Pour charmer mes ennuis, cherche d’autres discours : Les exemples pour moi sont de faibles secours. Si la fortune a fait plus d’une malheureuse, Ma misère doit-elle en être moins affreuse ? Par le malheur d’un autre amoindrir son malheur, Est un soulagement indigne d’un grand coeur. D’ailleurs, de tous les maux le mien est le plus rude ; La mort vaut cent fois mieux que mon incertitude. Hélas ! Camile, hélas ! Où sont ces jours heureux Qui du prince et de moi virent naître les feux, Quand, de la paix jurée entre Rome et Carthage, Il fut dans notre Cour envoyé pour otage ? Tristes réflexions, tendres ressouvenirs, Augmentez, s’il se peut, mes cruels déplaisirs. À toute ma douleur aujourd’hui je me livre , Et dans les fers enfin je ne saurais plus vivre. Madame, pressez moins....         Non, de notre destin Je veux avec Ispar m’éclaircir ce matin. Il a de Genseric l’entière confidence, Et je perdrai par lui la crainte ou l’espérance. L’as-tu fait avertir que je l’attends ici ? Il sait votre dessein, Madame, et le voici. Le roi retiendra-t-il longtemps l’impératrice ? N’est-il point encor las de nous faire injustice ? Prend-il tant de plaisir à voir couler nos pleurs, Et nous destine-t-il à d’éternels malheurs ? Ministre de ce prince orgueilleux et barbare, Vous savez bien, Ispar, tout ce qu’il nous prépare. Madame, je voudrais vous le cacher en vain. Oubliez, s’il se peut, jusques au nom romain ; Soumettez-vous, Madame, à votre destinée. Je ne verrai donc plus les lieux où je suis née, Cette superbe Rome, où tant et tant de fois Mes aïeux à leur char ont attaché des rois ? Et le ciel souffrira dans les murs de Carthage La fille des Césars languir dans l’esclavage ? Non : quoique contre nous il paraisse irrité, Il n’est point protecteur de l’infidélité ; Genseric, par la foudre, ou par la main d’un homme, Verra venger sur lui le pillage de Rome. Ne prendrez-vous jamais de justes sentiments ? L’impératrice et vous, dans vos emportements, Vous oubliez toujours qu’en l’état où vous êtes, Vous devriez parler moins haut que vous ne faites. Tant d’orgueil convient mal...         Détrompez-vous, Ispar : Ma mère est en tous lieux la veuve de César ; Et peut-être qu’un jour on pourra vous apprendre À ce sublime rang quels respects on doit rendre. Au bruit que font nos fers, il n’est point de héros Qui puisse s’endormir dans un honteux repos; Pleine de cet espoir, je vois leurs armes prêtes... Le ciel détournera ces fâcheuses tempêtes. J’ai laissé chez le Roi le prince Trasimond. Si le succès, Madame, à son zèle répond... Mais le voici qui vient.         Ah, Madame ! Ah, mon père ! Eh bien, Seigneur, je vois ce qu’il faut que j’espère ; Le cruel Genseric ne m’est que trop connu. Je l’ai pressé, Madame, et n’ai rien obtenu. Eh vain j’ai fait parler la gloire, la justice, Le respect des serments faits à l’impératrice, Les droits des souverains en elle violés, Son sexe, sa maison, ses pays désolés: Excepté le beau feu qui consume mon âme, J’ai, contre Genseric, tout employé, Madame. La peur de l’irriter m’a fait cacher ce feu, Dont je laisse brûler mon coeur sans son aveu. Pourquoi faut-il, Seigneur, que, pour tirer vengeance Du crime de Maxime, et de son insolence, Ma déplorable mère ait demandé secours, Entre tant de voisins, à l’auteur de vos jours ? Ou, si c’était par lui que l’aveugle fortune Devait ne nous laisser qu’une vie importune, Pourquoi, Prince, pourquoi les destins ennemis Du cruel Genseric vous ont-ils fait le fils ? Qu’entends-je, ma Princesse ? Hélas ! j’osais prétendre Que l’amour le plus pur, le plus fort, le plus tendre Dont un sensible coeur puisse être consumé, Vous ferait oublier le sang qui m’a formé : Mais je m’étais flatté d’une vaine espérance ; Vous oubliez mes feux, et non pas ma naissance, Madame ; et quand l’amour, dans quelque heureux moment, Ne vous laisserait voir en moi qu’un tendre amant, L’impératrice en pleurs, chez qui rien ne fait taire Les violents transports d’une juste colère, Détruirait aisément ce que l’Amour...         Hélas ! Dans le fond de son coeur vous ne pénétrez pas. J’y verrais des mépris.         Dans sa douleur amère, Elle ne confond point le fils avec le père ; Et c’est pour moi, Seigneur, quelque chose de doux, De la voir soupirer sans se plaindre de vous. Et d’où me peut venir tant de bonheur, Madame ? Le jour que Genseric, par le fer et la flamme, Désola Rome entière, elle vous vit, Seigneur, Arrêter du soldat l’insolente fureur... Et, touché du destin de cette auguste ville, À son peuple innocent accorder un asile ; Elle sait qu’en ces lieux, on vous voit chaque jour Auprès de Genseric presser notre retour ; Et, séparant en vous l’innocence du crime, Loin de vous mépriser, Prince, elle vous estime. Que toutes ses bontés ont de charmes pour moi ! Sa haine remplissait mon triste coeur d’effroi. Je me suis dit cent fois : que fera ma princesse ? Elle n’a pour secours qu’une faible tendresse Contre tout ce que peut assembler de plus fort, Pour désunir les coeurs, la cruauté du sort : Ses sentiments suivront ceux de l’impératrice ; Elle en fera sans doute un entier sacrifice ; Et je demeurerai fidèle et malheureux. Ce que vous m’avez dit a rassuré mes feux. On m’estime, il est vrai : mais quand on me voit faire De votre liberté ma plus pressante affaire, Quand je hasarde tout, ce soin n’est-il compté Que pour un pur effet de générosité ? Aux soins que rend l’Amour on ne se trompe guère ; Ce qu’il fait a toujours un tendre caractère, Qui distingue aisément tous les coeurs amoureux De ceux que le bonheur n’a faits que généreux. L’impératrice en voit toute la différence ; Et, si j’osais ici trahir sa confidence ; Je vous dirais, Seigneur... Mais pourquoi vous conter Un dessein qui ne peut jamais s’exécuter ? Quel trouble venez-vous de jeter dans mon âme? Au nom de notre amour, expliquez-vous, Madame. Quel dessein, quel secret voulez-vous me cacher ? Hélas ! Pour le savoir, faut-il vous l’arracher ? Ah ! Que vous me pressez !... Si le roi votre père Vous avait accordé le départ de ma mère, Elle me destinait... La rougeur de mon front... Mon embarras... Seigneur, mon esprit se confond. Ma princesse, parlez.         On n’a plus rien à dire Quand on rougit, Seigneur, qu’on fuit et qu’on soupire. Ah ! Ne me cachez point ce désordre charmant ; Faites mourir d’amour un trop heureux amant. Dieux ! Par quel important, par quel rare service, Pourrai-je m’acquitter envers l’Impératrice ? Flatté par un espoir qu’elle daigne remplir, Courons la délivrer, courons la rétablir. Il m’en reste un moyen : la fière Sophronie À mon frère Huneric est prête d’être unie ; Elle a toujours fait voir mille bontés pour moi ; Et mon frère est moins fils que favori du roi. Madame, trouvez bon qu’aujourd’hui je confie En de si sûres mains le bonheur de ma vie. Le secret de mon coeur n’était su que de vous : Mais s’il faut, pour vous faire un sort un peu plus doux, Apprendre à Sophronie à quel point je vous aime, Je consens qu’elle en soit instruite par vous-même. Veuille le juste ciel qu’elle fasse, Seigneur, Plus que je n’attends d’elle et de notre bonheur ! Ah ! Que soupçonnez-vous, Princesse trop timide ? Sophronie aurait-elle un coeur lâche et perfide ? Et ce que vous voulez me faire appréhender, Avec ce que je vois pourrait-il s’accorder? Tout ce qu’elle me dit me paraît si sincère ; Et vous ne voulez pas cependant que j’espère. Ses frayeurs ont peut-être un trop sûr fondement ; L’amour sous l’amitié se déguise aisément ; Et Sophronie enfin, quand vous êtes près d’elle, Aux yeux de tout le monde est mille fois plus belle ; Un mélange charmant de flamme et de langueur Redouble de ses yeux l’éclat et la douceur. Vous en êtes aimé...         N’en dis pas davantage ; Respecte une vertu qu’adore tout Carthage ; Chasse de ton esprit ce soupçon plein d’horreur. Ne te souvient-il plus qu’elle est presque ma soeur ? L’engagement public qu’a mon frère avec elle, Autorise pour moi tout ce qu’elle a de zèle ; On n’en peut rien penser d’odieux ni de bas : S’il blessait son devoir, il ne paroîtrait pas : Le crime fuit le jour...         Le temps fera connaître Qui se trompe, Seigneur. Mais je la vois paraître. Vous me voyez, Madame, interdit et confus, Faire de vains projets de ne me taire plus. Tout prêt à vous parler du malheur qui m’accable, Je crains de vous trouver une âme impitoyable. Vos bontés, je le sais, devraient me rassurer ; Et cependant je tremble, et je n’ose espérer. Eh ! De grâce, perdez un soupçon qui m’offense ; Prenez en moi, Seigneur, un peu de confiance ; Pouvez-vous ignorer combien vous m’êtes cher ? Mon triste coeur pour vous ne peut plus se cacher ; Malgré tout mon respect, je le sens qui m’entraîne À vous apprendre enfin son secret et ma peine. Si l’horreur de mes maux vous touche faiblement, Si vous n’avez pitié d’un malheureux amant, Je vais mourir, Madame...         