Par grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 28. jour de May 1639. Signé par le Roy en son conseil, De Monceaux : il est permis à TOUSSAINT QUINET, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une pièce de Theatre, intitulée Dom Quixote de la Manche, durant le temps de trois ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et deffences sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, & autres de contrefaire ladite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, & de tous ses despens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites lettres, qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien & deuëment signifiées, à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance. Achevé d’imprimer pour la première fois, le 25. Octobre mil six cens trente-neuf. Les Exemplaires ont esté fournis. Ce sont là vos amours & vos contentemens, Contez-moy vos desdeins, monstrez-moy vos tourmens. Puis qu’il faut achever un discours si funeste, Que je vous l’ay promis, escoutez ce qui reste. Malgré nostre amitié l’interest l’emporta, Dom Fernande s’offrit, le père l’accepta ; Lucinde par respect, ou faute de courage, A la fin apreuva ce triste mariage. Le jour en fin marqué, le temps haste ses pas, Ce jour est arrivé, l’on conclut mon trespas, Et ma Lucinde mesme, ô dure souvenance ! Par un adveu funeste en signa l’ordonnance : Je feus present à tout, mon extreme douleur Voulut qu’en le sentant je visse mon malheur ; Dans le ressentiment d’une perte si grande J’allois l’espée au poing me jetter sur Fernande, Sacrifier ce traistre, & Lucinde, & les siens, A sa foy parjurée, à mon amour, aux miens ; Mais ayant veu pasmer cette ingrate maistresse, Ma fureur s’allentit, je cede à la tristesse, Et l’amour qui revient dedans mon souvenir Me dit qu’il faut la plaindre, & non pas la punir. D’abord je m’y resous, j’estouffe ma colere, Je sors à mesme temps du logis de son pere, Et sans aucun dessein par chemins divers Je cours desesperé jusques dans ces desers. Le silence & l’horreur de cette solitude Plûrent à mon esprit remply d’inquietude, Et qui ne pouvoit voir qu’avec de la douleur Des objets moins affreux que n’estoit mon malheur ; Je fis donc le dessein d’y vivre solitaire, Ou plutost d’y mourir accablé de misere; Dessein lasche & honteux que je condamne en vain, Tu m’amolis le cœur, tu m’engourdis la main, Tu m’empeschas de prendre une vengeance prompte Des autheurs de mes maux, des subjets de ma honte : Je voulus revoquer ce foible sentiment Mais soudain la douleur m’osta le jugement, Et mille faux objets troublans ma fantaisie Jetterent mon esprit dedans la frenesie, Firent voir à mes yeux en cent lieux differents, Et Fernande, & Lucinde, & ses lasches parents. Je me detournay lors des objets veritables Pour en suivre l’image en ces lieux effroyables, Où rencontrant par fois ces fantasques pourtraits, Je croy venger sur eux les maux que l’on m’a faits : Mais lors que je revien de cette reverie, Que ma raison blessée est tant soit peu guerie, Je rougis de me voir tout trempé de sueur, Au lieu du traistre sang que desire mon cœur. Voila de mes malheurs la veritable histoire, Honteuse à mes parents, & fatale à ma gloire, Qui fait voir que l’Amour n’a plus rien qui soit sainct, Que la foy n’est qu’un nom, & que l’honneur est feint. C’est dans les grands malheurs que paroist le courage, Je sçay bien qu’à l’instant que quelqu’un nous outrage La nature nous pousse à des ressentimens Qu’on ne sçauroit dompter les premiers mouvemens, Que mesme en cet endroit une juste vengeance Est à l’esgard du Ciel une legere offence, Mais alors que le temps peut vray-semblablement Avoir esteint ce feu si prompt, si vehement, Que la colere alume, & de qui la fumée Estouffe la raison, ou la tient enfermée, Il faut que la vertu reprene son pouvoir, Et range nos desirs aux termes du devoir, Oublier par desdein celuy qui nous irrite, C’est en prendre vengeance & gaigner du merite. Si le vice ne naist que de l’impieté, Pardonner aux meschans ce n’est pas charité, La grace qu’on leur fait les corrompt davantage, Ils deviennent plus fiers, mettent tout en usage, Et par cette indulgence au crime abandonnez, Perdent les gens de bien qui les ont pardonnez. Va meschant, va perfide au fonds du precipice, J’immole à mon honneur & ta vie & ton vice, Je devois cet effort à ma pudicité. Quel excez de courage,         Ou quelle cruauté, Le soin de son honneur sensiblement la touche ; Mais il faut l’aborder.         En fin tu peux ma bouche Te plaindre en liberté de mon perfide espoux, Dans ce desert affreux où n’habite que nous, Et l’horreur : Ah que vois-je ? helas ! je suis perduë, Esloignons-nous d’icy ; mais ils m’ont apperceuë. Ne vous effrayez point.         Comble de mes malheurs, Ils auront veu le mort.         Apaisez vos douleurs, Ouy je l’ay fait mourir, & veux bien qu’on le sçache, Pour sauver mon honneur d’une immortelle tache : Le ciel est mon complice, il a veu ce trespas, C’est luy qui par sa force a soustenu mon bras : Mais pourtant si les loix vous demandent ma teste, Que je meure à l’instant, me voicy toute preste. Voyez comme la peur luy trouble tous les sens. Nos sentimens pour vous sont bien plus innocens, Nous voudrions soulager la douleur qui vous presse. Voyez-nous mieux encor.         Excusez ma foiblesse, Je vous ay pris d’abort pour ceux que je craignois. Je l’ay bien recogneu.         