Enfin nous voilà seuls, cette foule importune Qu’attache auprès de moi l’éclat de ma fortune, Me traite ce matin si favorablement, Que je puis, Don Alvar, m’échapper un moment : Donnons un temps si cher au beau feu qui m’inspire, C’est sur cette terrasse où loge Lindamire Essayons de la voir.         Pour un pareil dessein, Vous avez oublié qu’il est un peu matin. Oui, mais j’avais besoin de cette diligence : Pour tromper des flatteurs l’extrême vigilance, Et quand un Favori qu’obsèdent tous leurs soins, Peut avoir le bonheur de sortir sans témoins ; Que l’effet empressé de leur exactitude, Lui permet de jouir d’un peu de solitude, Et de cacher sa route à leurs pas curieux, Il est fort diligent ou fort chéri des Dieux. Quoi ? Toujours dans l’esprit ce dégoût effroyable, Toujours votre faveur vous gêne et vous accable ? L’heur de vous voir si grand, si craint et si chéri, N’a pu vous faire aimer ce nom de favori. Bien que de ce grand nom je fasse peu de compte, J’en discerne pourtant l’honneur d’avec la honte : Le plaisir de me voir dans un illustre emploi Propre à servir l’État, mes amis et mon Roi ; Et l’heur d’être l’objet des bienfaits de mon Maître Trouvent mon coeur sensible autant qu’il le doit être : Mais de tout ce bonheur je goûte peu de fruit, Quand j’ose envisager la peine qui le suit ; Si tu pouvais savoir par un peu de pratique, Ce qu’est un favori selon la voix publique, Et quels pièges secrets chacun tend à ses pas ; Mon dégoût pour ce rang ne t’étonnerait pas. Un homme qui parvient à ce degré suprême, Doit se garder de tous, et surtout de lui-même : Car d’un calme apparent le plus souvent séduit, Il s’endort sur la foi d’un vent qui le détruit ; Pour goûter tous les fruits d’une belle sagesse, Il s’abandonne entier à sa délicatesse, Et croit dessus son Roi n’avoir rien attenté Quand il se fait chez lui Roi de la volupté. Ah ! Qu’il fait Don Alvar suivre d’autres maximes Envers les Souverains il est de certains crimes, Qui bien qu’ils ne soient point défendus par nos Lois, Blessent jusques au coeur la personne des Rois ; Un Prince tient du Ciel la suprême puissance, Le droit de commander est un bien de naissance : Mais cet esprit du monde, et ce tendre talent Qui tiennent moins du Roi que de l’homme galant, Comme un Prince ne peut les devoir qu’à lui-même Il en est plus jaloux que du pouvoir suprême, Et c’est sur un tel point qu’un favori prudent, Doit toujours éviter d’être son concurrent, Qu’il doit incessamment veiller sur sa personne, Car de quelques projets qu’un Monarque soupçonne, Tout est également à redouter pour nous, Et ses moindres désirs, sont des désirs jaloux. Vous m’étalez en vain cette frivole crainte Vous êtes au-dessus d’une telle contrainte Vos soins pour cet État, vos vertus, votre sang, Tout mérite chez vous l’éclat de votre rang ; La fortune n’a fait que vous rendre justice, Et loin que les faveurs partent de son caprice, Elle eut dû faire plus pour vos fameux exploits Et l’on sait que Moncade est sorti de nos Rois, Depuis que celui-ci règne sur Barcelone Votre bras fut toujours l’appui de sa Couronne, Et quel que soit pour vous l’excès de ses bontés. Il doit peut-être plus au nom que vous portez : Prenez donc sur vous-même une entière assurance, Sans fatiguer le Ciel par votre indifférence, Des faveurs qu’il vous fait connaître mieux le prix Et ne rebutez plus le sort par vos mépris, Car vous en faites trop, s’il faut qu’on vous le die, La parfaite amitié qui de tous temps nous lie, M’oblige sur ce point à vous ouvrir mon coeur. Chacun commence à voir avec quelle froideur, Vous recevez du Roi les pressantes caresses, Plaisirs, fêtes, bontés, présents, honneurs, largesses, Rien ne peut de sa part vaincre l’ennui profond Qu’on voit incessamment dépeint sur votre front, D’où peut naître un chagrin si peu juste et si rude, Vous avez votre Roi dans votre solitude, Il a su pour charmer vos secrets déplaisirs, Vous amener aussi l’objet de vos soupirs, Que peut faire de plus, ce Prince qui vous aime, Que de venir ici vous divertir lui-même ; Que d’amener chez vous l’élite de la Cour, Et parmi tout cela l’objet de votre amour, Vous êtes dans un lieu, dont l’art et la nature, Ont à l’envi formé l’admirable structure, Et le Roi vous comblant d’un si rare bienfait, Vous fit le plus beau don que Prince ait jamais fait, Cette diversité de Coteaux et de plaines, Ces superbes Jardins, ces marbres, ces fontaines, Ces refuges sacrés de l’ombre et de l’effroi, Ces fertiles déserts...         Hélas ! Sont-ils pour moi ; Ces antres retirés dont le charme t’enchante, Et tous ces autres biens que ton zèle me vante ; Il est vrai qu’à juger de ce lieu par vos yeux, On le croit le séjour des anciens demi-Dieux, Jamais avec tant d’art on n’assembla peut-être, La splendeur de la pompe et la beauté champêtre, Chaque endroit différent offre à notre désir Pour chaque heure du jour un singulier plaisir : Mais ami, que me sert ce bien de ma fortune, Si de tant de beautés je n’en possède aucune, Ces fertiles déserts si bien dépeints par toi, Ont-ils quelques attraits qui soient connus de moi, Il n’est antre si noir, ni grotte si profonde Où je ne sois toujours étouffé du grand monde, Le silence est un Dieu que je ne connais pas, En vain d’un bois épais l’on vante les appas, De tous mes Courtisans une foule sans nombre, Me prive incessamment de la fraîcheur de l’ombre, Du souffle des Zéphyrs, du murmure des eaux Des parfums du printemps et du chant des oiseaux, Si quelquefois l’Écho surmontant cet obstacle, Me fait ouïr sa voix, pour moi c’est un miracle, Et de l’air dont le sort jusqu’ici m’a traité... Mais voici de sa part nouvelle cruauté, Il ne me manquait plus que le Prince Clotaire. Ah, ah, je vous y prends notre cher Solitaire, Toute la Cour chez vous attend votre réveil, Et vous êtes levé plutôt que le Soleil, C’est pour vous préparer à venir à la chasse. Je n’en suis pas Seigneur.         Cruel ! Quelle disgrâce Venez-vous m’annoncer, ô Dieux ! Quel désespoir, Quoi ? Je vais donc passer tout un jour sans vous voir. Ah ! Cela ne se peut.         Quelle bassesse extrême. Et je serais plutôt séparé de moi-même, Je ne puis vous quitter, et je vais dire au Roi, Que si vous ne venez il peut aller sans moi. Gardez-vous bien Seigneur...         Il faut qu’il vous l’ordonne, Dût-il même venir l’ordonner en personne, Je cours l’en supplier.         Ne prenez pas ce soin ; Seigneur, car... Mais ô Dieux ! Il est déjà bien loin, Voyez en quel état il va mettre mon âme, J’espérais de donner tout ce jour à ma flamme, Et j’ai fait cents efforts pour me le ménager, Qu’il va tous rendre vains feignant de m’obliger ; Ah ! De tous mes flatteurs le plus insupportable. Il est vrai qu’il a tort de vous trouver aimable ; Son zèle vous offense, à le dire entre nous, Quoi ne pouvoir passer un seul jour loin de vous, Ce malheur est sensible, il faut qu’on vous l’avoue. Hé ! Bien donc, je conviens que ta bonté le loue. Non, non, puisqu’il vous aime il vous fait trop de mal. Il m’aime, hé ! Justes Dieux, ce lâche est mon Rival, Les yeux de Lindamire ont embrasé son âme : Mais il n’ose avouer une si belle flamme, Par la crainte qu’il a de choquer ma faveur, Et de s’ôter en moi peut-être un protecteur, Une terreur si basse a sur lui tant d’empire, Qu’il me cède en tous lieux la main de Lindamire, M’accable des effets de son zèle indiscret, Et le traître qu’il est me poignarde en secret. Un homme tel que lui doit peu donner de crainte, Que pourront contre vous son amour et sa feinte, Vaincu, dépossédé, fugitif, malheureux, Et venant implorer du secours en ces lieux ; Que peut-il espérer d’une si vaine flamme. Il est amant et Prince, et Lindamire est femme ; Et d’ordinaire Ami ce beau sexe est trompeur, S’il faut même aujourd’hui que je t’ouvre mon coeur, Je commence à juger que l’amour de Clotaire, Est un puissant obstacle à l’Hymen que j’espère, Lindamire avec art veut le dissimuler, Cherche un autre prétexte à pouvoir reculer ; Le soupçon supposé d’un peu de méfiance, Et son deuil qu’elle oppose à mon impatience, L’ont su jusques ici défendre adroitement : Mais en vain l’on se cache aux regards d’un amant ; Elle attend, elle attend le succès de nos armes, Le nom de Souveraine a de soi tant de charmes Que si dans ses États Clotaire est rétabli, Elle mettra bientôt tous mes soins en oubli : Voilà de ses longueurs la cause véritable. Ne la soupçonnez pas d’un dessein si blâmable ; Vous devez la connaître, et vous lui faites tort. Hélas ! Nul ne connaît ce qui dépend du sort, La loi du changement est une loi commune Et l’amour a sa Roue ainsi que la fortune : Mais Lindamire sort, laisse-nous seuls, amour Ôte-moi mes soupçons, ou la vie en ce jour. Ces champs, ce bois, cette verdure ; Les plus farouches animaux, Les doux oiseaux Tout aime en la nature. Elle lit.         