Ah ! Prince, quel langage ! Que vois-je dans vos yeux et sur votre visage ? La plus vive douleur dont on puisse être atteint. Jamais amant n’a mieux mérité d’être plaint. Vous, amant ! Hé ! Seigneur, comment est-il possible ? Votre coeur à l’amour peut-il être sensible ? Né parmi des soldats, nourri dans les hasards, La beauté n’a jamais attiré vos regards. Je fuyais de l’amour les trompeuses amorces : Mais est-il quelque chose au-dessus de ses forces ? Je crus, plein de la gloire où mon coeur aspirait, Qu’au milieu des dangers ce coeur s’endurcirait : Né parmi les soldats, nourri dans les alarmes, En ai-je moins appris à répandre des larmes ? Quand on est fait pour plaire, on n’en doit point verser. De tourments et de pleurs l’Amour peut se passer. Les soupçons, les dépits, le désespoir, la rage, Sont des maux dont jamais vous ne ferez d’usage. Les coeurs prédestinés, quels que soient leurs désirs, Ne doivent soupirer qu’au milieu des plaisirs ; Et votre âme au chagrin trop vite s’abandonne. Vaillant, jeune, héritier de plus d’une couronne, Pourrait-on refuser l’hommage de nos voeux ? Non, croyez-moi.         Sans vous je ne puis être heureux. Mais, Madame, je suis peut-être un téméraire, Et vos refus...         Pour vous, Seigneur, que faut-il faire ? Ah ! Souffrez qu’à vos pieds         Non, Prince, levez-vous. Mon frère doit bientôt devenir votre époux ; Et ce fer par ma mort finira ma misère, Si vous ne le pressez d’obtenir de mon père, Qu’il mette, pour calmer mon esprit agité, La princesse et sa mère en pleine liberté. Ô dieux !...         C’est pour mon coeur la grâce la plus grande Que vous lui puissiez faire, et je vous la demande. Eudoxe m’a charmé, l’amour unit nos coeurs ; Et vous seule pouvez...         Justine, je me meurs. Madame...         Je ferai mes intérêts des vôtres ; Fiez-vous-y, Seigneur ; je n’en connais point d’autres. De pressantes douleurs m’empêchent d’écouter Un discours... En parlant, je les sens augmenter. Vous adorez Eudoxe, elle a de la tendresse : Prince, l’effet ira plus loin que ma promesse ; Allez l’en assurer.         Sensible à vos bienfaits, Le tendre souvenir ne s’en perdra jamais. Je ne vous retiens plus, et vous pouvez paraître, Rage que dans mon coeur un ingrat a fait naître ; Forcez-moi d’oublier ce qu’il a de charmant, Et ne me laissez voir que son égarement. Il aime ; et ce n’est pas la tendre Sophronie ! Ciel ! Quel crime ai-je fait pour être ainsi punie ? Aimer seule ! Ah ! Justine, ai-je bien entendu ? Et pour jamais, enfin, l’espoir est-il perdu ? Tu ne me réponds point : hélas ! Que dois-je faire ? À qui m’en prendre ? À qui d’Eudoxe ou de sa mère Dois-je faire payer mes mortelles douleurs ? Eudoxe m’a charmé, l’amour unit nos coeurs, M’a-t-il dit. De ce nom l’une et l’autre s’appelle, L’une ou l’autre lui plaît, et l’une et l’autre est belle. Inutiles fureurs ! Sur qui venger l’affront Que fait à mes appas le cruel Trasimond ? Mais, pourquoi tant chercher cette beauté fatale ? Perdons-les toutes deux, pour perdre ma rivale. L’amour excuse tout.         Madame, songez-vous Jusqu’où vous fait aller un aveugle courroux ? Qu’a fait l’Impératrice, et qu’à fait la princesse ? Elles m’ont enlevé l’espoir de ma tendresse, Le coeur de mon amant, mon bonheur. Non, jamais L’amour n’a pardonné de semblables forfaits. Pour les punir, Justine, on doit tout entreprendre. Il n’était point à vous ce coeur qu’on a su prendre. Il n’était point à moi, je le connais trop bien : Mais avant cet amour, Justine, il n’aimait rien. Je n’avais à souffrir aucune préférence. Qu’un moment à mes maux a mis de différence ! Si la raison pouvait...         C’est un faible secours, On ne l’écoute point ; et l’on voudrait toujours, Quand un rigoureux sort à quelque ingrat nous livre, Que son coeur ne servît que pour le faire vivre. Je goûtais, en aimant, ce funeste bonheur ; Respirer était tout ce que faisait son coeur; Il lui sert maintenant à de plus doux usages. Que de plaisirs pour lui pour moi combien d’outrages ! Que d’horreurs à la fois ! Justine, j’en mourrai. Mais avant mon trépas... Oui, je me vengerai. Hé ! Que feriez-vous donc, s’il était infidèle ? Mon aventure, hélas ! En serait moins cruelle. Il m’eût aimée, et, dans mon dévorant ennui, J’aurais un vrai sujet de me plaindre de lui. Le ciel m’a refusé les disgrâces communes : C’est moi seule qui fais toutes mes infortunes. Tyrannique devoir ! Fallait-il si longtemps Cacher à Trasimond mes tendres sentiments ? Sans vous ; hélas ! Sans vous, peut-être que son âme Aurait brûlé pour moi d’une éternelle flamme. Toute pour Huneric, pouvait-il deviner ? Toute pour Huneric, vous pouviez vous donner. Respectez-vous si peu la foi qui vous engage ? Huneric eût-il pu supporter cet outrage ? Lui qui, contre son sort si souvent mutiné, Ne peut en Trasimond souffrir un frère aîné, Se verrait-il par lui ravir tout ce qu’il aime, Sans sacrifier tout à son orgueil extrême ? Non, madame.         En amour tu ne te connais pas. Son coeur n’est point touché de mes faibles appas. Étrangère en ces lieux, tu ne sais pas, Justine, Quelle ardeur a pour moi l’époux qu’on me destine. Apprends que tant de soins rendus avec éclat, Ne sont chez Huneric que des raisons d’État. Quand, pour se garantir d’une lâche pratique, Mon père fit venir Genseric en Afrique, Il lui fit proposer, pour avoir son appui, De partager un jour l’Afrique avecque lui. Ce Vandale, attiré par ces grands avantages, Avec mille vaisseaux aborde nos rivages, Relève notre espoir, chasse nos ennemis ; Mais, loin d’être content, du partage promis, Le cruel, dépouillant mon infortuné père, Le force de quitter cette Afrique si chère, Pour aller des Romains implorer le secours, Et terminer chez eux ses misérables jours. Le peuple qui m’aimait, à mon sort s’intéresse, Contre l’usurpateur se révolte sans cesse, Lorsque, pour l’apaiser, l’habile Genseric S’engage de me faire épouser Huneric. Je n’avais que six ans ; une si tendre enfance, Des maux de ma maison m’ôtait la connaissance. En femme d’Huneric on m’élevait toujours ; Mais, hélas ! Je voyais Trasimond tous les jours. Le reste, tu le sais, à peine t’ai-je vue, Que je t’ai laissé voir mon âme toute nue : J’ai trouvé du plaisir à te conter des maux Que personne ne sait, et qui n’ont point d’égaux. Je sens, comme je dois, l’honneur que vous me faites ; Et je prends part, Madame, aux chagrins où vous êtes. Il faut plus faire encor dans ce pressant danger ; Et plaindre mon malheur, n’est pas le soulager. Vous n’avez qu’à parler, vous serez obéie. Ispar doit à mon père et l’honneur et la vie : Il n’en est point ingrat ; il gouverne le roi ; Et j’imagine enfin quelque douceur pour moi. Il faut, pour me venger de l’ingrat que j’adore ; Il faut, pour éviter un hymen que j’abhorre, Employer aujourd’hui tout le crédit d’Ispar. Va le trouver, Justine, et lui dis, de ma part, Que dans mon cabinet dans une heure il se rende. Tu peux lui confier tout ce que j’appréhende. Peins-lui bien le besoin que j’ai de son secours ; Excuse, si tu peux, mes cruelles amours, Dans l’état malheureux où le sort m’a réduite. De tout cela pour vous quelle sera la suite ? En rompant un hymen qui s’oppose à vos feux, En rendant pour jamais Trasimond malheureux, L’en aimerez-vous moins ?...         Moi, l’aimer ! Le tonnerre Puisse-t-il m’accabler, Justine, ou que la terre Sous mes pas à tes yeux s’ouvre pour m’engloutir, Si l’on me voit jamais cesser de le haïr ! Je crains bien...         Ne crains rien du coeur de Sophronie. De ce coeur pour jamais la tendresse est bannie. Mais va trouver Ispar, et me laisse pleurer , Les honteuses douleurs qui m’ont fait soupirer. Ispar a tout promis pour servir ma colère, Trasimond va trouver un rival dans son père ; Car je ne pense pas que son coeur soit charmé D’un objet dont l’esprit est à peine formé. Son coeur, n’en doutons plus, est à l’impératrice : Pour un si tendre amant, quel effort, quel supplice, Quand, pour suivre d’un fils le devoir scrupuleux, Il faudra renoncer à l’espoir d’être heureux ! Si pour s’en consoler, si pour se venger d’elle, Le prince Trasimond devenait infidèle ; S’il venait à mes pieds, plein de nouveaux désirs, Justine...         Loin d’avoir pitié de ses soupirs, Par d’éclatants mépris vous sauriez le confondre. De ce que je ferais, je ne saurais répondre. Quoi ! Vous ?...         Ce grand courroux à qui tout semble aisé, N’est peut-être chez moi qu’un amour déguisé. Hé ! quelle sûreté crois-tu que puisse prendre Sur la foi du dépit un coeur fidèle et tendre ? Je sens, tu me contrains à t’en faire l’aveu, Que tant qu’on hait beaucoup, on aime encore un peu. J’entends du bruit, on vient, et c’est le roi, madame. Dérobons à ses yeux le trouble de mon âme. Vous me fuyez, Madame, et je vous vois toujours Certains airs mécontenst. Pourquoi tant de détours ? Si vous croyez avoir des sujets de vous plaindre, On vous écoutera ; parlez sans vous contraindre. Je sais que votre hymen dès longtemps résolu, À mon retour ici devait être conclu ; Que ce retardement vous alarme peut-être ; Mais de bonnes raisons...         