Mon oncle, qu’avez-vous ? Vous me paraissez inquiet.Le Commandeur, en s’agitant dans son fauteuil.Ce n’est rien, ma nièce. Ce n’est rien. Monsieur, voudriez-vous bien sonner ? Des bougies. Six cinq. Il n’est pas malheureux. Je couvre de l’une ; et je passe l’autre. Et moi, mon cher oncle, je marque six points d’école. Six points d’école... Monsieur, vous avez la fureur de parler sur le jeu. Six points d’école... Cela me distrait ; et ceux qui regardent derrière moi m’inquiètent. Six et quatre que j’avais, font dix.Le Commandeur, toujours à Germeuil.Monsieur, ayez la bonté de vous placer autrement ; et vous me ferez plaisir. Est-ce pour leur bonheur, est-ce pour le nôtre qu’ils sont nés ?... Hélas ! Ni l’un ni l’autre. La Brie ! Monsieur. Où est mon fils ? Il est sorti. À quelle heure ? Monsieur, je n’en sais rien. Et vous ne savez pas où il est allé ? Non, monsieur. Le coquin n’a jamais rien su. Double deux. Mon cher oncle, vous n’êtes pas à votre jeu. Ma nièce, songez au vôtre. Il vous a défendu de le suivre ? Monsieur ? Il ne répondra pas à cela. Terne. Y a-t-il longtemps que cela dure ? Monsieur ? Ni à cela non plus. Terne encore. Les doublets me poursuivent. Que cette nuit me paraît longue ! Qu’il en vienne encore un, et j’ai perdu. Le voilà. Riez, monsieur, ne vous contraignez pas. Dans quelle inquiétude il me tient ! Où est-il ?Qu’est-il devenu ? Et qui sait cela ?... Mais vous vous êtes assez tourmenté pour cette nuit. Si vous m’en croyez, vous irez prendre du repos. Il n’en est plus pour moi. Si vous l’avez perdu, c’est un peu votre faute, et beaucoup celle de ma soeur. C’était, Dieu lui pardonne ! Une femme unique pour gâter ses enfants. Mon oncle ! J’avais beau dire à tous les deux : prenez-y garde, vous les perdez. Mon oncle ! Si vous en êtes fous à présent qu’ils sont jeunes, vous en serez martyrs quand ils seront grands. Monsieur le commandeur ! Bon, est-ce qu’on m’écoute ici ? Il ne vient point. Il ne s’agit pas de soupirer, de gémir, mais de montrer ce que vous êtes. Le temps de la peine est arrivé. Si vous n’avez pu la prévenir, voyons du moins si vous saurez la supporter... Entre nous, j’en doute... Mais, voilà six heures qui sonnent...Je me sens las... J’ai des douleurs dans les jambes, comme si ma goutte voulait me reprendre. Je ne vous suis bon à rien. Je vais m’envelopper de ma robe de chambre, et me jeter dans un fauteuil. Adieu, mon frère...Entendez-vous ? Adieu, monsieur le commandeur. La Brie. Monsieur ? Éclairez-moi ; et quand mon neveu sera rentré, vous viendrez m’avertir. Ma fille, c’est malgré moi que vous avez passé la nuit. Mon père, j’ai fait ce que j’ai dû. Je vous sais gré de cette attention ; mais je crains que vous n’en soyez indisposée. Allez vous reposer. Mon père, il est tard. Si vous me permettiez de prendre à votre santé l’intérêt que vous avez la bonté de prendre à la mienne... Je veux rester, il faut que je lui parle. Mon frère n’est plus un enfant. Et qui sait tout le mal qu’a pu apporter une nuit ? Mon père... Je l’attendrai. Il me verra. Allez, ma fille, allez. Je sais que vous m’aimez. Germeuil, demeurez. Son caractère a tout à fait changé. Elle n’a plus sa gaieté, sa vivacité... Ses charmes s’effacent...Elle souffre... Hélas ! Depuis que j’ai perdu ma femme et que le commandeur s’est établi chez moi, le bonheur s’en est éloigné !... Quel prix il met à la fortune qu’il fait attendre à mes enfants !...Ses vues ambitieuses, et l’autorité qu’il a prise dans ma maison, me deviennent de jour en jour plus importunes... Nous vivions dans la paix et dans l’union. L’humeur inquiète et tyrannique de cet homme nous a tous séparés. On se craint, on s’évite, on me laisse ; je suis solitaire au sein de ma famille, et je péris... Mais le jour est prêt à paraître, et mon fils ne vient point !Germeuil, l’amertume a rempli mon âme. Je ne puis plus supporter mon état... Vous, monsieur ! Oui, Germeuil. Si vous n’êtes pas heureux, quel père l’a jamais été ? Aucun... Mon ami, les larmes d’un père coulent souvent en secret... Tu vois les miennes... Je te montre ma peine. Monsieur, que faut-il que je fasse ? Tu peux, je crois, la soulager. Ordonnez. Je n’ordonnerai point ; je prierai. Je dirai :Germeuil, si j’ai pris de toi quelque soin ; si, depuis tes plus jeunes ans, je t’ai marqué de la tendresse, et si tu t’en souviens ; si je ne t’ai point distingué de mon fils ; si j’ai honoré en toi la mémoire d’un ami qui m’est et me sera toujours présent... Je t’afflige ; pardonne, c’est la première fois de ma vie, et ce sera la dernière... Si je n’ai rien épargné pour te sauver de l’infortune et remplacer un père à ton égard ; si je t’ai chéri ; si je t’ai gardé chez moi malgré le commandeur à qui tu déplais ; si je t’ouvre aujourd’hui mon coeur, reconnais mes bienfaits, et réponds à ma confiance. Ordonnez, monsieur, ordonnez. Ne sais-tu rien de mon fils ?... Tu es son ami ; mais tu dois être aussi le mien... Parle... Rends-moi le repos, ou achève de me l’ôter... Ne sais-tu rien de mon fils ? Non, monsieur. Tu es un homme vrai ; et je te crois. Mais vois combien ton ignorance doit ajouter à mon inquiétude.Quelle est la conduite de mon fils, puisqu’il la dérobe à un père dont il a tant de fois éprouvé l’indulgence, et qu’il en fait mystère au seul homme qu’il aime ?... Germeuil, je tremble que cet enfant... Vous êtes père ; un père est toujours prompt à s’alarmer. Tu ne sais pas ; mais tu vas savoir et juger si ma crainte est précipitée... Dis-moi, depuis un temps, n’as-tu pas remarqué combien il est changé ? Oui ; mais c’est en bien. Il est moins curieux dans ses chevaux, ses gens, son équipage ; moins recherché dans sa parure. Il n’a plus aucune de ces fantaisies que vous lui reprochiez ; il a pris en dégoût les dissipations de son âge ; il fuit ses complaisants, ses frivoles amis ; il aime à passer les journées retiré dans son cabinet ; il lit, il écrit, il pense. Tant mieux ; il a fait de lui-même ce que vous en auriez tôt ou tard exigé. Je me disais cela comme toi ; mais j’ignorais ce que je vais t’apprendre... Écoute... Cette réforme dont, à ton avis, il faut que je me félicite, et ces absences de nuit qui m’effrayent... Ces absences et cette réforme ? ... Ont commencé en même temps. Oui, mon ami, en même temps. Cela est singulier. Cela est. Hélas ! Le désordre ne m’est connu que depuis peu ; mais il a duré... Arranger et suivre à la fois deux plans opposés ; l’un de régularité qui nous en impose de jour, un autre de dérèglement qui remplit la nuit ; voilà ce qui m’accable... Que, malgré sa fierté naturelle, il se soit abaissé jusqu’à corrompre des valets ; qu’il se soit rendu maître des portes de ma maison ; qu’il attende que je repose ; qu’il s’en informe secrètement ; qu’il s’échappe seul, à pied, toutes les nuits, par toute sorte de temps, à toute heure ; c’est peut-être plus qu’aucun père ne puisse souffrir, et qu’aucun enfant de son âge n’eût osé...Mais avec une pareille conduite, affecter l’attention aux moindres devoirs, l’austérité dans les principes, la réserve dans les discours, le goût de la retraite, le mépris des distractions... Ah !Mon ami ! ... Qu’attendre d’un jeune homme qui peut tout à coup se masquer, et se contraindre à ce point ?... Je regarde dans l’avenir ; et ce qu’il me laisse entrevoir, me glace... S’il n’était que vicieux, je n’en désespérerais pas ; mais s’il joue les moeurs et la vertu !... En effet, je n’entends pas cette conduite ; mais je connais votre fils. La fausseté est de tous les défauts le plus contraire à son caractère. Il n’en est point qu’on ne prenne bientôt avec les méchants ; et maintenant avec qui penses-tu qu’il vive ? ... Tous les gens de bien dorment quand il veille... Ah ! Germeuil ! ... Mais il me semble que j’entends quelqu’un... C’est lui peut-être...Éloigne-toi. Je n’entends plus rien. Asseyons-nous. Je ne saurais... Quels pressentiments s’élèvent au fond de mon âme, s’y succèdent et l’agitent !... Ô coeur trop sensible d’un père, ne peux-tu te calmer un moment !... À l’heure qu’il est, peut-être il perd sa santé... sa fortune... ses moeurs... Que sais-je ?Sa vie... son honneur... le mien... Quelles idées me poursuivent ! Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?L’Inconnu. Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? Ciel ! ... C’est lui !... C’est lui !... Mes funestes pressentiments, les voilà donc accomplis !... Ah ! ... Je veux lui parler... Je tremble de l’entendre... Que vais-je savoir !... J’ai trop vécu. J’ai trop vécu. Ah ! Qui es-tu ? D’où viens-tu ?... Aurais-je eu le malheur ? Je suis désespéré. Grand dieu ! Que faut-il que j’apprenne ! Elle pleure, elle soupire, elle songe à s’éloigner ; et si elle s’éloigne, je suis perdu. Qui, elle ? Sophie... Non, Sophie, non... Je périrai plutôt. Qui est cette Sophie ?... Qu’a-t-elle de commun avec l’état où je te vois, et l’effroi qu’il me cause ? Mon père, vous me voyez à vos pieds ; votre fils n’est pas indigne de vous. Mais il va périr ; il va perdre celle qu’il chérit au delà de la vie ; vous seul pouvez la lui conserver. écoutez-moi, pardonnez-moi, secourez-moi. Parle, cruel enfant ; aie pitié du mal que j’endure. Si j’ai jamais éprouvé votre bonté ; si dès mon enfance j’ai pu vous regarder comme l’ami le plus tendre ; si vous fûtes le confident de toutes mes joies et de toutes mes peines, ne m’abandonnez pas ; conservez-moi Sophie ; que je vous doive ce que j’ai de plus cher au monde. Protégez-la... Elle va nous quitter, rien n’est plus certain...Voyez-la, détournez-la de son projet... la vie deVotre fils en dépend... Si vous la voyez, je serai le plus heureux de tous les enfants, et vous serez le plus heureux de tous les pères. Dans quel égarement il est tombé ! Qui est-elle, cette Sophie, qui est-elle ? Elle est pauvre, elle est ignorée ; elle habite un réduit obscur. Mais c’est un ange, c’est un ange ; et ce réduit est le ciel. Je n’en descendis jamais sans être meilleur. Je ne vois rien dans ma vie dissipée et tumultueuse à comparer aux heures innocentes que j’y ai passées. J’y voudrais vivre et mourir, dussé-je être méconnu, méprisé du reste de la terre... Je croyais avoir aimé, je me trompais...C’est à présent que j’aime... Oui... J’aime pour la première fois. Vous vous jouez de mon indulgence, et de ma peine.Malheureux, laissez-là vos extravagances ;Regardez-vous, et répondez-moi. Qu’est-ce que cet indigne travestissement ? Que m’annonce-t-il ? Ah, mon père ! C’est à cet habit que je dois mon bonheur, ma Sophie, ma vie. Comment ? Parlez. Il a fallu me rapprocher de son état ; il a fallu lui dérober mon rang, devenir son égal. Écoutez, écoutez. J’écoute, et j’attends. Près de cet asile écarté qui la cache aux yeux des hommes... Ce fut ma dernière ressource. Eh bien ? ... À côté de ce réduit... Il y en avait un autre. Achevez. Je le loue, j’y fais porter les meubles qui conviennent à un indigent ; je m’y loge, et je deviens son voisin, sous le nom de Sergi, et sous cet habit. Ah ! Je respire ! ... Grâce à Dieu, du moins, je ne vois plus en lui qu’un insensé. Jugez si j’aimais !... Qu’il va m’en coûter cher !.... Ah ! Revenez à vous, et songez à mériter par une entière confiance le pardon de votre conduite. Mon père, vous saurez tout. Hélas ! Je n’ai que ce moyen pour vous fléchir !... La première fois que je la vis, ce fut à l’église. Elle était à genoux au pied des autels, auprès d’une femme âgée que je pris d’abord pour sa mère ; elle attachait tous les regards... Ah ! Mon père, quelle modestie !Quels charmes !... Non, je ne puis vous rendre l’impression qu’elle fit sur moi. Quel trouble j’éprouvai ! Avec quelle violence mon coeur palpita ! Ce que je ressentis ! Ce que je devins !... Depuis cet instant, je ne pensai, je ne rêvai qu’elle. Son image me suivit le jour, m’obséda la nuit, m’agita partout.J’en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J’allais partout où j’espérais de la revoir. Je languissais, je périssais, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée qui l’accompagnait se nommait Madame Hébert ; que Sophie l’appelait sa bonne ; et que, reléguées toutes deux à un quatrième étage, elles y vivaient d’une vie misérable... Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ?Que j’eus lieu d’en rougir, lorsque le ciel m’eut inspiré de m’établir à côté d’elle !... Ah ! Mon père, il faut que tout ce qui l’approche devienne honnête ou s’en éloigne !... Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l’ignorez... Elle m’a changé, je ne suis plus ce que j’étais... Dès les premiers instants, je sentis les désirs honteux s’éteindre dans mon âme, le respect et l’admiration leur succéder. Sans qu’elle m’eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu’elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage ; et bientôt il ne me fut pas plus libre d’attenter à sa vertu qu’à sa vie. Et que font ces femmes ? Quelles sont leurs ressources ? Ah ! Si vous connaissiez la vie de ces infortunées ! Imaginez que leur travail commence avant le jour, et que souvent elles y passent les nuits. La bonne file au rouet : une toile dure et grossière est entre les doigts tendres et délicats de Sophie, et les blesse. Ses yeux, les plus beaux yeux du monde, s’usent à la lumière d’une lampe.Elle vit sous un toit, entre quatre murs tout dépouillés ; une table de bois, deux chaises de paille, un grabat, voilà ses meubles... Ô ciel !Quand tu la formas, était-ce là le sort que tu lui destinais ? Et comment eûtes-vous accès ? Soyez vrai. Il est inouï tout ce qui s’y opposait, tout ce que je fis. établi auprès d’elles, je ne cherchai point d’abord à les voir ; mais quand je les rencontrais en descendant, en montant, je les saluais avec respect. Le soir, quand je rentrais (car le jour on me croyait à mon travail), j’allais doucement frapper à leur porte, et je leur demandais les petits services qu’on se rend entre voisins ; comme de l’eau, du feu, de la lumière. Peu à peu elles se firent à moi ; elles prirent de la confiance. Je m’offris à les servir dans des bagatelles. Par exemple, elles n’aimaient pas sortir à la nuit ; j’allais et je venais pour elles. Que de mouvements et de soins ! Et à quelle fin !Ah ! Si les gens de bien !... Continuez. Un jour, j’entends frapper à ma porte ; j’ouvre : c’était la bonne. Elle entre sans parler, s’assied et se met à pleurer. Je lui demande ce qu’elle a."Sergi, me dit-elle, ce n’est pas sur moi que je pleure. Née dans la misère, j’y suis faite ; mais cette enfant me désole... "Qu’a-t-elle ? Que vous est-il arrivé ?... "Hélas ! répond la bonne, depuis huit jours nous n’avons plus d’ouvrage ; et nous sommes sur le point de manquer de pain." - Ciel ! m’écriai-je, tenez, allez, courez." Après cela... Je me renfermai, et l’on ne me vit plus. J’entends, voilà le fruit des sentiments qu’on leur inspire ; ils ne servent qu’à les rendre plus dangereux. On s’aperçut de ma retraite, et je m’y attendais. La bonne Madame Hébert m’en fit des reproches.Je m’enhardis : je l’interrogeai sur leur situation ; je peignis la mienne comme il me plut. Je proposai d’associer notre indigence, et de l’alléger en vivant en commun. On fit des difficultés ; j’insistai, et l’on consentit à la fin.Jugez de ma joie. Hélas ! Elle a bien peu duré, et qui sait combien ma peine durera !Hier, j’arrivai à mon ordinaire, Sophie était seule ; elle avait les coudes appuyés sur sa table, et la tête penchée sur sa main ; son ouvrage était tombé à ses pieds. J’entrai sans qu’elle m’entendît ; elle soupirait. Des larmes s’échappaient d’entre ses doigts, et coulaient le long de ses bras. Il y avait déjà quelque temps que je la trouvais triste...Pourquoi pleurait-elle ?Qu’est-ce qui l’affligeait ?Ce n’était plus le besoin ; son travail et mes attentions pourvoyaient à tout... Menacé du seul malheur que je redoutais, je ne balançai point, je me jetai à ses genoux. Quelle fut sa surprise !"Sophie, lui dis-je, vous pleurez ? Qu’avez-vous ?Ne me celez pas votre peine. Parlez-moi ; de grâce, parlez-moi." Elle se taisait. Ses larmes continuaient de couler. Ses yeux, où la sérénité n’était plus, noyés dans les pleurs, se tournaient sur moi, s’en éloignaient, y revenaient. Elle disait seulement : "Pauvre Sergi, malheureuse Sophie !"Cependant j’avais baissé mon visage sur ses genoux, et je mouillais son tablier de mes larmes. Alors la bonne rentra. Je me lève, je cours à elle, je l’interroge ; je reviens à Sophie, je la conjure.Elle s’obstine au silence. Le désespoir s’empare de moi ; je marche dans la chambre, sans savoir ce que je fais. Je m’écrie douloureusement : "c’est fait de moi ; Sophie, vous voulez nous quitter : c’est fait de moi." À ces mots ses pleurs redoublent, et elle retombe sur sa table comme je l’avais trouvée.La lueur pâle et sombre d’une petite lampe éclairait cette scène de douleur, qui a duré toute la nuit.À l’heure que le travail est censé m’appeler, je suis sorti ; et je me retirais ici accablé de ma peine... Tu ne pensais pas à la mienne. Mon père ! Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? Que vous mettrez le comble à tout ce que vous avez fait pour moi depuis que je suis ; que vous verrez Sophie, que vous lui parlerez, que... Jeune insensé !... Et savez-vous qui elle est ? C’est là son secret. Mais ses moeurs, ses sentiments, ses discours n’ont rien de conforme à sa condition présente. Un autre état perce à travers la pauvreté de son vêtement : tout la trahit, jusqu’à je ne sais quelle fierté qu’on lui a inspirée, et qui la rend impénétrable sur son état !... Si vous voyiez son ingénuité, sa douceur, sa modestie !...Vous vous souvenez bien de maman... Vous soupirez.Eh bien ! C’est elle. Mon papa, voyez-la ; et si votre fils vous a dit un mot... Et cette femme chez qui elle est, ne vous en a rien appris ? Hélas ! Elle est aussi réservée que Sophie ! Ce que j’en ai pu tirer, c’est que cette enfant est venue de province implorer l’assistance d’un parent, qui n’a voulu ni la voir ni la secourir. J’ai profité de cette confidence pour adoucir sa misère, sans offenser sa délicatesse. Je fais du bien à ce que j’aime, et il n’y a que moi qui le sache. Avez-vous dit que vous aimiez ? Moi, mon père ?... Je n’ai pas même entrevu dans l’avenir le moment où je l’oserais. Vous ne vous croyez donc pas aimé ? Pardonnez-moi... Hélas ! Quelquefois je l’ai cru !... Et sur quoi ? Sur des choses légères qui se sentent mieux qu’on ne les dit. Par exemple, elle prend intérêt à tout ce qui me touche. Auparavant, son visage s’éclaircissait à mon arrivée, son regard s’animait, elle avait plus de gaieté. J’ai cru deviner qu’elle m’attendait. Souvent elle m’a plaint d’un travail qui prenait toute ma journée, et je ne doute pas qu’elle n’ait prolongé le sien dans la nuit, pour m’arrêter plus longtemps. Vous m’avez tout dit ? Tout. Allez vous reposer... Je la verrai. Vous la verrez ? Ah, mon père ! Vous la verrez ! ...Mais songez que le temps presse... Allez, et rougissez de n’être pas plus occupé des alarmes que votre conduite m’a données, et peut me donner encore. Mon père, vous n’en aurez plus. De l’honnêteté, des vertus, de l’indigence, de la jeunesse, des charmes, tout ce qui enchaîne les âmes bien nées !... À peine délivré d’une inquiétude, je retombe dans une autre... Quel sort !... Mais peut-être m’alarmai-je encore trop tôt... Un jeune homme passionné, violent, s’exagère à lui-même, aux autres... Il faut voir... Il faut appeler ici cette fille, l’entendre, lui parler...Si elle est telle qu’il me la dépeint, je pourrai l’intéresser, l’obliger... Que sais-je ? ... Eh bien ! Monsieur D’Orbesson, vous avez vu votre fils ? De quoi s’agit-il ? Monsieur le commandeur, vous le saurez. Entrons. Un mot, s’il vous plaît... Voilà votre fils embarqué dans une aventure qui va vous donner bien du chagrin, n’est-ce pas ? Mon frère... Afin qu’un jour vous n’en prétendiez cause d’ignorance, je vous avertis que votre chère fille et ce Germeuil, que vous gardez ici malgré moi, vous en préparent de leur côté, et, s’il plaît à Dieu, ne vous en laisseront pas manquer. Mon frère, ne m’accorderez-vous pas un instant de repos ? Ils s’aiment ; c’est moi qui vous le dis. Eh bien ! Je le voudrais. Soyez content. D’abord ils ne peuvent ni se souffrir, ni se quitter. Ils se brouillent sans cesse, et sont toujours bien. Prêts à s’arracher les yeux sur des riens, ils ont une ligue offensive et défensive envers et contre tous. Qu’on s’avise de remarquer en eux quelques-uns des défauts dont ils se reprennent, on y sera bien venu !... Hâtez-vous de les séparer ; c’est moi qui vous le dis... Allons, monsieur le commandeur, entrons ; entrons, monsieur le commandeur. C’est-à-dire que vous voulez avoir du chagrin ? Eh bien ! Vous en aurez. Ah ! C’est vous, qui venez enchérir sur le bail de mon fermier de Limeuil. J’en suis content. Il est exact. Il a des enfants. Je ne suis pas fâché qu’il fasse avec moi ses affaires. Retournez-vous-en. M’apportez-vous de belles choses ? Eh bien ! Monsieur Le Bon, qu’est-ce qu’il y a ? Mademoiselle, vous allez voir. Ce débiteur, dont le billet est échu depuis un mois, demande encore à différer son payement. Les temps sont durs ; accordez-lui le délai qu’il demande.Risquons une petite somme, plutôt que de le ruiner. Les ouvriers qui travaillaient à votre maison d’Orsigny sont venus. Faites leur compte. Cela peut aller au delà des fonds. Faites toujours. Leurs besoins sont plus pressants que les miens ; et il vaut mieux que je sois gêné qu’eux. Cécile, n’oubliez pas mes pupilles. Voyez s’il n’y a rien là qui leur convienne... Pardon, monsieur ; je ne vous voyais pas... Des embarras domestiques m’ont occupé... Je vous avais oublié. Ce dessin est charmant. Combien cette pièce ? Dix louis, au juste. C’est donner. Une famille à élever, un état à soutenir, et point de fortune ! Qu’avez-vous là, dans ce carton ? Ce sont des dentelles. Je ne veux pas les voir. Adieu, Madame Papillon. Ce voisin, qui a formé des prétentions sur votre terre, s’en désisterait peut-être, si... Je ne me laisserai pas dépouiller. Je ne sacrifierai point les intérêts de mes enfants à l’homme avide et injuste. Tout ce que je puis, c’est de céder, si l’on veut, ce que la poursuite de ce procès pourra me coûter. Voyez. À propos, Monsieur Le Bon. Souvenez-vous de ces gens de province. Je viens d’apprendre qu’ils ont envoyé ici un de leurs enfants ; tâchez de me le découvrir. Vous n’êtes plus à mon service. Vous connaissiez le dérèglement de mon fils. Vous m’avez menti. On ne ment pas chez moi. Mon père ! Nous sommes bien étranges. Nous les avilissons ; nous en faisons de malhonnêtes gens, et lorsque nous les trouvons tels, nous avons l’injustice de nous en plaindre. Je vous laisse votre habit, et je vous accorde un mois de vos gages. Allez. Est-ce vous dont on vient de me parler ? Oui, monsieur. Vous avez entendu pourquoi je le renvoie. Souvenez-vous-en. Allez, et ne laissez entrer personne. Ma fille, avez-vous réfléchi ? Oui, mon père. Qu’avez-vous résolu ? De faire en tout votre volonté. Je m’attendais à cette réponse. Si cependant il m’était permis de choisir un état... Quel est celui que vous préféreriez ?... Vous hésitez... Parlez, ma fille. Je préférerais la retraite. Que voulez-vous dire ? Un couvent ? Oui, mon père. Je ne vois que cet asile contre les peines que je crains. Vous craignez des peines, et vous ne pensez pas à celles que vous me causeriez ? Vous m’abandonneriez ? Vous quitteriez la maison de votre père pour un cloître ? La société de votre oncle, de votre frère et la mienne, pour la servitude ?Non, ma fille, cela ne sera point. Je respecte la vocation religieuse ; mais ce n’est pas la vôtre. La nature, en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point à l’inutilité... Cécile, vous soupirez... Ah ! Si ce dessein te venait de quelque cause secrète, tu ne sais pas le sort que tu te préparerais. Tu n’as pas entendu les gémissements des infortunées dont tu irais augmenter le nombre. Ils percent la nuit et le silence de leurs prisons. C’est alors, mon enfant, que les larmes coulent amères et sans témoin, et que les couches solitaires en sont arrosées...Mademoiselle, ne me parlez jamais de couvent... Je n’aurai point donné la vie à un enfant ; je ne l’aurai point élevé ; je n’aurai point travaillé sans relâche à assurer son bonheur, pour le laisser descendre tout vif dans un tombeau ; et avec lui, mes espérances et celles de la société trompées...Et qui la repeuplera de citoyens vertueux, si les femmes les plus dignes d’être des mères de famille s’y refusent ? Je vous ai dit, mon père, que je ferais en tout votre volonté. Ne me parlez donc jamais de couvent. Mais j’ose espérer que vous ne contraindrez pas votre fille à changer d’état, et que, du moins, il lui sera permis de passer des jours tranquilles et libres à côté de vous. Si je ne considérais que moi, je pourrais approuver ce parti. Mais je dois vous ouvrir les yeux sur un temps où je ne serai plus... Cécile, la nature a ses vues ; et si vous regardez bien, vous verrez sa vengeance sur tous ceux qui les ont trompées ; les hommes, punis du célibat par le vice ; les femmes, par le mépris et par l’ennui... Vous connaissez les différents états ; dites-moi, en est-il un plus triste et moins considéré que celui d’une fille âgée ? Mon enfant, passé trente ans, on suppose quelque défaut de corps ou d’esprit à celle qui n’a trouvé personne qui fût tenté de supporter avec elle les peines de la vie. Que cela soit ou non, l’âge avance, les charmes passent, les hommes s’éloignent, la mauvaise humeur prend ; on perd ses parents, ses connaissances, ses amis. Une fille surannée n’a plus autour d’elle que des indifférents qui la négligent, ou des âmes intéressées qui comptent ses jours. Elle le sent, elle s’en afflige ; elle vit sans qu’on la console, et meurt sans qu’on la pleure : Cela est vrai. Mais est-il un état sans peine ; et le mariage n’a-t-il pas les siennes ? Qui le sait mieux que moi ? Vous me l’apprenez tous les jours. Mais c’est un état que la nature impose. C’est la vocation de tout ce qui respire... Ma fille, celui qui compte sur un bonheur sans mélange, ne connaît ni la vie de l’homme, ni les desseins du ciel sur lui... Si le mariage expose à des peines cruelles, c’est aussi la source des plaisirs les plus doux. Où sont les exemples de l’intérêt pur et sincère, de la tendresse réelle, de la confiance intime, des secours continus, des satisfactions réciproques, des chagrins partagés, des soupirs entendus, des larmes confondues, si ce n’est dans le mariage ? Qu’est-ce que l’homme de bien préfère à sa femme ? Qu’y a-t-il au monde qu’un père aime plus que son enfant ?... Ô lien sacré des époux, si je pense à vous, mon âme s’échauffe et s’élève !... Ô noms tendres de fils et de fille, je ne vous prononçai jamais sans tressaillir, sans être touché ! Rien n’est plus doux à mon oreille ; rien n’est plus intéressant à mon coeur... Cécile, rappelez-vous la vie de votre mère : en est-il une plus douce que celle d’une femme qui a employé sa journée à remplir les devoirs d’épouse attentive, de mère tendre, de maîtresse compatissante ?... Quel sujet de réflexions délicieuses elle emporte en son coeur, le soir, quand elle se retire ! Oui, mon père. Mais où sont les femmes comme elle et les époux comme vous ? Il en est, mon enfant ; et il ne tiendrait qu’à toi d’avoir le sort qu’elle eut. S’il suffisait de regarder autour de soi, d’écouter sa raison et son coeur... Cécile, vous baissez les yeux ; vous tremblez ; vous craignez de