Puisque l’amour sait enflammer Les objets les plus insensibles, Si nos coeurs en sont susceptibles, Hélas ! Faut-il les en blâmer. Ce soupir en fait assez comprendre, Ah ! Qu’heureux est l’objet d’un mouvement si tendre : Mais elle m’aperçoit. À cette heure en ces lieux, Madame, je doutais du rapport de mes yeux. Quoi cette diligence est-elle sans mystère ? Oui sans doute, Seigneur, et de plus ordinaire ; Je prends tous les matins un plaisir sans pareil, À voir dans ce beau lieu le lever du Soleil ; Il embellit alors, se mêlant à l’Aurore, D’un émail naturel tous les endroits qu’il dore, Dans ces moments on voit les folâtres zéphyrs Pousser autour des fleurs mille faibles soupirs, Et parfumant les airs de leurs douces haleines, Reverdir, et sécher le gazon des fontaines, Je vous en fais, Seigneur, un fidèle tableau, Jugeant bien que pour vous il doit être nouveau ; Un homme qui soutient le poids d’une Couronne, Goûte peu ces plaisirs que la Campagne donne. Il est vrai que les soins où m’attachent les Dieux Sont un puissant obstacle au plaisir de mes yeux ; Mais contre ces soins mon triste coeur murmure, Ce n’est pas pour ces biens qu’étale la nature ; Il m’importerait peu de voir naître le jour, Si je pouvais donner plus de temps à l’amour, Si mille effets pressants du feu qui me dévore, Vous prouvaient à quel point Moncade vous adore, Qu’une faveur contraire à mon juste désir Me laissât pour vous voir un peu plus de loisir, Et qu’enfin...         En amour chacun a sa manière, Celle d’un favori doit être singulière, Tous ces pas superflus, tous ces empressements, Tous ces soins affectés des vulgaires amants, Sont interdits, Seigneur, à ceux de votre espèce, L’inutile tribut de leur vaine tendresse, Leurs pleurs et leurs soupirs, leur assiduité, Sont proprement les fruits de leur oisiveté. Mais un amant oisif est souvent plus aimable, Qu’un toujours occupé que l’embarras accable, La Patente plaît moins à l’amour qu’un poulet, Et ce Dieu n’aime point les soins du cabinet. Vous apercevez-vous qu’il dédaigne les vôtres. Ah ! Nous ne voyons point ce qu’on sent pour nous autres, Et c’est d’un favori le plus pressant ennui, Que d’avoir comme il a tant d’attraits hors de lui, Sa gloire a plus d’amis bien souvent que lui-même, Quelquefois on le hait au même temps qu’on l’aime On ne peut discerner dans ce qu’il a d’appas, Ce qu’il a d’étranger, de ce qui ne l’est pas, Et tel est amoureux de ce qui l’environne, Qui n’a jamais pensé peut-être à sa personne. C’est être sur ce point un peu trop délicat, Vous êtes proprement jaloux de votre éclat, Sans savoir si c’est vous, ou si c’est lui qu’on aime, Si quelqu’un les confond, faites-en tout de même, Pourvu qu’on soit heureux, je soutiens quant à moi, Qu’on peut bien se passer de s’enquérir pourquoi. Ce précepte me semble utile et raisonnable ; Mais, Madame, en amour il n’est pas recevable ; L’amour est de lui-même, et le but et l’objet, Il renferme et produit la cause et son effet, Et sitôt que son feu se glisse dans une âme, Si quelque autre intérêt se mêle à cette flamme, Que dans l’objet l’on trouve des appas, Qui ne soient point de lui, dès lors on n’aime pas ; Jugez donc sur ce point si ma peine est extrême, Moi de qui les appas sont tous hors de moi-même, Peut-être mon respect, mon amour, et ma foi, Sont les moindres attraits...         Seigneur, voici le Roi. Le Roi !     Oui.     Juste Ciel !         Adieu je me retire. Il est seul et chagrin.         Cours après Lindamire, Pour savoir en quel lieu je puis tantôt la voir : Qu’on fait malaisément l’amour et son devoir, Et qu’au coeur délicat se trouve de faiblesse, Quand il sert à la fois, son Maître et sa Maîtresse. Ce n’est donc qu’à dessein de nourrir votre ennui Que vous vous dispensez de me suivre aujourd’hui, C’est pour être chagrin, rêveur, mélancolique Que vous me supposez une affaire publique, Et le bien d’être seul touche plus votre esprit Que les empressements d’un Roi qui vous chérit ; Ce procédé m’étonne, et pour ne vous rien taire, Cette fâcheuse humeur commence à me déplaire ; Je suis jaloux de voir que toute ma faveur N’ait pu jusques ici vaincre votre froideur, Que les Dieux nous ayant formés ce que nous sommes, Les Rois puissent si peu pour le bonheur des hommes, Puisqu’avec tout l’effort du pouvoir Souverain, Je ne puis rendre heureux l’ouvrage de ma main ; Souhaitez, demandez, éprouvez mon estime Par tout ce qu’un sujet peut souhaiter sans crime, Ne me déguisez rien, ouvrez-moi votre coeur, Parlez, que vous fait-il ?         Pardonnez-moi, Seigneur, Si sur un tel discours, je ne sais que répondre, Cet excès de bontés doit si fort me confondre Que je croirais, grand Roi, l’avoir peu mérité, S’il laissait mon esprit dans quelque liberté, Il le faut toutefois, mon silence est un crime, Il faut qu’à vos genoux, Monarque magnanime, Je jure que mes yeux ont démenti mon coeur, S’ils n’ont pas assez bien exprimé mon bonheur : Oui j’atteste...         Arrêtez, ou soyez plus sincère, Ces frivoles serments aigriraient ma colère ; Parlez avec franchise et sachez qu’aussi bien Tous vos déguisements ne serviront de rien, Cent soupirs échappés, et cent plaintes secrètes Ont été de vos maux d’assez bons interprètes, Je ne demande pas votre aveu là-dessus, Apprenez pour finir des discours superflus Que je veux cet effet de votre obéissance, Qu’il y va de ma joie et de ma bienveillance, Et qu’en vous obstinant à trahir mes souhaits Vous perdez aujourd’hui ma faveur pour jamais. Ah Seigneur quel arrêt !         Il est irrévocable. Où me réduisez- vous, Monarque incomparable, Qu’exigez-vous de moi, juste Ciel, et comment Puis-oser de mon Roi faire mon confident. Ô Dieux ! À ce nom seul tout mon respect s’étonne, Il ne peut consentir...         Mais enfin je l’ordonne. Hé bien Seigneur ? Hé bien il faut vous obéir, Je vais vous satisfaire, et je vais me trahir, Vous me le commandez.         Ta longueur m’importune Parle.         Je suis jaloux de ma propre fortune, Ce n’est moi qu’on aime, on aime vos faveurs Et vos bienfaits, Seigneur, m’enlèvent tous les coeurs, Ce serait pour mon âme un sujet d’allégresse, Si le sort me laissait le coeur de ma Maîtresse ; Je sens bien qu’il est doux et glorieux pour moi De devoir mes amis aux bontés de mon Roi, Je voudrais dans l’ardeur du zèle qui m’inspire Que je vous dusse aussi tout l’air que je respire ; Que je ne pusse agir ni vivre que par vous, Tant d’un devoir si cher les noeuds me semblent doux : Mais, Seigneur, en amour c’est un plaisir extrême De ne devoir qu’à soi le coeur de ce qu’on aime, Et l’on meurt mille fois quand un objet chéri Peut confondre l’Amant avec le favori. Quoi de votre chagrin c’est là l’unique cause ? Pour qui n’aimerait point ce serait peu de chose ; Mais l’amour eut toujours sa politique à part, Une chimère, un rien, est tout à son égard, Et puisqu’il faut ici vous dire ma faiblesse, Si mon rang partageait le coeur de ma Maîtresse Quand par lui je serais au comble de mes voeux Dans mon âme en secret je serais malheureux, Un véritable Amant de tout se fait ombrage, Et l’on détruit l’amour sitôt qu’on le partage. Quoi toute ma tendresse et toute ma faveur Ne sauraient l’emporter sur cette folle ardeur, Donc je ne puis remplir ce coeur insatiable, Et comblé de mes biens vous êtes misérable ; Quand je verse sur vous mes plus tendres bienfaits Devrait-il rien manquer, ingrat, à vos souhaits ; Quoi je me donne entier à ce coeur téméraire, Et je suis moins pour lui qu’une vaine chimère, Qu’une vapeur d’amour dont il est enflammé ? Ah Seigneur ! Ah Seigneur ! Vous n’avez point aimé. Non je n’aimais que toi cruel, je le confesse, Mais puisque pour ton coeur c’est peu que ma tendresse, Qu’étant tout pour ton Roi, tu te croyais malheureux, Je t’abandonne entier à tes indignes feux, Donne-toi pleinement aux devoirs de ta flamme, Je saurai désormais faire choix de quelque âme, Si sensible aux effets que produit ma faveur, Que j’en ferai tout seul la peine et le bonheur. Daignez Seigneur : Mais Dieux après cette menace Il me laisse accablé d’ennuis et de disgrâce, Ne l’abandonnons pas et faisons un effort Pour modérer l’excès de ce bouillant transport. Vous vous moquez de moi Dona Elvire, ou je meure De me faire sortir de ma chambre à cette heure, Tout le monde repose on se rira de nous. Hé venez Léonor.         