Mais que peut dans ce bois Chercher une beauté si rare & si charmante? Le trespas ou la fin du mal qui me tourmente : Je cognois bien, Messieurs, que vous voulez sçavoir Les subjets de ma peine & de mon desespoir, Et je veux esviter les longueurs importunes Dont se servent plusieurs en disant leurs fortunes. Je suis d’Andalousie, & l’amour d’un Seigneur A qui j’abandonnay mon ame & mon honneur, Sous les conditions d’un prochain hymenée, Cause le desplaisir par qui je suis gesnée. Voulez-vous que son nom ne nous soit pas cognu, Et que nous ignorions ce qu’il est devenu ? Son nom est Dom Fernande.     Est,     Fernande :         Ah le traistre ! C’est luy; mais en quel lieu l’avez-vous peu cognoistre, Pourquoy l’outragez-vous ?         C’est pour vostre interest: Helas je l’ayme encor tout perfide qu’il est ! Ah lasche !         En cet endroit la charité me fache, Je ne puis pas souffrir que vous le nommiez lâche. Mais de grace achevez.         Apres que ses desirs Se furent satisfaits dans les derniers plaisirs, Mon Amant me quitta, supposant un voyage Pour disposer son pere à nostre mariage ; Dix jours avoient suivy celuy de son depart Sans que j’eusse peu voir personne de sa part, Et craignant de sçavoir le sujet de ma crainte, Je n’en faisois jamais ny demande ny plainte ; Mais il falut en fin ceder à la douleur, Demander Dom Fernande, aprendre mon malheur, L’un des gens de mon pere au retour de la ville Me dit qu’il avoit pris une femme à Seville. Une femme à Seville, & de quelle maison ? Il ne me le dit pas.         En sçavoit-il le nom ? Oüy, c’estoit ou Lucine, ou Lucinde.         Ah c’est elle. Mon cœur à ce discours :         Mais quelle autre nouvelle Vous aprit ce valet ?         Il nous dit que le jour Qu’on celebra l’hymen d’une si prompte amour Lucinde évanoüit entre les bras du Prestre, Et que dedans son sein on trouva quelque lettre, Où de sa propre main elle faisoit sçavoir Qu’elle avoit dit oüy seulement par devoir, Qu’elle aymoit Cardenie.         Ah parole charmante ! Ah bien heureux amant, ah genereuse amante ! Mais en fin que fit on ?         Fernande depité Sortit de la maison, & quitta la cité : Je resolus alors.         Lucinde que fit elle ? Elle revient au jour plus charmante & plus belle, Demande Cardenie, on le cherche, il s’enfuit, Lucinde se dérobe au milieu de la nuit ; Pas un des siens ne sçait ce qu’elle est devenuë, Moy je prens cet habit afin d’estre incogneuë, Et sors à la mercy d’un valet & du sort, Pour chercher en tous lieux ou Fernande, ou la mort ; Sur les aisles d’Amour & de la jalousie J’ay desja traversé toute l’Andalousie, J’ay veu de ces deserts les endroits les plus noirs, Où l’on ne vient jamais que pour des desespoirs ; Mon valet rebuté du mal qui me surmonte, Violant les saincts droicts de respect & de honte, N’a pas craint d’attenter à ma pudicité, Pour sauver mon honneur je l’ay precipité, Le Ciel en ce seul poinct m’a montré sa justice, C’est luy qui l’a conduit au bort du precipice, Pour luy faire subir la rigueur de ses loys ; Vous estes arrivez comme je l’y poussois. Douce punition à l’égal de l’outrage, Digne pourtant de vous & de votre courage. Mais avant que d’entrer dans ces tristes deserts En demandant Fernande en tant de lieux divers, N’avez-vous rien apris de Lucinde ?         Son pere Nous dit qu’elle avoit fuy dedans un Monastere, Attendant le retour de son premier amant : Mais la cognoissez-vous ?         Se peut-il autrement, Cette rare beauté de tant d’atraits pourveuë Peut elle estre en Espagne & n’estre pas cogneuë ? En fin c’est trop long-temps vous cacher mon bonheur, Je la cognoy, je l’ayme, oüy j’ay bien cet honneur, Et vous m’avez apris dedans cette nouvelle, Que je possede encor celuy d’estre aymé d’elle. Vous estes Cardenie.         Oüy Madame, & je suis Redevable à vos soins de tout ce que je puis, Je reçoy un bien-fait, mais j’en medite un autre, Vous me rendez mon bien, je vous rendray le vostre : Si Fernande persiste à vous manquer de foy, Si je puis l’obliger à se batre avec moy, Je le feray sans doute, & si j’ay la victoire Il y perdra la vie, ou vous rendra la gloire; Pour ne pas differer l’effect de ce dessein Nous partirons d’icy, s’il vous plaist, dés demain. Que pourray-je respondre à tant de courtoisie ? Mon cœur chassez bien loin l’amour, la jalousie, Je ne veux plus vous voir amoureux, ny jaloux, Soyez recognoissant, je veux cela de vous. J’ay bien eu de la peine à tenter cette femme Pour avoir ces habits.         Puis que voicy Madame. Quelle Dame ?         Tantost vous le pourrez sçavoir, Il faut changer d’avis.         A quoy ce voile noir, Ces barbes, ces habits ?         Aprenez une histoire Qui fournit des sujets de rire à la memoire, Plus que tous vos malheurs ne sçauroient preparer A vous & vos amis des sujets de pleurer. De grace contez-la.         Depuis peu de la Manche Sont sortis Dom Quixot, & son Escuyer Sanche, L’un pour se faire Roy, l’autre pour gouverner L’Isle que son Seigneur promet de luy donner. Ce pauvre Gentil-homme estoit estimé sage, Chacun le consultoit dedans nostre village ; Mais depuis qu’il a veu les livres d’Amadis, Des quatre fils d’Aymon, & de tous ces hardis Qui seuls pouvoient combatre & deffaire une armée, Devenir Empereurs dans une matinée, Et se faire adorer d’Infantes & de Roys, Il ne nous parle plus que de donner des loys, Et de resusciter dans tous les lieux du monde L’ordre des Chevaliers de la grand’ table ronde. Emporté du desir d’imiter les hauts faits De ces vaillans Heros qui ne furent jamais, L’ingenieux Quixot fait un armet de carte, Et sans nous dire adieu, s’arme, part & s’escarte, Emmenant avec luy Sanche enflé du desir De se voir Gouverneur pour