parler... Mon enfant, laisse-moi lire dans ton âme. Tu ne peux avoir de secret pour ton père ; et si j’avais perdu ta confiance, c’est en moi que j’en chercherais la raison... Tu pleures... Votre bonté m’afflige. Si vous pouviez me traiter plus sévèrement. L’auriez-vous mérité ? Votre coeur vous ferait-il un reproche ? Non, mon père. Qu’avez-vous donc ? Rien. Vous me trompez, ma fille. Je suis accablée de votre tendresse... Je voudrais y répondre. Cécile, auriez-vous distingué quelqu’un ?Aimeriez-vous ? Que je serais à plaindre ! Dites. Dis, mon enfant. Si tu ne me supposes pas une sévérité que je ne connus jamais, tu n’auras pas une réserve déplacée. Vous n’êtes plus un enfant. Comment blâmerais-je en vous un sentiment que je fis naître dans le coeur de votre mère ? Ô vous qui tenez sa place dans ma maison, et qui me la représentez, imitez-la dans la franchise qu’elle eut avec celui qui lui avait donné la vie, et qui voulut son bonheur et le mien... Cécile, vous ne répondez rien ? Le sort de mon frère me fait trembler. Votre frère est un fou. Peut-être ne me trouveriez-vous pas plus raisonnable que lui. Je ne crains pas ce chagrin de Cécile. Sa prudence m’est connue ; et je n’attends que l’aveu de son choix pour le confirmer. Il m’eût été doux d’apprendre vos sentiments de vous-même ; mais de quelque manière que vous m’en instruisiez, je serai satisfait. Que ce soit par la bouche de votre oncle, de votre frère, ou de Germeuil, il n’importe...Germeuil est notre ami commun... C’est un homme sage et discret... Il a ma confiance... Il ne me paraît pas indigne de la vôtre. C’est ainsi que j’en pense. Je lui dois beaucoup. Il est temps que je m’acquitte avec lui. Vos enfants ne mettront jamais de bornes ni à votre autorité, ni à votre reconnaissance... Jusqu’à présent il vous a honoré comme un père et vous l’avez traité comme un de vos enfants. Ne sauriez-vous point ce que je pourrais faire pour lui ? Je crois qu’il faut le consulter lui-même...Peut-être a-t-il des idées... Peut-être... Quel conseil pourrais-je vous donner ? Le commandeur m’a dit un mot. J’ignore ce que c’est ; mais vous connaissez mon oncle. Ah mon père, n’en croyez rien. Il faudra donc que je quitte la vie, sans avoir vu le bonheur d’aucun de mes enfants... Cécile... Cruels enfants, que vous ai-je fait pour me désoler ? ...J’ai perdu la confiance de ma fille. Mon fils s’est précipité dans des liens que je ne puis approuver, et qu’il faut que je rompe... Monsieur, il y a là deux femmes qui demandent à vous parler. Faites entrer. Cécile ! Mon père. Vous ne m’aimez donc plus ? Il ne m’a point trompé. Quels charmes ! Quelle modestie ! Quelle douceur ! .. Ah !... Monsieur, nous nous rendons à vos ordres. C’est vous, mademoiselle, qui vous appelez Sophie ? Oui, monsieur. Madame, j’aurais un mot à dire à mademoiselle. J’en ai entendu parler, et je m’y intéresse. Ma bonne ? Mon enfant, remettez-vous. Je ne vous dirai rien qui puisse vous faire de la peine. Hélas ! D’où êtes-vous, Mademoiselle ? Je suis d’une petite ville de province. Y a-t-il longtemps que vous êtes à Paris ? Pas longtemps ; et plût au ciel que je n’y fusse jamais venue ! Qu’y faites-vous ? J’y gagne ma vie par mon travail. Vous êtes bien jeune. J’en aurai plus longtemps à souffrir. Avez-vous monsieur votre père ? Non, monsieur. Et votre mère ? Le ciel me l’a conservée. Mais elle a eu tant de chagrins ; sa santé est si chancelante et sa misère si grande !... Votre mère est donc bien pauvre ? Bien pauvre. Avec cela, il n’en est point au monde dont j’aimasse mieux être la fille. Je vous loue de ce sentiment ; vous paraissez bien née... Et qu’était votre père ? Mon père fut un homme de bien. Il n’entendit jamais le malheureux sans en avoir pitié ; il n’abandonna pas ses amis dans la peine ; et il devint pauvre.Il eut beaucoup d’enfants de ma mère ; nous demeurâmes tous sans ressource à sa mort... J’étais bien jeune alors... Je me souviens à peine de l’avoir vu... Ma mère fut obligée de me prendre entre ses bras, et de m’élever à la hauteur de son lit pour l’embrasser et recevoir sa bénédiction... Je pleurais. Hélas ! Je ne sentais pas tout ce que je perdais ! Elle me touche... Et qu’est-ce qui vous a fait quitter la maison de vos parents, et votre pays ? Je suis venue ici, avec un de mes frères, implorer l’assistance d’un parent qui a été bien dur envers nous. Il m’avait vue autrefois, en province ; il paraissait avoir pris de l’affection pour moi, et ma mère avait espéré qu’il s’en ressouviendrait. Mais il a fermé sa porte à mon frère, et il m’a fait dire de n’en pas approcher. Qu’est devenu votre frère ? Il s’est mis au service du Roi. Et moi je suis restée avec la personne que vous voyez, et qui a la bonté de me regarder comme son enfant. Elle ne paraît pas fort aisée. Elle partage avec moi ce qu’elle a. Et vous n’avez plus entendu parler de ce parent ? Pardonnez-moi, monsieur ; j’en ai reçu quelques secours. Mais de quoi cela sert-il à ma mère ! Votre mère vous a donc oubliée ? Ma mère avait fait un dernier effort pour nous envoyer à Paris. Hélas ! Elle attendait de ce voyage un succès plus heureux. Sans cela aurait-elle pu se résoudre à m’éloigner d’elle ? Depuis, elle n’a plus su comment me faire revenir. Elle me mande cependant qu’on doit me reprendre, et me ramener dans peu. Il faut que quelqu’un s’en soit chargé par pitié. Oh ! Nous sommes bien à plaindre ! Et vous ne connaîtriez ici personne qui pût vous secourir ? Personne. Et vous travaillez pour vivre ? Oui, monsieur. Et vous vivez seules ? Seules. Mais qu’est-ce qu’un jeune homme dont on m’a parlé, qui s’appelle Sergi, et qui demeure à côté de vous ?Madame Hébert, avec vivacité, et quittant son travail.Ah ! Monsieur, c’est le garçon le plus honnête ! C’est un malheureux qui gagne son pain comme nous, et qui a uni sa misère à la nôtre. Est-ce là tout ce que vous en savez ? Oui, monsieur. Eh bien, mademoiselle, ce malheureux-là... Vous le connaissez ? Si je le connais ! C’est mon fils. Votre fils ! Sergi ! Oui, mademoiselle. Ah ! Sergi, vous m’avez trompée ! Fille aussi vertueuse que belle, connaissez le danger que vous avez couru. Sergi est votre fils ! Il vous estime, vous aime ; mais sa passion préparerait votre malheur et le sien, si vous la nourrissiez. Pourquoi suis-je venue dans cette ville ? Que ne m’en suis-je allée, lorsque mon coeur me le disait ! Il en est temps encore. Il faut aller retrouver une mère qui vous rappelle, et à qui votre séjour ici doit causer la plus grande inquiétude. Sophie, vous le voulez ? Ah ! Ma mère ! Que vous dirai-je ? Madame, vous reconduirez cette enfant, et j’aurai soin que vous ne regrettiez pas la peine que vous aurez prise. Mais, Sophie, si je vous rends à votre mère, c’est à vous à me rendre mon fils ; c’est à vous à lui apprendre ce que l’on doit à ses parents : vous le savez si bien. Ah, Sergi ! Pourquoi ?... Quelque honnêteté qu’il ait mise dans ses vues, vous l’en ferez rougir. Vous lui annoncerez votre départ ; et vous lui ordonnerez de finir ma douleur et le trouble de sa famille. Ma bonne... Mon enfant... Je me sens mourir... Monsieur, nous allons nous retirer et attendre vos ordres. Pauvre Sergi ! Malheureuse Sophie ! Ô lois du monde ! Ô préjugés cruels !... Il y a déjà si peu de femmes pour un homme qui pense et qui sent ! Pourquoi faut-il que le choix en soit encore si limité ? Mais mon fils ne tardera pas à venir...Secouons, s’il se peut, de mon âme, l’impressionque cette enfant y a faite... lui représenterai-je, comme il me convient, ce qu’il me doit, ce qu’il se doit à lui-même, si mon coeur est d’accord avec le sien ? ... Mon père ! Mon père !Le Père De Famille, s’arrêtant, et d’un ton sérieux.Mon fils, si vous n’êtes pas rentré en vous-même, si la raison n’a pas recouvré ses droits sur vous, ne venez pas aggraver vos torts et mon chagrin. Vous m’en voyez pénétré. J’approche de vous en tremblant... Je serai tranquille et raisonnable...Oui, je le serai... Je me le suis promis. Vous l’avez vue ? Oui, je l’ai vue ; elle est belle, et je la crois sage. Mais, qu’en prétendez-vous faire ? Un amusement ? Je ne le souffrirais pas. Votre femme ?Elle ne vous convient pas. Elle est belle, elle est sage, et elle ne me convient pas ! Quelle est donc la femme qui me convient ? Celle qui, par son éducation, sa naissance, son état et sa fortune, peut assurer votre bonheur et satisfaire à mes espérances. Ainsi le mariage sera pour moi un lien d’intérêt et d’ambition ! Mon père, vous n’avez qu’un fils ; ne le sacrifiez pas à des vues qui remplissent le monde d’époux malheureux. Il me faut une compagne honnête et sensible, qui m’apprenne à supporter les peines de la vie, et non une femme riche et titrée qui les accroisse. Ah ! Souhaitez-moi la mort, et que le ciel me l’accorde, plutôt qu’une femme comme j’en vois. Je ne vous en propose aucune ; mais je ne permettrai jamais que vous soyez à celle à laquelle vous vous êtes follement attaché. Je pourrais user de mon autorité, et vous dire : Saint-Albin, cela me déplaît, cela ne sera pas, n’y pensez plus. Mais je ne vous ai jamais rien demandé sans vous en montrer la raison ; j’ai voulu que vous m’approuvassiez en m’obéissant ; et je vais avoir la même condescendance. Modérez-vous, et écoutez-moi.Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premières larmes que vous m’ayez fait répandre. Mon coeur s’épanouit en voyant en vous un ami que la nature me donnait. Je vous reçus entre mes bras du sein de votre mère ; et vous élevant vers le ciel, et mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu : " ô Dieu ! Qui m’avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m’imposez en ce jour, ou s’il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le. "Voilà le voeu que je fis sur vous et sur moi. Il m’a toujours été présent, je ne vous ai point abandonné au soin du mercenaire ; je vous ai appris moi-même à parler, à penser, à sentir. À mesure que vous avanciez en âge, j’ai étudié vos penchants, j’ai formé sur eux le plan de votre éducation, et je l’ai suivi sans relâche. Combien je me suis donné de peines pour vous en épargner ! J’ai réglé votre sort à venir sur vos talents et sur vos goûts. Je n’ai rien négligé pour que vous parussiez avec distinction ; et lorsque je touche au moment de recueillir le fruit de ma sollicitude, lorsque je me félicite d’avoir un fils qui répond à sa naissance qui le destine aux meilleurs partis, et à ses qualités personnelles qui l’appellent aux grands emplois, une passion insensée, la fantaisie d’un instant aura tout détruit ; et je verrai ses plus belles années perdues, son état manqué et mon attente trompée ; et j’y consentirai ? Vous l’êtes-vous promis ? Que je suis malheureux ! Vous avez un oncle qui vous aime, et qui vous destine une fortune considérable ; un père qui vous a consacré sa vie, et qui cherche à vous marquer en tout sa tendresse ; un nom, des parents, des amis, les prétentions les plus flatteuses et les mieux fondées ; et vous êtes malheureux ? Que vous faut-il encore ? Sophie, le coeur de Sophie, et l’aveu de mon père. Qu’osez-vous me proposer ? De partager votre folie, et le blâme général qu’elle encourrait ? Quel exemple à donner aux pères et aux enfants ! Moi, j’autoriserais, par une faiblesse honteuse, le désordre de la société, la confusion du sang et des rangs, la dégradation des familles ? Que je suis malheureux ! Si je n’ai pas celle que j’aime, un jour il faudra que je sois à celle que je n’aimerai pas ; car je n’aimerai jamais que Sophie.Sans cesse j’en comparerai une autre avec elle ; cette autre sera malheureuse ; je le serai aussi ; vous le verrez et vous en périrez de regret. J’aurai fait mon devoir ; et malheur à vous, si vous manquez au vôtre. Mon père, ne m’ôtez pas Sophie. Cessez de me la demander. Cent fois vous m’avez dit qu’une femme honnête était la faveur la plus grande que le ciel pût accorder.Je l’ai trouvée ; et c’est vous qui voulez m’en priver ! Mon père, ne me l’ôtez pas. À présent qu’elle sait qui je suis, que ne doit-elle pas attendre de moi ? Saint-Albin sera-t-il moins généreux que Sergi ? Ne me l’ôtez pas : c’est elle qui a rappelé la vertu dans mon coeur ; elle seule peut l’y conserver. C’est-à-dire que son exemple fera ce que le mien n’a pu faire. Vous êtes mon père, et vous commandez : elle sera ma femme, et c’est un autre empire. Quelle différence d’un amant à un époux ! D’une femme à une maîtresse ! Homme sans expérience, tu ne sais pas cela. J’espère l’ignorer toujours. Y a-t-il un amant qui voie sa maîtresse avec d’autres yeux, et qui parle autrement ? Vous avez vu Sophie !... Si je la quitte pour un rang, des dignités, des espérances, des préjugés, je ne mériterai pas de la connaître. Mon père, mépriseriez-vous assez votre fils pour le croire ? Elle ne s’est point avilie en cédant à votre passion : imitez-la. Je m’avilirais en devenant son époux ? Interrogez le monde. Dans les choses indifférentes, je prendrai le monde comme il est ; mais quand il s’agira du bonheur ou du malheur de ma vie, du choix d’une compagne... Vous ne changerez pas ses idées. Conformez-vous-y donc. Ils auront tout renversé, tout gâté, subordonné la nature à leurs misérables conventions, et j’y souscrirai ? Ou vous en serez méprisé. Je les fuirai. Leur mépris vous suivra, et cette femme que vous aurez entraînée ne sera pas moins à plaindre que vous... Vous l’aimez ? Si je l’aime ! Écoutez, et tremblez sur le sort que vous lui préparez. Un jour viendra que vous sentirez toute la valeur des sacrifices que vous lui aurez faits. Vous vous trouverez seul avec elle, sans état, sans fortune, sans considération ; l’ennui et le chagrin vous saisiront. Vous la haïrez, vous l’accablerez de reproches ; sa patience et sa douceur achèveront