Vous en êtes le maître. Rien ne presse, Seigneur ; et je ne sais pourquoi Vous cherchez des sujets de chagrins contre moi. Je fuis ceux que je sais qu’irrite ma présence. Qu’à travers ta douceur je vois de violence ! Mais, craigne qui voudra ton impuissant courroux, Un autre soin m’occupe. Huneric, l’aimez-vous ? Sans réserve avec moi que votre coeur s’explique. S’est-il trouvé d’accord avec ma politique ? Pour désarmer le peuple animé contre moi, Je dus à Sophronie engager votre foi : Mais ce temps est passé, je ne crains plus les brigues ; La ville est sans mutins, la cour est sans intrigues ; Et, quel que soit le sang que ce calme ait coûté, Je ne croirai jamais l’avoir trop acheté. Profitez-en, mon fils ; et, sans gêner votre âme, Au gré de vos désirs choisissez une femme. Choisissez-la, Seigneur ; je ne sais qu’obéir : Mon coeur attend vos lois pour aimer ou haïr. Il ne reconnaît point de pouvoir que le vôtre. Joignez à mon destin Sophronie ou quelqu’autre. Laissez-moi de l’hymen ignorer les plaisirs ; Vous me verrez toujours soumis à vos désirs. J’ai de l’ambition, et non de la tendresse. Je n’attendais pas tant d’une ardente jeunesse. J’aime à ne voir en vous qu’un prince ambitieux. Cependant Trasimond régnera dans ces lieux ; Et, quoiqu’à cet aîné mon âme vous préfère, Vous serez, malgré moi, sujet de votre frère, Si nous n’allons ravir un sceptre à nos voisins, Pour réparer en vous la faute des destins. Nous pouvons tout oser dans l’état où nous sommes ; Nous avons des vaisseaux, de l’argent et des hommes. Les princes nos voisins, par la guerre affaiblis, Dans un lâche repos semblent ensevelis : Mais il faut, pour aller envahir leurs provinces, Un prétexte qui serve à dépouiller leurs princes. Le peuple, qui toujours redoute les tyrans, Ne se laisse éblouir qu’à des droits apparents. Ils nous manquent, mon fils. Étrangers dans Carthage, L’hymen nous peut donner un si grand avantage. Celui qui doit unir Sophronie avec vous, Ne nous apportera rien qui ne soit à nous : Le temps en a rendu l’alliance inutile. L’Empereur d’Orient n’a ni nièce ni fille ; Et je ne vois qu’Eudoxe : en vous donnant la main, Elle peut vous conduire à l’Empire Romain. Vous aurez à venger et la mort de son père, Et l’hymen de Maxime où l’on força sa mère. Tous ces crimes déjà semblent être punis ; Rome s’est vue en proie à des maux infinis : Elle a vu par nos mains ses maisons désolées, Ses temples embrasés, leurs richesses pillées. Mais on peut redoubler la peine des forfaits, Autant qu’elle est utile aux desseins qu’on a faits. Et des séditieux quelque malheureux reste Peut encore une fois lui devenir funeste. Et consentira-t-elle à voir régner le fils D’un roi, le plus mortel de tous ses ennemis ? Ce nom peut se confondre avec celui de gendre Des empereurs dont Rome adore encor la cendre. D’ailleurs, j’ai des amis et puissants et secrets, Qui, quoiqu’ils soient Romains, sont dans mes intérêts. Ménagez seulement l’esprit de la princesse ; Vous aurez là besoin de toute votre adresse : Jamais orgueil ne fut aussi grand que le sien. Elle ne sait donc pas ?...         Non, elle ne sait rien. Ispar même, pour qui j’ai tant de confiance, N’entre que d’aujourd’hui dans cette confidence ; Non que je m’en défie : il a toujours été Plein de respect, de zèle et de fidélité. Séparant Genseric de ce qui l’environne, Il ne s’est attaché qu’à ma seule personne ; Mais, incertain des voeux que formait votre coeur, J’ai dû ne proposer rien en votre faveur. S’il s’étoit trouvé plein d’une folle tendresse, J’aurais, au lieu de vous, épousé la princesse, Plutôt que de laisser perdre une occasion Qui peut mettre le comble à mon ambition. Mes vaisseaux sont déjà dans les mers d’Italie ; La place du tyran n’est point encor remplie ; Et, quoique dans la Gaule on proclame Avitus, Rome est encor sans maître ; et le sénat confus, D’abord qu’avec Eudoxe il vous verra paraître, D’une commune voix vous choisira pour maître. . Flattons de cet espoir son coeur, ambitieux ; C’est tout ce qui nous reste à faire dans ces lieux. Allez donc à ses pieds chercher une couronne. Que de soins dévorants ma tendresse me donne ! Ispar, j’achèterais de cent et cent hasards Le plaisir de le voir au trône des Césars. Trasimond, je l’avoue, a l’âme grande et forte ; Mais un secret penchant vers Huneric m’emporte. Crois-tu que la princesse ose le dédaigner ? Crois-tu qu’avec chagrin Rome le vît régner ? Pour rendre l’une et l’autre à vos voeux plus propice, Vous pourriez épouser aussi l’impératrice. Sa beauté, son grand coeur, et son illustre sang, N’ont rien qui ne réponde à l’éclat de son rang ; Et vous...         Moi l’épouser ! Je n’aurais qu’à le faire, Pour rendre l’Italie à mes desseins contraire. On l’y déteste, Ispar : on sait que par nos mains Elle a porté le fer dans le coeur des Romains. Leur haine s’étendra sur toute sa famille. Rome n’impute point ses malheurs à sa fille. Trop jeune pour former un important dessein, Elle n’attira point l’ennemi dans son sein. De plus j’ai des raisons contre un tel mariage, Que me fournit, Ispar, mon humeur et mon âge : L’impératrice est fière ; on ne la toucherait Que par l’excès des soins qu’un amant lui rendrait ; Et, si quelques désirs s’élevaient dans mon âme, Je voudrais que sur l’heure on partageât ma flamme. Tant d’égards ne sont bons qu’aux vulgaires amants, Et ce n’est pas aux rois à soupirer longtemps. Ne craignez point, Seigneur, qu’elle vous soit cruelle. Dites-lui seulement que vous brûlez pour elle, Et laissez-moi le soin de lui faire valoir Un amour soutenu du souverain pouvoir. Le temps ne vieillit point les têtes couronnées ; Leurs charmes ne sont point dépendants des années, Et sans...         Pour m’enflammer, tes soins sont superflus ; On ne doit point sentir, ce qu’on n’inspire plus. Va la trouver, Ispar : il est temps qu’elle apprenne Que j’ai dessein d’unir ma famille à la sienne. Mais je la vois paraître ; essayons de flatter Cet orgueilleux esprit qu’on ne saurait dompter. Nous le pouvons sans honte, et les plus grandes âmes S’embarrassent le moins des outrages des femmes, Et pour mon fils j’irais jusques à me trahir. Madame, nous allons cesser de nous haïr. Tous vos voeux sont remplis ; vous serez bientôt libre ; Bientôt vous reverrez le rivage du Tibre : Cent mille hommes choisis vous y ramèneront, Qui tous perdront le jour ou vous rétabliront. J’irai, n’en doutez point, les commander moi-même ; Et j’atteste du ciel la puissance suprême... Pour un crédule esprit réservez vos serments ; Ils n’endormiront point mes vifs ressentiments. Assez et trop longtemps ces serments m’ont trompée ; Mais après la Lybie et Carthage usurpée, Me devais-je, Seigneur, fier à votre foi ? La foi ne doit point faire un esclave d’un roi ? Aux besoins de l’État cette chimère cède. Mais, Madame, vos maux ne sont pas sans remède ; Je vous ramène à Rome, et j’y vais travailler... Rome aurait-elle encor des trésors à piller ? Je n’y vais que pour vous, et dût toute la terre... Je ne veux plus servir de prétexte à la guerre ; Pour revoir les Romains, cherchez d’autres raisons. Le dessein que j’ai fait d’unir nos deux maisons, Vous fera bientôt voir combien je suis sincère. Unir nos deux maisons !         Madame, je l’espère. Pour mon fils Huneric, je viens vous demander Un bien qu’avec plaisir vous devez m’accorder. De l’Empire Romain je vous rends la maîtresse, Si l’hymen peut unir mon fils et la princesse. J’enfoncerais plutôt un poignard dans son sein ! Changez, Seigneur, changez ce généreux dessein ; Trop de gloire aujourd’hui suivrait notre misère. Huneric épouser l’esclave de son père ! Il ne descendra point à cette indignité, Et j’aime mieux la mort qu’une telle bonté. Ah ! C’en est trop, craignez d’allumer ma colère ; Recevez mieux l’honneur qu’un vainqueur vous veut faire. D’un seul mot je pourrais...         Je bénirais le sort, Si ce courroux allait jusqu’à vouloir ma mort. Hélas ! Vous n’en seriez, dans l’ennui qui m’accable, Ni guère plus cruel, ni guère plus coupable. Ce dégoût de la vie et ces sombres transports, Dans les coupables coeurs sont l’effet du remords. Il n’est point de remords pour qui n’a point de crime. Comment nommez-vous donc le trépas de Maxime ? Il était...         Il était un tyran comme vous, Et j’ai vengé sur lui la mort de mon époux. Assisté des mutins, poussé par son audace, À son trône, à mon lit, il osa prendre place ; Et, si j’ai regardé cet hymen sans frémir, Ce fut comme un moyen de le faire périr. Je l’ai fait, et je laisse un grand exemple à suivre : Qui vit sans se venger, est indigne de vivre. Je vous entends, Madame, et ces cruels discours... À ma fille, Seigneur, je les tiens tous les jours. J’imprime dans son coeur, qu’une sensible offense Exige des grands coeurs une grande vengeance. A ces fiers sentiments remplis de cruautés, Madame, on reconnaît le sang dont vous sortez. Cet esprit de vengeance où votre coeur s’applique, Est le même qui fit périr Thessalonique. èA toute l’Italie il vient d’être fatal. Et Carthage pourrait un jour s’en trouver mal. Tremblez, tremblez, Seigneur ; la princesse est ma fille, Refusez-lui l’honneur d’être en votre famille ; Le sang de Théodose, ardent à se venger, Pourrait mettre en ces lieux une tête en danger. Madame, laissez-moi le soin de cette tête. Qu’à mes ordres demain la princesse soit prête. La voici ; je vous laisse ensemble.         