manger à loisir. Marchans doncques ainsi tous comblez d’alegresse, Dom Quixot se souvient qu’il n’a point de maitresse, Ce penser le surprend ; car il n’a jamais leu Qu’aucun des Chevaliers s’en trouvast dépourveu. A qui pourray-je donc, disoit-il en soy-mesme, Recommander ma vie en un peril extresme ? A qui pourray-je donc envoyer tous les jours Ceux qui de ma valeur tireront du secours, Tant de Princes banis, de Dames affligées, De Roys dépossedez, d’Infantes outragées : A ces mots il s’arreste, & veut s’en retourner ; Mais le diable subtil qui tasche à l’emmener, Voyant comme à son gré la folie en dispose, Luy fait resouvenir d’Alonse du Tobose De qui le bon Seigneur fut autrefois piqué, Le voila satisfait, le voila rembarqué, Il veut qu’au lieu d’Alonse elle soit Dulcinée, De paysanne grossiere & Princesse & bien née, Tout luy succede à poinct ainsi qu’il le conçoit, Il auroit davantage encor s’il le pensoit. Ayant heureusement demelé ce scrupule, Il suit le mouvement de l’ardeur qui le brusle D’esprouver sa valeur contre quelque geant, Et descouvre en chemin trente moulins à vent, Ce sont à son advis des enfans de la terre, Contre qui Jupiter espargna son tonnerre, Et qui sont reservez en ce siecle tortu Pour servir de trofée à sa haute vertu. Dans cette opinion il court à leur rencontre, Sanche inutillement l’appelle & luy remontre Que son œil le deçoit, il poursuit son dessein, Et veut resolument combatre main à main. Desja d’un coup de lance il a percé la toile Qui de l’un des moulins environne la voile, Quand il veut s’approcher pour le saisir au corps : Mais malgré sa valeur & malgré ses efforts, La voile que le vent pousse avec violence Jette à dix pas de là luy, son cheval, sa lance, Tout sens dessus dessous, pesle mesle entassé, Sanche acourt en pleurant à ce pauvre froissé ; Mais luy sans s’estonner d’une telle aventure, Luy dit qu’un enchanteur a changé la figure De ces maudits geans, pour ravir à son bras L’honneur qu’il eust aquis en les mettant à bas : Mais qu’en fin leurs travaux auront leur recompense ; Car un autre enchanteur entreprend leur deffence, Qui veut, apres avoir esprouvé sa valeur, Couronner son merite, & le faire Empereur, Qu’alors l’Isle promise arrivera sans doute: Sanche veut croire tout, ils reprenent leur route. Je ne vous diray point en combien de combats Ces vaillants champions ont signalé leurs bras, Comme du Biscayen l’audace fut soumise, Comme un pauvre Berger fut mis à la chemise, Comme l’on berna Sanche, & comme Dom Quixot Perdit en un combat une oreille & son pot; Jamais on ne luy vit de colere pareille, Il ne se fache point d’avoir perdu l’oreille, L’onguent de Fierabras peut bien, à son advis, Reparer ce defaut, en eust-il perdu dix ; Mais celuy de l’armet luy semble irreparable : Sa mémoire pourtant a recours à la fable, Où Sacripant faché d’un semblable destin Jure de conquerir l’armet du grand Mambrin, Il fait pareil serment pour pareille conqueste, Croit desja le tenir, & s’en couvrir la teste. A quel poinct les Romans ont troublé cet esprit. Dans ce nouveau dessein escoutez ce qu’il fit ; La grelle qui survint ne fut pas assez forte Pour arrester le feu de l’ardeur qui l’emporte Vers le riche butin que son cœur se promet, D’abort il se detourne, & croit voir cet armet Sur le superbe chef d’un Geant plein d’audace, Qui sur un cheval gris paroist & le menace. Cet armet, ce cheval, & ce grand Chevalier Sont un bassin de cuivre, un baudet, un Barbier. Plaisante vision!         Prevoyant la tempeste Ce Barbier avoit mis son bassin sur sa teste, Voulant la garantir de la grelle & de l’eau, Ou peut-estre craignant de gaster son chapeau, Dom Quixote qui veut malgré Sanche & sa veuë Que l’aventure soit ainsi qu’il l’a preveuë, Court la lance en l’arrest achever son dessein : Le Barbier qui le voit les armes à la main S’en venir droict à luy, craintif tremble la fievre, Quitte là son baudet, & s’enfuit comme un lievre, Laisse aussi son bassin, Dom Quixote le prend, Et croit d’avoir trouvé quelque chose de grand, Du depuis il le porte en toutes les batailles Où sa rare valeur fait tant de funerailles, Et croit quoy qu’au travers on l’ait souvent blessé, Que c’est un casque d’or qu’on n’a jamais percé. L’on nous a dit depuis que ce grand Capitaine Avoit aussi tiré des forçats de la chaine, Blaissé quelques Archers, maltraité des marchans, Volé sur les chemins, batu des Penitens, Que la saincte Armandat le vouloit faire prendre, Et noble & fou qu’il est menaçoit de le pendre. Soudain pour éviter cet insigne malheur Qui combleroit les siens de honte & de douleur, Nous quittons nos maisons, & prenons la campagne Cherchons ce maistre fou dedans toute l’Espagne ; En fin ayant apris qu’il estoit dans ces lieux Nous avions resolu de decevoir ses yeux, Et de nous déguiser, l’un en Dame affligée Qui d’un ton excessif desire estre vengée, Et l’autre en Escuyer, pour pouvoir l’obliger De venir avec nous afin de nous venger : Voilà de ces habits le veritable usage. Puis que ce Chevalier est de vostre village, Et que vous desirez de le tirer d’icy, Ne vous déguisez point, laissez-moy ce soucy, Malgré les sentiments du mal qui me tourmente, Je representeray la Damoiselle errante, Que monsieur l’Escuyer s’habille seulement. Metez donc cette barbe.     Est-ce ainsi ?         Justement. J’ay leu les Amadis, & croy que ma memoire Me peut fournir encor dequoy faire une histoire Capable d’amolir un cœur plus endurcy. Que vous nous obligez.         J’en veux bien estre aussi. Un jour vos charitez auront leur recompense. Celuy qui vient à nous n’est-ce pas Sancho Pance? Quoy ce digne Escuyer.     