de vous aigrir ; vous la haïrez davantage ; vous haïrez les enfants qu’elle vous aura donnés, et vous la ferez mourir de douleur. Moi ! Vous. Jamais, jamais. La passion voit tout éternel ; mais la nature humaine veut que tout finisse. Je cesserais d’aimer Sophie ! Si j’en étais capable, j’ignorerais, je crois, si je vous aime. Voulez-vous le savoir et me le prouver ? Faites ce que je vous demande. Je le voudrais en vain ; je ne puis ; je suis entraîné. Mon père, je ne puis. Insensé, vous voulez être père ! En connaissez-vous les devoirs ? Si vous les connaissez, permettriez-vous à votre fils ce que vous attendez de moi ? Ah ! Si j’osais répondre. Répondez. Vous me le permettez ? Je vous l’ordonne. Lorsque vous avez voulu ma mère, lorsque toute la famille se souleva contre vous, lorsque mon grand-papa vous appela enfant ingrat, et que vous l’appelâtes, au fond de votre âme, père cruel ; qui de vous deux avait raison ? Ma mère était vertueuse et belle comme Sophie ; elle était sans fortune, comme Sophie ; vous l’aimiez comme j’aime Sophie ; souffrîtes-vous qu’on vous l’arrachât, mon père, et n’ai-je pas un coeur aussi ? J’avais des ressources, et votre mère avait de la naissance. Qui sait encore ce qu’est Sophie ? Chimère ! Des ressources ! L’amour, l’indigence, m’en fourniront. Craignez les maux qui vous attendent. Ne la point avoir, est le seul que je redoute. Craignez de perdre ma tendresse. Je la recouvrerai. Qui vous l’a dit ? Vous verrez couler les pleurs de Sophie ; j’embrasserai vos genoux ; mes enfants vous tendront leurs bras innocents, et vous ne les repousserez pas. Il me connaît trop bien... Mon fils, je vois que je vous parle en vain, que la raison n’a plus d’accès auprès de vous, et que le moyen dont je craignis toujours d’user est le seul qui me reste : j’en userai, puisque vous m’y forcez. Quittez vos projets ; je le veux, et je vous l’ordonne par toute l’autorité qu’un père a sur ses enfants.Saint-Albin, avec un emportement sourd.L’autorité ! L’autorité ! Ils n’ont que ce mot. Respectez-le. Voilà comme ils sont tous. C’est ainsi qu’ils nous aiment. S’ils étaient nos ennemis, que feraient-ils de plus ? Que dites-vous ? Que murmurez-vous ? Ils se croient sages, parce qu’ils ont d’autres passions que les nôtres. Taisez-vous. Ils ne nous ont donné la vie, que pour en disposer. Taisez-vous. Ils la remplissent d’amertume ; et comment seraient-ils touchés de nos peines ? Ils y sont faits. Vous oubliez qui je suis, et à qui vous parlez. Taisez-vous, ou craignez d’attirer sur vous la marque la plus terrible du courroux des pères. Des pères ! Des pères ! Il n’y en a point... Il n’y a que des tyrans. Ô ciel ! Oui, des tyrans. Éloignez-vous de moi, enfant ingrat et dénaturé. Je vous donne ma malédiction : allez loin de moi.Où vas-tu, malheureux ? Mon père ! Moi, votre père ? Vous, mon fils ? Je ne vous suis plus rien ; je ne vous ai jamais rien été. Vous empoisonnez ma vie, vous souhaitez ma mort ; eh !Pourquoi a-t-elle été si longtemps différée ? Que ne suis-je à côté de ta mère ! Elle n’est plus, et mes jours malheureux ont été prolongés. Mon père ! Éloignez-vous, cachez-moi vos larmes ; vous déchirez mon coeur, et je ne puis vous en chasser. Tiens, regarde. Vois dans quel état tu le mets. Je lui avais prédit que tu le ferais mourir de douleur, et tu vérifies ma prédiction. Où allez-vous ? Écoutez votre oncle ; je vous l’ordonne. Parlez donc, monsieur, je vous écoute... Si c’est un malheur que de l’aimer, il est arrivé, et je n’y sais plus de remède... Si on me la refuse, qu’on m’apprenne à l’oublier... l’oublier !... Qui ? Elle ?Moi ? Je le pourrais ? Je le voudrais ? Que la malédiction de mon père s’accomplisse sur moi, si jamais j’en ai la pensée ! Qu’est-ce qu’on te demande ? De laisser là une créature que tu n’aurais jamais dû regarder qu’en passant ; qui est sans bien, sans parents, sans aveu, qui vient de je ne sais où, qui appartient à je ne sais qui, et qui vit je ne sais comment. On a de ces filles-là. Il y a des fous qui se ruinent pour elles ; mais épouser ! Épouser ! Monsieur le commandeur ! ... Elle te plaît ? Eh bien ! Garde-la. Je t’aime autant celle-là qu’une autre ; mais laisse-nous espérer la fin de cette intrigue, quand il en sera temps. Où vas-tu ? Je m’en vais. As-tu oublié que je te parle au nom de ton père ? Eh bien ! Monsieur, dites. Déchirez-moi, désespérez-moi ; je n’ai qu’un mot à répondre.Sophie sera ma femme. Ta femme ? Oui, ma femme. Une fille de rien ! Qui m’a appris à mépriser tout ce qui vous enchaîne et vous avilit. N’as-tu point de honte ? De la honte ? Toi, fils de Monsieur D’Orbesson ! Neveu du commandeur d’Auvilé ! Moi, fils de Monsieur D’Orbesson, et votre neveu. Voilà donc les fruits de cette éducation merveilleuse dont ton père était si vain ? Le voilà ce modèle de tous les jeunes gens de la cour et de la ville ?...Mais tu te crois riche peut-être ? Non. Sais-tu ce qui te revient du bien de ta mère ? Je n’y ai jamais pensé ; et je ne veux pas le savoir. Écoute. C’était la plus jeune de six enfants que nous étions ; et cela dans une province où l’on ne donne rien aux filles. Ton père, qui ne fut pas plus sensé que toi, s’en entêta et la prit. Mille écus de rente à partager avec ta soeur, c’est quinze cents francs pour chacun ; voilà toute votre fortune. J’ai quinze cents livres de rente ? Tant qu’elles peuvent s’étendre. Ah, Sophie ! Vous n’habiterez plus sous un toit !Vous ne sentirez plus les atteintes de la misère.J’ai quinze cents livres de rente ! Mais tu peux en attendre vingt-cinq mille de ton père, et presque le double de moi. Saint-Albin, on fait des folies ; mais on n’en fait pas de plus chères. Et que m’importe la richesse, si je n’ai pas celle avec qui je la voudrais partager ? Insensé ! Je sais. C’est ainsi qu’on appelle ceux qui préfèrent à tout une femme jeune, vertueuse et belle ; et je fais gloire d’être à la tête de ces fous-là. Tu cours à ton malheur. Je mangeais du pain, je buvais de l’eau à côté d’elle, et j’étais heureux. Tu cours à ton malheur. J’ai quinze cents livres de rente ! Que feras-tu ? Elle sera nourrie, logée, vêtue, et nous vivrons. Comme des gueux. Soit. Cela aura père, mère, frère, soeur ; et tu épouseras tout cela. J’y suis résolu. Je t’attends aux enfants. Alors je m’adresserai à toutes les âmes sensibles.On me verra, on verra la compagne de mon infortune,je dirai mon nom, et je trouverai du secours. Tu connais bien les hommes ! Vous les croyez méchants. Et j’ai tort ? Tort ou raison, il me restera deux appuis avec lesquels je peux défier l’univers, l’amour, qui fait entreprendre, et la fierté, qui fait supporter...On n’entend tant de plaintes dans le monde, queparce que le pauvre est sans courage... Et que le riche est sans humanité... J’entends... Eh bien ! Aie-la, ta Sophie ; foule aux pieds la volonté de ton père, les lois de la décence, les bienséances de ton état. Ruine-toi, avilis-toi, roule-toi dans la fange, je ne m’y oppose plus. Tu serviras d’exemple à tous les enfants qui ferment l’oreille à la voix de la raison, qui se précipitent dans des engagements honteux, qui affligent leurs parents, et qui déshonorent leur nom. Tu l’auras, ta Sophie, puisque tu l’as voulu ; mais tu n’auras pas de pain à lui donner, ni à ses enfants qui viendront en demander à ma porte. C’est ce que vous craignez. Ne suis-je pas bien à plaindre ?... Je me suis privé de tout pendant quarante ans ; j’aurais pu me marier, et je me suis refusé cette consolation. J’ai perdu de vue les miens, pour m’attacher à ceux-ci : m’en voilà bien récompensé !... Que dira-t-on dans le monde ?... Voilà qui sera fait : je n’oserai plus me montrer ; ou si je parais quelque part, et que l’on demande : "Qui est cette vieille croix, qui a l’air si chagrin ? " On répondra tout bas : " c’est le commandeur d’Auvilé... l’oncle de ce jeune fou qui a épousé... oui... " Ensuite on se parlera à l’oreille, on me regardera ; la honte et le dépit me saisiront ; je me lèverai, je prendrai ma canne, et je m’en irai... Non, je voudrais pour tout ce que je possède, lorsque tu gravissais le long des murs du fort Saint-Philippe, que quelque anglais, d’un bon coup de baïonnette, t’eût envoyé dans le fossé, et que tu y fusses demeuré enseveli avec les autres ; du moins on aurait dit : " C’est dommage, c’était un sujet ; " et j’aurais pu solliciter une grâce du roi pour l’établissement de ta soeur... Non, il est inouï qu’il y ait jamais eu un pareil mariage dans une famille. Ce sera le premier. Et je le souffrirai ? S’il vous plaît. Tu le crois ? Assurément. Allons, nous verrons. Tout est vu. Oui, tout est vu... Ils ont conjuré contre moi...Je le sens... On le veut... Allons, ma bonne. C’est pour la première fois que mon père est d’accord avec cet oncle cruel. Ah ! Quel moment ! Il est vrai, mon enfant. Mon coeur se trouble. Ne perdons point de temps ; il faut l’aller trouver.Sophie, apercevant Saint-Albin.Le voilà, ma bonne, c’est lui. Oui, Sophie, oui, c’est moi ; je suis Sergi. Non, vous ne l’êtes pas... Que je suis malheureuse ! Je voudrais être morte. Ah, ma bonne, à quoi me suis-je engagée ! Que vais-je lui apprendre ? Que va-t-il devenir ? Ayez pitié de moi... Dites-lui. Sophie, ne craignez rien. Sergi vous aimait ;Saint-Albin vous adore, et vous voyez l’homme le plus vrai et l’amant le plus passionné. Hélas ! Croyez que Sergi ne peut vivre, ne veut vivre que pour vous. Je le crois ; mais à quoi cela sert-il ? Dites un mot. Quel mot ? Que vous m’aimez. Sophie, m’aimez-vous ? Ah ! Si je ne vous aimais pas ! Donnez-moi donc votre main ; recevez la mienne, et le serment que je fais ici à la face du ciel, et de cette honnête femme qui vous a servi de mère, de n’être jamais qu’à vous. Hélas ! Vous savez qu’une fille bien née ne reçoit et ne fait de serments qu’au pied des autels... Et ce n’est pas moi que vous y conduirez... Ah ! Sergi ! C’est à présent que je sens la distance qui nous sépare ! Sophie, et vous aussi ? Abandonnez-moi à ma destinée, et rendez le repos à un père qui vous aime. Ce n’est pas vous qui parlez, c’est lui. Je le reconnais, cet homme dur et cruel. Il ne l’est point ; il vous aime. Il m’a maudit, il m’a chassé : il ne lui restait plus qu’à se servir de vous pour m’arracher la vie. Vivez, Sergi. Jurez donc que vous serez à moi malgré lui. Moi, Sergi ? Ravir un fils à son père ! ...J’entrerais dans une famille qui me rejette ! Et que vous importe mon père, mon oncle, ma soeur, et toute ma famille, si vous m’aimez ? Vous avez une soeur ? Oui, Sophie. Qu’elle est heureuse ! Vous me désespérez. J’obéis à vos parents. Puisse le ciel vous accorder, un jour, une épouse qui soit digne de vous, et qui vous aime autant que Sophie ! Et vous le souhaitez ? Je le dois. Malheur, malheur à qui vous a connue, et qui peut être heureux sans vous ! Vous le serez ; vous jouirez de toutes les bénédictions promises aux enfants qui respecteront la volonté de leurs parents. J’emporterai celles de votre père. Je retournerai seule à ma misère, et vous vous ressouviendrez de moi. Je mourrai de douleur, et vous l’aurez voulu... Sophie... Je ressens toute la peine que je vous cause. Sophie... Ô ma bonne, que ses larmes me font de mal ! ...Sergi, n’opprimez pas mon âme faible... J’en ai assez de ma douleur... Adieu, Sergi. Vous m’abandonnez ? Je n’oublierai point ce que vous avez fait pour moi. Vous m’avez vraiment aimée : ce n’est pas en descendant de votre état, c’est en respectant mon malheur et mon indigence, que vous l’avez montré.Je me rappellerai souvent ce lieu où je vous ai connu... Ah ! Sergi ! Vous voulez que je meure. C’est moi, c’est moi qui suis à plaindre. Sophie, où allez-vous ? Je vais subir ma destinée, partager les peines de mes soeurs, et porter les miennes dans le sein de ma mère. Je suis la plus jeune de ses enfants, elle m’aime ; je lui dirai tout, et elle me consolera. Vous m’aimez et vous m’abandonnez ? Pourquoi vous ai-je connu ? ... Ah ! ... Non, non... Je ne le puis... Madame Hébert,Retenez-la... Ayez pitié de nous. Pauvre Sergi ! Vous ne vous éloignerez pas... J’irai... Je vous suivrai... Sophie, arrêtez... Ce n’est ni par vous, ni par moi que je vous conjure... Vous avez résolu mon malheur et le vôtre... C’est au nom de ces parents cruels... Si je vous perds je ne pourrai ni les voir, ni les entendre, ni les souffrir...Voulez-vous que je les haïsse ? Aimez vos parents ; obéissez-leur ; oubliez-moi. Sophie, écoutez... Vous ne connaissez pas Sophie, à Madame Hébert, qui pleure.Ma bonne, venez, venez ; arrachez-moi d’ici. Il peut tout oser ; vous le conduisez à sa perte...Oui, vous l’y conduisez... Le voilà, le malheureux ! Il est accablé, et il ignore que dans ce moment... Que je le plains ! ...Mademoiselle, parlez-lui. Saint-Albin... Qui que vous soyez, allez retrouver les barbares qui vous envoient. Retirez-vous. Mon frère, c’est moi ; c’est Cécile qui connaît votre peine, et qui vient à vous. Retirez-vous. Je m’en irai, si je vous afflige. Vous m’affligez. Cécile ! Mon frère ? Elle m’aimait ! Ils me l’ont ôtée ; elle me fuit. Plût au ciel ! J’ai tout perdu... Ah ! Il vous reste une soeur, un ami. Où est Germeuil ? Le voilà. Ma soeur, laissez-nous. Oui... C’est le seul parti qui me reste... Et j’y suis résolu... Germeuil, personne ne nous entend ? Qu’avez-vous à me dire ? J’aime Sophie, j’en suis aimé ; vous aimez Cécile, et Cécile vous aime. Moi ! Votre soeur ! Vous, ma soeur ! Mais la même persécution qu’on me fait, vous attend ; et si vous avez du courage, nous irons, Sophie, Cécile, vous et moi, chercher le bonheur loin de ceux qui nous entourent et nous tyrannisent. Qu’ai-je entendu ?... Il ne me manquait plus que cette confidence... Qu’osez-vous entreprendre ; et que me conseillez-vous ? C’est ainsi que je