Mais où donc allez-vous, Apprenez-moi du moins la belle matineuse Si c’est pour ménager une intrigue amoureuse Ou bien pour consulter le mouvement des Cieux : Que vous me conduisez à cette heure en ces lieux : Qu’est-ce donc ?         Son chagrin me fait pâmer de rire C’est pour m’accompagner jusques chez Lindamire ; Elle doit me donner pour prix un bracelet Si je la trouve au lit en portant ce bouquet. Sans mentir sur ce point nulle ne vous égale ; À quoi bon tous ces soins envers votre rivale, Avec empressement vous suivez tous ses pas. Ce sont ruses d’amour que vous n’entendez pas. Non j’en tombe d’accord, mais veuillez me les dire, Nous trouverons toujours assez tôt Lindamire, Et puis de tels soucis ne sont pas importants, Jouissons un moment de la beauté du temps ; Pour ne rien déguiser je ne puis vous comprendre, J’ai quelquefois amé, car qui peut s’en défendre ? Vous savez qu’ici-bas tout s’enflamme à son tour, Et qu’enfin la plus prude a son heure en amour, L’amour m’a donc aussi comme une autre enflammée, Et j’avais comme vous une rivale aimée : Mais, ou vous n’aimez pas comme les autres font, Ou mon coeur n’est pas fait comme les autres sont, Car sitôt qu’à mes yeux sa flamme fut connue, Cent fois plus que la mort j’appréhendais sa vue ; À son nom seulement je frémissais d’horreur, Et si je l’avais pu j’aurais mangé son coeur. C’est aussi pour servir la haine qui m’inspire Que l’on me voit sans cesse auprès de Lindamire, Par là je lui ravis le doux contentement D’oser entretenir Moncade librement, Sur le prétexte adroit de ma fausse tendresse Je trouble ses plaisirs avec tant de finesse Que sans qu’on s’en défie à peine en tout un jour Trouve-t-il un instant pour lui parler d’amour ; Est-il pour une Amante une peine plus rude, Je la contemple alors dans son inquiétude, Elle devient chagrine et presque en un moment Son visage et ses yeux changent visiblement, Son humeur devient sombre et sa mélancolie Fait que Moncade même auprès d’elle s’ennuie, Il croit l’importuner, il en devient jaloux, Et moi dans ces moments je lui darde mes coups, Je fais tous mes efforts pour en être louée, J’anime mon esprit ; je deviens enjouée, Et dans ma belle humeur j’étale des appas Que sans trop me flatter Lindamire n’a pas ; Est-ce l’entendre ?         Oui, mais aussi notre chère, Si c’est l’entendre bien, c’est être peu sincère, Et si Moncade vient à s’en apercevoir, Croyez-moi, bannissez pour jamais votre espoir, Si l’amour n’est fondé sur une haute estime. Hé la ruse en amour ne passe point pour crime, Ce sont vieilles erreurs et soucis superflus Tant d’estime ne sert que quand on ne plaît plus, Quand on n’a plus d’appas pour paraître agréable, Il est bon de tâcher à se rendre estimable, Il faut charmer l’esprit ne pouvant faire mieux ; Mais quand un jeune Amand se rend à de beaux yeux, Il borne à ce qu’il voit son estime et sa flamme, Et ne s’avise pas d’aller jusques à l’âme ; Le secret est de plaire, et l’on voit en effet Que chacun croit toujours ce qu’il aime, parfait : Plaisons donc dans le temps d’une belle jeunesse, Et laissons sans regret l’estime à la vieillesse, Se pique qui voudra de grande probité, Pour moi je ne veux point de cette qualité Et comme parle temps elle m’est destinée, J’attends pour l’obtenir ma cinquantième année. Voilà d’une coquette à peu près la leçon. Certes je ne sais pas si je la suis ou non ; Mais je m’aime beaucoup et j’aime fort à plaire, J’aime assez le grand bruit et je hais le mystère, Je ne fais moins pour autrui, que je ne fais pour moi, Et la joie est en tout et ma règle et ma loi, Si c’est ce qu’on appelle à présent des coquettes ; Il est vrai je la suis.         Oui sans doute vous l’êtes, Et je dois par les lois d’une pure amitié Vous donner là-dessus un avis par pitié, Qu’il vous profite ou non je ne saurais le taire . Elvire croyez-moi devenez plus sincère, Il n’est jamais trop tôt de faire son devoir, Aussi bien vous formez un inutile espoir : Lindamire est aimable et Moncade est fidèle, Ne troublez point le cours d’une amitié si belle : Mais il vient.         Observez un peu notre entretien, Vous verrez si je feins et si je l’entends bien. Éviter de me voir, quel crime ou quelle audace Peut attirer sur moi cette grande disgrâce. Il ne m’aperçoit pas.         Qu’ai-je fait, qu’ai-je dit ; Dieux qui voyez mon coeur.         Qu’il paraît interdit ? Comment permettez-vous ce revers de fortune ? Léonor il nous voit.         Ah rencontre importune ! Que je hais cette femme !         Ainsi triste et rêveur, Vous voyez.         D’où vient donc cette fâcheuse humeur, Au faîte des grandeurs où l’on vous voit atteindre Qui pourrait vous donner juste lieu de vous plaindre. Hélas !         Vous soupirez, serait-ce bien l’amour Qui causerait, Seigneur, vos ennuis en ce jour ? Ah je ne le crois pas, vous que chacun adore, Quel que soit votre objet, votre flamme l’honore, Et de votre conquête, on sait trop bien le prix Pour payer votre amour d’un injuste mépris ? La flatteuse ; il est tant de misères humaines, Que l’amour ne fait pas toujours toutes nos peines, Tel croit souvent un homme au faîte du bonheur, Qui ne pénètre pas le secret de son coeur, Et l’aveugle fortune a si peu de constance Que jamais nul ne doit juger sur l’apparence, Tout éprouve ici-bas son instabilité. De grâce épargnez-vous cette moralité ; À quoi bon dans l’éclat où l’on vous voit paraître Rêver sur un futur que nul ne peut connaître, Jouissez du présent qui vous est glorieux Et laissez l’avenir entre les mains des Dieux. Qui veut de sa raison faire un parfait usage, Dans le calme du port doit penser à l’orage ; C’est là qu’envisageant les malheurs qu’on prévoit, Le sage s’y prépare et souvent y pourvoit : De même les sujets qui remplissent ma place Doivent incessamment rêver à leur disgrâce, Regarder le présent comme un moment qui fuit, Et qu’on voit effacer par celui qui le suit. De mille favoris les chutes étonnantes Nous font voir à quel point le sort les rend fréquentes, L’image du passé nous prédit l’avenir. Effacez ce portrait de votre souvenir, Pour moi je vous prédis sans le secours des charmes Que vous n’aurez jamais à craindre que nos armes, Et Seigneur pour les gens qui sont faits comme vous, Ce n’est pas un grand mal que de sentir nos coups, Si je sais bien juger des regards de nos belles, Ils ne vous feront pas des blessures mortelles. Je crois que sur ce point, et ma vie et ma mort Dépendraient assez des caprices du sort, Selon qu’il me serait contraire ou favorable, Je serais en amour heureux ou misérable, Et pour ne rien celer je ne m’y connais pas Où les bontés du Roi sont mes plus grands appas. Vous pouvez dire vrai, Seigneur, pour quelques-unes ; Car il est parmi nous des armes bien communes, Quand j’y songe pour moi je ne le cèle point J’ai honte d’avouer mon sexe sur ce point, Quand on m’appelle femme en certaine aventure Mon visage en rougit comme de quelque injure. Vous seriez donc constante et malgré le malheur... Vous vous souciez bien de le savoir, Seigneur, Ayant si peu d’attraits, mon zèle et ma constance Sont pour vous à mon sens d’assez peu d’importance : Mais qu’ils le soient ou non j’atteste tous les Dieux, Et consens si je mens de mourir à vos yeux ; Que si le sort cessait de vous rendre justice, Ni conseils, ni tourments, ni crainte du supplice N’ébranleraient mon coeur ; mais pour quoi cet aveu De la bouche d’Elvire, il vous importe peu, Il faudrait des attraits de plus grande efficace. N’avez-vous point appris d’où vient qu’on rompe la chasse ? Et quel est le chagrin que témoigne le Roi ? Non, qu’est-ce ?         Tout le monde en conçoit de l’effroi, Il se promène seul dans cette galerie. Si plein de sa douleur et de sa rêverie, Qu’à peine il voit l’objet qui lui frappe les yeux. Seul, rêveur, et chagrin. Ah ! S’en est fait grands Dieux. Qu’a le Roi cher ami quelle douleur l’accable ? Je l’ignore Seigneur. Que je suis misérable ! Vous l’ignorez, cela ne peut se concevoir Si vous ne le savez qui pourrait le savoir, Vous avez dans son coeur une trop grande place Pour ne pas être instruit de tout ce qui s’y passe, Vous nous faites finesse ; ami dites-le nous ? Ne vous défiez point d’un Prince tout à vous, Si vous pouviez savoir à quel point je vous aime, Vous me regarderiez comme un autre vous-même : Que ne faut-il pour vous répandre tout mon sang, Dieux avecque plaisir je percerais ce flanc ! Ciel peut-on si bien feindre !         