Oüy c’est luy.         Quel bon-heur. Frere Sanche où vas-tu hazarder ton honneur ? Le peuple de la Manche est boüillant & colere, S’ils sçavent ton dessein comme il se peut bien faire, Mille coups de baston         Escoutons ce discours. Pourroient estre le fruict de ces belles amours, Et pourquoy doivent-ils me traiter de la sorte, Je n’ay point composé la lettre que je porte, J’obeis à mon maistre: Ah ne vous flatez pas, Si vous estes surpris on vous rompra les bras : Et pourquoy devez-vous par des discours infames Faire effort de seduire & lanterner leurs Dames ? Mais je ne diray rien ; n’importe.         Quel plaisir. Vous fomentez tousjours cet amoureux desir, Et je crain qu’à la fin le succez soit funeste, Fuy, fuy, si tu me crois à l’égal de la peste Dulcinée & la Manche, & paye si tu peux D’un discours inventé ton Seigneur amoureux. Vous fairiez mieux encor, malheureux que vous estes, De quitter tout à fait le mestier que vous faites, Pourquoy ? par son moyen je seray Gouverneur. Où va le brave Sanche, & que fait son Seigneur ? J’alois jusqu’au Toboze apporter une lettre : Mais monsieur est-ce vous ? qui vous eust peu cognoistre, Qu’est-ce que vous cherchez dans ces lieux pleins d’effroy ? Le vaillant Dom Quixot pour le couronner Roy. Il veut estre Empereur, c’est chose resoluë: Monsieur, un Roy peut-il de puissance absoluë Donner une grande Isle, & la faire plier Sous le gouvernement de son pauvre Escuyer ? 370 Sans doute.     Il le peut donc.         Oüy sur ma parole. Mieux vaut un merle en main qu’une perdrix qui vole; Il prendra ce Royaume, oüy pour l’amour de moy Il se contentera d’estre seulement Roy : Mais, monsieur, quatre mots.     Que veux-tu ?         Cette Dame Que vous accompagnez est-elle vostre femme ? Nenny, c’est une Reyne.         Et de grace son nom. C’est l’heritiere en chef du grand Micomicon Roy de l’Ethiopie, & qui cherche ton maistre Pour se donner à luy.         Je l’ay pensé cognoistre: Ah l’heureuse rencontre, ah Sancho bien-heureux ! Voicy l’Isle promise & l’objet de tes vœux, Malgré Sanson Carasco & tout nostre village, Qui vouloient soustenir que je n’estois pas sage, Le lievre sort en fin d’où l’on ne pense pas, J’ay mon gouvernement, je le tiens dans mes bras. Et bien qu’en dites-vous ?         Il est incomparable. Dom Quixot est moins fou.         Je serois miserable Si j’eusse demeuré parmy des laboureurs, Qui veut estre Empereur hante des Empereurs. Sanche il est desja temps de trouver Dom Quixote, Où l’avez-vous laissé ?         Là bas dans une grote, Se plaignant des rigueurs, des mépris, des atraits D’une Dame qu’il ayme, & qu’il ne vit jamais; Suivez-moi seulement, je vay vous y conduire. Allez un peu devant, Dieu que nous alons rire. Qu’elle soit Reyne ou non, je sçay bien mon devoir. Il est vray.         La vertu limite mon pouvoir, Ce n’est pas l’interest qui doit pousser nos armes, Je sçay bien qu’en ce siecle il a de puissans charmes, Que presque tout le suit, & qu’un sage Empereur Dit qu’en faveur d’un trône on peut faire une erreur, Les Chevaliers errans ont bien d’autres maximes, Ils suivent pour reigner des moyens legitimes, Et méprisent le trône avec tous ses apas, S’il faut pour l’acquerir se fourvoyer d’un pas ; Ainsi vivoient jadis ces merveilles du monde, Ces nobles Chevaliers de la grand’ table ronde, Roland le furieux, les quatre fils d’Aymon, Et mil autres encor dont je tairay le nom ; Moy qui veux imiter leurs vaillants faicts de guerre, Restablir leur honneur dessus toute la terre, Et faire voir sous moy les vices abatus, Je doy premierement imiter leurs vertus, Aussi le veux-je faire, & je croy que ma gloire En le restablissant ternira leur memoire, Oüy je croy d’effacer par mes faits glorieux Le lustre des exploicts de tous ces demi-Dieux, Ce que j’ay desja fait m’en est un bon presage : Mais que dit on de moy dedans nostre village, Et sur le grand chemin où tu viens de passer ? Laissons parler le monde, il n’y faut plus penser, Puis que je voy mon Isle aujourd’huy toute preste, Qu’une couronne d’or vous va couvrir la teste, Je me mocque de tout.         Mais encor que dit-on ? L’on dit vrayment par tout ; l’on ne dit rien de bon. Acheve, la vertu se mocque de l’outrage. On dit vrayment par tout que vous n’estes pas sage, Et que je suis encor plus fou d’imaginer Que vous me donnerez une Isle à gouverner. Siecle ingrat ta malice en ce poinct est extreme, Si la haute vertu ne trouvoit en soy-mesme Dequoy se satisfaire, & dequoy se payer, En voila le plaisir, en voila le loyer, Ceux pour qui je m’expose obscurcissent ma gloire. Je croy que le meilleur est de ne les pas croire, De me donner mon Isle, & de vous couronner, S’ils murmurent apres laissez-moy gouverner, Monsieur le siecle & ceux qui voudront l’entreprendre Se peuvent asseurer que je les feray pendre, Que l’on n’irrite point l’esprit d’un Gouverneur. Qui meurt pour son pays meurt en homme d’honneur ; Mais celuy-là qui meurt pour sa patrie ingrate Sans qu’aucun sentiment de vengeance le flate, Il meurt comme mouroient ces braves demi-Dieux Dont les noms sont escrits sur la sphere des cieux. Ne parlons point des morts, vivons à la bonne heure, Que quelque malheureux en parle, ou bien qu’il meure, Le malheur ny la mort ne sont pas faits pour nous ; Dom Lope qui croyoit que nous estions des fous, Qui pour nous arrester se donna tant de peine5, A bien changé d’avis en voyant cette Reyne, C’est luy qui la conduit, & je croy fermement Qu’il vient vous demander quelque gouvernement : Mais si vous me croyez, puis qu’il fut incredule, Il s’en retournera doucement sur sa mule ; Le miel n’est pas pour l’asne, & je n’en dis rien plus. Je veux estre tousjours ce qu’autrefois je fus, Ne me conseille point de changer de nature, Dom Lope se trompa quand il me fit injure, Et je te fay sçavoir que les hommes de cœur Ne punissent jamais des crimes de l’erreur, Si je puis l’obliger mon esprit s’y dispose : Mais encor quel accueil te fit on au Tobose ? Fort bon.         