reconnaîtrais les bienfaits dont votre père m’a comblé depuis que je respire ? Pour prix de sa tendresse, je remplirais son âme de douleur ; et je l’enverrais au tombeau, en maudissant le jour qu’il me reçut chez lui ! Vous avez des scrupules ; n’en parlons plus. L’action que vous me proposez, et celle que vous avez résolue, sont deux crimes... Saint-Albin, abandonnez votre projet... Vous avez encouru la disgrâce de votre père, et vous allez la mériter ; attirer sur vous le blâme public ; vous exposer à la poursuite des lois ; désespérer celle que vous aimez... Quelles peines vous vous préparez !... Quel trouble vous me causez !... Si je ne peux compter sur votre secours, épargnez-moi vos conseils. Vous vous perdez. Le sort en est jeté. Vous me perdez moi-même : vous me perdez... Que dirai-je à votre père lorsqu’il m’apportera sa douleur ?... À votre oncle ?... Oncle cruel ! Neveu plus cruel encore !... Avez-vous dû me confier vos desseins ?... Vous ne savez pas... Que suis-je venu chercher ici ?... Pourquoi vous ai-je vu ?... Adieu, Germeuil, embrassez-moi, je compte sur votre discrétion. Où courez-vous ? M’assurer le seul bien dont je fasse cas, et m’éloigner d’ici pour jamais. Le sort m’en veut-il assez ! Le voilà résolu d’enlever sa maîtresse, et il ignore qu’au même instant son oncle travaille à la faire enfermer...Je deviens coup sur coup leur confident et leur complice... Quelle situation est la mienne ! Je ne puis ni parler, ni me taire, ni agir, ni cesser...Si l’on me soupçonne seulement d’avoir servi l’oncle, je suis un traître aux yeux du neveu, et je me déshonore dans l’esprit de son père... Encore si je pouvais m’ouvrir à celui-ci... Mais ils ont exigé le secret... Y manquer, je ne le puis ni ne le dois... Voilà ce que le commandeur a vu lorsqu’il s’est adressé à moi, à moi qu’il déteste, pour l’exécution de l’ordre injuste qu’il sollicite... En me présentant sa fortune et sa nièce, deux appâts auxquels il n’imagine pas qu’on résiste, son but est de m’embarquer dans un complot qui me perde... Déjà il croit la chose faite ; et il s’en félicite... Si son neveu le prévient, autres dangers : il se croira joué ; il sera furieux ; il éclatera... Mais Cécile sait tout ; elle connaît mon innocence...Eh ! Que servira son témoignage contre le cri de la famille entière qui se soulèvera ?... On n’entendra qu’elle ; et je n’en passerai pas moins pour fauteur d’un rapt... Dans quels embarras ils m’ont précipité ; le neveu, par indiscrétion ; l’oncle, par méchanceté !... Et toi, pauvre innocente, dont les intérêts ne touchent personne, qui te sauvera de deux hommes violents qui ont également résolu ta ruine ? L’un m’attend pour la consommer, l’autre y court ; et je n’ai qu’un instant... Mais ne le perdons pas. Emparons-nous d’abord de la lettre de cachet... Ensuite... Nous verrons. Mademoiselle ! Laissez-moi. Mademoiselle ! Qu’osez-vous me demander ? Je recevrais la maîtresse de mon frère chez moi ! Chez moi ! Dans mon appartement ! Dans la maison de mon père !Laissez-moi, vous dis-je, je ne veux pas vous entendre. C’est le seul asile qui lui reste, et le seul qu’elle puisse accepter. Non, non, non. Je ne vous demande qu’un instant, que je puisse regarder autour de moi, me reconnaître. Non, non... Une inconnue ! Une infortunée, à qui vous ne pourriez refuser de la commisération si vous la voyiez. Que dirait mon père ? Le respecté-je moins que vous ? Craindrais-je moins de l’offenser ? Et le commandeur ? C’est un homme sans principes. Il en a comme tous ses pareils, quand il s’agit d’accuser et de noircir. Il dira que je l’ai joué ; ou votre frère se croira trahi. Je ne me justifierai jamais... Mais qu’est-ce que cela vous importe ? Vous êtes la cause de toutes mes peines. Dans cette conjoncture difficile, c’est votre frère, c’est votre oncle que je vous prie de considérer ; épargnez-leur à chacun une action odieuse. La maîtresse de mon frère ! Une inconnue !... Non, monsieur ; mon coeur me dit que cela est mal ; et il ne m’a jamais trompée. Ne m’en parlez plus ; je tremble qu’on ne nous écoute. Ne craignez rien ; votre père est tout à sa douleur ; le commandeur et votre frère à leurs projets ; les gens sont écartés. J’ai pressenti votre répugnance... Qu’avez-vous fait ? Le moment m’a paru favorable, et je l’ai introduite ici. Elle y est, la voilà. Renvoyez-la, mademoiselle. Germeuil, qu’avez-vous fait ! Je ne sais où je suis... Je ne sais où je vais... Il me semble que je marche dans les ténèbres... Ne rencontrerai-je personne qui me conduise ?... Ô ciel ! Ne m’abandonnez pas ! Mademoiselle, mademoiselle ! Qui est-ce qui m’appelle ? C’est moi, mademoiselle ; c’est moi. Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? Qui que vous soyez,Secourez-moi... Sauvez-moi... Venez... Mon enfant... Par ici. Je ne puis... La force m’abandonne... Je succombe... Ô ciel ! Appelez... Eh ! Non, n’appelez pas. Les cruels ! Que leur ai-je fait ? Rassurez-vous, je suis l’ami de Saint-Albin, et mademoiselle est sa soeur. Mademoiselle, que vous dirai-je ? Voyez ma peine ; elle est au-dessus de mes forces... Je suis à vos pieds ; et il faut que j’y meure ou que je vous doive tout... Je suis une infortunée qui cherche un asile... C’est devant votre oncle et votre frère que je fuis... Votre oncle, que je ne connais pas, et que je n’ai jamais offensé ; votre frère... Ah ! Ce n’est pas de lui que j’attendais mon chagrin !...Que vais-je devenir, si vous m’abandonnez ?... Ils accompliront sur moi leurs desseins... Secourez-moi, sauvez-moi... Sauvez-moi d’eux, sauvez-moi de moi-même. Ils ne savent pas ce que peut oser celle qui craint le déshonneur, et qu’on réduit à la nécessité de haïr la vie... Je n’ai pas cherché mon malheur, et je n’ai rien à me reprocher... Je travaillais, j’avais du pain, et je vivais tranquille... Les jours de la douleur sont venus : ce sont les vôtres qui les ont amenés sur moi ; et je pleurerai toute ma vie, parce qu’ils m’ont connue. Qu’elle me peine !... Oh ! Que ceux qui peuvent la tourmenter sont méchants ! J’ai une mère qui m’aime... Comment reparaîtrais-je devant elle ?... Mademoiselle, conservez une fille à sa mère, je vous en conjure par la vôtre, si vous l’avez encore... Quand je la quittai, elle dit : anges du ciel, prenez cette enfant sous votre garde, et conduisez-la. Si vous fermez votre coeur à la pitié, le ciel n’aura point entendu sa prière ; et elle en mourra de douleur... Tendez la main à celle qu’on opprime, afin qu’elle vous bénisse toute sa vie... Je ne peux rien ; mais il est un être qui peut tout, et devant lequel les oeuvres de la commisération ne sont pas perdues... Mademoiselle ! Levez-vous... Vos yeux se remplissent de larmes ; son malheur vous a touchée. Qu’avez-vous fait ? Dieu soit loué, tous les coeurs ne sont pas endurcis. Je connais le mien, je ne voulais ni vous voir, ni vous entendre... Enfant aimable et malheureux, comment vous nommez-vous ? Sophie. Sophie, venez. Que me demandez-vous encore ? Ne fais-je pas tout ce que vous voulez ? Imprudent... Qu’allais-je lui dire ? ... J’entends, mademoiselle ; reposez-vous sur moi. Me voilà, grâce à vous, à la merci de mes gens. Je ne vous ai demandé qu’un instant pour lui trouver un asile. Quel mérite y aurait-il à faire le bien, s’il n’y avait aucun inconvénient ? Que les hommes sont dangereux ! Pour son bonheur, on ne peut les tenir trop loin... Homme, éloignez-vous de moi... Vous vous en allez, je crois ? Je vous obéis. Fort bien. Après m’avoir mise dans la position la plus cruelle, il ne vous reste plus qu’à m’y laisser.Allez, monsieur, allez. Que je suis malheureux ! Vous vous plaignez, je crois ? Je ne fais rien qui ne vous déplaise. Vous m’impatientez... Songez que je suis dans un trouble qui ne me laissera rien prévoir, rien prévenir. Comment oserai-je lever les yeux devant mon père ? S’il s’aperçoit de mon embarras, et qu’il m’interroge, je ne mentirai pas. Savez-vous qu’il ne faut qu’un mot inconsidéré pour éclairer un homme tel que le commandeur ?... Et mon frère !... Je redoute d’avance le spectacle de sa douleur. Que va-t-il devenir lorsqu’il ne retrouvera plus Sophie ?... Monsieur, ne me quittez pas un moment, si vous ne voulez pas que tout se découvre... Mais on vient : allez... Restez... Non, retirez-vous...Ciel ! Dans quel état je suis ! Cécile, te voilà seule ? Oui, mon cher oncle. C’est assez mon goût. Je te croyais avec l’ami. Qui, l’ami ? Eh ! Germeuil. Il vient de sortir. Que te disait-il ? Que lui disais-tu ?Des choses déplaisantes, comme c’est sa coutume. Je ne vous conçois pas ; vous ne pouvez vous accorder un moment : cela me fâche. Il a de l’esprit, des talents, des connaissances, des moeurs dont je fais grand cas ; point de fortune, à la vérité, mais de la naissance. Je l’estime ; et je lui ai conseillé de penser à toi. Qu’appelez-vous penser à moi ? Cela s’entend ; tu n’as pas résolu de rester fille, apparemment ? Pardonnez-moi, monsieur, c’est mon projet. Cécile, veux-tu que je te parle à coeur ouvert ? Je suis entièrement détaché de ton frère. C’est une âme dure, un esprit intraitable ; et il vient encore tout à l’heure d’en user avec moi d’une manière indigne, et que je ne lui pardonnerai de ma vie...Il peut, à présent, courir tant qu’il voudra après la créature dont il s’est entêté ; je ne m’en soucie plus... On se lasse à la fin d’être bon... Toute ma tendresse s’est retirée sur toi, ma chère nièce...Si tu voulais un peu ton bonheur, celui de ton père et le mien... Vous devez le supposer. Mais tu ne me demandes pas ce qu’il faudrait faire. Vous ne me le laisserez pas ignorer. Tu as raison. Eh bien ! Il faudrait te rapprocher de Germeuil. C’est un mariage auquel tu penses bien que ton père ne consentira pas sans la dernière répugnance. Mais je parlerai, je lèverai les obstacles. Si tu veux, j’en fais mon affaire.Vous me conseilleriez de penser à quelqu’un qui ne serait pas du choix de mon père ? Il n’est pas riche. Tout tient à cela. Mais, je te l’ai dit, ton frère ne m’est plus rien ; et je vous assurerai tout mon bien. Cécile, cela vaut la peine d’y réfléchir.Moi, que je dépouille mon frère ! Qu’appelles-tu, dépouiller ? Je ne vous dois rien.Ma fortune est à moi ; et elle me coûte assez pour en disposer à mon gré. Mon oncle, je n’examinerai point jusqu’où les parents sont les maîtres de leur fortune, et s’ils peuvent, sans injustice, la transporter où il leur plaît. Je sais que je ne pourrais accepter la vôtre sans honte ; et c’en est assez pour moi. Et tu crois que Saint-Albin en ferait autant pour sa soeur ! Je connais mon frère ; et s’il était ici, nous n’aurions tous les deux qu’une voix. Et que me diriez-vous ? Monsieur le commandeur, ne me pressez pas ; je suis vraie. Tant mieux. Parle. J’aime la vérité. Tu dis ? Que c’est une inhumanité sans exemple, que d’avoir en province des parents plongés dans l’indigence, que mon père secourt à votre insu, et que vous frustrez d’une fortune qui leur appartient, et dont ils ont un besoin si grand ; que nous ne voulons, ni mon frère, ni moi, d’un bien qu’il faudrait restituer à ceux à qui les lois de la nature et de la société l’ont destiné. Eh bien ! Vous ne l’aurez ni l’un ni l’autre. Je vous abandonnerai tous. Je sortirai d’une maison où tout va au rebours du sens commun, où rien n’égale l’insolence des enfants, si ce n’est l’imbécillité du maître. Je jouirai de la vie ; et je ne me tourmenterai pas davantage pour des ingrats. Mon cher oncle, vous ferez bien. Mademoiselle, votre approbation est de trop ; et je vous conseille de vous écouter. Je sais ce qui se passe dans votre âme ; je ne suis pas la dupe de votre désintéressement, et vos petits secrets ne sont pas aussi cachés que vous l’imaginez. Mais il suffit... Et je m’entends. Elles n’y sont plus... On ne sait ce qu’elles sont devenues... Elles ont disparu. Bon. Mon ordre est exécuté. Mon père, écoutez la prière d’un fils désespéré.Rendez-lui Sophie. Il est impossible qu’il vive sans elle. Vous faites le bonheur de tout ce qui vous environne ; votre fils sera-t-il le seul que vous ayez rendu malheureux ?... Elle n’y est plus...Elles ont disparu... Que ferai-je ?... Quelle sera ma vie ? Il a fait diligence. Mon père ! Je n’ai aucune part à leur absence. Je vous l’ai déjà dit. Croyez-moi. Sophie, où êtes-vous ? Qu’êtes-vous devenue ? ...Ah ! ... Voilà ce que j’avais prévu. Consommons notre ouvrage. Allons. Saint-Albin. Monsieur, laissez-moi. Je ne me repens que trop de vous avoir écouté... Je la suivais... Je l’aurais fléchie... Et je l’ai perdue ! Saint-Albin. Laissez-moi. J’ai causé ta peine, et j’en suis affligé. Que je suis malheureux ! Germeuil me l’avait bien dit. Mais aussi, qui pouvait imaginer que, pour une fille comme il y en a tant, tu tomberais dans l’état où je te vois ? Que dites-vous de Germeuil ? Je dis... Rien... Tout me manquerait-il en un jour ? Et le malheur qui me poursuit m’aurait-il encore ôté mon ami ?Monsieur le commandeur, achevez. Germeuil et moi... Je n’ose te l’avouer... Tu ne nous le pardonneras jamais... Qu’avez-vous fait ? Serait-il possible ?... Mon frère, expliquez-vous. Cécile... Germeuil te l’aura confié ?... Dis pour moi. Vous me faites mourir.Le Père De Famille, avec sévérité.Cécile, vous vous troublez. Ma soeur ! Cécile... Mais non, le projet est trop odieux...Ma fille et Germeuil en sont incapables. Je tremble... Je frémis... Ô ciel ! De quoi suis-je menacé ! Monsieur le commandeur, expliquez-vous, vous dis-je ; et cessez de me tourmenter par les soupçons que vous répandez sur tout ce qui m’entoure. Avez-vous résolu de garder encore longtemps ce silence cruel ? Puisque tu te tais, et qu’il faut que je parle... Ta maîtresse... Sophie... Est renfermée. Grand dieu ! J’ai obtenu la lettre de cachet... Et Germeuil