Au défaut de ma vie, Que mille embrassements vous prouvent cette envie, Mais le Roi va m’ôter mon unique bonheur ; Carlos vient vous chercher.     Que fait le Roi ?         Seigneur Il est seul dans sa chambre et par moi vous ordonne De quitter dans demain sa Cour de Barcelone, Et de vous retirer à votre autre maison Que je viens de sa part vous donner pour prison. Quoi Moncade exilé !     Dieux !         Que viens-je d’entendre ! Dites-vous vrai Carlos ?         Ce coup doit vous surprendre Et j’en ai comme vous paru tout interdit : Mais mon ordre est exprès.         C’est assez il suffit, De quelque rude coup dont je sente l’atteinte J’obéirai Carlos sans murmure et sans plainte, Vous pouvez de ma part en assurer le Roi, Je ne méritais pas le choix qu’il fit de moi, Il a connu du sort l’erreur et le caprice Et ma disgrâce enfin témoigne sa justice. Vous Prince...         Un différent de deux de mes amis Et qu’ils m’ont aujourd’hui l’un et l’autre remis, M’est depuis un moment venu dans la mémoire Il faut y donner ordre il y va de ma gloire, Je dois les accorder, l’heure me presse, adieu. Léonor ôtons-nous promptement de ce lieu, On ne peut y durer tant le chaud est terrible Et déjà je me sens une migraine horrible ; Ô Dieux ! Quelle chaleur, sauvons-nous on y cuit. Voilà de ses amis que la faveur produit, Dans le fragile cours d’un bonheur chimérique Tout porte son encens à l’Idole publique, Une oeillade, un bienfait, une faveur du Roi, Entraîne avec éclat tous les coeurs après soi ; On court où va la foule, on suit en abondance, Le vent impétueux de cette bienveillance ; Ce rapide torrent apporte nuit et jour Aux pieds d’un favori tous les soins d’une Cour ; Et dès le premier coup que le destin lui donne, Cet éclat se dissipe, et chacun l’abandonne ; Et pour unique fruit de ce vaste bonheur, Il ne lui reste rien qu’une juste douleur. Ah ! Que je tiens, ami, celui digne d’envie, Qui ne met qu’en lui seul le bonheur de sa vie ; Qui fuyant des grandeurs l’appas pernicieux, Ne connait que ses sens, son devoir et les Dieux, Qu’un homme sans amis, et qui vit solitaire... Tout beau, distinguez-moi d’Elvire et de Clotaire, Je ne sais pas comme eux me régler sur le sort, Et je vous suis partout, ami, jusqu’à la mort. Me suivre ; ah ! Que plutôt la mort la plus cruelle. Vous refusez en vain ces marques de mon zèle ; Je vous suivrai.         Quoi donc, la disgrâce du Roi ? J’en vois toute l’horreur, et la vois sans effroi, Le Roi ne peut m’ôter que mes biens et ma vie, Je vous dois l’un et l’autre et vous les sacrifie ; Ne me résistez plus ?     Mais au moins...         C’en est fait. Ah ! De tous les amis l’ami le plus parfait : Et bien donc puisqu’il faut que le destin m’accable, Et dans mes faux amis, et dans le véritable, Que l’excès de tendresse et l’excès de froideur Déchirent tour à tour également mon coeur : Il faut bien me résoudre à ce dernier supplice, Et creuser sous vos pas moi-même un précipice ; Le sort le plus cruel m’aurait été trop doux, S’il n’avait exposé que moi seul à ses coups : Il faut, pour ajouter un comble à ma misère, Que tout ce qui m’est cher éprouve sa colère ; Puisque vous m’arracher ce dur consentement, Sachez si je puis voir Lindamire un moment, Je veux lui dire adieu ; grâces au Ciel mon crime Doit m’acquérir chez elle une plus haute estime ; Et pour l’en informer venez savoir de moi, D’où naît ce grand courroux que témoigne le Roi. Ce que vous m’apprenez est à peine croyable, Quoi ce crime est le seul dont Moncade est coupable ? Ce grand courroux du Roi, cet exil de la Cour, N’a pour tout fondement que cet effet d’amour ? Non Madame.         À mon sens la cause en est légère Et l’on met aisément un Monarque en colère. Les Rois sur leurs bienfaits sont toujours délicats, La faveur pour Moncade avait trop peu d’appas ; Cette extrême froideur et cette indifférence D’un mépris criminel ont souvent l’apparence, Les Princes sont jaloux de leur autorité Et veulent faire seuls notre félicité. J’ignorais jusqu’ici que le pouvoir suprême Dût asservir un coeur aux droits du Diadème, Je savais qu’on doit craindre et qu’on doit obéir, Mais pour la liberté d’aimer et de haïr ; Je croyais que les Rois la laissaient à nos âmes, Et que l’amour dût seul se mêler de nos flammes ; Cette erreur se dissipe, et je commence à voir Qu’un Roi peut ce qu’il veut, et n’a qu’à tout vouloir : Toutefois je ne sais s’il perd sans répugnance Un homme de ce poids, et de cette importance : Son coeur devrait du moins à Moncade un combat, Il est depuis dix ans l’appui de cet État ; Deux fois nous avons vu Barcelone troublée, Et lui seul raffermir la Couronne ébranlée ; Tant de fameux exploits parlent en sa faveur, Tant de fidélité, de respect, de ferveur, Ses biens, les voeux publics, son crédit, sa naissance, Rien n’a porté son coeur à la moindre licence, Il fut toujours soumis aux ordres de son Roi, Et de tous ses désirs il se fit une loi ; Se peut-il que ce Prince ait perdu la mémoire De tant de grands exploits, de mérite et de gloire. Quoi que fasse un sujet son Roi ne lui doit rien, Nous lui faisons toujours un présent de son bien ; Et l’on ne peut jamais sans être téméraire, En faisant son devoir espérer un salaire : Ne murmurons donc point, et voyez seulement Si Moncade pourra vous parler un moment. Oui, je l’attends ici, vous pouvez l’y conduire, Dans mon appartement quelqu’un nous pourrait nuire, On se peut des fâcheux ici mieux garantir. Ne vous éloignez pas, je cours l’en avertir. Ne m’importunez plus fierté trop écoutée, Taisez-vous votre force est enfin surmontée ; Orgueil, crainte, soupçons, déguisements, froideur, Sortez tous pour jamais de mon timide coeur ; Vous avez trop longtemps tyrannisé mon âme, Éclatez, éclatez pure et secrète flamme, Noble et fidèle amour si longtemps combattu, Esclave infortuné d’une austère vertu, Ne cache plus tes feux à qui les a fait naître, Parle, innocent amour, il est temps de paraître ; Moncade est malheureux, dans cette extrémité, Tu seras moins amour que générosité ; Fais-toi voir tout entier, la pitié qui te montre, Dérobe aux yeux suspects... Ah ! Fâcheuse rencontre. Madame, ayant appris qu’un long bannissement Dans ce jour vous allait dérober un amant, Je viens pour réparer cette perte cruelle Apporter à vos pieds un coeur tendre et fidèle ; Un coeur, un faible coeur tout percé de vos coups, Et qui n’avait jamais soupiré que pour vous. Dieux, quelle lâcheté ! L’offre est considérable, Et c’est prendre à propos le moment favorable ; Un coeur qui suit la haine, ou la fureur du Roi, Est un présent honnête, et fort digne de moi ; Qui pour les bons amis à ce point s’intéresse, Persuade aisément l’esprit d’une maîtresse ; Et je dois m’assurer de l’ardeur de vos feux, Par l’air dont vous traitez Moncade malheureux. Oui, Madame, en effet ma haine pour Moncade Vous découvre ma flamme, et vous la persuade ; Quand un coeur sait haïr fortement en rival, Il doit être embrasé d’un amour sans égal ; Et plus vous connaissez que ma haine est extrême, Plus vous devez juger que Clotaire vous aime. Votre coeur a tenu ce grand feu bien secret, S’il n’est de bonne foi, du moins il est discret ; Vous avez de l’esprit, si vous n’êtes sincère, Et savez feindre enfin si vous ne savez plaire. Il est vrai qu’un respect contraire à mon ardeur A longtemps renfermé ce beau feu dans mon coeur ; J’ai caché mes soupirs, j’ai retenu ma plainte : Mais enfin mon amour est plus fort que ma crainte ; Il faut me déclarer, c’est pour vous que je meurs : À ce mot armez-vous de toutes vos rigueurs ; Il n’importe, je meurs avec moins de souffrance, Par votre cruauté, que par mon long silence. Le Roi pour votre mal est un grand Médecin, Le respect eût dans peu tranché votre destin : Mais le prompt appareil d’un moment de disgrâce Est contre le silence un remède efficace, Et la fortune sait de meilleurs secrets Pour prolonger les jours des amants trop discrets. Quoi railler à mes yeux d’une ardeur si sincère, Ah ! Montrez-moi plutôt toute votre colère, En amour le courroux est moins injurieux... Ah ! Vous me demandez un plus grand sérieux, J’exauce avec plaisir une telle prière, Et veux bien vous montrer mon âme toute entière Osez-vous bien porter le nom que vous portez, Et montrer à mes yeux toutes vos lâchetés ; Esclave du destin, Prince indigne de l’être, Après la lâcheté que vous faîtes paraître, Osez-vous bien m’offrir vos voeux et votre amour Allez vil Courtisan, Caméléon de Cour, Cachez-moi pour jamais vos feux et votre audace Et faites vos présents à quelque âme plus basse, Apprenez...         