N’abrege point un discours qui me plaist, Fay m’en un long recit.         Je vous l’ay desja fait. Que luy pourray-je dire, ah Dieu que j’ay de peine ! Quand tu fus introduict au Palais de ma Reyne, Quel ouvrage occupoit son esprit & ses doigts ? Je vous ay desja dit qu’elle cribloit des poix. Des poix, les touchas-tu ?         Je fis bien davantage, Car j’en mangeay ma part dedans un bon potage. Sçache que l’enchanteur qui changea les geans Peut decevoir ton œil, & ta main, & tes dents, Et qu’il l’a fait sans doute en cette circonstance, Je cognois Dulcinée & sa magnificence Pour suivre Cleopatre & nous traiter en Roys, Elle t’a fait servir des perles pour des poix, Admire sa grandeur, admire son adresse : Mais dis-moy que fis-tu ?         Voila cette Princesse. Reservons ce discours pour une autre saison. Jettez-vous à ses pieds.         Oüy c’est bien la raison. Fameux restaurateur de la chevalerie A qui sont reservez.         Levez-vous je vous prie. Je ne me leve point.     Je fuis.         Escoutez-moy. C’est trop, vous vous moquez.         Je fay ce que je doy. Vous choquez vostre rang.         Je demande une grace. Madame levez-vous.         Je sçay que je vous lasse ; Mais je ne puis m’oster de ces sacrez genoux, Que vous ne m’accordiez ce que je veux de vous. Je vous accorde tout, oüy grande Princesse, Contre qui que ce soit, excepté ma maistresse, Vous pouvez librement disposer de mon bras. Sans ces conditions je ne le voudrois pas. A t on jamais veu feindre avec tant d’accortise. Monsieur au moins.         Tu veux dire quelque sotise. Sotise ou non sotise, il m’y faut bien penser. Et bien.         Souvenez-vous de me recompenser, Et que l’Isle.     Tay-toy.         La faveur que j’espere Est de me voir remise au trône de mon pere, Qu’un Geant orgueilleux occupe injustement, Et que pour procurer mon restablissement Vous partiez avec nous dedans cette journée, Puis-je esperer ce bien.         Ma parole est donnée : Mais avant que partir je voudrois bien sçavoir L’histoire des malheurs où nous allons pourvoir, Vostre nom, vos parens, & quel sort favorable Vous a fait rencontrer ce desert effroyable, Où j’imite Amadis depuis deux ou trois jours. Je suis fille du Roy de.         Courons au secours, La memoire luy manque ; adorable Princesse, Je ne m’estonne point qu’en l’ennuy qui vous presse Vous ayez oublié jusques à vostre nom, Et que vous descendez du grand Miconmicon ; Les extremes malheurs renversent la memoire. Il est vray ; mais pourtant poursuivons nostre histoire, Le grand Miconmicon fut donc mon pere & Roy, Ce brave & sage Prince eut tant de soin de moy, Sçachant que je devois succeder à son trône, Qu’il me fit eslever ainsi qu’une Amazone, Et voulut découvrir par art d’enchantement Quels seroient les progrez de mon gouvernement ; Apres avoir dix ans fueilleté la magie, Fait, deffait, & refait cent fois mon effigie, Ruiné ses subjets par des impots nouveaux Pour avoir du papier, de l’encre & des flambeaux, Il descouvrit en fin avec beaucoup de peine, Qu’il mourroit quelque jour, & que je serois Reyne ; Mais que bien-tost apres un outrageux geant Entreroit dans ma terre & l’irroit ravageant, Menaçant mes subjets de mort & de servage Si je ne consentois à nostre mariage ; Mon pere me cacha ce deplorable sort Jusqu’à ce qu’il se vît au moment de sa mort, Lors il me fit venir, & d’une voix mourante M’anonça le malheur qui me fait estre errante ; M’asseurant toutesfois que mon mal finiroit Si je me souvenois de ce qu’il me diroit, Et si je m’en souvien : Ce fut que dans l’Espagne Vivoit un Chevalier qui couroit la campagne, Les rues, les chemins, pour reparer les torts, Soustenir les petits, & renverser les forts, Que si quand le geant entreroit dans ma terre, Au lieu de m’amuser à luy faire la guerre, Je m’en allois chercher ce guerrier indompté, Il me retireroit de la captivité, Il se devoit nommer Dom Assote ou Gigotte. Vous vous trompez, Madame, il vous dit Dom Quixote. Il est vray.     Quelle adresse.         Et quel couple de fous. Il me le depeignit du tout semblable à vous, Haut, maigre, droit, bien fait du corps & du visage, Moderé, patient, doux, amoureux & sage, Et portant une marque au beau milieu du sein Couverte de trois poils ressemblans à du crin. Sanche delassez-moy, voyons si j’ay la marque, Et si je suis celuy dont parle ce Monarque. Pour la marque & le poil j’en responds.         On vous croit. Mais elle est à costé.         N’importe où qu’elle soit, C’est tousjours une marque, entre amis peu de chose Ne doit jamais troubler le marché qu’on propose. La Princesse a raison.         