Savez-vous Que le fier Genseric vous choisit un époux ? Non, Madame ; et d’où peut lui venir cette audace ; Est-ce à lui qu’appartient ?...         Il croit vous faire grâce, Alors qu’il vous destine à l’un de ses deux fils. Madame, à Sophronie Huneric est promis. Je vous entends, ma fille, une douce espérance A flatté votre coeur...         Pleine d’obéissance, J’écoutai Trasimond ; vos ordres absolus... Ne vous défendez point d’avoir fait un peu plus. Aimez, vous le pouvez par l’ordre d’une mère, Un prince qui, malgré l’excès de la misère Où nous réduit du sort l’effroyable revers, Est assez généreux pour soulager nos fers ; Mais préparez votre âme à l’ennui le plus rude Qu’on puisse ressentir après la servitude. Malgré tous ses serments, le traître Genseric Rompt avec Sophronie, et vous donne Huneric. Madame, ah ! Pourriez-vous ?...         Le prince qui vous aime, Peut seul vous garantir de ce péril extrême. Implorez son secours : on l’adore en ces lieux ; Et rien contre un rival ne paraît odieux. Au lieu de hasarder une tête si chère, Ne vaudrait-il pas mieux m’expliquer à son frère ? Madame, croyez-vous qu’il voulût abuser Du malheureux état ?...         Il pourra tout oser. À votre hymen je vois que ce prince n’aspire, Que pour avoir par-là quelque droit à l’Empire. On le connaît partout pour un ambitieux, Et nous savons qu’il est cruel, audacieux. Il a de Genseric tous les vices ensemble, Et je le hais enfin parce qu’il lui ressemble. Ma fille, encore un coup, usez bien du pouvoir Qu’auprès de Trasimond l’amour vous fait avoir. Sans lui, je ne saurais assez vous le redire... Quoi ! De tant de pays alliés de l’Empire, Pas un n’armera-t-il pour nous tirer des mains... Mais qu’est donc devenu le grand coeur des Romains, Cette ancienne valeur que partout on renomme ? Rome que nous voyons n’est que l’ombre de Rome ; Les Romains d’aujourd’hui, cent et cent fois vaincus, N’ont que de lâches coeurs, que des coeurs corrompus. Il n’est plus de grandeur, plus de vertu romaine. D’un nom qui n’est plus rien, fais un peu moins la vaine. Misérable Italie, à qui, dans mes malheurs, Je donne si souvent des soupirs et des pleurs, Veuille le juste ciel, que pour toi j’importune, Te redonner un jour ta première fortune, Rendre encor tes Romains les arbitres des rois , Et l’univers entier esclave de tes lois ! Quand je t’ai fait les maux qui causent ta ruine, Par moi s’exécutait la vengeance divine. Oui, le feu qui brûla tes temples, tes palais, Genseric l’alluma bien moins que tes forfaits. J’en souffre cependant : malgré mon innocence, Sans qu’aucuns alliés embrassent ma défense, Personne n’est touché des périls que je cours : Esclave d’un serment fait pour sauver ses jours, Marcian dans ces lieux n’ose porter la guerre ; Et, fille et femme enfin des maîtres de la terre, Je n’y saurais trouver un asile assuré Contre l’affreux destin qui nous est préparé. Ah ! Qu’une prompte mort m’eût épargné d’alarmes ! À Trasimond, ma fille, allez montrer vos larmes ; Faites-lui bien sentir tout ce qu’il perd en vous, Et par quelques soupirs allumez son courroux. Qu’un jeune et tendre coeur à tromper est facile ! Quoi ! Madame, en effet...         Connais-moi bien, Camile. Du prince Trasimond j’ai mal payé les soins ; Quoi qu’il ait fait pour moi, je ne l’en hais pas moins ; Pour être, généreux autant qu’il est aimable, En est-il moins le fils d’un prince détestable ? Et me pourrais-tu croire un assez lâche coeur Pour aimer un des fils de mon persécuteur ? Si je feins d’approuver le feu qu’il fait paraître, Si j’engage ma fille à l’oser reconnaître, Ce n’est que pour servir ma vengeance ; et je veux Qu’un long embrasement s’allume par leurs feux. Par-là je vais armer un frère contre un frère ; Des droits du sang l’amour ne s’embarrasse guère : Il détruit tous les jours des obstacles plus grands ; Et l’on ne compte point des rivaux pour parents. Oui, je verrai bientôt de sanglantes batailles Du cruel Genseric déchirer les entrailles ; Et, tandis qu’il sera d’affreux soucis rongé, Je jouirai des maux où je l’aurai plongé. Je sais que je trahis un prince que j’estime; Que de mes passions ma fille est la victime ; Que, si pour Huneric se déclare le sort, Je perds en Trasimond mon unique support ; Et que, si Trasimond est maître de Carthage, Je n’en aurai pas moins de douleur et de rage : Mais mon coeur ne connaît ni honte ni danger, Dès que d’un ennemi je trouve à me venger. Je verrai d’un oeil sec cette guerre intestine, Qui du père et des fils causera la ruine ; Et, quand j’aurais le sort et du père et des fils, Il est doux de périr avec ses ennemis. Hélas ! À quels ennuis mon coeur est-il en proie ? Ne saurais-je goûter une tranquille joie ? Ô ciel ! Injuste ciel ! Mon frère est mon rival ! Ne me trompai-je point ? M’as-tu dit vrai, Narbal ? Il veut m’ôter Eudoxe, il quitte Sophronie ! Et le roi jusques-là pousse la tyrannie ! Quel usage, grands Dieux ! fait-il de ses serments ? Mais n’as-tu point appris avec quels sentiments L’impératrice a vu ce dessein téméraire ? Ma princesse à leurs voeux sera-t-elle contraire ? Prétend-on se servir du souverain pouvoir ? D’elle-même, Seigneur, vous le pouvez savoir. Vous ne me dites rien, Seigneur : ah ! Tout conspire... Je cherche dans vos yeux ce que je dois vous dire. Ne le trouvez-vous pas toujours dans votre coeur ? Mais sans doute pour moi ce coeur se tait, Seigneur ; Il ne partage point l’ennui qui me dévore. Si votre coeur pour moi s’intéressait encore, Vous n’auriez pas besoin, pour faire un long discours, De chercher dans mes yeux d’inutiles secours. Quel changement en vous s’est fait depuis une heure ? Ah ! Je ne vois que trop qu’il est temps que je meure ; Rien ne doit maintenant m’empêcher de périr : Quand on n’est plus aimée, ingrat, il faut mourir. Je ne vous aime plus ! Que fais-je donc, Madame, Lorsque incertain, confus, le désespoir dans l’âme, Et retenant des pleurs qui sont prêts à couler, Je cherche dans vos yeux à pouvoir démêler Si c’est comme à ma soeur ou comme à ma princesse, Que je vous dois parler...         Hé ! De quelle faiblesse Soupçonnez-vous mon coeur ? Dieux ! Ne savez-vous pas... Votre crainte a fini mon funeste embarras. Eudoxe m’aime encor ; je n’ai plus rien à craindre : Rival, roi, père...         Hélas ! Que nous sommes à plaindre ! On ne s’amuse point à soupirer pour moi ; Les brutales fureurs, les menaces du roi, Sont du prince Huneric les redoutables armes, Contre qui vous savez que je n’ai que mes larmes. Vous comptez donc pour rien le secours de mon bras ? Contre un frère, Seigneur, je ne le compte pas. Quelque forte que soit la haine qui m’anime, Je ne voudrai jamais qu’elle vous coûte un crime. Hé ! Vous aimerez mieux rendre heureux mon rival ? Adorable princesse ! Ah ! Que vous aimez mal ! Mais, malgré vos raisons, s’il pousse l’insolence Jusqu’à vous faire un jour la moindre violence, Il saura, ce rival, ce que peut le courroux D’un frère assez heureux pour être aimé de vous. Vos beaux yeux dans mon coeur font taire la nature ; Je punirai l’ingrat, l’insolent, le parjure, Aux yeux de Genseric, au milieu de sa cour, Et je ne connais plus de maître que l’amour. De grâce, retenez un mouvement si tendre ; Genseric vient à nous, il pourrait vous entendre : Dissimulez, Seigneur, votre ressentiment. Je vous allais chercher dans votre appartement. Sous d’agréables lois je prétends vous réduire : L’impératrice a dû tantôt vous en instruire ; Et sans doute, Madame, elle vous a conté, Pour finir vos malheurs, jusqu’où va ma bonté. Quelle bonté, grands Dieux !         Ah ! Rigueurs inhumaines! D’où vient que vous pleurez, Madame ? Et quelles peines. Accablée à la fois de crainte et de douleurs, Peut-on me demander la cause de mes pleurs ? Hélas ! Quand je remets dans ma triste mémoire Des maux de ma maison la déplorable histoire, Lorsque je me peins Rome en proie à vos soldats, Lorsque je sens mes fers, puis-je ne pleurer pas ? Rome que vous pleurez, vous doit-elle être chère ? Elle est fumante encor du sang de votre père. Perdez le souvenir de cet ingrat pays ; Devenez africaine, en épousant mon fils. Les larmes qu’a versé la coupable Italie, Ont effacé le sang dont on l’avait remplie ; Si ses forfaits sont grands, ses maux sont infinis ; Et je n’y vois enfin que des crimes punis : La mort aux trahisons a servi de salaire. À ce prix-là, Carthage aura droit de me plaire. Madame, abusez moins de toutes mes bontés. Je ne puis oublier toutes vos cruautés. Vous lier à mon fils d’une chaîne éternelle, N’est pas avoir, Madame, une âme bien cruelle. Ce généreux dessein, en vous tirant des fers, De l’empire vous rend tous les chemins ouverts. Hé ! Que m’importe à moi que devienne l’empire ? Le repos est, Seigneur, le seul bien où j’aspire ; Laissez-le moi goûter : l’état où je me vois, Pour toutes les grandeurs me donne de l’effroi. Tant et tant de Césars que pour aïeux je compte, Ne servent aujourd’hui qu’à redoubler ma honte : Je sentirais bien moins l’excès de mon malheur, Si j’avais d’un esclave et le sang et le coeur. Ces nobles sentiments, ce superbe langage, Dans votre jeune coeur font voir un grand courage. Épousez Huneric, je le veux, c’est assez ; Je m’en suis expliqué : si vous n’obéissez, Rien ne m’empêchera de vous faire connaître, Malgré tant de fierté, que vous avez un maître. Quelque droit que sur moi vous donne le bonheur, Je n’en serai pas moins fille d’un empereur. De cet illustre rang, de ce grand héritage, Je n’ai que la fierté, c’est-là tout mon partage ; Je la conserverai jusqu’au dernier moment. Tout le reste, Seigneur, sujet au changement, Peut suivre à votre gré la fortune infidèle ; Mais pour mon triste coeur, il ne dépend point d’elle. Craignez de me porter à des extrémités. Je respecterai peu ces aïeux tant vantés. De votre orgueil enfin ma patience est lasse... Si j’osais à genoux demander une grâce : Votre gloire, Seigneur...         