s’est chargé du reste. Germeuil ! Lui ! Mon frère, il n’en est rien. Sophie... Et c’est Germeuil ! Et que vous a fait cette infortunée, pour ajouter à son malheur la perte de l’honneur et de la liberté ? Quels droits avez-vous sur elle ? La maison est honnête. Je la vois... Je vois ses larmes. J’entends ses cris, et je ne meurs pas... Barbare, appelez votre indigne complice. Venez tous les deux ; par pitié, arrachez-moi la vie...Sophie !... Mon père, secourez-moi. Sauvez-moi de mon désespoir. Calmez-vous, malheureux. Germeuil !... Lui !... Lui ! ... Il n’a fait que ce que tout autre aurait fait à sa place. Qui se dit mon ami ! Le perfide ! Sur qui compter, désormais ! Il ne le voulait pas ; mais je lui ai promis ma fortune et ma nièce. Mon père, Germeuil n’est ni vil ni perfide. Qu’est-il donc ? Écoutez, et connaissez-le... Ah ! Le traître ! ...Chargé de votre indignation, irrité par cet oncle inhumain, abandonné de Sophie... Eh bien ? J’allais, dans mon désespoir, m’en saisir et l’emporter au bout du monde... Non, jamais homme ne fut plus indignement joué... Il vient à moi... Je lui ouvre mon coeur... Je lui confie ma pensée comme à mon ami... Il me blâme... Il me dissuade... Il m’arrête, et c’est pour me trahir, me livrer, me perdre !... Il lui en coûtera la vie. Germeuil, où allez-vous ? Traître, où est-elle ? Rends-la-moi, et te prépare à défendre ta vie. Mon fils ! Mon frère... Arrêtez... Je me meurs... Le Commandeur, au père de famille.Y prend-elle intérêt ? Qu’en dites-vous ? Germeuil, retirez-vous. Monsieur, permettez que je reste. Que t’a fait Sophie ? Que t’ai-je fait pour me trahir ? Vous avez commis une action odieuse. Si ma soeur t’est chère ; si tu la voulais, ne valait-il pas mieux ?... Je te l’avais proposé...Mais c’est par une trahison qu’il te convenait de l’obtenir... Homme vil, tu t’es trompé... Tu ne connais ni Cécile, ni mon père, ni ce commandeur qui t’a dégradé, et qui jouit maintenant de ta confusion... Tu ne réponds rien... Tu te tais. Je vous écoute, et je vois qu’on ôte ici l’estime en un moment à celui qui a passé toute sa vie à la mériter. J’attendais autre chose. N’ajoutez pas la fausseté à la perfidie.Retirez-vous. Je ne suis ni faux ni perfide. Quelle insolente intrépidité ! Mon ami, il n’est plus temps de dissimuler. J’ai tout avoué. Monsieur, je vous entends, et je vous reconnais. Que veux-tu dire ? Je t’ai promis ma fortune et ma nièce. C’est notre traité, et il tient. Du moins, grâce à votre méchanceté, je suis le seul époux qui lui reste. Je n’estime pas assez la fortune, pour en vouloir au prix de l’honneur ; et votre nièce ne doit pas être la récompense d’une perfidie... Voilà votre lettre de cachet. Ma lettre de cachet ! Voyons, voyons. Elle serait en d’autres mains, si j’en avais fait usage. Qu’ai-je entendu ? Sophie est libre ! Saint-Albin, apprenez à vous méfier des apparences, et à rendre justice à un homme d’honneur. Monsieur le commandeur, je vous salue. J’ai jugé trop vite. Je l’ai offensé. Ce l’est... Il m’a joué. Vous méritez cette humiliation. Fort bien, encouragez-les à me manquer ; ils n’y sont pas assez disposés. En quelque endroit qu’elle soit, sa bonne doit être revenue... J’irai. Je verrai sa bonne ; je m’accuserai ; j’embrasserai ses genoux ; je pleurerai ; je la toucherai ; et je percerai ce mystère. Mon frère ! Laissez-moi. Vous avez des intérêts qui ne sont pas les miens. Vous avez entendu ? Oui, mon frère. Savez-vous où il va ? Je le sais. Et vous ne l’arrêtez pas ? Non. Et s’il vient à retrouver cette fille ? Je compte beaucoup sur elle. C’est un enfant ; mais c’est un enfant bien né ; et dans cette circonstance, elle fera plus que vous et moi. Bien imaginé ! Mon fils n’est pas dans un moment où la raison puisse quelque chose sur lui. Donc, il n’a qu’à se perdre ? J’enrage. Et vous êtes un père de famille ? Vous ? Pourriez-vous m’apprendre ce qu’il faut faire ? Ce qu’il faut faire ? Être le maître chez soi ; se montrer homme d’abord, et père après, s’ils le méritent. Et contre qui, s’il vous plaît, faut-il que j’agisse ? Contre qui ? Belle question ! Contre tous. Contre ce Germeuil, qui nourrit votre fils dans son extravagance ; qui cherche à faire entrer une créature dans la famille, pour s’en ouvrir la porte à lui-même, et que je chasserais de ma maison. Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque à moi, qui vous manquera bientôt à vous, et que j’enfermerais dans un couvent. Contre un fils qui a perdu tout sentiment d’honneur, qui va nous couvrir de ridicule et de honte, et à qui je rendrais la vie si dure, qu’il ne serait pas tenté plus longtemps de se soustraire à mon autorité. Pour la vieille qui l’a attiré chez elle, et la jeune dont il a la tête tournée, il y a beaux jours que j’aurais fait sauter tout cela. C’est par où j’aurais commencé ; et à votre place je rougirais qu’un autre s’en fût avisé le premier...Mais il faudrait de la fermeté ; et nous n’en avons point. Je vous entends ; c’est-à-dire que je chasserai de ma maison un homme que j’y ai reçu au sortir du berceau, à qui j’ai servi de père, qui s’est attaché à mes intérêts depuis qu’il se connaît, qui aura perdu ses plus belles années auprès de moi, qui n’aura plus de ressource si je l’abandonne, et à qui il faut que mon amitié soit funeste, si elle ne lui devient pas utile ; et cela, sous prétexte qu’il donne de mauvais conseils à mon fils, dont il a désapprouvé les projets ; qu’il sert une créature que peut-être il n’a jamais vue ; ou plutôt parce qu’il n’a pas voulu être l’instrument de sa perte.J’enfermerai ma fille dans un couvent ; je chargerai sa conduite ou son caractère de soupçons désavantageux ; je flétrirai moi-même sa réputation ; et cela, parce qu’elle aura quelquefois usé de représailles avec monsieur le commandeur ; qu’irritée par son humeur chagrine, elle sera sortie de son caractère, et qu’il lui sera échappé un mot peu mesuré.Je me rendrai odieux à mon fils ; j’éteindrai dans son âme les sentiments qu’il me doit ; j’achèverai d’enflammer son caractère impétueux, et de le porter à quelque éclat qui le déshonore dans le monde tout en y entrant ; et cela, parce qu’il a rencontré une infortunée qui a des charmes et de la vertu ; et que, par un mouvement de jeunesse, qui marque au fond la bonté de son naturel, il a pris un attachement qui m’afflige.N’avez-vous pas honte de vos conseils ? Vous qui devriez être le protecteur de mes enfants auprès de moi, c’est vous qui les accusez : vous leur cherchez des torts ; vous exagérez ceux qu’ils ont ; et vous seriez fâché de ne leur en pas trouver ! C’est un chagrin que j’ai rarement. Et ces femmes, contre lesquelles vous obtenez une lettre de cachet ? Il ne vous restait plus que d’en prendre aussi la défense. Allez, allez. J’ai tort ; il y a des choses qu’il ne faut pas vouloir vous faire sentir, mon frère. Mais cette affaire me touchait d’assez près, ce me semble, pour que vous daignassiez m’en dire un mot. C’est moi qui ai tort, et vous avez toujours raison. Non, monsieur le commandeur, vous ne ferez de moi ni un père injuste et cruel, ni un homme ingrat et malfaisant. Je ne commettrai point une violence, parce qu’elle est de mon intérêt ; je ne renoncerai point à mes espérances, parce qu’il est survenu des obstacles qui les éloignent ; et je ne ferai point un désert de ma maison, parce qu’il s’y passe des choses qui me déplaisent comme à vous. Voilà qui est expliqué. Eh bien ! Conservez votre chère fille ; aimez bien votre cher fils ; laissez en paix les créatures qui le perdent ; cela est trop sage pour qu’on s’y oppose. Mais pour votre Germeuil, je vous avertis que nous ne pouvons plus loger lui et moi sous un même toit... Il n’y a point de milieu ; il faut qu’il soit hors d’ici aujourd’hui, ou que j’en sorte demain. Monsieur le commandeur, vous êtes le maître. Je m’en doutais. Vous seriez enchanté que je m’en allasse, n’est-ce pas ? Mais je resterai : oui, je resterai, ne fût-ce que pour vous remettre sous le nez vos sottises, et vous en faire honte. Je suis curieux de voir ce que tout ceci deviendra. Tout est éclairci ; le traître est démasqué.Malheur à lui ! Malheur à lui ! C’est lui qui a emmené Sophie ; il faut qu’il périsse par mes mains... Philippe ! Monsieur ? Portez cela. À qui, monsieur ? À Germeuil... Je l’attire hors d’ici ; je lui plonge mon épée dans le sein ; je lui arrache l’aveu de son crime et le secret de sa retraite, et je cours partout où me conduira l’espoir de la retrouver... Tu n’es pas allé, revenu ? Monsieur... Eh bien ? N’y a-t-il rien là dedans, dont monsieur votre père soit fâché ? Marchez. Lui qui me doit tout !... Que j’ai cent fois défendu contre le commandeur !... À qui... Malheureuse, à quel homme t’es-tu attachée ! ... Que dites-vous ? Qu’avez-vous ? Mon frère, vous m’effrayez. Le perfide ! Le traître !... Elle allait dans la confiance qu’on la menait ici... Il a abusé de votre nom... Germeuil est innocent. Il a pu voir leurs larmes ; entendre leurs cris ; les arracher l’une à l’autre ! Le barbare ! Ce n’est point un barbare ; c’est votre ami. Mon ami ! Je le voulais... Il n’a tenu qu’à lui de partager mon sort... D’aller, lui et moi, vous et Sophie... Qu’entends-je ?... Vous lui auriez proposé ?... Lui, vous, moi votre soeur ? ... Que ne me dit-il pas ! Que ne m’opposa-t-il pas !Avec quelle fausseté !... C’est un homme d’honneur ; oui, Saint-Albin, et c’est en l’accusant que vous achevez de me l’apprendre. Qu’osez-vous dire ?... Tremblez, tremblez... Le défendre, c’est redoubler ma fureur... Éloignez-vous. Non, mon frère, vous m’écouterez ; vous verrez Cécile à vos genoux... Germeuil... Rendez-lui justice... Ne le connaissez-vous plus ? Un moment l’a-t-il pu changer ? ... Vous l’accusez ! Vous ! ...Homme injuste ! Malheur à toi, s’il te reste de la tendresse !... Je pleure... Tu pleureras bientôt aussi. Vous avez un dessein ? Par pitié pour vous-même, ne m’interrogez pas. Vous me haïssez. Je vous plains. Vous attendez mon père. Je le fuis ; je fuis toute la terre. Je le vois, vous voulez perdre Germeuil... Vous voulez me perdre... Eh bien ! Perdez-nous... Dites à mon père... Je n’ai plus rien à lui dire... Il sait tout. Ah ciel ! Tu me fuis, et je ne peux t’abandonner !... Je n’ai plus de fils, et il te reste toujours un père !...Saint-Albin, pourquoi me fuyez-vous ?... Je ne viens pas vous affliger davantage, et exposer mon autorité à de nouveaux mépris... Mon fils, mon ami, tu ne veux pas que je meure de chagrin... Nous sommes seuls. Voici ton père, voilà ta soeur ; elle pleure, et mes larmes attendent les tiennes pour s’y mêler... Que ce moment sera doux, si tu veux !Vous avez perdu celle que vous aimiez, et vous l’avez perdue par la perfidie d’un homme qui vous est cher. Ah ! Triomphez de vous et de lui ; domptez une passion qui vous dégrade ; montrez-vous digne de moi...Saint-Albin, rendez-moi mon fils. Dieu ! Est-ce ainsi qu’on accueille un père ! Il s’éloigne de moi... Enfant ingrat, enfant dénaturé ! Eh ! Où irez-vous que je ne vous suive ? ...Partout je vous suivrai ; partout je vous redemanderai mon fils... Rends-moi mon fils... Rends-moi mon fils. Il ne me répond rien ; ma voix n’arrive plus jusqu’à son coeur : une passion insensée l’a fermé. Elle a tout détruit ; il est devenu stupide et féroce. Ô père malheureux ! Le ciel m’a frappé. Il me punit dans cet objet de ma faiblesse... J’en mourrai... Cruels enfants ! C’est mon souhait... C’est le vôtre... Ah !... Ah ! ... Consolez-vous... Vous ne verrez pas longtemps mon chagrin... Je me retirerai... J’irai dans quelque endroit ignoré attendre la fin d’une vie qui vous pèse.Cécile, avec douleur et saisissant les mains de son père.Si vous quittez vos enfants, que voulez-vous qu’ils deviennent ? Cécile, j’avais des vues sur vous... Germeuil...Je disais, en vous regardant tous les deux : voilà celui qui fera le bonheur de ma fille... Elle relèvera la famille de mon ami. Qu’ai-je entendu ? Il aurait épousé ma soeur ! Je l’appellerais mon frère ! Lui ! Tout m’accable à la fois... Il n’y faut plus penser. Le voilà, le voilà ; sortez, sortez tous. Germeuil, arrêtez ; n’approchez pas. Arrêtez. Saint-Albin... Mon fils... Suis-je assez malheureuse ! Mon frère, dans un moment je suis à vous. C’est-à-dire que vous ne voulez pas de moi dans celui-ci. Serviteur. La division et le trouble sont dans ma maison, et c’est vous qui les causez... Germeuil, je suis mécontent. Je ne vous reprocherai point ce que j’ai fait pour vous ; vous le voudriez peut-être : mais après la confiance que je vous ai marquée aujourd’hui, je ne daterai pas de plus loin ; je m’attendais à autre chose de votre part... Mon fils médite un rapt ; il vous le confie : et vous me le laissez ignorer. Le commandeur forme un autre projet odieux ; il vous le confie : et vous me le laissez ignorer. Ils l’avaient exigé. Avez-vous dû le promettre ?... Cependant cette fille disparaît ; et vous êtes convaincu de l’avoir emmenée... Qu’est-elle devenue ?... Que faut-il que j’augure de votre silence ?... Mais je ne vous presse pas de répondre. Il y a dans cette conduite une obscurité qu’il ne me convient pas de percer. Quoi qu’il en soit, je m’intéresse à cette fille ; et je veux qu’elle se retrouve.Cécile, je ne compte plus sur la consolation que j’espérais trouver parmi vous. Je pressens les chagrins qui attendent ma vieillesse ; et je veux vous épargner la douleur d’en être témoins. Je n’ai rien négligé, je crois, pour votre bonheur, et j’apprendrai avec joie que mes enfants sont heureux. Je vois votre inquiétude ; et j’attends vos reproches. Je suis désespérée... Mon frère en veut à votre vie. Son défi ne signifie rien : il se croit offensé, mais je suis innocent et tranquille. Pourquoi vous ai-je cru ? Que n’ai-je suivi mon