Ah le plaisant discours. Mon pere dit encor que si par ce secours J’estois, comme il croyoit, remise dans ma terre, Et qu’apres sa victoire & la fin de la guerre, Ce vaillant Chevalier me voulut espouser, En ce cas il falloit ne le pas refuser ; Mais plutost luy donner mon trône & ma personne. Sanche qu’en dites-vous ? manquons-nous de couronne ? N’avons-nous point de Reyne à qui nous marier ? Sur mon Dieu tout va bien ; mais je veux vous prier De conclure l’affaire, & de me donner l’Isle. Mon pere mourut donc, je quittay nostre ville Avec plusieurs des miens, dont la fidelité Se conservoit encor dans mon adversité ; Nous avons sur la mer voyagé quatre années, Esprouvant le couroux des fieres destinées, Tousjours poussez des vents, tousjours battus des flots, Tousjours dans le peril, jamais dans le repos, Helas combien de fois ay-je veu mon navire Au dessus des vapeurs que le Soleil attire, Et tout à coup tomber d’un effroyable mont Dans le sable & l’horreur d’un abysme profond ! Helas combien de fois au milieu de l’orage Ay-je flatté mes gens pour leur donner courage ! Helas combien de fois ay-je trahy mon cœur Pour paroistre hardie & leur cacher ma peur ! Si je voulois, Monsieur, vous dire les traverses Qui nous ont affligez dans nos routes diverses, Je mourrois de douleur, vous souffririez aussi, Et le Soleil demain nous reverroit icy, Je diray seulement qu’apres ce grand orage Mon vaisseau vint briser à dix pas du rivage, Et que de tous les miens la mer fut le tombeau, Nous estions sur un aix qui nous sauva de l’eau Cet Escuyer & moy, sur le poinct que la Parque Tranchoit les tristes jours de tous ceux de ma barque, Mon malheur fut si grand que je les vis perir A mes yeux, dans mes bras, & sans les secourir. D’où peut-elle tirer les discours qu’elle enfille? Estans sortis de l’eau nous entrons dans la ville, Je m’informay de vous, un chacun vous cognoist, Et de vostre village, on me le monstre au doigt, J’y cours pour vous trouver ; mais je fus advertie De vostre genereuse & seconde sortie: Ce brave Chevalier qui vit bien mon soucy, S’offrit courtoisement de me conduire icy, Au bruit de vos hauts faicts, de qui la renommée Dedans toute l’Espagne & la Manche est semée. Vous ne mesdirez plus des Chevaliers errans. Mon Seigneur Dom Quixot à la fin je me rends, Que vostre Majesté future me pardonne. Levez-vous ; oüy mon bras vous rendra la couronne, Incomparable Reyne, & remettra la paix Dedans tous vos estats pour durer à jamais, Cet orgueilleux Geant tombera sur la terre, Son sang estouffera les flambeaux de la guerre, E vos pauvres subjets possederont sous vous Un repos aussi long comme il leur sera doux. Sans doute.         Quand à moy je ne veux que la gloire Que merite le prix d’une telle victoire, Cueillissez-en le fruict avec un autre amant; Je ne dois, ny ne puis vous parler autrement, Mon cœur est engagé, je suis à Dulcinée, C’est elle seulement qui fait ma destinée, Et tant qu’elle voudra me souffrir sans ses loix L’oyseau Phenix s’offrant je le refuserois : Ne vous offencez point d’un refus legitime, Parmy les gens d’honneur l’inconstance est un crime, Et vous-mesme, sans doute, apres ce changement, Craindriez de recevoir un pareil traittement ; Que si de mes vertus vous estes enflammée, Aymez-les seulement, aymez ma renommée, Et ne desirez pas qu’une infidelité Tesmoigne ma foiblesse à la posterité. Ne vous contraignez point mon desir est le vostre. En fin il faut parler puis qu’il y va du nostre. Quoy, Monsieur, est-ce ainsi que vous devenez Roy, Vous refusez la Reyne, & dites-nous pourquoy ? Alonce ou Dulcinée a-t-elle plus de grace ? Que le diable l’emporte avec toute sa race, Elle en a cent fois moins, & ne merite pas Que la Reyne l’employe à luy tirer les bas: Ainsi je croupiray tousjours dans la misere, Et ne verray jamais cette Isle que j’espere ; Si vous allez chercher des trufes en la mer, Et fuyez un party qui vous doit couronner, Au diabe soyez-vous, prenez cette Princesse, Et puis si vous voulez ayez une maistresse, Qui peut vous empescher d’aymer en deux endroicts, Et qui voudroit choquer la volonté des Roys ? Apres faites moy Comte, ou me donnez cette Isle. Miserable damné, voila bien du haut stille, Ah n’estoit le respect de Madame.         Arrestez. Tu ne te rirois pas de tes meschancetez. La piece est ravissante.         Ame ingrate & grossiere, Vous voyant eslevé du fonds de la poussiere Aux supresmes grandeurs, vous payez ce bienfait En deschirant l’honneur de ceux qui vous l’ont fait. Qui peut avoir vaincu ce Geant indomptable, Et remis cette Reyne en son trône adorable, Qui peut l’avoir soubmise à mon affection, Qui vous peut avoir mis dans la possession De l’Isle la plus belle & la plus fortunée Qui soit dans l’univers, si ce n’est Dulcinée ; Car je tiens tout cela pour fait & pour passé, Sans elle au premier coup j’eusse esté terrassé, La Reyne n’eust jamais remonté sur son trône, Et vous seriez contraint de demander l’aumosne. Ah Seigneur pardonnez à ma simplicité, Dans le ressentiment je me suis emporté, Aussi doresnavant je me coudray la bouche Plustost que de parler de chose qui vous touche ; Je voudrois seulement vous dire quatre mots, Qui me sont importans, & sont fort à propos : Si vous n’espousez pas cette charmante Reyne Vous ne serez pas Roy.         Ne te mets point en peine, C’est ma seule vertu qui me doit couronner. Et si vous n’estes Roy que pourrez-vous donner ? Voila ce qui m’oblige à parler de la sorte, Voila ce qui m’esmeut, voila ce qui m’emporte, Monsieur au nom de Dieu.         Ne m’importune plus. Monsieur par vos discours.         Ils seroient superflus. Sanche ne presse plus ce miroir de constance, J’approuve son refus & sa perseverance, Qu’il adore tousjours cette rare beauté Qui dedans le Tobose a pris sa liberté, Et que de leurs amours quelque jour puisse naistre Un guerrier qui surpasse & son pere & ton maistre ; Pour vous esperez tout de mon affection, Elle relevera vostre condition, Et vous aurez une Isle.         