Un sage potentat Doit immoler sa gloire au bien de son État. Vous devez à l’État ; mais, Seigneur, il me semble Qu’ici la gloire et lui s’accordent bien ensemble. Mon frère est-il à vous, après l’avoir donné ? Ne vous souvient-il plus du jour infortuné, Où le peuple en fureur vous donna tant d’alarmes ? Il ne succomba point sous l’effort de vos armes. L’hymen de Sophronie et du prince Huneric, Au trône de Carthage affermit Genseric : On vous le fit jurer : l’âge de Sophronie Fit différer le temps de la cérémonie. Si vous ne l’achevez, contre vous je prévois... Le ciel a pris le soin de dégager ma foi ; S’il avait un moment approuvé ma promesse, Il eût fait dans leurs coeurs naître quelque tendresse. Sur notre volonté vainement nous comptons ; C’est au ciel à tenir ce que nous promettons. Dussé-je m’attirer toute votre colère... Pour Sophronie enfin tout ce que je puis faire, C’est de lui procurer chez les princes voisins, De quoi la consoler de mes premiers desseins. Elle y consentira.         Par cette politique, À des maux infinis vous livrerez l’Afrique ; Vous serez odieux à la postérité ; Et vos serments rompus...         Quelle témérité ! Qui vous rend assez vain pour régler ma conduite ? Est-ce à vous que je dois la glorieuse suite De tant de longs travaux, de tant de grands exploits Qui m’ont mis au-dessus de tous les autres rois ? Est-ce votre valeur, est-ce votre prudence, Qui font dans mes états révérer ma puissance ? Avez-vous oublié le respect qui m’est dû, Fils ingrat !...         Non, Seigneur, je ne l’ai point perdu. Je connais mon devoir ; comme roi, comme père, De tous côtés, Seigneur, votre gloire m’est chère : Sophronie a des droits qu’on ne peut contester ; Qui sera son époux, en saura profiter. Le peuple, qui toujours pour elle se partage... Hé bien ! Il la faudra marier dans Carthage. Elle ne voudra point d’un sujet pour époux. Je le crois.     Qui l’épousera donc, Seigneur ?         Vous. Moi ! Grands dieux ! Qui, Seigneur, qui venez-vous de dire ? Sophronie ?         Et d’où vient que votre coeur soupire ? L’héritière d’Afrique est-elle à mépriser ? Vous êtes trop heureux de pouvoir l’épouser. Moi, j’irais épouser qui doit être à mon frère ? Sophronie à mon coeur a toujours été chère ; Avec quelque raison je m’en crois estimé : Mais, à ce nom de soeur mon coeur accoutumé, Ne pourrait s’émouvoir ni soupirer pour elle, Sans se croire rempli d’une ardeur criminelle. Si vous n’avez dessein, Seigneur, de me haïr, Ne me contraignez point à vous désobéir. De pareilles raisons sont des raisons frivoles. Mais, pour ne point perdre trop de temps en paroles, J’attacherai demain, par les noeuds les plus doux, Eudoxe à votre frère, et Sophronie à vous. N’irritez point un roi jaloux de sa puissance. Je vous dois une aveugle et prompte obéissance, Mon devoir, ma raison, me le font assez voir ; Mais le coeur ne connaît ni raison, ni devoir. Ispar, disposez tout pour cette grande fête. À ne pas obéir, il y va de la tête : Songez-y, je vous laisse ; et, sans plus différer , Pour cet hymen allez, prince, vous préparer. Quel supplice, grands Dieux ! Quoi, je verrai sans cesse Mon père d’un côté, de l’autre ma princesse ? Des plus sacrés devoirs je serai combattu ? Malheureux Trasimond, à quoi te résous-tu ? Écoute ta raison ; arrête, et considère Que tu dois à ton roi, que tu dois à ton père. Mais, hélas ! Si je dois beaucoup à tous les deux, Ne dois-je rien enfin à l’objet de mes voeux ? Ah ! Je sens que vers lui ma tendresse m’emporte. Nature, c’en est fait, vous êtes la moins forte ; Mais n’en murmurez pas ; on voit également Tous les devoirs céder au devoir d’un amant. Ne balançons donc plus dans ce péril extrême; Quittons ces lieux, Narbal, pour sauver ce que j’aime. Mais, Dieux ! Je ne ferai que changer de malheurs, Et j’aurai des rivaux dans tous mes protecteurs. Par où donc m’arracher au soin qui m’importune ? N’est-ce pas d’Huneric que vient mon infortune ? Je ne le connais plus pour mon frère, Narbal, Je ne vois plus en lui qu’un odieux rival ; Faisons, faisons tomber sur sa coupable tête Cette foule de maux que son amour m’apprête. Quand ce juste dessein me coûterait le jour, Il faut que dans son sang j’éteigne cet amour. C’est laisser trop longtemps son audace impunie ; Vengeons de cet amant Eudoxe et Sophronie. Pour ma belle princesse il ose soupirer ! Attenter à ses jours !         Cesse d’en murmurer : Dans l’affreux désespoir où me réduit mon père, Me venger et mourir, est tout ce que j’espère. N’était-ce pas assez des maux que j’ai soufferts En voyant accabler ma princesse de fers ? N’était-ce pas assez d’avoir reçu la vie D’un roi son ennemi, d’un roi qui l’a trahie ? N’était-ce pas assez de m’en voir rebuté, Quand j’allais à ses pieds chercher sa liberté ? N’était-ce pas enfin assez pour sa colère, De m’avoir fait trouver un rival dans un frère, Sans m’avoir, le cruel, commandé que demain Je donne à Sophronie et mon coeur et ma main ? Le parjure à ses yeux ne paraît point un crime ; Pour me faire souffrir rien n’est illégitime ; Et, grâce au soin qu’il prend de me persécuter, Je ne vois plus, Narbal, de maux à redouter : Je puis en sûreté défier la fortune. Si vous n’aviez, Seigneur, une âme peu commune... Je viens... En me voyant vous êtes interdit ! Dois-je croire, Seigneur, ce que le roi m’a dit ? Ah ! Pour votre malheur, il n’est que trop sincère ; Il rompt la foi donnée entre vous et mon frère : J’ai su qu’il vous destine un prince pour époux, Dont le coeur ne saurait être digne de vous. Pleine d’une charmante et dangereuse idée, Dont depuis le berceau j’ai l’âme possédée, Peut-être aurai-je mal entendu son discours. Quand on aime, Seigneur, on se flatte toujours. J’aurai sans doute cru, dans l’ardeur qui m’enflamme, Que le roi pénétrait le secret de mon âme, Et qu’il me destinait pour ce jeune héros Que l’amour a rendu fatal à mon repos. Je me faisais un sort plein de bonheur, de gloire. Mais vous-même jugez si je devais le croire : Cet époux, dont j’ai cru qu’on flattait mon espoir, Est un de ces mortels redoutables à voir ; Un seul de ses regards porte jusque dans l’âme, Avecque le plaisir, le désordre et la flamme ; Certain air tendre et fier qui touche, qui surprend, Un mérite, un esprit dont rien ne se défend ; Une âme grande et belle, une valeur insigne, De l’empire des coeurs rendent ce prince digne. Je pensais que mon frère était assez heureux Pour fixer votre coeur et remplir tous vos voeux ; Et je nommais déjà la fortune cruelle, Qui rompait le dessein d’une union si belle ; Mais, à ce que je vois...         Si vous pouviez savoir Les efforts que j’ai faits pour suivre mon devoir, Vous condamneriez moins ce que je fais paraître. De ses égarements, hélas ! est-on le maître ? Le coeur se mêle-t-il d’aimer ou de haïr ? Aux ordres du destin il ne fait qu’obéir. Tant qu’a duré la foi que l’on m’avait jurée, J’ai caché les ennuis dont j’étais dévorée ; Et vous ne sauriez point mes secrètes douleurs, Si le prince Huneric ne s’engageait ailleurs. J’aurais sacrifié le bonheur de ma vie À la tranquillité dont jouit ma patrie ; Mais, puisqu’un heureux sort me rend la liberté, Vous opposerez—vous à ma félicité ? Vous avez tout pouvoir, Seigneur, sur ce que j’aime ; Vous ferez mon destin.     Moi, Madame ?         Vous-même. Je ne vous dirai rien davantage, Seigneur ; Il n’est pas encor temps de vous ouvrir mon coeur. Sauvez-moi cependant de l’indigne hyménée Où le roi, dites-vous, m’a tantôt condamnée. Étrange et tendre effet de ces impressions Que font sur les amants les fortes passions ! Quoi que vous me disiez, il me paraît encore Que le roi m’a parlé d’un prince que j’adore. Pour me désabuser, de grâce, apprenez-moi Quel est l’indigne époux dont m’a parlé le roi. Que contre ses défauts ma colère s’irrite ! Il a de la naissance, il a quelque mérite ; Il n’est indigne enfin d’être un jour votre époux, Que parce que son coeur ne saurait être à vous : Il brûle pour une autre ; et rien ne peut, Madame, Éteindre dans son coeur cette sincère flamme. La puissance du roi, celle de vos appas, La mort même, la mort ne la détruira pas. Voilà, quel est l’époux...         