pressentiment ! ... Vous avez entendu mon père. Votre père est un homme juste ; et je n’en crains rien. Il vous aimait, il vous estimait. S’il eut ces sentiments, je les recouvrerai. Vous auriez fait le bonheur de sa fille... Cécile eût relevé la famille de son ami. Ciel ! Il est possible ? Je n’osais lui ouvrir mon coeur... Désolé qu’il était de la passion de mon frère, je craignais d’ajouter à sa peine... Pouvais-je penser que, malgré l’opposition, la haine du commandeur... Ah !Germeuil ! C’est à vous qu’il me destinait. Et vous m’aimiez !... Ah !... Mais j’ai fait ce que je devais... Quelles qu’en soient les suites, je ne me repentirai point du parti que j’ai pris...Mademoiselle, il faut que vous sachiez tout. Qu’est-il encore arrivé ? Cette femme... Qui ? Cette bonne de Sophie... Eh bien ?Est assise à la porte de la maison ; les gens sont assemblés autour d’elle ; elle demande à entrer, à parler. Ah dieu ! ... Je cours... Où ? Me jeter aux pieds de mon père. Arrêtez, songez... Non, monsieur. Écoutez-moi. Je n’écoute plus. Cécile... Mademoiselle... Que voulez-vous de moi ? J’ai pris mes mesures. On retient cette femme ; elle n’entrera pas ; et quand on l’introduirait, si on ne la conduit pas au commandeur, que dira-t-elle aux autres qu’ils ignorent ? Non, monsieur, je ne veux pas être exposée davantage. Mon père saura tout ; mon père est bon, il verra mon innocence ; il connaîtra le motif de votre conduite, et j’obtiendrai mon pardon et le vôtre. Et cette infortunée à qui vous avez accordé un asile ?... Après l’avoir reçue, en disposerez-vous sans la consulter ? Mon père est bon. Voilà votre frère. Saint-Albin !... Germeuil ! Je vous croyais seul, monsieur. Germeuil, c’est votre ami ; c’est mon frère. Mademoiselle, je ne l’oublierai pas. Sortez ou restez ; je ne vous quitte plus. Insensé !... Ingrat !... Qu’avez-vous résolu ?...Vous ne savez pas... Je n’en sais que trop ! Vous vous trompez. Laissez-moi. Laissez-nous... Germeuil... Ô dieu !... Arrêtez... Apprenez... Sophie... Eh bien, Sophie ? Que vais-je lui dire ? Qu’en a-t-il fait ? Parlez, parlez. Ce qu’il en a fait ? Il l’a dérobée à vos fureurs... Il l’a dérobée aux poursuites du commandeur... Il l’a conduite ici... Il a fallu la recevoir... Elle est ici, et elle y est malgré moi... Allez, maintenant ; courez lui enfoncer votre épée dans le sein. Ô ciel ! Puis-je le croire ! Sophie est ici ! ...Et c’est lui ?... C’est vous ?... Ah, ma soeur !Ah, mon ami !... Je suis un malheureux. Je suis un insensé. Vous êtes un amant. Cécile, Germeuil, je vous dois tout... Me pardonnerez-vous ?Oui, vous êtes justes ; vous aimez aussi ; vous vous mettrez à ma place, et vous me pardonnerez... Mais elle a su mon projet : elle pleure, elle se désespère, elle me méprise, elle me hait... Cécile, voulez-vous vous venger ? Voulez-vous m’accabler sous le poids de mes torts ? Mettez le comble à vos bontés... Que je la voie... Que je la voie un instant... Qu’osez-vous me demander ? Ma soeur, il faut que je la voie ; il le faut. Y pensez-vous ? Il ne sera raisonnable qu’à ce prix. Cécile ! Et mon père ? Et le commandeur ? Et que m’importe ?... Il faut que je la voie, Et j’y cours. Arrêtez. Germeuil ! Mademoiselle, il faut appeler. Ô la cruelle vie ! Je vais la revoir ! Conduisez-la. Prenez bien garde. Ne perdez pas de vue le commandeur. Je vais revoir Sophie ! J’entends ses pas... Elle approche... Je tremble...Je frissonne... Il semble que mon coeur veuille s’échapper de moi, et qu’il craigne d’aller au-devant d’elle. Je n’oserai lever les yeux... Je ne pourrai jamais lui parler. Mademoiselle ! Sophie ! Germeuil appelle.Mademoiselle Clairet ?Mademoiselle Clairet, du dedans.J’y suis. Ne craignez rien. Rassurez-vous. Asseyez-vous. C’est vous ; c’est vous. Je vous recouvre...Sophie... Ô ciel, quelle sévérité ! Quel silence !Sophie, ne me refusez pas un regard... J’ai tant souffert ! ... Dites un mot à cet infortuné.Sophie, sans le regarder.Le méritez-vous ? Demandez-leur. Qu’est-ce qu’on m’apprendra ? N’en sais-je pas assez ? Où suis-je ? Que fais-je ici ? Qui est-ce qui m’y a conduite ? Qui m’y retient ?... Monsieur, qu’avez-vous résolu de moi ? De vous aimer, de vous posséder, d’être à vous malgré toute la terre, malgré vous. Vous me montrez bien le mépris qu’on fait des malheureux. On les compte pour rien. On se croit tout permis avec eux. Mais, monsieur, j’ai des parents aussi. Je les connaîtrai. J’irai ; j’embrasserai leurs genoux ; et c’est d’eux que je vous obtiendrai. Ne l’espérez pas. Ils sont pauvres, mais ils ont de l’honneur... Monsieur, rendez-moi à mes parents ; rendez-moi à moi-même ; renvoyez-moi. Demandez plutôt ma vie ; elle est à vous. Ô Dieu ! Que vais-je devenir ? Monsieur... Mademoiselle... Monsieur, renvoyez-moi...Renvoyez-moi... Homme cruel, faut-il tomber à vos pieds ? M’y voilà. Saint-Albin tombe aux siens en la relevant et dit :Vous, à mes pieds ! C’est à moi à me jeter, à mourir aux vôtres. Vous êtes sans pitié... Oui, vous êtes sans pitié...Vil ravisseur, que t’ai-je fait ? Quel droit as-tu sur moi ?... Je veux m’en aller... Qui est-ce qui osera m’arrêter ? Vous m’aimez ?... Vous m’avez aimée ?... Vous ? Qu’ils le disent. Vous avez résolu ma perte... Oui, vous l’avez résolue, et vous l’achèverez... Ah ! Sergi ! Vous détournez vos yeux de moi... Vous pleurez. Ah !J’ai mérité la mort... Malheureux que je suis !Qu’ai-je voulu ? Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je osé ?Qu’ai-je fait ? Pauvre Sophie, à quoi le ciel t’a réservée !... La misère m’arrache d’entre les bras d’une mère...J’arrive ici avec un de mes frères... Nous y venions chercher de la commisération ; et nous n’y rencontrons que le mépris et la dureté... Parce que nous sommes pauvres, on nous méconnaît, on nous repousse... Mon frère me laisse... Je reste seule...Une bonne femme voit ma jeunesse et prend pitié de mon abandon... Mais une étoile qui veut que je sois malheureuse, conduit cet homme-là sur mes pas et l’attache à ma perte... J’aurai beau pleurer...Ils veulent me perdre, et ils me perdront... Si ce n’est celui-ci, ce sera son oncle... Eh ! Que me veut cet oncle ?... Pourquoi me poursuit-il aussi ?... Est-ce moi qui ai appelé son neveu ?... Le voilà ; qu’il parle, qu’il s’accuse lui-même... Homme trompeur, homme ennemi de mon repos, parlez. Mon coeur est innocent. Sophie, ayez pitié de moi... Pardonnez-moi. Qui s’en serait méfié !... Il paraissait si tendre et si bon !... Je le croyais doux... Sophie, pardonnez-moi. Que je vous pardonne ! Sophie ! Retirez-vous ; je ne vous aime plus, je ne vous estime plus. Non. Ô dieu ! Que vais-je devenir !... Ma soeur, Germeuil, parlez ; parlez pour moi... Sophie, pardonnez-moi. Non. Mon enfant. C’est un homme qui vous adore. Eh bien ! Qu’il me le prouve. Qu’il me défende contre son oncle ; qu’il me rende à mes parents : qu’il me renvoie ; et je lui pardonne. Mademoiselle, on vient, on vient. Sortons tous. Oui, monsieur, c’est lui ; c’est lui qui accompagnait le méchant qui me l’a ravie. Je l’ai reconnu tout d’abord. Coquin ! À quoi tient-il que je n’envoie chercher un commissaire pour t’apprendre ce que l’on gagne à se prêter à des forfaits ! Monsieur, ne me perdez pas ; vous me l’avez promis. Eh bien ! Elle est donc ici ? Oui, monsieur.Le Commandeur, à part.Elle est ici, ô commandeur, et tu ne l’as pas deviné ! Et c’est dans l’appartement de ma nièce ? Oui, monsieur. Et le coquin qui suivait le carrosse, c’est toi ? Oui, monsieur. Et l’autre, qui était dedans, c’est Germeuil ? Oui, monsieur. Germeuil ? Il vous l’a déjà dit. Oh ! Pour le coup, je les tiens. Monsieur, quand ils l’ont emmenée, elle me tendait les bras, et elle me disait : adieu, ma bonne, je ne vous reverrai plus ; priez pour moi. Monsieur, que je la voie, que je lui parle, que je la console ! Cela ne se peut... Quelle découverte ! Sa mère et son frère me l’ont confiée. Que leur répondrai-je quand ils me la redemanderont ?Monsieur, qu’on me la rende, ou qu’on m’enferme avec elle. Cela se fera, je l’espère. Mais pour le présent, allez, allez vite ; et surtout ne reparaissez plus ; si l’on vous aperçoit, je ne réponds de rien. Mais on me la rendra, et je puis y compter ? Oui, oui, comptez et partez.Deschamps, en la voyant sortir.Que maudits soient la vieille, et le portier qui l’a laissée passer !Le Commandeur, à Deschamps.Et toi, maraud... Va, conduis cette femme chez elle... Et songe que si l’on découvre qu’elle m’a parlé... Ou si elle se remontre ici, je te perds. La maîtresse de mon neveu dans l’appartement de ma nièce !... Quelle découverte ! Je me doutais bien que les valets étaient mêlés là dedans. On allait, on venait, on se faisait des signes, on se parlait bas ; tantôt on me suivait, tantôt on m’évitait...il y a là une femme de chambre qui ne me quitte non plus que mon ombre... Voilà donc la cause de tous ces mouvements auxquels je n’entendais rien...Commandeur, cela doit vous apprendre à ne jamais rien négliger. Il y a toujours quelque chose à savoir où l’on fait du bruit... S’ils empêchaient cette vieille d’entrer, ils en avaient de bonnes raisons...Les coquins !... Le hasard m’a conduit là bien à propos... Maintenant, voyons, examinons ce qui nous reste à faire... D’abord, marcher sourdement, et ne point troubler leur sécurité... Et si nous allions droit au bonhomme ?... Non. à quoi cela servirait-il ?... D’Auvilé, il faut montrer ici ce que tu sais... Mais j’ai ma lettre de cachet !... Ils me l’ont rendue !... La voici... Oui... La voici.Que je suis fortuné !... Pour cette fois elle me servira. Dans un moment, je tombe sur eux. Je me saisis de la créature ; je chasse le coquin qui a tramé tout ceci... Je romps à la fois deux mariages... Ma nièce, ma prude nièce s’en ressouviendra, je l’espère... Et le bonhomme, j’aurai mon tour avec lui... Je me venge du père, du fils, de la fille, de son ami. Ô commandeur ! Quelle journée pour toi ! Je meurs d’inquiétude et de crainte... Deschamp a-t-il reparu ? Non, mademoiselle. Où peut-il être allé ? Je n’ai pu le savoir. Que s’est-il passé ? D’abord il s’est fait beaucoup de mouvement et de bruit. Je ne sais combien ils étaient ; ils allaient et venaient. Tout à coup, le mouvement et le bruit ont cessé. Alors, je me suis avancée sur la pointe des pieds, et j’ai écouté de toutes mes oreilles ; mais il ne me parvenait que des mots sans suite. J’ai seulement entendu m le commandeur qui criait d’un ton menaçant : un commissaire. Quelqu’un l’aurait-il aperçue ? Non, mademoiselle. Deschamps aurait-il parlé ? C’est autre chose. Il est parti comme un éclair. Et mon oncle ?Je l’ai vu. Il gesticulait ; il se parlait à lui-même ; il avait tous les signes de cette gaieté méchante, que vous lui connaissez. Où est-il ? Il est sorti seul, et à pied. Allez... Courez... Attendez le retour de mon oncle... Ne le perdez pas de vue... Il faut trouver Deschamps... Il faut savoir ce qu’il a dit.Sitôt que Germeuil sera rentré, dites-lui que je suis ici. Où en suis-je réduite !... Ah ! Germeuil !... Le trouble me suit... Tout semble me menacer... Tout m’effraye... Mon frère, Deschamps a disparu. On ne sait ni ce qu’il a dit, ni ce qu’il est devenu. Le commandeur est sorti en secret, et seul... Il se forme un orage. Je le vois ; je le sens ; je ne veux pas l’attendre. Après ce que vous avez fait pour moi, m’abandonnerez-vous ? J’ai mal fait... J’ai mal fait... Cette enfant ne veut plus rester ; il faut la laisser aller. Mon père a vu mes alarmes. Plongé dans la peine et délaissé par ses enfants, que voulez-vous qu’il pense, sinon que la honte de quelque action indiscrète leur fait éviter sa présence et négliger sa douleur ?... Il faut s’en rapprocher. Germeuil est perdu dans son esprit ; Germeuil, qu’il avait résolu... Mon frère, vous êtes généreux ; n’exposez pas plus longtemps votre ami, votre soeur, la tranquillité et les jours de mon père. Non, il est dit que je n’aurai pas un instant de repos. Si cette femme avait pénétré !... Si le commandeur savait !... Je n’y pense pas sans frémir... Avec quelle vraisemblance et quel avantage il nous attaquerait ! Quelles couleurs il pourrait donner à notre conduite ! Et cela, dans un moment où l’âme de mon père est ouverte à toutes les impressions qu’on y voudra jeter. Où est Germeuil ? Il craint pour vous ; il craint pour moi : il est allé chez cette femme... Le commandeur est rentré. Le commandeur sait tout. Le commandeur sait tout ! Cette femme a pénétré ; elle a reconnu Deschamps.Les menaces du commandeur ont intimidé celui-ci, et il a tout dit. Ah ciel ! Que vais-je devenir ? Que dira mon père ? Le temps presse. Il ne s’agit pas de se plaindre.Si nous n’avons pu ni écarter ni prévenir le coup qui nous menace, du moins qu’il nous trouve rassemblés et prêts à le recevoir. Ah ! Germeuil, qu’avez-vous fait ! Ne suis-je pas assez malheureux ? Voici le commandeur ! Il faut nous retirer. Non, j’attendrai mon père. Ciel, qu’allez-vous faire ! Allons, mon ami. Allons sauver Sophie.Vous me laissez ! Je ne sais que devenir... Germeuil...Saint-Albin... Ô mon père, que vous répondrai-je !... Que dirai-je à mon oncle ?... Mais le voici... Asseyons-nous... Prenons mon ouvrage...Cela me dispensera du moins de le regarder. Ma nièce, tu as là une femme de chambre bien alerte... On ne saurait faire un pas sans la rencontrer... Mais te voilà, toi, bien rêveuse et bien délaissée... Il me semble que tout commence à se rasseoir ici.Cécile, en bégayant.Oui... Je crois... Que... Ah !Le Commandeur, appuyé sur sa canne et debout devant elle.La voix et les mains te tremblent... C’est une cruelle chose que le trouble... Ton frère me paraît un peu remis... Voilà comme ils sont tous. D’abord, c’est un désespoir où il ne s’agit de rien moins que de se noyer ou se pendre. Tournez la