En vérité, Monsieur Pedanta, vous êtes bien à plaindre d’avoir à cultiver un aussi malheureux naturel que celui du vicomte ! À peine sait-il lire : vous vous tuez le cour et le corps, et je ne crois pas que vous avanciez beaucoup. Avec la patience, on vient à bout de tout : je l’ai pris ce matin au saut du lit ; c’est le temps où les idées sont les plus nettes ; je lui ai donné une leçon, qui Dieu aidant, aura fait quelque impression sur son esprit. Au pis aller, je fais mes efforts pour satisfaire Monsieur le Comte son père ; si mes soins n’ont pas un heureux succès, j’aurai fait mon devoir ; et la philosophie m’apprend qu’il ne faut se fâcher de rien : mais vous, Monsieur de Formont, tirez-vous meilleur parti que moi de vos instructions auprès de cette jeune plante qu’on nous a confiée. Oh, pour moi, monsieur Pedanta, qui n’ai que des sentiments de galant homme à inspirer, je ne puis manquer de réussir : il suffit d’être gentilhomme, pour se laisser insinuer doucement qu’il faut avoir de la valeur, de la droiture un air poli ; il ne faut pas grand esprit pour tout cela ; aussi, grâces au ciel, me gardai-je bien d’y prétendre. C’est un triste métier, Monsieur Pedanta, que celui de passer sa vie sur des livres, ou faire son unique étude, d’arranger de malheureuses périodes, qui bien souvent ne font qu’ennuyer les honnêtes gens. Vous tirez sur les savants, monsieur de Formont ; leur plume est pourtant à craindre : on pourrait trouver quelque endroit faible dans cette valeur dont vous faites profession : c’est une vertu louable dans les uns et une fureur brutale dans les autres : qui sait, après tout, de quel genre est celle que vous possédez ? Arrêtez, Monsieur Pedanta, un philosophe doit résister à ses passions ; gardez votre pétulance pour votre écolier, en cas qu’il ait oublié cette belle leçon sur laquelle vous fondez de si grandes espérances, aussi bien je vois Monsieur le Comte qui n’a que faire de nos différends. Espérez-vous, monsieur de Formont, faire du moins un honnête homme de mon fils ? C’est à présent mon unique but ; il m’eût été doux qu’on eût pu former son esprit ; mais, je ne prétends plus si haut, et je me trouverai trop heureux de lui voir quelques vertus, au défaut des qualités aimables. Il ne faut pas, monsieur désespérer si vite : il est des naturels tardifs : permettez-moi d’instruire Monsieur le Vicomte encore une petite dizaine d’années, et je vous le rendrai le plus savant gentilhomme du royaume. Dix ans, Monsieur Pedenta ! Mon fils en a déjà vingt, ce serait le doyen des écoliers du royaume. Ah ! Sans doute, vous avez vu la fable de cet homme qui promettait de faire parler un âne dans un pareil nombre d’années ; et vous espérez comme lui la mort d’un de nous trois : c’est ce qui vous fait hasarder une promesse si téméraire. Non, Monsieur, non, ce n’est point là l’idée de monsieur Pedanta : son amour propre et son exemple lui donnent des espérances extraordinaires ; l’un lui persuade qu’il n’est naturel si sauvage dont son éloquence ne puisse venir à bout ; et l’autre, que les sciences ne s’apprennent que lorsque le feu de la jeunesse est passé ; car tel que vous le voyez, Monsieur, il a pâli sur les livres d’une bibliothèque entière, sans pouvoir parvenir à l’honneur d’être régent de collège qu’à cinquante ans accomplis. Et vous, monsieur de Formont, avec cette bravoure dont vous faites parade, à quel âge étiez-vous encore enseigne dans le régiment de... Il ne s’agit point ici de vos disputes ; c’est de mon fils qu’il est question. À vous dire vrai, Monsieur Pedanta, je vous congédierai bientôt : je vous crois maintenant le moins utile de ses maîtres ; mais j’ai encore besoin de Monsieur de Formont pour lui inspirer du courage. Je crois, monsieur, lui avoir donné là-dessus des leçons assez fortes ; et quand il vous plaira de lui faire faire sa première campagne, mon exemple lui en apprendra plus que mes discours : en attendant, madame Demeris, dont la personne est charmante, réveillera cet esprit, qui à la vérité est un peu lourd. Ah ! La voici avec Mademoiselle Marinette ! Monsieur Pedenta, faites descendre mon fils. Que vous êtes bonne et gracieuse, Mademoiselle, de vouloir bien prendre vous-même le soin de visiter un amant si indigne de vous ! Les volontés d’un père mourant doivent passer pour des lois : le mien avait pour vous, Monsieur, une amitié si sincère, qu’il ne consulta point mon choix ; et trop content de faire une alliance avec vous, il me promit à monsieur votre fils, sans oser douter de son mérite, parce qu’il avait l’honneur de vous appartenir. Je me soumis volontiers à l’ordre qu’il me donna de le regarder comme un époux. Vous savez que je n’ai rien oublié pour démêler une ombre de raison dans un homme à qui je devais être liée : jusqu’ici je l’ai fait inutilement ; je viens faire une dernière tentative. Si elle ne me réussit pas mieux que les autres, je vous prierai de me rendre ma parole. Il est juste, Mademoiselle, de ne vous