Ah ! Qu’ai-je fait, Justine? Seigneur, je reconnais l’époux qu’on me destine ; Vainement je voudrais déguiser plus longtemps ; Vous m’avez entendue, et moi je vous entends. Ses yeux font voir, Seigneur, un courroux effroyable, Des caprices du sort dois-je être responsable? Sophronie a donc cru.... Quelle subite horreur Ce nom vient de porter jusqu’au fond de mon coeur ! Malgré moi je le sens qui frémit, qui se trouble ; Plus je la veux chasser, plus ma crainte redouble. Qu’a d’odieux ce nom ? De quoi suis-je alarmé ? Et qu’ai-je à craindre enfin de qui je suis aimé ? Ne sacrifions point à des terreurs si vaines L’amitié... Tout mon sang se glace dans mes veines. Dans ce que me présage un si pressant effroi, . Ciel ! Garantis Eudoxe, et n’accable que moi. Ne vous rebutez point, Seigneur : quoi qu’elle fasse, Il faudra bien qu’un jour elle vous satisfasse. Voyez-la sans chagrin s’emporter contre vous ; Il faut laisser pleurer une femme en courroux. Non, je ne suis point né pour l’indigne faiblesse . De pleurer, de languir aux pieds d’une princesse. Écoute qui voudra ses insolents refus ; Quoi qu’ordonne le roi, je ne la verrai plus. Quoi ! Si facilement vous cessez de prétendre Au plus glorieux sort qu’un mortel puisse attendre ! Le courroux d’une fille étonne ce grand coeur Qui trouve que sans trône il n’est point de bonheur ! Renoncer à l’espoir de posséder l’empire, Sur ce qu’une princesse ose vous contredire ! Le roi condamnera tant de timidité. Il vous croyait, Seigneur, bien plus de fermeté. Et moi je penserais avoir peu de courage Si je rendais des soins, Ispar, à qui m’outrage. Il est d’autres moyens et plus sûrs et plus courts ; Et, si le roi m’en croit, avant qu’il soit deux jours... Prince, je vous cherchais.         Qu’auriez-vous à me dire, Seigneur ?         Vous le saurez. Faites qu’on se retire : Mon coeur, pour s’expliquer, ne veut point de témoins. Allez apprendre au roi le succès de mes soins. Vous savez l’amitié que j’ai pour Sophronie ? Vous savez qu’avec vous elle doit être unie ? Je sais que pour calmer des mutins en fureur, On me fit lui promettre et ma main et mon coeur. Cependant dans ces lieux on sème une nouvelle ; On dit qu’à Sophronie, à vous-même infidèle, Vous aimez la princesse, et que vous prétendez Obtenir aujourd’hui ce que vous demandez. On n’est pas bien instruit de l’état de mon âme. Quelques traits qu’ait Eudoxe, ils n’ont rien qui m’enflamme ; Et, lorsqu’à son hymen je borne tous mes voeux, Mes projets ne sont pas des projets amoureux. Quels sont donc ces projets ? Quoi ! Pour cette princesse... Pour Sophronie enfin, Prince, je m’intéresse ; Sans me faire un outrage, on ne peut l’offenser. Je vous l’ai déjà dit, c’est à vous d’y penser. Dût ce ressentiment m’entraîner à ma perte, J’irai pour la venger jusqu’à la force ouverte ; Et dans l’Afrique un jour il ne sera pas dit... Le roi ne se plaint pas, et cela me suffit. Avez-vous oublié que le ciel m’a fait naître Dans un rang qui permet que je vous parle en maître ? Vous faites bien valoir le peu que je vous dois. Vous faites bien valoir le caprice du roi. Ce qu’il nomme raison, vous l’appelez caprice. Je vous connais tous deux, et je vous rends justice. Ce n’est pas d’aujourd’hui que votre esprit jaloux Ne saurait supporter qu’il me préfère à vous. Le ciel m’a consolé de cette préférence, En mettant entre nous quelque autre différence. Le ciel mit autrefois de Gontaris au roi, Cette inégalité qu’on voit de vous à moi. Genseric, méprisé par cet orgueilleux frère, N’avait que le bonheur d’être aimé de son père : Le ciel en sa faveur enfin se repentit, Et d’un superbe aîné pour jamais le défit. D’un sort pareil au sien cet exemple vous flatte ; Votre haine pour moi dans cet espoir éclate : Il faut le satisfaire ; et, pour vous agrandir, Allons voir si le ciel s’osera repentir. Allons, Seigneur, allons.... Mais voici la princesse ; Pour vous débarrasser, employez votre adresse ; De certaines raisons me la font éviter. Nous nous retrouverons.         Rien ne peut m’arrêter. Je vous suis.         Vous fuyez pour ne me pas entendre ? Est-ce là d’un amant ce que je dois attendre, Quand je viens toute en pleurs lui demander secours Contre un nouveau malheur qui menace mes jours ? Ah ! Seigneur.         Dieux ! On ose attaquer votre vie ! Ah ! Madame, il n’est rien que je ne sacrifie. Ne me ménagez point ; parlez sans différer ; Contre quels ennemis faut-il me déclarer ? Contre le désespoir où me met la nouvelle D’un hymen qui vous fait devenir infidèle. Par des discours remplis de la plus vive ardeur, Par de tendres regards affermissez mon coeur ; Forcez-moi d’oublier tout ce que j’appréhende. Seigneur, c’est le secours qu’Eudoxe vous demande. Je ne vous ferai pas de serments odieux Pour détruire un soupçon qui m’est injurieux ; Je dédaigne, Madame, une si lâche voie : C’est sur mes actions que je veux qu’on m’en croie ; Elles vous parleront ; et peut-être aujourd’hui L’excès de mon amour fera seul votre ennui ; Peut-être le succès de ce que je médite... Mais, malgré moi, Madame, il faut que je vous quitte ; Je perds auprès de vous des moments précieux, Qu’ailleurs pour notre amour j’emploierai beaucoup mieux. Où courez-vous, Seigneur ? Ma mère qui s’avance.... Quoi ! Toujours quelque obstacle à ma juste vengeance ! Quel inquiet chagrin paraît sur votre front ? Votre Afrique est, Seigneur, dans un calme profond ; Des princes vos voisins l’âme basse et craintive Laisse depuis longtemps votre valeur oisive ; Vos vaisseaux tous les ans amènent dans vos ports Tout ce qu’a l’Orient de plus rares trésors ; Le peuple vous chérit, toute la cour l’imite ; Le ciel a mis en vous un éclatant mérite ; Et, pour combler vos voeux des plaisirs les plus doux, Le flambeau de l’hymen va s’allumer pour vous. Que plutôt contre moi tout l’univers s’unisse ; Que plutôt par ma main à vos yeux je périsse. Madame, il n’est plus temps de vous dissimuler Le violent amour dont je me sens brûler. Rassemblez sur moi seul toute votre colère ; Vengez-vous sur le fils des outrages du père ; Méprisez, punissez un prince audacieux Qui jusqu’à la princesse ose porter les yeux. Je l’adore... Frappez... Ma mort serait trop belle ; Je mourrais à ses pieds, et je mourrais fidèle. Loin de punir l’amour...         Ne me soupçonnez pas D’avoir un sentiment si cruel et si bas ; Seigneur, loin que sur vous éclate ma vengeance, Je ne vous dois qu’estime et que reconnaissance ; Et quand d’Eudoxe un jour je vous rendrais l’époux, Je ne penserais pas être quitte envers vous. Combien à ses appas faites-vous d’injustices ! Ah ! Madame, à mes soins, à mes faibles services, Pouvez-vous comparer le glorieux espoir Qu’à mon coeur amoureux vous laissez concevoir ? Qu’ai-je fait que pour vous un autre n’eût pu faire ? Mais que pouvais-je plus contre un roi, contre un père? Et pourquoi n’avez-vous enfin pour ennemis Des princes contre qui tout pût m’être permis ? Sans vouloir que l’honneur de vous avoir servie, J’irais leur arracher la couronne et la vie, Et quand j’y trouverais un assuré trépas, D’un sort si glorieux je ne me plaindrais pas. Partagez cette ardeur, vous qui l’avez fait naître; Aussi bien pouvez-vous seule la reconnaître. Quoi que mon coeur pût faire, il devrait du retour : L’amour ne saurait se payer que par l’amour. Si vous obéissez à l’ordre qu’on vous donne, Il n’est plus de péril, Madame, qui m’étonne ; Il n’est point de dessein dont je ne vienne à bout. Commandez seulement, mon amour pourra tout. Eh ! Contre Genseric qu’est-ce qu’il pourra faire ? Il est toujours, Seigneur, votre roi, votre père. En vain d’un tendre amour vous m’offrez le secours ; Le devoir sur l’amour l’emportera toujours. Non, ma princesse, non ; j’obéis sans réserve ; Je n’examine rien, pourvu que je vous serve ; Mes crimes par vos yeux seront autorisés, Et de tous les amants ils seront excusés. Dès cette même nuit, Madame, je m’engage À vous faire quitter l’odieuse Carthage. Je m’en vais rassembler mes amis dispersés, Demander leurs secours que j’avais refusés. Rien à leur amitié ne sera difficile. Narbal de l’heure prise avertira Camile. Dissimulons encor tout le reste du jour, Vous, votre espoir ; et moi, mon violent amour. Genseric ne sait point le secret de mon âme ; Et s’il le découvrait, il nous perdrait, Madame. Ne craignez rien, Seigneur, nous saurons déguiser. Allez, Prince, et gardez de vous trop exposer. Prête à sortir des fers, vous répandez des larmes. Madame, pardonnez à de justes alarmes : Le prince va peut-être augmenter mes douleurs, Et je m’attends toujours à de nouveaux malheurs. Hélas ! s’il périssait ; si pour notre défense... Hé ! Ne nous faisons point des malheurs par avance ; D’un agréable espoir jouissons pleinement. La fortune a toujours aimé le changement ; Et, lasse de nous faire une guerre cruelle, Son inconstante humeur au repos nous rappelle. N’en doutons point, ma fille ; et, loin d’en abuser, Aidons-la de nos soins à nous favoriser. Dans nos ressentiments engageons Sophronie. Huneric la méprise, et le roi l’a trahie ; Ses amis sont puissants...         