main, pis, ce n’est plus cela... Je me trompe fort, ou il n’en serait pas de même de toi. Si ton coeur se prend une fois, cela durera. Encore ! Ton ouvrage va mal. Cécile, tristement.Fort mal. Comment Germeuil et ton frère sont-ils maintenant ? Assez bien, ce me semble ?... Cela s’est apparemment éclairci... Tout s’éclaircit à la fin... Et puis on est si honteux de s’être mal conduit !... Tu ne sais pas cela, toi, qui as toujours été si réservée, si circonspecte. Je n’y tiens plus. J’entends, je crois, mon père. Non, tu n’entends rien... C’est un étrange homme, que ton père ; toujours occupé, sans savoir de quoi.Personne, comme lui, n’a le talent de regarder et de ne rien voir... Mais, revenons à l’ami Germeuil...Quand tu n’es pas avec lui, tu n’es pas trop fâchée qu’on t’en parle... Je n’ai pas changé d’avis sur son compte, au moins. Mon oncle... Ni toi non plus, n’est-ce pas ?... Je lui découvre tous les jours quelque qualité ; et je ne l’ai jamais si bien connu... C’est un garçon surprenant... Mais tu es bien pressée ? Il est vrai. Qu’as-tu qui t’appelle ? J’attendais mon père. Il tarde à venir, et j’en suis inquiète. Inquiète ; je te conseille de l’être. Tu ne sais pas ce qui t’attend... Tu auras beau pleurer, gémir, soupirer ; il faudra se séparer de l’ami Germeuil... Un ou deux ans de couvent seulement...Mais j’ai fait une bévue. Le nom de cette Clairet eût été fort bien sur ma lettre de cachet, et il n’en aurait pas coûté davantage... Mais le bonhomme ne vient point... Je n’ai plus rien à faire, et je commence à m’ennuyer... Arrivez donc, bonhomme ; arrivez donc. Et qu’avez-vous de si pressé à me dire ? Vous l’allez savoir... Mais attendez un moment. Mademoiselle, approchez. Ne vous gênez pas. Vous entendrez mieux. Qu’est-ce qu’il y a ? À qui parlez-vous ? Je parle à la femme de chambre de votre fille, qui nous écoute. Voilà l’effet de la méfiance que vous avez semée entre vous et mes enfants. Vous les avez éloignés de moi, et vous les avez mis en société avec leurs gens. Non, mon frère, ce n’est pas moi qui les ai éloignés de vous ; c’est la crainte que leurs démarches ne fussent éclairées de trop près. S’ils sont, pour parler comme vous, en société avec leurs gens, c’est par le besoin qu’ils ont eu de quelqu’un qui les servît dans leur mauvaise conduite. Entendez-vous, mon frère ?... Vous ne savez pas ce qui se passe autour de vous. Tandis que vous dormez dans une sécurité qui n’a point d’exemple, ou que vous vous abandonnez à une tristesse inutile, le désordre s’est établi dans votre maison. Il a gagné de toute part, et les valets, et les enfants, et leurs entours... Il n’y eut jamais ici de subordination ; il n’y a plus ni décence, ni moeurs. Ni moeurs ! Ni moeurs. Monsieur le commandeur, expliquez-vous... Mais non,Épargnez-moi... Ce n’est pas mon dessein. J’ai de la peine, tout ce que j’en peux porter. Du caractère faible dont vous êtes, je n’espère pas que vous en conceviez le ressentiment vif et profond qui conviendrait à un père. N’importe ; j’aurai fait ce que j’ai dû ; et les suites en retomberont sur vous seul. Vous m’effrayez. Qu’est-ce donc qu’ils ont fait ? Ce qu’ils ont fait ? De belles choses. Écoutez, écoutez. J’attends. Cette petite fille, dont vous êtes si fort en peine... Eh bien ? Où croyez-vous qu’elle soit ? Je ne sais. Vous ne savez ?... Sachez donc qu’elle est chez vous. Chez moi ! Chez vous. Oui, chez vous... Et qui croyez-vous qui l’y ait introduite ? Germeuil ? Et celle qui l’a reçue ? Mon frère, arrêtez... Cécile... Ma fille... Oui, Cécile ; oui, votre fille a reçu chez elle la maîtresse de son frère. Cela est honnête, qu’en pensez-vous ? Ah ! Ce Germeuil reconnaît d’une étrange manière les obligations qu’il vous a. Ah ! Cécile, Cécile ! Où sont les principes que vous a inspirés votre mère ? La maîtresse de votre fils, chez vous, dans l’appartement de votre fille ! Jugez, jugez. Ah, Germeuil !... Ah, mon fils ! Que je suis malheureux ! Si vous l’êtes, c’est par votre faute. Rendez-vous justice. Je perds tout en un moment ; mon fils, ma fille, un ami. C’est votre faute. Il ne me reste qu’un frère cruel, qui se plaît à aggraver sur moi la douleur... Homme cruel, éloignez-vous. Faites-moi venir mes enfants ; je veux voir mes enfants. Vos enfants ? Vos enfants ont bien mieux à faire que d’écouter vos lamentations. La maîtresse de votre fils... à côté de lui... dans l’appartement de votre fille... Croyez-vous qu’ils s’ennuient ? Frère barbare, arrêtez... Mais non, achevez de m’assassiner. Puisque vous n’avez pas voulu que je prévinsse votre peine, il faut que vous en buviez toute l’amertume. Ô mes espérances perdues ! Vous avez laissé croître leurs défauts avec eux ; et s’il arrivait qu’on vous les montrât, vous avez détourné la vue. Vous leur avez appris vous-même à mépriser votre autorité : ils ont tout osé, parce qu’ils le pouvaient impunément. Quel sera le reste de ma vie ? Qui adoucira les peines de mes dernières années ? Qui me consolera ? Quand je vous disais : "Veillez sur votre fille ; votre fils se dérange ; vous avez chez vous un coquin !" J’étais un homme dur, méchant, importun. J’en mourrai, j’en mourrai. Et qui chercherai-je autour de moi !... Ah !... Ah !... Vous avez négligé mes conseils ; vous en avez ri.Pleurez, pleurez maintenant. J’aurai eu des enfants, j’aurai vécu malheureux, et je mourrai seul !... Que m’aura-t-il servi d’avoir été père ? Ah !... Pleurez. Homme cruel ! Épargnez-moi. À chaque mot qui sort de votre bouche, je sens une secousse qui tire mon âme et qui la déchire... Mais non, mes enfants ne sont pas tombés dans les égarements que vous leur reprochez. Ils sont innocents ; je ne croirai point qu’ils se soient avilis, qu’ils m’aient oublié jusque-là... Saint-Albin !... Cécile !...Germeuil !... Où sont-ils ?... S’ils peuvent vivre sans moi, je ne peux vivre sans eux... J’ai voulu les quitter... Moi, les quitter !... Qu’ils viennent... Qu’ils viennent tous se jeter à mes pieds. Homme pusillanime, n’avez-vous point de honte ? Qu’ils viennent... Qu’ils s’accusent... Qu’ils se repentent... Non ; je voudrais qu’ils fussent cachés quelque part, et qu’ils vous entendissent. Et qu’entendraient-ils, qu’ils ne sachent ? Et dont ils n’abusent. Il faut que je les voie et que je leur pardonne, ou que je les haïsse... Eh bien ! Voyez-les ; pardonnez-leur. Aimez-les, et qu’ils soient à jamais votre tourment et votre honte. Je m’en irai si loin, que je n’entendrai parler ni d’eux ni de vous. Femme maudite ! Et toi, coquin, que fais-tu ici ? Monsieur ! Que venez-vous chercher ? Retournez-vous-en. Je sais ce que je vous ai promis, et je vous tiendrai parole. Monsieur... Vous voyez ma joie... Sophie... Allez, vous dis-je. Monsieur, monsieur, écoutez-la. Ma Sophie... Mon enfant... N’est pas ce qu’on pense... Monsieur Le Bon... Parlez... Je ne puis. Est-ce que vous ne connaissez pas ces femmes-là, et les contes qu’elles savent faire ?... Monsieur Le Bon, à votre âge vous donnez là dedans ? Monsieur, elle est chez vous. Il est donc vrai ! Je ne demande pas qu’on m’en croie... Qu’on la fasse venir. Ce sera quelque parente de ce Germeuil, qui n’aura pas de souliers à mettre à ses pieds. J’entends du bruit. Ce n’est rien. Philippe, Philippe, appelez mon père. C’est la voix de ma fille. Monsieur, faites venir mon enfant. N’approchez pas ! Sur votre vie, n’approchez pas. Madame Hébert et Monsieur Le Bon, au père de famille.Monsieur, accourez. Ce n’est rien, vous dis-je. Des épées, un exempt, des gardes ! Monsieur, accourez, si vous ne voulez pas qu’il arrive malheur. Mon père ! Monsieur ! Monsieur l’exempt, faites votre devoir. Monsieur ! Auparavant il faut m’ôter la vie. Germeuil, laissez-moi. Faites votre devoir. Arrêtez ! Monsieur, regardez-la. De par le roi, monsieur l’exempt, faites votre devoir. Arrêtez ! Regardez-la. Monsieur ! Ah ! Oui, monsieur, c’est elle. C’est votre nièce. Sophie, la nièce du commandeur. Mon cher oncle. Que faites-vous ici ? Ne me perdez pas. Que ne restiez-vous dans votre province ? Pourquoi n’y pas retourner, quand je vous l’ai fait dire ? Mon cher oncle, je m’en irai ; je m’en retournerai ; ne me perdez pas. Venez, mon enfant, levez-vous. Ah, Sophie ! Ah, ma bonne ! Je vous embrasse. Je vous revois. Mon père, ne condamnez pas votre fille sans l’entendre. Malgré les apparences, Cécile n’est point coupable ; elle n’a pu ni délibérer, ni vous consulter... Ma fille, vous êtes tombée dans une grande imprudence. Mon père ! Levez-vous. Mon père, vous pleurez. C’est sur vous, c’est sur votre soeur. Mes enfants, pourquoi m’avez-vous négligé ? Voyez, vous n’avez pu vous éloigner de moi sans vous égarer. Ah, mon père ! Monsieur le commandeur, vous avez oublié que vous étiez chez moi. Est-ce que monsieur n’est pas le maître de la maison ? C’est ce que vous auriez dû savoir avant que d’y entrer. Allez, monsieur, je réponds de tout. Mon père ! Je t’entends. Mon oncle ! Ne repoussez pas l’enfant de votre frère. Oui, d’un homme sans arrangement, sans conduite, qui avait plus que moi, qui a tout dissipé, et qui vous a réduits dans l’état où vous êtes. Je me souviens, lorsque j’étais enfant : alors vous daigniez me caresser. Vous disiez que je vous étais chère. Si je vous afflige aujourd’hui, je m’en irai, je m’en retournerai. J’irai retrouver ma mère, ma pauvre mère, qui avait mis toutes ses espérances en vous... Mon oncle ! Je ne veux ni vous voir, ni vous entendre. Mon frère... monsieur le commandeur... mon oncle. C’est votre nièce. Qu’est-elle venue faire ici ? C’est votre sang. J’en suis assez fâché. Ils portent votre nom. C’est ce qui me désole. Voyez-la. Où sont les parents qui n’en fussent vains ? Elle n’a rien : je vous en avertis. Elle a tout ! Ils s’aiment. Vous la voulez pour votre fille ? Ils s’aiment. Tu la veux pour ta femme ? Si je la veux ! Aie-la, j’y consens : aussi bien je n’y consentirais pas, qu’il n’en serait ni plus ni moins... Mais c’est à une condition. Ah ! Sophie ! Nous ne serons plus séparés. Mon frère, grâce entière. Point de condition. Non. Il faut que vous me fassiez justice de votre fille et de cet homme-là. Justice ! Et de quoi ? Qu’ont-ils fait ? Mon père, c’est à vous-même que j’en appelle.Cécile pense et sent. Elle a l’âme délicate ; elle se dira ce qu’elle a dû me paraître pendant un instant. Je n’ajouterai rien à son propre reproche.Germeuil... Je vous pardonne... Mon estime et mon amitié vous seront conservées ; mes bienfaits vous suivront partout ; mais... Encore passe. Mon tour va venir. Allons préparer nos paquets. Mon père, écoutez-moi... Germeuil, demeurez...C’est lui qui vous a conservé votre fils... Sans lui, vous n’en auriez plus.Qu’allais-je devenir ?... C’est lui qui m’a conservé Sophie... Menacée par moi, menacée par mon oncle, c’est Germeuil, c’est ma soeur qui l’ont sauvée...Ils n’avaient qu’un instant... Elle n’avait qu’un asile... Ils l’ont dérobée à ma violence... Les punirez-vous de ma faute ?... Cécile, venez. Il faut fléchir le meilleur des pères. Ma fille, je vous ai pardonné ; que me demandez-vous ? D’assurer pour jamais son bonheur, le mien et le vôtre. Cécile... Germeuil... Ils s’aiment, ils s’adorent... Mon père, livrez-vous à toute votre bonté. Que ce jour soit le plus beau jour de notre vie. Germeuil, Sophie... Venez, venez... Allons tous nous jeter aux pieds de mon père. Monsieur ! Mes enfants... Mes enfants ! ... Cécile, vous aimez Germeuil ? Et ne vous en ai-je pas averti ? Mon père, pardonnez-moi. Pourquoi me l’avoir celé ? Mes enfants ! Vous ne connaissez pas votre père... Germeuil, approchez.Vos réserves m’ont affligé ; mais je vous ai regardé de tout temps comme mon second fils. Je vous avais destiné ma fille. Qu’elle soit avec vous la plus heureuse des femmes. Fort bien. Voilà le comble ! J’ai vu arriver de loin cette extravagance ; mais il était dit qu’elle se ferait malgré moi ; et dieu merci, la voilà faite.Soyons tous bien joyeux, nous ne nous reverrons plus. Vous vous trompez, monsieur le commandeur. Mon oncle ! Retire-toi. Je voue à ta soeur la haine la mieux conditionnée ; et toi, tu aurais cent enfants, que je n’en nommerais pas un. Adieu. Allons, mes enfants. Voyons qui de nous saura le mieux réparer les peines qu’il a causées. Mon père, ma soeur, mon ami, je vous ai tous affligés. Mais voyez-la, et accusez-moi, si vous pouvez. Allons, mes enfants ; Monsieur Le Bon, amenez mes pupilles. Madame Hébert, j’aurai soin de vous.Soyons tous heureux. Ma fille, votre bonheur sera désormais l’occupation la plus douce de mon fils. Apprenez-lui, à votre tour, à calmer les emportements d’un caractère trop violent. Qu’il sache qu’on ne peut être heureux, quand on abandonne son sort à ses passions. Que votre soumission, votre douceur, votre patience, toutes les vertus que vous nous avez montrées en ce jour, soient à jamais le modèle de sa conduite et l’objet de sa plus tendre estime... Ah ! Oui, mon papa. Mon fils, mon cher fils ! Qu’il me tardait de vous appeler de ce nom. Vous ferez des jours heureux à ma fille. J’espère que vous n’en passerez avec elle aucun qui ne le soit... Je ferai, si je puis, le bonheur de tous... Sophie, il faut appeler ici votre mère, vos frères. Mes enfants, vous allez faire, au pied des autels, le serment de vous aimer toujours. Vous ne sauriez en avoir trop de témoins. Approchez, mes enfants... Venez, Germeuil, venez, Sophie. Une belle femme, un homme de bien, sont les deux êtres les plus touchants de la nature. Donnez deux fois, en un même jour, ce spectacle aux hommes... Mes enfants, que le ciel vous bénisse, comme je vous bénis ! Le jour qui vous unira, sera le jour le plus solennel de votre vie. Puisse-t-il être aussi le plus fortuné !... Allons, mes enfants...Oh ! Qu’il est cruel... Qu’il est doux d’être père !