C’en est trop, cette extrême fureur Va jusques aux esprits, et passe la rigueur, Vous laissant emporter à cette violence, Vous donnez un champ libre à ma juste vengeance Je sais plus d’un moyen pour la bien exercer ; Je ne dis rien de plus et vous laisse y penser. La haine ou l’amitié d’un homme de ta sorte... Aye ! Elvire paraît.         Quel courroux vous transporte ? La douleur de trouver notre siècle infecté, Par tant de perfidie, et tant de lâcheté, De voir si peu d’amis dans le temps où nous sommes, Et de voir l’intérêt le Dieu de tous les hommes. C’est là votre douleur, à ce que je puis voir L’amour pour le prochain a sur vous grand pouvoir : Que vous importe ou non le mal qui se pratique, Répondez-vous aux Dieux de la candeur publique ? Non, mais si notre siècle était plus généreux, On n’accablerait pas mes amis malheureux : Clotaire qui trahit Moncade en sa disgrâce, Si c’était un forfait n’en aurait pas l’audace, Le nom de faux ami le comblerait d’horreur, S’il était abhorré parmi les gens d’honneur : Mais son âme à ce crime aisément se dispense, Parce qu’en général il passe pour prudence. C’en est une en effet, et je tiens quant à moi, Que c’est un grand fardeau que le courroux d’un Roi, Il le faut éviter avec un soin extrême, Et le premier amour est l’amour de soi-même. Vous vous aimez beaucoup ?         Quoi vous aimez-vous moins ? Pour moi mon bonheur fait le premier de mes soins ; Ici-bas le bon sens gît à se rendre heureuse. Certes je vous croyais l’âme plus généreuse ; Et sachant à quel point Moncade vous fut cher, Je croyais que son sort dût au moins vous toucher. Vous en jugez par vous à ce que j’en puis croire ? Oui son malheur me touche, et de plus j’en fais gloire, Je plains sensiblement l’état où je le vois. Le Ciel vous fit le coeur plus sensible qu’à moi ? Clotaire en fait voir un si fort semblable au vôtre, Que je crois que les Dieux les ont faits l’un pour l’autre ; Je trouve en vos humeurs un merveilleux rapport, Comme lui vous suivez l’inconstance du sort ; Votre sincérité l’une à l’autre ressemble, Et ce couple parfait est digne qu’on l’assemble. Avec juste raison votre esprit est aigri, On vole à vos bontés les soins d’un favori ; Grondez pour soulager un si cruel martyre ; Là je suis votre amie, et vous pouvez tout dire. Osez-vous sans rougir ?         Dieux quel emportement ! Voyez-vous ce que c’est que de perdre un amant ; J’ignorais que ce mal eût tant de violence, Ne l’ayant jamais su par mon expérience ; On me l’avait bien dit qu’il était fort pressant : Mais j’avais quelques vers pour un amant absent ; Où sont-ils ?     Juste Ciel !         Je les tiens, Élégie : « Destins qui m’enlevez la moitié de ma vie » ; Oui ce les sont sans doute, écoutez.         Ha, grands Dieux ! « Ciel qui viens d’ordonner qu’un coeur vive en deux lieux  » : Le style en est fort tendre.         Âme double et volage ! Quoi cela vous aigrit encore davantage, Je ne sais rien de mieux pour calmer votre ennui, Je vois bien qu’il vous faut laisser seule aujourd’hui. Hé bons Dieux dans le rang où cette femme est née ! Son coeur peut-il...         Adieu l’amante infortunée. Si tu pouvais juger combien il est honteux D’insulter lâchement aux faibles malheureux, Quels que soient les tourments que mon âme doit craindre, Tu croirais de nous deux être la plus à plaindre : Mais Moncade paraît.         Hélas, Seigneur, hélas ! Il est donc vrai que rien n’est durable ici-bas, Mes yeux m’apprennent donc que vous êtes le même, Que ce jour ils ont vu dans un bonheur extrême, Et que tout cet éclat, quand il plaît au destin, Passe comme une fleur dans le cours d’un matin ; Par quel charme faut-il que je me persuade De vous voir malheureux, et de vous voir Moncade. Par un sort dont mon coeur adore le courroux, Puisqu’il peut se flatter de l’éprouver pour vous : Oui, Madame, le Ciel ne m’a paru propice, Qu’en vous offrant pour moi ce faible sacrifice ; Cet éclat, ce crédit, cette vaste grandeur, Ne m’avait fait goûter que l’ombre du bonheur, Ce qui seul ici-bas peut le rendre suprême, C’est d’abandonner tout pour un objet qu’on aime, Je le goûte à présent ce bonheur si parfait, Et je me sens aussi pleinement satisfait. Oui, soyez-le, Seigneur, tant d’heur et tant de gloire, Ne seront pas perdus, ils sont dans ma mémoire, C’est là que la fortune avec tous ses efforts, Ne peut plus vous ôter ces précieux trésors Ils graveront sans cesse en dépit de sa rage, De ce que je vous dois une vivante image, Mon coeur de ce portrait se laissant enflammer, Se va faire un devoir, Seigneur, de vous aimer. Si vous perdez pour moi cette vaste puissance, Vous ne perdez qu’un bien sujet à l’inconstance ; Et je vous donne ici pour vous en consoler, Un coeur que mon trépas pourra seul vous voler. Ah ! Digne récompense, ah ! Gloire sans seconde, Quoi donc quand je me trouve haï de tout le monde, Quand la peur d’attirer la colère du Roi Chasse tous mes amis, vous vous donnez à moi : Pour être malheureux en suis-je plus aimable, Et mes sens m’ont-ils fait un rapport véritable. Oui, oui, votre disgrâce attire mon amour ; Vous n’étiez pas à moi, Seigneur, avant ce jour, Les soins de cet État vous occupaient sans cesse, Et vous étiez à lui plus qu’à votre maîtresse ; Votre coeur possédé par tous ses soins divers, Me confondait souvent avec tout l’univers : Cette confusion en amour est fatale, Je te rends grâces, exil, tu m’ôtes ma rivale : Aujourd’hui je triomphe, il n’est plus de faveur, Et Moncade pourra me donner tout son coeur : Que d’innocents plaisirs cet exil nous prépare, La fortune est, Seigneur, inquiète et bizarre, Et jette dans l’esprit des soins tumultueux, Qui chassent bien souvent, et l’amour et ses feux ; La disgrâce, au contraire, et sensible et touchante, Nous met dans une assiette et tendre et languissante, Qui dispose bien mieux notre coeur à l’amour, Que le faste et le bruit d’une nombreuse Cour. Ô Dieux ! De quels transports de plaisir et de flamme, Ce discours amoureux embrase-t-il mon âme : Quoi vous m’aimez ? Hélas ! Quelle félicité : Mais Madame, est-ce amour, ou générosité ? Je tremble ; car enfin cette grande tendresse, S’est cachée à mes yeux avec tant de finesse, Et vous m’avez permis si longtemps d’en douter, Que mon coeur n’ose encor qu’à peine s’en flatter; Je ne sais quel soupçon à mon repos funeste, Me dit que malgré nous l’amour se manifeste, Et qu’on ne peut si bien régler tous ses désirs, Qu’il n’échappe à l’amour au moins quelques soupirs, Cependant tout l’effort d’une ardeur légitime Ne m’a fait découvrir au plus que de l’estime ; Ce que deux ans de soins ont obtenu de vous, C’est seulement l’espoir d’être un jour votre époux ; Accepter une foi sans grand répugnance, N’est pas toujours d’amour une forte assurance, Et j’en ai dû douter jusques à ce moment, N’ayant pour mon espoir que ce seul fondement. Hé bien n’en doutez plus, que votre crainte cesse ; Il est vrai que l’excès de ma délicatesse, M’a fait appréhender d’offenser mon amour, En confondant ses voeux avec ceux de la Cour ; Je craignais qu’on ne crût mon âme assez commune, Pour m’accuser d’aimer en vous votre fortune ; Votre exil ôte enfin cet obstacle à mes feux, Je vous aime, il est vrai, croyez-le, je le veux. Hé bien, Madame, hé bien j’oserai donc le croire, Ce précieux amour qui fait toute ma gloire ! Mais, Dieux, pour mon malheur je le croirai bien tard, Puisque je touche enfin l’heure de mon départ. Nous serons peu de jours éloignés l’un de l’autre, J’ai des Maisons, Seigneur tout proche de la vôtre, Mettez-vous en repos, j’irai m’y retirer Lorsque je le pourrai sans faire murmurer ; Laissez-moi ménager un peu de bienséance, Et du reste...         Ah ! Grands Dieux, après cette assurance, Que puis-je demander, souffrez qu’à vos genoux Mon coeur d’aise et d’amour...         Ah ! Seigneur, levez-vous, Si l’on vous voit, hélas ! Que pensez-vous...         Madame, En quel ravissement avez-vous mis mon âme. Je crains qu’on nous ait vus, ôtons-nous de ce lieu : Partez. Adieu, Moncade...         Adieu, Madame, adieu. Dussé-je être pour vous une amie incommode ; Non je ne puis souffrir cette étrange méthode, Dans une heure Moncade est par vous oublié, Cet homme si parfait.         