !         À l’ami qui s’est fait désirer, Mais dont rien désormais ne peut nous séparer ! Par qui de mes beaux ans la verdeur va renaître ! Que j’appris à chérir avant de le connaître ! À l’enfant bien-aimé pour qui j’ai fait des voeux, Lorsque l’eau du baptême a mouillé ses cheveux ! Qu’à son banquet céleste ainsi Dieu nous rassemble! Oui, tous les braves gens y trinqueront ensemble : Vous et lui.     Tu le crois ?         Quand je me porte bien ; Indisposé, j’ai peur et n’affirme plus rien. Mais un beau jour d’octobre, où la récolte donne, Vient-il me ranimer, plus gaillard, je raisonne ; Comment ? En jardinier. Je me dis : Les humains Ressemblent aux fruits mûrs qui tombent dans nos mains, Nous jetons les mauvais ; pour les bons, qui s’informe S’ils diffèrent de goût, de couleur et de forme ? Ainsi de nous, le jour où comme eux nous tombons, Dieu ne fait que deux parts : les mauvais et les bons. Ta morale, Marco, me semble peu sévère. La faute en est au vin dont j’ai rempli son verre. Soit ; mais.         Un voyageur a besoin de sommeil : Va reposer, mon frère.         Adieu jusqu’au réveil. Ici pour vous revoir je serai la première. J’y viendrai, cette nuit, le front dans la poussière, Conjurer le Seigneur d’être avec toi demain. Demain, grand Dieu !         Faut-il vous montrer le chemin ? Je le sais ; va dormir.         De grand coeur ; jamais homme, Si l’homme heureux dort bien, n’aura fait meilleur somme. Luigi !...     Que veux-tu, frère ?         Un dernier entretien. Crois-moi ; pour mon repos autant que pour le tien, Il vaut mieux l’ajourner.         Non, car je le redoute. Tu me pardonneras un refus qui me coûte : Je ne dois sur mon lit me jeter qu’un instant ; À minuit je me lève, et c’est en méditant Que j’attendrai le jour.     Pourquoi ?         De te l’apprendre Le temps n’est pas venu.         Reste ; un mot peut me rendre La paix dont j’ai besoin pour que du haut des cieux Le sommeil qui me fuit descende sur mes yeux. Si ce mot consolant expire dans ta bouche, Passer toute une nuit si voisin de ta couche, Je ne le puis j’ai peur d’y faire un rêve affreux : Je sortirai d’ici ; j’y serais.         Malheureux ? Peux-tu l’être avec nous ?         Bien malheureux, sans doute, Désespéré, Luigi.     Ta main est froide.         Écoute !... N’as-tu rien entendu ?     Rien qui m’alarme.         Eh ! Quoi ! Aucun avis du ciel n’est venu jusqu’à toi ? J’entends les vents gémir dans la cime des hêtres, La pluie à coups pressés bat contre les fenêtres ; Un orage en passant trouble la paix des nuits. Rien d’étrange pour toi ne se mêle à ces bruits ? Mais les vents,quand leur souffle, autour des sépultures, Prête à l’arbre des morts de si tristes murmures ; La foudre, quand ses feux, en sillonnant les airs, Blanchissent les tombeaux de leurs pâles éclairs ; Non, la foudre et les vents, dans l’horreur des ténèbres, Sans un ordre de Dieu, n’ont pas ces voix funèbres. Rappelle ta raison.         Ma raison ! Devant lui Qui peut mettre sa force en un si frêle appui ? La foi nous soutient seule ; et tu trahis la tienne. Mais ce mot où j’aspire, il faut que je l’obtienne ; Je veux te l’arracher : dis-moi, tu le diras, Que sous l’oeil irrité de ce Dieu dont le bras, En suspens pour frapper, choisit déjà la place, Tu sens s’évanouir ta sacrilège audace. Ce serait t’abuser.         Réponds, jure qu’au moins Ce jour où du forfait les cieux seraient témoins, Ce jour, déjà mortel même avant qu’il arrive, Qui soulève mon sein d’une horreur convulsive, Décolore mon front, fait fléchir mes genoux, Ce jour de désespoir est encor loin de nous. Il est prochain.         