Ah la bonne Princesse ! Que ne suis-je mon maistre, apres cette promesse Je suis plus satisfait que je ne fus jamais. Vous nous obligez trop, aussi je vous promets De n’espargner pour vous ny mon sang, ny ma vie. Pour accomplir l’effet d’une si noble envie, Il faut bien-tost partir.         Partons tout à l’instant. J’ay dans cette Taverne un coche qui m’attend. Il faut disner icy devant que de partir, Lors que tout sera prest qu’on nous fasse advertir, Allez y donner ordre. En fin je puis, Madame, Prendre la liberté de parler de ma flâme ; En vain pour vous sauver de mon affection, Vous m’opposiez les murs d’une Religion, Et les secrets respects que nous devons aux Temples, L’Amour trouve par tout des chemins assez amples, Et la necessité que produisent ses loix Viole impunement toute sorte de droicts. Oüy j’ay rompu pour vous les murs d’un Monastere ; Mais qui peut m’accuser, un Dieu me l’a fait faire, C’est luy qui m’a poussé dedans tous mes desseins, Il enflamma mon cœur, il m’a presté ses mains ; Mais des mains qui portoient des foudres de vengeance, Qui devoient éclatter en cas de resistance : C’est peu d’avoir rompu des murs & des cloisons, Pour mettre tout en feu je portois des tisons, C’est peu d’avoir causé des souspirs & des larmes, Pour respandre du sang j’avois la main aux armes, Si quelqu’un à mes vœux eust voulu s’opposer, J’eusse mis en usage & la flâme & le fer ; En vain pour divertir mes fureurs legitimes On m’eust representé que je faisois des crimes, Ma resolution ne se pouvoit changer, Je devois vous avoir, mourir, ou me venger. Croyez-vous de m’avoir ?         C’est bien ce que je pense. Que vous estes trompé !         Ce n’est pas ma creance, Ny la vostre non plus, vous avez trop d’esprit. Vous retenez mon corps.         Et cela me suffit. Que vous cognoissez mal la liberté de l’ame. Que vous cognoissez mal le pouvoir de ma flâme. La mienne.     Peut changer.         Ne l’esperez jamais. Le temps.     Vous trompera.     Mais j’ayme.         Mais je hais. Ha ne vous flattez point, je suis à Cardenie, Vous n’advancerez rien par vostre tyrannie, Les maux qu’elle me fait accroistront chaque jour Et ma haine pour vous, & pour luy mon amour. Preferer Cardenie à Fernande, à vous mesme. A la couronne, au sceptre.     Il vous fuit.         Mais je l’ayme. N’accorderez-vous rien à ma condition ? N’accorderez-vous rien à mon affection ? Que voudroit-elle ?         En fin son ame se relasche ; Relaschez donc mon cœur, faites un peu le lasche, Jettons-nous à ses pieds.         Ah Dieux que faites vous ? Seigneur permettez-moi d’embrasser vos genoux, Et de vous supplier.         Ah levez-vous, Madame. Par vostre illustre nom, par l’honneur, par ma flâme, Et par les qualités qui vous font estimer, D’avoir pitié de moy.     Je veux.     Quoy ?         Vous aymer. Haissez-moy plustost je suis digne de haine, C’est moy de qui l’amour vous donne tant de peine, Et dont l’ingratitude & l’incivilité Abusent sans respect de vostre qualité. Mais vous estes Lucinde.         Oüy cette miserable. Que j’aymeray tousjours.         Et qui n’est point aymable. Cessez de blasphemer, aymez vous, aymez moy. Conservez mon honneur.         Recompensez ma foy. Ce que vous desirez n’est pas en ma puissance, Je cognoy vostre amour, je sçay vostre naissance, Et de combien d’honneur vous voulez me combler ; Mais un ordre puissant, & qu’on ne peut troubler, Dispose de mon sort avec tant de caprice, Qu’il ne m’est pas permis de me faire justice; Oüy dans tous mes projets ses tyranniques loix M’ostent absolument la liberté du chois, Il faut que j’obeisse à cette tyrannie, Outre que mon honneur m’oblige à Cardenie : Seigneur, considerez son amour & le mien, Seigneur, considerez mon malheur & le sien ; Deux ans se sont passez depuis que nos deux ames Se sentirent brusler par de communes flâmes ; Tout sembloit conspirer à nos contentemens, L’Espagne n’avoit point de plus heureux amants, Et nous imaginions qu’une perte commune Pouvoit seule troubler nostre bonne fortune : Helas qu’en cet instant nostre estat est changé ! Que nous sommes punis, que vous estes vengé ! Depuis que l’interest, ce monstre abominable, A corrompu pour vous un pere impitoyable, Chaque jour, chaque instant par de nouveaux malheurs Sollicite nos yeux à respandre des pleurs : Ce miserable amant pressé de jalousie Abandonne les siens, quitte l’Andalousie, Va peut-estre mourir & d’amour & d’ennuy, Et je ne le suy point, & je vis apres luy ; Meurs miserable meurs de douleur ou de honte. Je luy resiste en vain la pitié me surmonte: Mouvements de fureur qu’estes vous devenus, Depuis qu’elle a parlé vous ne me parlez plus ? Fiers & lasches desirs, sanglans bourreaux de l’ame, Qui m’inspiriez n’agueres & le fer & la flâme, Conseillers violents, tyranniques projets, Si vous fustes mes Roys, vous serés mes sujets : Vieux & cruels tyrans il faut que je vous chasse, Et qu’enfin la raison reprenne vostre place ; C’en est fait je me rends, Madame apaisez-vous. Ah laissez-moy mourir.         Vivez pour vostre espoux, Vivez pour Cardenie.     Ah Seigneur !         Je luy cede ; Oüy Madame, il vous plaist, je veux qu’il vous possede. Puis-je m’en asseurer ?         Pouvez-vous en douter ? Qui peut vous égaler ?         Qui peut vous resister ? Monsieur on vous attend.         Aurons nous compagnie? Un jeune Chevalier qu’on nomme Cardenie. Qu’on nomme.         Cardenie, arrivoit comme nous. Ce nom vous a surprise.         Il est vray qu’il m’est doux. Il conduit une Dame assez bien ajustée ; Mais belle au dernier point.     Son nom ?         