On me quitte pour vous ; Mais, loin que mon esprit en devienne jaloux, Je viens vous assurer, Princesse, et vous, Madame, Que du prince Huneric je servirais la flamme Aux dépens de ma gloire, aux dépens de mon coeur, Si l’on pouvait par là finir votre malheur. Je tremble quand je pense à ce qu’on vous prépare. Songez où peut aller la fureur d’un barbare. Il ne respecte rien ; et vous devez toujours Craindre pour votre gloire, ou craindre pour vos jours. Je dois beaucoup, Madame, à cet excès de zèle ; Mais votre amant pourra vous demeurer fidèle. Je ne mêlerai point, malgré tant de hasards , Le sang des Genseric à celui des Césars ; Rome ne verra point l’auteur de ses misères... Mais Huneric, Madame, et Trasimond sont frères ; Et, quoiqu’ils soient tous deux formés d’un même sang, Vous ne les mettez pas tous deux au même rang. Et qui vous fait juger de cette préférence ? Fais-je de Trasimond aucune différence ? Vous me cachez en vain jusqu’où va son bonheur. Il m’a tout confié, desseins, espoir, douleur ; Et mon coeur, pénétré par un amour si tendre, Pour votre liberté me fait tout entreprendre. J’y travaille, Madame ; et par un grand éclat, Je prétends aujourd’hui me venger d’un ingrat. Le prince Trasimond vous a dit vrai, Madame, Quand il vous a parlé du bonheur de sa flamme. Ce qu’il a fait pour nous à Rome et dans ces lieux, Doit paraître aux Romains digne de mes aïeux ; Et si je lui pouvais donner avec ma fille L’empire que le sort ôte à notre famille, Je croirais rétablir la gloire des Romains, En le faisant tomber en de si bonnes mains. Le ciel puisse si bien seconder son courage, Que nous puissions bientôt abandonner Carthage. Madame, croyez-vous qu’il puisse exécuter Ce qu’il a résolu cette nuit de tenter ? Vos amis et les siens d’une chaleur égale Nous pourront-ils...         Enfin je connais ma rivale. D’inutiles soucis vous vous embarrassez ; On fera là-dessus plus que vous ne pensez. Vous verrez si je sais punir qui me méprise, Et quel heureux succès aura cette entreprise. L’ingrat paiera bien cher le refus de son coeur. Voici le roi, Madame.         On vous trahit, Seigneur. Le prince Trasimond, poussé par sa tendresse, Entreprend cette nuit d’enlever la princesse. Dieux ! Qu’ai-je fait ?         Ô ciel ! Nos desseins sont trahis. Quoi, Madame, c’est vous qui séduisez mon fils ! Pour rendre leur vengeance et leur haine assouvie, Peut-être songe-t-il à vous ôter la vie. Oui, sans doute, à ce prix vous mettez votre coeur ; Mais j’empêcherai bien l’effet de sa fureur. Fils indigne du jour ! Ton attente est trompée. Allez lui demander, de ma part, son épée ; Et si ce téméraire ose vous résister, C’est sa tête, Amilcar, qu’il me faut apporter. Cher prince, à quels périls t’expose ta tendresse ! Ah ! Dans l’âme d’un roi fais voir moins de faiblesse : Barbare ! Pour tes jours tu t’alarmes en vain. Peux-tu t’imaginer que dans un coeur romain On trouve un sentiment si lâche et si perfide ? Va, ma fille n’est point le prix d’un parricide. Je la désavouerais, si, par aucuns égards, Elle déshonorait le beau sang desCésars. Tu ne m’écoutes point ? Je vois ce qui t’étonne. Ce n’est pas votre coeur, ma fille, qu’il soupçonne; C’est le coeur de son fils : lui seul le fait trembler. Il croit qu’étant son fils, il doit lui ressembler. À vos ordres, Seigneur, Trasimond est rebelle ; Le peuple se mutine et soutient sa querelle ; Et, sans considérer qu’il s’arme contre vous, Il attaque vos gens et les écarte tous. Mais ce qui va, Seigneur, croître votre colère, Amilcar l’a trouvé qui désarmait son frère. Ah ciel ! De mille coups je crois le voir percé. Huneric est, Seigneur, légèrement blessé. De votre sort, Madame, il veut se rendre maître ; Mais dans un tel projet il périra, le traître. Ispar, va ramasser tous mes soldats épars, Et qu’on aille sur lui fondre de toutes parts. Seigneur, le prince est pris.         Ah ! Fortune cruelle ! En vos mains, Amilcar, je remets ce rebelle : Conduisez-le en lieu sûr : à son frère, à l’État, Je dois faire raison de son noir attentat ; Le perfide paiera ses crimes de sa tête. Et vous à m’obéir, Madame, soyez prête. Songez que je peux tout.         Prince lâche et sans foi, Ton Afrique n’a rien de si cruel que toi. Il est perdu, madame, et son barbare père Va le sacrifier au bonheur de son frère. Pour répandre son sang il est assez cruel ; Mais l’amour agira pour ce grand criminel : Quoi qu’ait fait contre lui la fière Sophronie, C’est d’elle que j’attends sa liberté, sa vie. Il est de grands retours pour les coeurs amoureux; Et, si je puis trouver un de ces temps heureux, Jusques à la prière on me verra descendre. Je m’en vais la chercher, et vous pouvez m’attendre. Une rivale aimée aigrirait sa douleur ; Modérez vos ennuis.         Quel secours pour mon coeur ! Dans tout ce qui m’est cher le ciel me persécute. J’ai vu de ma maison la déplorable chute ; Je vois que mon amant est proche du trépas ; Et l’on peut m’ordonner de ne m’affliger pas ! Non, quel que soit ton sort, cher prince, il faut le suivre ! Sans toi, sans ton amour, comment pourrais-je vivre ? Mais qu’est-ce que je fais ? Ah ! Discours superflus ! Je parle à mon amant, et peut-être il n’est plus. Pour mon sensible coeur quelle image cruelle! Prévenons, par ma mort, cette affreuse nouvelle. Allons me dérober à toutes mes douleurs. Mourir n’est pas pour moi le plus grand des malheurs. Madame, à vos douleurs donnez quelque relâche ; Le jour qui va paraître...         Est-il un coeur plus lâche ? Qu’ai-je fait ? Quelle horreur dois-je me reprocher ? Dans le fond des enfers je voudrais me cacher. Misérable jouet de l’injuste fortune, La lumière du jour m’irrite et m’importune. C’est souffrir trop longtemps, et depuis le berceau Tous mes jours sont marqués par un malheur nouveau. Mais du moins, dans le cours d’une misère affreuse, Je n’avais, tu le sais, été que malheureuse ; Et, dans une innocence égale à mes douleurs, Je n’avais point encor mérité ces malheurs. Cette innocence, ô Dieux ! Qu’est-elle devenue ? Pour venger mon amour, hélas ! Je l’ai perdue Par une trahison digne de mille morts. Cher prince, contre toi j’ai fait tous mes efforts ; C’est moi dont la barbare et noire jalousie, Par le fer des bourreaux va t’arracher la vie. Quelle marque d’amour viens-je de te donner ? Est-ce t’aimer, hélas ! que de t’assassiner ? De grâce, modérez l’ennui qui vous possède ; Vous avez de vos maux l’infaillible remède, Carthage vous adore, et tous ses citoyens Hasarderont pour vous et leur vie et leurs biens. Un tendre souvenir de votre illustre père Leur fait...         Pour Trasimond que faut-il que j’espère, Ispar ?         On fait pour lui de funestes apprêts ; Mais, grâce au ciel, le peuple est dans nos intérêts : Jamais ardeur ne fut si sincère et si forte. Il s’est saisi du port, il garde chaque porte ; Et, par un sort heureux, ce grand peuple confond Vos intérêts, Madame, et ceux de Trasimond. Vos amis et les siens veulent, quoi qu’il arrive, Qu’Huneric vous épouse, et que Trasimond vive. Vous leur avez si bien déguisé vos soupirs, Qu’ils croient cet hymen le but de vos désirs ; Et ces pleurs que tantôt ils vous ont vu répandre, Ont produit tout l’effet qu’on en pouvait attendre. De ce grand changement Genseric étonné, Ne sait par où calmer le peuple mutiné. Des desseins du Sénat sa prudence alarmée, Loin de ces lieux, Madame, occupe son armée ; Et pour se délivrer d’un joug cruel, affreux, On ne pouvait choisir un moment plus heureux. Que le ciel, à son gré, dispose de l’Afrique : C’est l’amour qui m’occupe, et non la politique. Si le peuple aujourd’hui n’assiège ce palais, Si Genseric n’accorde à leurs ardens souhaits L’entière liberté du prince que j’adore ; S’il peut, après cela, me dédaigner encore, Si pour Eudoxe encor son amour se fait voir, Je n’écouterai plus que mon seul désespoir. À cette extrémité vous n’êtes point réduite ; Nos désordres auront une plus douce suite : Mais, madame, j’entends le roi qui vient à nous. Au nom de votre amant cachez ce grand courroux. Sous votre nom Carthage ose prendre les armes. Prétendez-vous par-là faire valoir vos charmes ? Et tout ce que la guerre a de trouble et d’horreur Est-il propre, Madame, à vous gagner un coeur ? Ces cruels sentiments sont-ils la récompense D’avoir si tendrement élevé votre enfance ? Sans les soins que j’ai pris, sans toute ma bonté, Vous n’auriez pas longtemps conservé la clarté. Je devais votre mort au repos de l’Afrique ; Mais, vainqueur trop humain, et mauvais politique, Loin d’attaquer vos jours, j’ai par mille faveurs... Hélas ! Que vous m’auriez épargné de malheurs ! Mais ne déguisez point ce qui m’a préservée ; Pour votre sûreté vous m’avez conservée. Sans moi, votre pouvoir était mal affermi ; On vous regardait moins en roi qu’en ennemi. Toujours quelque revers, toujours quelque tempête Menaçait votre État, grondait sur votre tête. L’espoir de mon hymen adoucit les esprits : On vous laissa jouir de l’Afrique à ce prix ; Et quand vous avez cru Carthage assujettie, Votre infidélité ne s’est point démentie. Vous avez oublié, Seigneur, tous vos serments, Et le peuple n’a pu souffrir ces changements : Il a voulu venger l’affront que vous me faites, Par tout ce qu’a d’affreux le péril où vous êtes. Je ne vous en dis rien, et vous le connaissez. Ces périls ne sont pas si grands que vous pensez. On voit armer pour vous un peuple téméraire ; Vos jours me répondront de ce qu’il pourra faire. Vous vous livrez vous-même à vos mauvais destins. Je dois un grand exemple à des peuples mutins : Je sais qu’il est cruel ; mais, quoi qu’il en puisse être Dans mes États enfin je veux être le maître. Retirez-vous.         