Qu’il n’ait ni lendemain, ni veille ; Qu’il ne soit pas, ce jour ! Si sa clarté m’éveille, Ce sera pour gémir, pour te pleurer absent. Ô mon bien-aimé frère ! Ô mon ami ! Mon sang ! Toi, frappé sur l’autel ! Par qui ? C’est impossible ! Repens-toi ; tu le veux ! Il le veut ; Dieu terrible, Ne le condamnez pas. Faut-il pour t’attendrir, À ton cou suspendu, de mes pleurs te couvrir ? Repens-toi ; tu les sens inonder ta poitrine ; Faut-il, pour amollir ton orgueil qui s’obstine, Que, navré de douleur, que, palpitant d’effroi, Je me traîne à tes pieds ? M’y voici repens-toi, Repens-toi ; n’attends pas que Dieu, qui te menace, Marque ton front maudit du sceau que rien n’efface, Et, laissant choir le coup que sa pitié retient, Dise à l’Éternité : Prends ce qui t’appartient ! Ah ! Repens-toi, Luigi.         Ton espoir n’est qu’un songe ; Dois-je, en le confirmant, m’abaisser au mensonge ? Je n’y descendrai pas.     Tu te perds.         Mon erreur, Je la désavouerai sans remords, sans terreur. Mais tu te perds, te dis-je !         Et ce grand sacrifice, Qu’impose à ma raison la céleste justice, Que ne peut retarder aucun effort humain. Tais-toi.     Je t’offrirai.     Ne dis pas quand !         Demain. C’est demain !         Tu sais tout. S’il est vrai que tu m’aimes, Après l’acte accompli, nous resterons les mêmes : Si je te fais horreur, j’aimerai seul, et Dieu Jugera qui de nous suit son précepte. Adieu, Ou plutôt à revoir !         Demain ! Ce mot funeste A de ma vie éteinte anéanti le reste, Et, brisé sous le coup, mon coeur sans battement A semblé de terreur s’arrêter un moment. Relevez, ô mon Dieu, ma force défaillante. Demain ! La voilà donc cette veille sanglante ! Elle avance dans l’ombre ; elle expire à minuit : Qu’aura-t-il fait ce bras quand finira la nuit ? Il tombe inanimé. Dois-je fuir ?... Je l’ignore. Celui que j’aimais tant, que j’aime plus encore, C’est là qu’il s’est assis au banquet du retour ; Là, je l’ai vu, pleurant, souriant tour à tour, Épancher de son coeur la gaîté familière ; Là, ma coupe a touché sa coupe hospitalière ; J’ai rendu voeux pour voeux à sa vieille amitié, Et du pain qu’il m’offrait j’ai rompu la moitié. Arrière et loin de moi cet acte horrible, infâme ! Fuyons ; sauvons sa vie ; ah ! fuyons.         Mais son âme ! Il la perd ; il se damne ; et le ciel, qui pour lui Se fermera demain, peut s’ouvrir aujourd’hui... Je ne sais quel pouvoir agit sur tout mon être ; L’ardeur d’un vin fumeux bouillonne en moi peut-être ; Par le jeûne affaibli, devais-je à ce poison Redemander ma force et livrer ma raison ! Ce n’est pas sa vapeur qui dans mon sein fermente ; Je lutte contre Dieu dont l’esprit me tourmente ; Oui, c’est Dieu, je m’épuise en efforts impuissants ; Dieu qui m’abat sous lui !         C’est Dieu même !... Je sens Passer dans mes cheveux son souffle qui me glace : Il va venir, il vient me parler face à face, Et je tremble, agité de ce frémissement Dont nous tremblerons tous au jour du jugement. Paolo !... Par mon nom je l’entends qui m’appelle. Si j’obéis, Seigneur, doit-il mourir fidèle ? Pour le régénérer il suffit d’un remord : Dites que son salut doit sortir de sa mort. « Frappe et sauve ! »         Il l’a dit : voici l’heure !... Ah ! pardonne : Colère du Très-Haut, si ta voix me l’ordonne, À ta voix frissonnant, si je suis plein de toi, Un ordre encor ! Un signe ! Et marche devant moi. Marche et je te suivrai, marche, sainte colère, Consume et purifie, immole, régénère. Mais, un signe ! Un seul mot !... Si l’ordre est répété, Je ne le verrai plus que dans l’éternité. Ciel ! ma mère.         Prions pour Luigi qui sommeille. Du sacrifice enfin c’est aujourd’hui la veille : Dieu, de t’offrir mon fils le moment est venu. Meure en lui le pécheur qui t’avait méconnu. Que dit-elle ?         Et vers toi que le chrétien s’élance ! Tu l’entends ton oracle a rompu le silence. Oui, ce livre inspiré, je l’ouvris au hasard, Et le verset du texte où tomba mon regard Me dit qu’en l’acceptant tu bénirais l’offrande ; Car voici, Saint des saints, ce que ta voix commande : J’écoute.         « Prends celui que tu aimes, ton unique sur la terre, Et va me l’offrir en holocauste ! » J’obéis.         Couronnant mes efforts, Achève, Dieu vainqueur, fais-moi boire à pleins bords Les pures voluptés dont ta coupe est remplie : Que je jouisse enfin de mon oeuvre accomplie, Dans la joie et l’orgueil de la maternité ; Achève et mets le comble à ma félicité ! Qu’entends-je ? Crainte vaine ! Il veillait, il médite ; D’une ardente ferveur l’émotion l’agite, Et ces sons étouffés qui me glaçaient d’effroi... Non, des gémissements arrivent jusqu’à moi. Paolo !     Je succombe.         Il appelle son frère. Ah courons ; je frémis.         Ombre de mon vieux père, Murmure à son chevet des mots de repentir, Et sauve en l’assistant l’âme qui va partir ! Je ne le puis.         Où fuir cette voix déchirante ? Arrêtez !     Encor vous !         Calmez mon épouvante. C’est Dieu qui l’a voulu.     Quoi ?         C’est vous sur le seuil Ne vous ai-je pas dit que j’apportais le deuil ? Il est ici !     La mort !     Elle a frappé !         Sans crime ; Par devoir.     Qui ?         Priez !     Pour qui ?         Pour la victime. Quelle est-elle ?         Un pécheur qui lutte près de nous Entre l’Enfer et Dieu.     Je frissonne.         À genoux ! Priez, enfant, priez ; l’éternelle clémence Ne repoussera pas les voeux de l’innocence. Sanglant ! Frappé dans l’ombre !... Un meurtre !... Des secours ! Des secours !... Non !... Mort !     Mon père !         Elci, viens, cours ! Viens, mon fils, courons tous ; qu’il rouvre sa paupière Sous les embrassements de sa famille entière ! Ah ! Que vois-je ? C’est lui !         Ton père assassiné ! Paolo ton ami jusqu’à toi s’est traîné. Mon ami !         Mes baisers vous rendront à la vie ; Ils vont vous ranimer.         La force m’est ravie. Vois mes pleurs, vois le sang qui coule de son sein ! Cours, Paolo ; poursuis, punis son assassin ; Venge-nous tous.         Demeure ; un mourant te l’ordonne ; Pardonne à l’assassin comme je lui pardonne. Ah ! Luigi !         Dans tes bras presse-moi, mon Elci ! Des ombres du tombeau mon regard obscurci, Sur ces traits adorés que la douleur altère, Cherche encore un rayon du bonheur de la terre. Enfant, je vais dormir de mon dernier sommeil, Je ne te verrai plus me sourire au réveil. Pense au ciel et renie un culte abominable ! Crains ton juge et reviens à la foi véritable ! Abjure et sois chrétien !         Crois et sois enfanté Par une mort chrétienne à l’immortalité ! Non, ne me quittez pas !         La peur de ta colère N’affaiblit point, Seigneur, la raison qui m’éclaire ; Et ce que j’aurais fait pour vivre sous ta loi, Je le fais en mourant pour me rejoindre à toi : J’abjure.     Il est sauvé !     Perdu !         Votre croyance, Je l’embrasse, ô mon père ! Elle est mon espérance : Je vous suivrai du moins.         Dieu, tu m’as donc trompé ? Nous devons nous revoir le coup qui m’a frappé N’a pu rompre les noeuds d’une amitié si tendre... Je vous quitte ici-bas... mais... je vais vous attendre ! Il expire !     Mon fils !...         Ah ! que le meurtrier, Rebut des siens, horreur de son propre foyer, Fuyant sa solitude et partout solitaire, Privé de l’eau, du feu, sans abri sur la terre Où s’arrêter le jour, où s’étendre le soir, Et sans repos, s’il vit, et s’il meurt, sans espoir, Soit maudit par le prêtre à son heure suprême, Maudit par tous, maudit par son père lui-même, Maudit par celle enfin dont les flancs ont porté Cet exécrable fruit de leur fécondité ! Cieux, entendez ce cri de ma douleur profonde ; Vengez-moi, justes cieux, moi, qui suis seule au monde, Moi, qui n’ai plus de fils !         Ah ! Pardon ! Qu’ai-je dit ? Il m’en reste un encor.         Non, vous l’avez maudit !