point contraindre dans une occasion qui doit décider du bonheur de votre vie : mon malheureux fils va descendre, je crains bien de perdre aujourd’hui l’espérance d’une union que j’ai tant souhaitée. Saluez, Mademoiselle, mon fils, et tâchez à le faire de bonne grâce. Bonjour, mademoiselle, serviteur/ Quoi, Monsieur le Vicomte, le chapeau sur la tête auprès d’une belle personne qui vous est destinée ! Monsieur le Vicomte, vous me déshonorez ; il y a une heure que je vous répète un compliment pour faire à mademoiselle , et vous lui parlez comme un brutal. Oui, mon gouverneur, vous voulez que je m’enrhume ; mademoiselle en sera-t-elle plus grasse ? Oh ! Bien, Monsieur, ne vous enrhumez point, mais parlez et levez les yeux. Allons, répétez après moi : L’astre qui nous éclaire. L’astre qui nous éclaire. Mais regardez donc, Mademoiselle. Mais regardez donc, mademoiselle. Hé ! Mais, Monsieur le Vicomte, cela n’est pas du compliment : je vous dis que vous regardiez Mademoiselle Demeris. Tarare : qu’est-ce que cela lui fera quand je la regarderai ? Ah ! J’étouffe. Mais mon fils ne la trouvez-vous pas belle, et ne ferez-vous pas trop heureux si vous la possédez ? Pourvu qu’elle joue bien au volant, je la regarderai tant qu’elle voudra. Monsieur le Vicomte a raison : il n’est rien tel que de tenir une raquette. Bon, vous lui parlez de mariage, de beauté, de possession, et ce n’est encore qu’un petit mièvre. Il est vrai qu’il a vingt ans, et qu’il est haut comme le plancher, mais il a l’esprit fort jeune, et il sera assez fin pour l’avoir longtemps ainsi. Il pourrait bien être que monsieur le Vicomte n’aurait pas toute la délicatesse qu’il faut pour connaître le mérite de mademoiselle : il y a même des gens de son âge qui ne sont point encore sensibles à l’amour ; mais, je me vante d’avoir élevé son cour à la gloire : n’est-il pas vrai, Monsieur, que vous ne vous trouvez pas encore digne de posséder mademoiselle, et que vous seriez bien aise de la mériter par quelque action de courage ? Du courage ! Je ne sais ce que c’est, je n’en ai pas encore entendu parler. Comment, Monsieur, je ne vous ai pas appris qu’un gentilhomme en France est déshonoré lorsqu’il est sans valeur ? Qu’il faut aller à l’armée acquérir de la réputation ; et se faire une sorte de mérite qui plaît également aux dames et aux braves gens ? Ah, ah ; oui, vous m’avez dit quelque chose comme cela, mais il me semble que vous disiez aussi qu’on en revenait quelque fois estropié : oh dame, moi, cela m’en dégoûte : j’ai besoin de mes jambes pour marcher , et de mes bras pour jouer au volant. Le pauvre enfant ! Le volant lui tient au cour ; ce sera sa plus grande dépense. Ils ne me coûtent rien, mes volants ; c’est mon père qui me les donne : quand j’ai de l’argent je le garde bien. Autre belle inclination ! Je vous assure que ce jeune seigneur a un mérite fort complet, Mademoiselle : dépêchez-vous d’en faire votre mari, je vous garantis du remords, s’il prend envie de lui donner un camarade ; c’est toujours une commodité. Taisez-vous, Marinette, je plains monsieur le Comte, d’avoir un fils fi disgracié : la nature s’est méprise de le faire sortir d’un homme tel que lui. Vous jugez bien, Monsieur, qu’il n’y a pas moyen de prendre un engagement sérieux avec Monsieur le Vicomte. Ah ! Mademoiselle, je souffre tout ce qu’on peut imaginer. Quoi ! Misérable, tu perds mademoiselle sans douleur ! Quoi tu crains d’être blessé à l’armée ! Fils indigne d’un père tel que moi ; mes soins, mon exemple, mes voeux, tes maîtres, de beaux yeux, rien ne peut tirer une parole sensée de ta bouche ni un sentiment noble de ton cour ! Je t’abandonne à ton bizarre destin ; et tout ce que le nom de père peut me permettre, c’est de ne pas te faire sortir de ma maison après la douleur que tu me causes. Pour moi, Monsieur, je suis honteux de ce dernier trait de Monsieur le Vicomte ! Je vous avoue que je n’espère plus rien de mes leçons ; mais je n’ai rien à me reprocher, et la nature seule est coupable de ses défauts. Monsieur, après la leçon que j’ai donnée ce matin à Monsieur le Vicomte, dont il ne se souvient pas du premier mot; et le compliment galant et poli que je lui avais appris pour faire à mademoiselle Demeris, il ne m’est plus permis de perdre mon temps auprès de lui ; j’apprendrais plutôt les sciences à un chapon, qu’à cet homme sans mours, sans docilité, sans mémoire. Oh bien, Monsieur le Vicomte, le cour ne vous saigne-t-il point à ces reproches ? Monsieur votre père cesse de vous aimer, votre gouverneur vous méprise, votre précepteur vous déteste, votre maîtresse vous abandonne ; vous allez rester en mauvaise compagnie, au moins, car vous serez tout seul, et... Et tant mieux, tant mieux, voilà ce que je demande ; je n’aurai plus que mon laquais Petit-Jean auprès de moi ; je courrai avec lui dans le jardin, et je n’entendrai plus de choses que je ne saurais comprendre. Ciel impitoyable ! Qu’ai-je fait pour mériter une affliction si cruelle ?