Tyran, je vais me retirer ; Mais ce ne sera pas pour gémir et pleurer : Je veux bien m’épargner une odieuse vue. Ta perfidie enfin ne m’est que trop connue ; Cette haine...         Ah ! Seigneur, vos soldats sont défaits, Et les mutins...     Hé bien ?         Ont forcé ce palais. Jusques-là mes sujets portent la violence, Et le ciel autorise une telle insolence ! La fureur dans les yeux, l’audace sur le front, Ils font retentir l’air du nom de Trasimond ; Et ce prince amoureux, qu’aucun respect n’arrête, Pour venger son amour va se mettre à leur tête. Dans ce pressant péril...         Cesse de t’alarmer, Amilcar ; je sais bien par où le désarmer. Laisse agir sur ce point ma prudence ordinaire ; Elle a cent fois changé la fortune contraire : Par elle, sans soldats, j’ai triomphé cent fois. L’art de dissimuler est le grand art des rois. Seigneur, j’entends du bruit...         Que personne n’avance. Loin de vous arracher la suprême puissance, Je vois avec regret ce funeste revers ; Et je ne viens, Seigneur, que reprendre mes fers. En vain le peuple attend que je lui donne un maître, Vous le serez ici tant que vous voudrez l’être : Quoi qu’on m’ait imputé pour me rendre suspect, Vous ne verrez en moi qu’un fils plein de respect. Oui, malgré mon amour et mes jalouses craintes, Je suis...         Ne nous faisons ni reproches ni plaintes, Je vous pardonne tout ; venez, embrassez-moi : J’aime mille fois mieux être père que roi. Possédez, j’y consens, votre aimable princesse, Et me rendez, mon fils, toute votre tendresse : Allez donner la paix ; je ne suis point jaloux De l’ardente amitié que le peuple a pour vous : Des mains de mes sujets faites tomber les armes, Et de votre princesse allez sécher les larmes. Ah ! Seigneur, dites-vous tout ce que peut sentir Un coeur plein de respect, d’amour, de repentir. Tout prêt de voir finir une ennuyeuse vie, Vous me la redonnez de cent plaisirs suivie. Surpris, confus, charmé de tout ce que j’entends, Je ne puis exprimer les transports que je sens. Je vais à leur devoir ramener les rebelles ; Et, puisqu’enfin touché de mes peines cruelles, Vous permettez qu’Eudoxe achève mon bonheur, Je cours faire cesser sa crainte et sa douleur. Dans son emportement, dans sa fureur extrême, Le traître croit déjà posséder ce qu’il aime : Mais, pour de son parti réprimer les efforts, Je m’en vais rappeler mes vaisseaux dans nos ports; Et, quand ils m’auront mis cent mille hommes à terre, Je permets, aux mutins de me faire la guerre. Alors je serai maître, alors je choisirai, Pour le bien de l’État, quel sang, je répandrai : Eudoxe sans appui ne sera pas si vaine... Mais que vois-je ! Huneric, quel dessein vous amène ? Que faites-vous, mon fils ? Et quel pressant souci... L’ardeur de vous servir m’amenait seul ici. Je n’ai pu résister à la pressante envie De vous sacrifier les restes de ma vie. J’ai donc couru, Seigneur, tout blessé que je suis, Partager les malheurs où nous sommes réduits ; Et, pour prix de mes soins, Ispar vient de me dire Que vous m’ôtez Eudoxe et l’espoir de l’empire. Le crime de mon frère a-t-il fait son bonheur ? Seigneur, est-ce par-là qu’on touche votre coeur ? Je pardonne, mon fils, à l’état où vous êtes, Tout ce qu’on voit d’aigreur aux plaintes que vous faites. Les crimes ne sont point par moi récompensés, Et Trasimond n’est pas encore où vous pensez. Seigneur...         Il croit sans doute épouser la princesse, Et vous, pour Sophronie accomplir ma promesse ; Mais pour ce double hymen on n’a point pris de jour, Et de votre santé j’attendrai le retour. Vos blessures, mon fils, sont un heureux prétexte. Apaisons les mutins, le temps fera le reste. Allez voir votre frère, et cachons nos projets Sous les dehors trompeurs d’une sincère paix ; Paraissez satisfait du bonheur de sa flamme. Viens voir périr ton fils par les mains d’une femme ; Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux. Allons le secourir.         Ciel ! Que m’apprenez-vous ? Ô dieux !         Que Trasimond, blessé par Sophronie, Chez ma fille à ses pieds vient de perdre la vie. J’ai vivement senti le coup qui l’a percé ; Voyant couler son sang, tout le mien s’est glacé. Ne crois pas que ce soit ni pitié ni tendresse, Un plus grand sentiment à sa mort m’intéresse. Il adorait ma fille, et j’espérais qu’un jour Ta perte deviendrait le fruit de son amour. Mais cet amour n’est plus, la mort vient de l’éteindre. Tu n’as plus rien, tyran, qui puisse te contraindre. Va, pour comble d’horreur, va, cours baiser la main Qui de ton propre fils vient de percer le sein. Ne crains point par le ciel d’être réduit en poudre ; Puisque tu vis encor, le ciel n’a point de foudre. Je répondrai tantôt à cet emportement : Retirez-vous, Madame, en votre appartement. Père dénaturé, monstre que je déteste, Pourquoi ne pas donner un ordre plus funeste ? Quoi que le prince ait fait dans sa funeste ardeur, Vous êtes toujours père, on le voit bien, Seigneur ; Ce grand accablement où son trépas vous jette, Ne laisse point douter qu’une douleur secrète... Oui, je l’avoue, Ispar, je suis père, et je sens Qu’on fait, pour l’oublier, des efforts impuissants. En apprenant sa mort, mon âme s’est émue ; Je n’ai rien entendu depuis que je l’ai sue. La nature s’explique, et, surpris et troublé, D’inutiles remords je me trouve accablé. Dieux ! Une fille a-t-elle une âme si cruelle ? Qu’est-ce que Trasimond peut avoir fait contre elle ? Mais, puisqu’on ne saurait réparer son forfait, Songeons à profiter du crime qu’elle a fait. Elle prétend avoir quelque droit sur l’Afrique : Sous le nom d’équité cachons la politique ; Punissons-la d’avoir assassiné mon fils, Sa mort nous défera de tous ces ennemis. Ispar, allez sur l’heure arrêter Sophronie. Ah ! Seigneur, elle-même à mes yeux s’est punie. Hélas ! Entre mes bras elle vient d’expirer ; Pardonnez-moi, Seigneur, si j’ose la pleurer. Dès mes plus jeunes ans, auprès d’elle nourrie... Poignarder Trasimond, et s’arracher la vie ! Et qui l’a pu porter à ces extrémités ? Je vais vous découvrir de tristes vérités : Aussi bien, pour sa gloire il n’est plus temps de feindre. À tout ce qu’elle a fait l’amour l’a su contraindre ; Trasimond dans son coeur répandit ce poison, Et chez elle l’amour devança la raison : Elle ne put souffrir qu’une étoile cruelle Eût forcé Trasimond d’aimer une autre qu’elle : Elle vous découvrit son amour, ses desseins ; Et, voyant quel danger il courait en vos mains, Par un de ces retours aux amants ordinaire, Elle anima le peuple à ce qu’il vient de faire. Elle crut que son coeur se rendrait aux bienfaits ; Et ce prince a paru plus ingrat que jamais. Je n’ai donc travaillé que pour une rivale, Me dit-elle, et la paix à moi seule est fatale ? Quoi donc ! Par mon crédit, par mon empressement, Justine, dans ses bras j’aurai mis mon amant ? Non : troublons les plaisirs que l’amour lui prépare, Sur elle que ce fer me venge d’un barbare. À ces mots, chez Eudoxe elle porte ses pas, À dessein de punir ses criminels appas. Dans ce fatal moment, aux pieds de la princesse, Le prince Trasimond exprimait sa tendresse : Le sort de sa rivale irrite sa douleur, Elle lève le bras pour lui percer le coeur : Eudoxe se dérobe au coup qui la menace. Le prince avance et veut réprimer cette audace : Le bras qu’elle a levé tombe, perce son sein, Et trompe, en le perçant, un furieux dessein. Des mains de Sophronie on voit tomber les armes ; Sa bouche est sans soupirs, et ses yeux sont sans larmes. L’excès de sa douleur la rend sans mouvement : Mais, voyant expirer son malheureux amant, Elle pousse des cris, et sa main criminelle Ramasse le poignard et le tourne contre elle : Elle tombe, Seigneur, auprès de Trasimond ; Son sang avec le sien s’écoule et se confond. Elle paraît sensible à ce plaisir funeste, Et voulant lui donner le moment qui lui reste r Approche, me dit-elle, en se faisant effort, Console-toi, Justine, et ne plains point mon sort ; Je touche sans regret à mon heure fatale, Du moins dans le tombeau je serai sans rivale. Puisque Trasimond meurt, j’y descends sans effroi ; Eudoxe est mille fois plus à plaindre que moi. À ces mots elle expire, en vain mes soins fidèles... Qu’on apprenne aux mutins ces funestes nouvelles, Et courons chez Eudoxe essayer...         Ah ! Seigneur, Son désespoir pourra terminer son malheur ; Trasimond n’étant plus, elle ne veut plus vivre. Allons, et que nos soins l’empêchent de le suivre.