Il est disgracié. Et pour cette disgrâce en est-il moins le même, Quoi votre coeur ressent une tendresse extrême, Et puis sans autre peine il n’a qu’à le vouloir, Vous changez d’un amant comme on fait d’un mouchoir ? Et vous ne trouvez pas ma méthode admirable, Mon coeur aima Moncade autant qu’il fut aimable, Quand la faveur rendait son amour précieux, Que les jeux et les ris le suivaient en tous lieux ; Moi qui cherche partout la joie et l’allégresse, À pouvoir l’acquérir je m’efforçais sans cesse : Mais dans ce grand revers où l’on ne voit en lui Qu’un esprit accablé de chagrins et d’ennui, Qu’il est moins un objet de plaisir que de larmes, Pourrais-je sans erreur lui voir les mêmes charmes ; Où serait mon esprit et mon discernement : Là, soutenez un peu votre raisonnement ? Il serait à montrer un courage intrépide, Une grande constance....         Hé, cherchons du solide ; Fi de votre constance, on en est revenu, Ce n’est qu’une chimère habillée en vertu : Si nos Pères ont eu cette folle manie, Le siècle est bien guéri de cette maladie, Croyez-moi, Léonor, à présent à la Cour On ne sait plus donner de chaînes à l’amour ; Comme il est un enfant, on croit qu’il aime à rire, Et l’on traite de jeu ce qui fut un martyre. Il est vrai, qu’à vous voir traiter ainsi son feu, L’on ne veut vous nier que ce ne soit un jeu : Mais il faut sur un point que je me satisfasse ; N’aimiez-vous pas Moncade avant cette disgrâce, Était-ce feinte, ou non ?         Vous me connaissez bien, Je hais tout ce qu’on aime, et n’aime jamais rien ; Tout ce qui peut m’ôter le nom de la plus belle, M’inspire aveuglément une haine mortelle : Lindamire parut plus charmante que moi, Quand elle assujettit le Favori d’un Roi ; Sitôt qu’elle reçut ce glorieux hommage, Elle attira sur soi dès lors toute ma rage : Mais quoi que m’inspirât ce courroux véhément, Je haïs la Maitresse, et n’aimai point l’Amant : Et pour mieux vous montrer comme j’aimais Moncade, J’ai fait une conquête à cette promenade Car sans trop me flatter, je ne m’y connais pas, Ou Dom Lope a senti l’effet de mes appas ; J’ai surpris par hasard un certain regard tendre. Certes plus vous parlez moins je puis vous comprendre ; Cette façon d’aimer, et ces prompts changements, Pour des gens tels que moi sont des enchantements : Mais passe pour ce point, l’amour a des mystères Qu’il ne profane pas aux Amants ordinaires ; Vous pouvez le changer, vous pouvez le haïr : Mais vous joindre à Clotaire, Elvire, et le trahir, C’est le dernier effet d’une âme faible et basse. Devrais-je point plutôt partager sa disgrâce, Et passer en exil le plus beau de mes jours Par un zèle indiscret qui n’est d’aucun secours ; J’ai fait penser à tous avec un soin extrême, Que j’aimais Lindamire à l’égard de moi-même ; Elle adore Moncade, et peut dans son ennui Former quelque murmure, et se perdre avec lui : Si son amour la porte à cette extravagance On me soupçonnera d’être d’intelligence, Et le moindre envieux que j’aurai près du Roi, Peut d’un mot attirer tout son courroux sur moi ; Il faut donc me parer de cette calomnie, En montrant que je suis leur plus grande ennemie, Et me tirer ainsi finement du danger, Par mon empressement à les désobliger : Car c’est un beau recours pour une malheureuse, De penser, on dira, que je suis généreuse : La belle ambition, grâces au Ciel, mon coeur Ne veut point à ce prix de ce titre d’honneur : Pénètre qui voudra ces sublimes mystères, Je ne me repais point de ces vaines chimères ; Je sais ce qu’est la gloire et le parfait amour : Mais je crains la disgrâce, et j’aime fort la Cour ; Les yeux les plus brillants sont ternis par les larmes, Et trois jours de chagrin moissonnent bien des charmes ; Moi j’aime un peu les miens, et pour les voir durer, Dès longtemps j’ai fait voeu de ne jamais pleurer ; Voilà mon sentiment, à quoi qu’on me l’impute, Je ne veux point avoir là-dessus de dispute : Si le chagrin vous plaît, partageons entre nous, Vous pleurerez pour moi, moi je rirai pour vous, Le parti vous plaît-il ?         On ne peut davantage, Et vous m’obligez trop : mais que nous veut ce Page ? C’est au nouvel Amant : que veux-tu ?         Ce billet Vous l’apprendra, Madame ?         Il sent bien son poulet. Depuis ce moment d’entretien, Je m’aperçois sans que j’y pense, D’une certaine impatience, Que je ne discerne pas bien, Je sens des mouvements tous nouveaux pour mon âme, Mon coeur a des désirs tumultueux et doux ; Je ne sais ce que c’est : mais je pense, Madame, Que ce mal ne saurait finir qu’auprès de vous. Ha ! Rien n’est plus galant : de grâce, notre amie, Ce billet plairait-il à votre prud’homie : Je ne sors point ce soir, Page, il me trouvera, Dis-lui qu’il peut venir, et qu’il m’obligera ? Hé bien notre constante, un amour à ma mode, Est-il le plus aimable, ou le plus incommode ; Parlez qu’en dites-vous ?         Qu’un coeur sitôt épris, Se refroidit de même, et n’est pas de grand prix. La bonne illusion, là là je m’en contente, Il suffit qu’il occupe une place vacante ; Je mets le reste au sort, il viendra quelque instant, Qu’il m’embrasserait s’il était plus constant ; Il m’épargne du moins la disgrâce cruelle, D’être un jour sans amant, et d’être jeune et belle : Mais Clotaire paraît. Et bien, Seigneur ?         Le sort Pour nous favoriser semble faire un effort ; Apprenez un projet d’une extrême importance, Et qui nous eût perdus sans un peu de prudence, Lindamire au mépris de la fureur du Roi Suit l’exil de Moncade, et lui donne sa foi. Ô Dieux ! Qui l’eût pensé d’une prude semblable : Mais comment savez-vous ce projet incroyable ? Par un homme des siens qui m’aime chèrement, Et que chez elle exprès j’entretiens sourdement ; Or l’exil de Moncade est dans une province, Où Lindamire peut presque autant que le Prince, Elle fut autrefois à ceux de sa Maison, Et peut-être ceci cache une trahison : S’il est ainsi, Madame, une telle aventure, Nous va mettre à la Cour en très haute posture. Le Roi tenant de nous cet avis important ; De grâce, envisagez le rang qui nous attend, Il n’est point de faveurs dont on ne nous accable, Et nous pourrons remplir la place du coupable. Ô Ciel ! Courons donner cet avis précieux. Quoi, vous vous résoudrez à ce crime odieux ? Quoi cette trahison ?...         Voyez-vous l’héroïque ? Est-ce un crime aujourd’hui que d’être politique ? Savez-vous quels malheurs, et quelle adversité, Traine le nom d’ami d’un sujet révolté ? Elvire le prend bien : oui c’est une maxime, Que tous ses amis pâtiront de son crime : Croyez-moi, Léonor, le point est délicat, Et nous raisonnons trop sur un tel attentat, Courons trouver le Roi ; mais au reste, Madame, Il me serait honteux d’accusez une femme, C’est à vous...         Oui, Seigneur, j’en prends tout le souci. Allons : mais à propos ce Prince vient ici. Ah ! Juste ciel, faut-il qu’en ce siècle barbare, Un véritable ami soit devenu si rare. Oserai-je, Seigneur, sans trop de liberté, Apprendre une nouvelle à votre Majesté ? Vous le pouvez.         Elle est fort difficile à croire, Cette fière personne au coeur si plein de gloire, Cette âme impénétrable aux flèches de l’amour, Lindamire en un mot est amante à son tour ; Elle accompagnera Moncade en son voyage, Et la pitié surmonte enfin ce grand courage ; C’était un coeur d’acier, l’amour lui faisait peur : Mais la compassion peut tout sur un grand coeur. Est-il possible, ô Dieux, quoi, cet orgueil suprême ! Cette fière beauté !         Oui, Seigneur, elle-même, Elle partagera l’exil de son amant ? Qui l’eût pu soupçonner d’un tel emportement ? Ah ! Seigneur, de tous temps ces vertus exemplaires, Sont des masques adroits pour cacher las affaires ; Ne vous fiez jamais à ces coeurs de rocher, Qu’il semble que l’amour n’oserait approcher ; On n’en aime pas moins pour savoir un peu feindre, Et ce feu qu’on renferme en est bien plus à craindre. Comme l’aimant beaucoup, son départ de ces lieux... Moi, je l’aime, Seigneur, m’en préservent les Dieux ; Elle va mériter votre juste colère, Elle suit un banni qui vous a pu déplaire, Et mon coeur à l’aimer oserait consentir, Encore un coup le Ciel veuille m’en garantir : De grâce, jugez mieux des sentiments d’Elvire ; Pour m’en justifier, Seigneur, j’ose vous dire, Que si je juge bien sur ce pressant départ, Plus d’une passion y peut avoir sa part ; Mon esprit n’est pas grand, mais je connais les femmes, Je sais que le dépit peut beaucoup sur leurs âmes : Vous blessez celle-ci par un lieu délicat ; Je n’entends pas trop aux maximes d’État : Mais je craindrais tout d’elle étant en votre place, Voyez ce qu’elle peut, et pensez-y de grâce. Si j’ose sur ce point dire mon sentiment, Cette crainte, Seigneur, n’est pas sans fondement, Des grands Rois tels que vous la noble inquiétude, S’abaisse rarement jusqu’à la multitude, Leurs esprits occupés par d’illustres projets, Ne songent qu’en passant aux voeux de leurs sujets : Mais nous autres oisifs, dont on voit d’ordinaire Que l’examen d’autrui fait la plus grande affaire, Nous prenons garde à tout, rien n’échappe à nos yeux : Et c’est en qualité d’un oisif curieux, Que j’ose sur ce point m’avancer de vous dire, Qu’il est bon de veiller un peu sur Lindamire : Ce voyage, Seigneur, a plus d’une raison, Songez-en quel pays Moncade a sa Maison. Vous me donnez sans doute un avis d’importance, Et vous en jugerez par ma reconnaissance ; Cette bonté m’étonne et j’avoue entre nous, Que je n’attendais pas ce grand zèle de vous N’étant pas mon sujet.         Seigneur votre personne Vous soumet plus de coeurs que ne fait la Couronne ; Et du bien d’être à vous on se fait un devoir, Lorsqu’on a seulement le bonheur de vous voir. Vous me rendez confus, Prince et mon bon génie A dans cette rencontre une force infinie, Car Moncade aurait dû séduire votre coeur ; Il parut vous servir avec tant de chaleur : Ce fut, je m’en souviens, à sa seule prière, Que je vous secourus la campagne dernière ; Et depuis, c’est encor son zèle officieux, Qui vous fit obtenir un asile en ces lieux : Un service pareil et de cette importance, Semblait devoir tenir votre coeur en balance, Et vous m’étiez suspect quand j’osais y penser. Moi vous être suspect ! Moi, Seigneur, balancer : Si j’ai reçu des biens par la main de quelque autre, Je n’ai pas ignoré qu’ils partaient de la vôtre, Quel que soit le canal qui les conduit à nous, Vous en êtes la source, et je vous les dois tous. Oui : mais cette amitié, que vous faisiez paraître. Écoutons.         Moi j’aimais la faveur de son maître ; Et jamais il n’eut rien de plus charmant pour moi, Que l’heur d’être l’objet des bontés de son Roi : S’il faut même aujourd’hui que je vous le déclare, Mon coeur vous souhaitait envers lui plus avare, Tout le monde voyait sa faveur à regret, Et vos meilleurs sujets murmuraient en secret. Il vous donne, Seigneur un avis véritable ; En effet son orgueil était insupportable. Lâche...         Tout le Royaume en était mécontent. Oui, Seigneur, il est vrai, l’avis est important. Ô Dieux ! C’est Lindamire.         Et de telles personnes Sont d’un très grands secours pour le bien des Couronnes : Poursuivez, poursuivez, conseillers généreux, Achevez d’accabler un ami malheureux, Étalez à nos yeux un crime imaginaire, Tel qu’on doit l’espérer d’Elvire et de Clotaire : Ah ! Grand Roi, se peut-il que votre Majesté Souffre tant de bassesse et de lâcheté : Prince, l’honneur de tous, Monarque incomparable, Voyez-vous sans horreur ce couple détestable. Modérez, modérez ce courroux véhément, Nous savons d’où vient ce grand emportement : C’est par eux que je sais ce bienheureux voyage, Où l’amour de Moncade aujourd’hui vous engage ; Vous l’avez entendu sans doute, et ce courroux Vient de voir un obstacle à des desseins si doux. J’ignorais jusqu’où va leur noire perfidie, Et n’ai rien entendu de cette calomnie. Quoi ce voyage est donc quelque conte inventé ? Je ne veux pas nier à votre Majesté, Qu’aimant à me trouver tranquille et solitaire, J’avais fait le dessein d’un exil volontaire : Mais pour me délasser du monde et de la Cour, Et par un pur dégoût plutôt que par amour. Je n’en demande pas sur ce point davantage, Il suffit, on voit peu de filles de votre âge S’exiler de la Cour sans peine et sans regret, Si l’amour n’a sa part de ce dégoût secret, Je vois tous vos desseins, et j’en prévois les suites ; Et comme rarement l’amour a des limites, Il est bon de songer d’abord à séparer, Des malheurs que ce feu pourrait nous attirer ; Je vais y travailler.         Suivons le Roi, Madame, Et ménageons un peu l’assiette de notre âme. Ciel qui lis dans nos coeurs ! Touche celui du Roi, Ou fais que son courroux ne tombe que sur moi. Quoi Moncade arrêté ! Ha disgrâce cruelle, Dois-je croire, bons Dieux, cette triste nouvelle. Plût au Ciel qu’il nous fût plus aisé d’en douter ; Mais, Madame, à mes yeux on le vient d’arrêter. Ah pour ce nouveau mal il n’est point de remède, Et je sens bien qu’il faut que ma constance cède ; Ce dernier coup s’achève, hélas il est perdu ! Et tout espoir nous est sur ce point défendu ; Son exil me laissait encor quelque espérance, On semblait y garder un peu de bienséance, On l’envoyait chez lui sans bruit et sans éclat : Mais si le Roi le traite en criminel d’État, Croyez-moi, Don Alvar, sa perte est assurée, L’envie et mon malheur de concert l’ont jurée. Mais que résolvez-vous dans ces profonds ennuis ? Hé ! Que puis-je résoudre en l’état où je suis. Votre fuite, pendant qu’elle vous est permise. Où fuir une fureur que le Sceptre autorise ; Où se pouvoir cacher d’un Monarque irrité : Non, non j’attendrai tout avec tranquillité. Mais votre perte ici devient inévitable, On se rend criminelle en aimant un coupable ; Ignorez-vous les droits d’une raison d’État, Et quel empire elle a sur un Roi délicat. Si de cette raison Moncade est la victime, Au prix de tout mon sang j’achèterais un crime ; Le Roi me condamnant à suivre son trépas, Épargnerait du moins un forfait à mon bras ; Et de peur que du Ciel le courroux implacable, Ne me prive du bien de paraître coupable, Allons apprendre au Roi le secret de mon coeur ; C’est trop vous écouter, dangereuse pudeur, Je veux malgré vos lois par un aveu sincère, Perdre cette innocence à mes voeux si contraire, Et par l’heureux effet d’un juste emportement, Partager pour jamais le sort de mon Amant : Courons, courons au Roi, qu’une espérance vaine... Madame épargnez-vous, s’il vous plaît cette peine, Attendez-le chez vous, il sort pour y venir, Et vient de m’ordonner de vous y retenir. On donne un beau prétexte à cette violence. J’exécute à regret une telle ordonnance, Mais les ordres du Roi...         Dans cette occasion Semblent d’intelligence avec ma passion ; Le Roi m’oblige plus qu’il ne se persuade, De me traiter ici d’égale avec Moncade ; Ce rang ne m’est pas dû : mais pour le mériter, Je ferai mes efforts pour le bien imiter : Je sais que ce Héros ne fut jamais coupable, Que d’avoir trop aimé ce qu’il jugeait aimable ; J’en veux suivre l’exemple, et jusques à ma mort J’espère partager et son crime et son sort : Assurez-en le Roi, vous de qui j’ose croire, Que le coeur généreux porte envie à ma gloire : Recevez pour bannir ces mouvements jaloux : Les conseils que tantôt je recevais de vous : Fuyez, illustre ami, fuyez de cette terre, Je vois bien que le Ciel lui déclare la guerre, Ses habitants, sans doute ont irrité les Dieux, Ils ne peuvent souffrir de vertu dans ces lieux ; Et puisqu’il faut ici que les vertueux tremblent, Le péril est pressant pour ceux qui vous ressemblent. Ah ! Madame, cachez ce bouillant mouvement, Et modérez l’excès de cet emportement. Non, non, cher Don Alvar, il n’est plus temps de feindre, Quand on n’espère plus on n’a plus rien à craindre. Mais, Madame, le Roi nous aura devancés, Il faudrait s’il vous plaît...         Oui, Carlos, c’est assez, Allons.         Pardonnez-moi, mais Dieux le Roi s’avance, Et nous aurons lassé sa juste impatience. Vous le voyez, Seigneur, je vais me retirer, Et Carlos m’est témoin que c’est sans murmurer. Arrêtez, arrêtez, vous m’êtes nécessaire, Vous avez trop de part dans toute cette affaire, Pour vous priver du bien d’en être le témoin : Vous, Carlos, écoutez ?         J’en vais prendre le soin. Malgré tous vos mépris, je vous jure, Madame, Que je prends grande part aux ennuis de votre âme. Votre coeur d’un tel soin pourrait se dispenser. Ils ne sont pas si grands que vous l’osez penser. Tout beau nous avons su de votre propre bouche, Jusques à quel excès ce coupable vous touche ; Vous tâchez vainement à nous cacher l’ardeur... Non, non, si vous voulez, je l’avouerai, Seigneur ; Est-ce un crime d’aimer un Héros magnanime, Qui de tout l’univers s’est attiré l’estime ? Après un tel discours, Seigneur, qu’attendez-vous ? Vous nommez de ces noms l’objet de mon courroux, Le surprenant effet d’une ardeur téméraire, Ose jusqu’à ce point défier ma colère. Hé ! Quoi, Seigneur, c’est vous qui l’avez allumé, Ce feu dont malgré moi mon coeur s’est enflammé ; C’est en mettant Moncade au faîte de la gloire, En lui faisant gagner victoire sur victoire, En faisant éclater ses exploits glorieux, Que vous l’avez rendu si charmant à mes yeux : Si vous ne l’eussiez point comblé de votre grâce, Son extrême douceur, sa foi, son peu d’audace, Son zèle, et son respect pour votre Majesté, À mes yeux pénétrants auraient moins éclaté : La plus haute vertu sous la fureur succombe, C’est un penchant glissant où le plus ferme tombe, Et je l’ai vu porter toute votre faveur, Sans avoir un moment vu chanceler son coeur ; Je l’ai vu conquérant sans être téméraire, Favori sans orgueil, Courtisan et sincère ; Vous l’avez connu tel, et vous êtes surpris, Qu’après cela Moncade ait charmé mes esprits. Mais, Madame, aujourd’hui de toute cette gloire, Il n’en conserve plus que la triste mémoire ; Ce n’est plus cet objet des bontés d’un grand Roi, Dont l’amour l’éleva presque jusques à soi ; C’est le funeste but d’une colère auguste, Que par soumission chacun doit croire juste, Et pour qui, connaissant ce Prince glorieux, Vous devez démentir votre coeur et vos yeux : Oui, vous devez juger qu’un Monarque équitable, Ne traite point sans cause un sujet en coupable ; Et connaissant le Roi quand je vois ce revers, Je crois Moncade atteint de cent crimes divers ; Je le crois téméraire, ambitieux et traître, Je crois que la vertu qu’il nous a fait paraître, Est un masque trompeur, dont il cachait à tous... Ah ! Seigneur, ce discours peut-il venir de vous, Qu’ai-je entendu, grands Dieux, quoi cette calomnie Vient du Prince Clotaire, ah ! Noire perfidie. Don Alvar quel transport...         Pardonnez-moi, Seigneur, Si malgré mon respect il échappe à mon coeur ; Lorsque je vois Moncade accusé par un Prince, Dont il a conservé la vie et la Province, Et pour qui tant de fois avec tant de bonté, Il tira des bienfaits de votre Majesté : Je ne le puis nier, votre auguste présence, Ne saurait me contraindre à garder le silence ; Moncade m’est connu, c’est moi, Seigneur, c’est moi Qui vous puis mieux que tous répondre de sa foi : Seul j’ai vu ses desseins seul j’ai lu dans son âme ; On cache ses desseins à l’objet de sa flamme, Adorant Lindamire on pourrait présumer, Qu’il feignait des vertus pour se faire estimer : Mais moi qui l’observais avec un soin extrême, Et qu’il aima toujours à l’égal de lui-même, C’est moi, qui le voyant accuser à mes yeux, Dois repousser, grand Roi, ce trait injurieux. Seigneur, cette colère et cette véhémence, Marque leurs factions et leur intelligence ; Je vous le disais bien, qu’il achetait des coeurs, Et gagnait vos sujets au prix de vos faveurs, Jugez de ce qu’il peut par cette seule marque ; Et ce que sert ici votre rang de Monarque. Oui, traître les faveurs qu’il recevait du Roi, En faisant éclater son mérite et sa foi, Ont fait naître en effet l’ardeur qui nous inspire. Après cela, grands Dieux, que pourrait-elle dire. ! Mais s’il eût sur nos coeurs un absolu pouvoir, Ce fut, parce qu’il fit pleinement son devoir. Oui, Seigneur, il le fit, je sais son innocence ; Et si j’ose à vos yeux en prendre la défense, Je me livre, grand Prince, à votre Majesté, Comme une caution de sa fidélité : Oui, s’il est convaincu de la moindre pensée, Dont votre autorité soit justement blessée, Je me soumets, Seigneur, au plus cruel trépas... Ah ! Cet honneur m’est dû ne me l’enlevez pas, Oui, Don Alvar, c’est moi qu’il adore et qu’il aime, À répondre de lui comme un autre lui-même : Roi tout juste et tout bon, souffrez qu’à vos genoux... Nous vous allons régler, le voici, levez-vous. Viens, malheureux, viens voir par cent preuves publiques Ce que font naître ici tes secrètes pratiques : Viens voir ceux de ma Cour les plus chéris de moi, S’efforcer à l’envi d’être immolés pour toi : Regarde Don Alvar, approche et considère, Celle de qui je suis moins le Roi que le Père, Et de qui j’ai pris soin depuis son premier jour, Qui fait céder mes droits à ceux de son amour : Lindamire l’objet de toute mon estime, Veut suivre ton exil et partager ton crime : Elle aime qui m’offense, elle m’en fait l’aveu, Et trahit mes desseins pour ce coupable feu : Aurait-on jamais cru qu’une pareille flamme... Ah ! Seigneur, jugez mieux des désirs de son âme, Et ne condamnez pas avec sévérité, Un faible mouvement de générosité : Elle seule, Seigneur, fait agir Lindamire, L’amour n’a point de part au zèle qui l’inspire, Et quel que soit l’éclat qu’elle fait dans ce jour, C’est pitié, c’est bonté : mais ce n’est point amour. Voyez-vous, Léonor, que cela vous suffise, Toujours en tout, partout la joie est ma devise ; Mais ce n’est pas ici que je dois la prêcher, Retirons-nous.         Venez, vous pouvez approcher, Votre présence ici nous sera nécessaire, J’ai besoin de témoins pour ce que je veux faire. Oui pour faire éclater ma gloire aux yeux de tous, Approchez-vous, Elvire, on a besoin de vous, Sachant de quel secret est capable votre âme, On vous tend aujourd’hui le témoin de ma flamme, Je rends grâces, Seigneur, à cet obligeant soin, Et j’en voudrais avoir l’univers pour témoin. Ô Dieux ! Elle se perd.         J’avouerai donc sans crainte. Ah ! Ne la croyez pas, Seigneur, c’est une feinte, Connaissant le pouvoir qu’elle a sur votre coeur, Elle feint par bonté cette obligeante ardeur, Présumant que peut-être un Monarque qui l’aime, Accordera ma grâce à son amour extrême. Va, va, j’en ai trop dit tu fais un vain effort, Grâces à mon aveu, nous aurons même sort. Qu’as-tu fait pour séduire une telle personne, A-ce été sur l’espoir d’usurper ma Couronne, Car enfin ce grand coeur ne s’est point asservi. Il a fait son devoir, et vous a bien servi, C’est ainsi qu’on séduit les âmes magnanimes, Et non pas par l’espoir de commettre des crimes : Connaissez-moi, Seigneur, ce qui peut m’enflammer, C’est sa haute vertu qui me le fait aimer, Seule d’un feu si pur elle est l’illustre cause. Que le parfait amour est une forte chose, Vive l’amour commode et la bonne amitié. Madame, au nom des Dieux ayez moins de pitié, Vous aigrissez mes maux quand votre zèle augmente, Soyez moins généreuse, et soyez plus prudente : Hélas ! Qui m’aurait dit avant ce triste jour, Que mon plus grand malheur serait son trop d’amour. Je sais que cet excès me rendra criminelle : Mais mon plus grand désir est de paraître telle ; Seigneur, si j’en ai fait un coupable aujourd’hui, Je prétends à mon tour la devenir pour lui : Son amour vous déplût, le mien en fait de même, S’il l’a dit, je l’avoue, et s’il m’aime je l’aime ; Ordonnez même peine, et de semblables feux. Hé bien ! Après cela Moncade est-il heureux ; Goûtera-t-il encor une joie imparfaite, Et son Roi lui sait-il donner ce qu’il souhaite. Quoi, Seigneur, ce courroux n’est que feinte...         Et comment Avez-vous pu, Moncade en juger autrement ? Vous êtes innocent, je vous traite en coupable ; Et vous qui me savez un monarque équitable, Vous me voyez injuste, et vous l’osez penser ; Ah ! C’est de ce soupçon que je dois m’offenser ; Et si Moncade en tout n’avait l’art de me plaire, C’est là ce qui devrait attirer ma colère. Quel revers !     Qu’ai-je fait !         Vaines prétentions. Apprenez le secret de mes intentions, Comme depuis dix ans vous m’avez fait connaître, Que jamais plus que vous sujet n’aima son maître, Aussi jamais sujet ne fut chéri d’un Roi Avec plus de ferveur que vous l’êtes de moi : Je vous ai vu saisi d’une mélancolie, Qui seule s’opposait au repos de ma vie ; J’en ai connu la cause, et je la fais cesser, Aucun doute à présent n’a droit de vous blesser : J’ai juré par les droits du sacré diadème, De montrer si c’est vous ou ma faveur qu’on aime, Je vous tiens ma parole et dans ce jour fameux, Ami, Maîtresse, Roi, tout va vous rendre heureux. Ah Roi, de tous les Rois le plus incomparable, Qu’à jamais ce grand jour vous rende mémorable. Puissé-je mériter cet excès de bonté, En versant tout mon sang pour votre Majesté ; Et vous illustre ami, dont l’âme peu commune Paraît impénétrable aux traits de la fortune, Partageons désormais la faveur de mon Roi. J’ai satisfait mon coeur, et n’ai servi que moi. Allons par votre hymen achever notre ouvrage. Qu’entends-je, qu’ai-je fait ; ah ! Désespoir, ah ! Rage. Prince...         Non laissez-le dans ces justes transports, Il a bien mérité de si cuisants remords ; Et son exemple à tous doit servir d’une marque, Que nul ne voit bien clair dans le coeur d’un Monarque. Et que pour bien sortir d’un pas si dangereux : Il n’est jamais rien tel que d’être généreux : Mais allons achever.         Et vous la politique, Prenez-vous grande part en la fête publique ? Tout cela ne vaut pas la peine d’en parler, Et Dom Lope m’attend qui m’en va consoler.