C’est Dorotée. C’est.     Dorotée.         Et quoy ce nom vous interdit. Et venge à mesme temps ce que je vous ay dit; Le desir de les voir sensiblement me presse. Seroit-ce mon amant ?         Seroit-ce ma maistresse ? Puis-je esperer cet heur?         Puis-je attendre ce bien ? Allons donc.         Je crain tout, & je n’espere rien. Vous devez esperer que vostre grande Reyne Bien-tost dans ses Estats terminera sa peine, Suffit, je l’entreprends, & lui preste mon bras : Mais d’où peut proceder que nous ne partons pas ? Je brusle de combatre, & mon impatience Se plaint de ce sejour contre ma conscience ; Car vous devez sçavoir qu’en ce siecle de fer, Où l’on voit en tous lieux le vice triompher, Je suis né pour l’abatre, & remettre en sa gloire Ce bel âge doré dont parle la memoire, Heureux âge à bon droict appelé l’âge d’or, Oüy par mes beaux exploits tu dois revivre encor, L’univers reverra cette belle innocence Qui te fit estimer au poinct de ta naissance, Et cette egalité de biens & de desirs, Dont tu tiras jadis tant de parfaits plaisirs : Vous qui par cent ressorts, par cent noires pratiques, Sous des noms specieux de sages Politiques, Violez la nature & detruisez ses droicts, Songez à vous ranger sous de plus justes loix ; Vous dont l’ambition va jusqu’à l’insolence, Qui croyez n’estre rien si quelqu’un vous devance, Vous qui faites perir tant d’hommes sur les eaux Pour vous faire adorer dans des mondes nouveaux, Dessillez-vous les yeux, voyez ce que vous faites, Et ce que vous serez apres ce que vous estes. Et vous braves Heros, qui sans cesse veillez Au restablissement des Princes depoüillez, Cessez de vous troubler, & de troubler la terre, Venez apprendre icy l’art de faire la guerre, Ne vous amusés plus à faire des combats Qui coustent tant de sang, & qui ne servent pas, Un Chevalier errant avecques moins de peine, Et par un seul combat restablit une Reyne. En effect il est vray.         L’histoire nous apprend Qu’un novice en nostre art en peut restablir cent, Aller jusqu’aux Enfers combattre avec la Parque, Faire plonger Charon, & passer dans sa barque, Couper d’un seul revers la teste à dix Geants, Voir un gouffre effroyable & se jetter dedans, Destruire des Lutins, & surmonter des charmes, Sont les moindres effects que produisent nos armes : Voyez si tous les Roys estoient soigneux d’avoir De pareils Chevaliers, quel seroit leur pouvoir ? Grand sans doute.         Il est vray, mais toute la Noblesse Mesprise le travail, se perd dans la molesse, Neglige la vertu, n’y trouve point d’apas A cause seulement qu’on ne la corrompt pas ; Ah siecle dépravé!         Mais que veut Sancho Pance. Monsieur vous pouvez bien me donner vostre lance, Et remettre à l’arçon l’armet ou le bassin. Pourquoy ?     Parce.     Respons.         L’adventure est à fin. La Reyne est satisfaite, & dans cette taverne, Dieu sçait, & nous aussi, comme elle se gouverne, Un jeune Chevalier la tient entre ses bras, Qui luy parle d’amour, la baise à chaque pas, Elle le baise aussi, bref ce sont des merveilles. Vous devez vous tromper.         Croiray-je à mes oreilles. Monseigneur l’Escuyer croyez que pour ce point J’ay des yeux clairs-voyans & qui ne trompent point, Vostre maistresse a tort d’abuser de mon maistre, Et s’il croit mon conseil il vous fera cognoistre. Taisez-vous.         Je ne puis, c’est un trop lasche tour. Vous vous eschauffez trop.         Perdre une Isle en un jour. Eussiez-vous plus de barbe, & fust vostre visage Moins semblable à celuy d’un barbier de village, Que je cognois fort bien, vous apprendrez en fin Que s’attaquer à nous ce n’est pas estre fin, Et que vostre maistresse.         Ah vous devriez vous taire. D’une Reyne.         Elle l’est aussi peu que ma mere. Vous perdez le respect.         Ce n’est pas là mon mal. Monsieur il faut venger.         Tais-toy gros animal, Je croy certainement que ce n’est qu’un mensonge. Le bonhomme a dormy, c’est volontiers un songe. Je ne dors ny ne songe, & vous vous mesprenez, Vous ne le croyez pas, venez le voir venez, Ils sont peut-estre encor ; mais ils sortent, courage. Oüy nous le conduirons jusques à vostre village, Je veux que ma maistresse acheve ce dessein. C’est luy.         Descouvrez-vous & quittez-moy la main. Qui l’eust dit mon cher cœur.         Et qui l’eust creu ma vie. Que Fernande eust flatté nostre amoureuse envie. Et qu’apres tant de pleurs respandus vainement Le ciel nous reservast tant de contentement : Mais escoutons cecy.         Je viens, ma belle Dame, D’escouter un discours qui vous charge de blasme, Il est bien vray pourtant que je ne le croy pas, L’on dit que doutant du pouvoir de mon bras, Vous aviez resolu de n’estre plus Princesse, Et de couler icy vos jours dans la bassesse, Avec un Chevalier dont les yeux languissans Respandent un venin qui vous charme les sens; Si le Roy vostre pere agit en ceste chose, S’il a peu faire en vous cette metamorphose, Apres ce qu’il a dit, apres ce qu’il a creu De mon noble courage, & de vostre vertu, Je dis que le bon Prince est homme de caprice, Ou du tout ignorant au fait de la milice; S’il avoit feuilleté les livres comme moy, Il auroit moins de crainte, & beaucoup plus de foy ; S’il voyoit renverser quatre Geants par terre Frappez du jeune bras d’Artus roy d’Angleterre, La Rocalpine prise, & cent Princes remis Par un seul Gerilon qui fut de leurs amis, Et qui sans l’offencer n’estoit pas plus qu’un autre, Il espereroit mieux de vostre heur & du nostre : Croyez-moy rejettez tous ces lasches conseils, Rien ne peut resister au bras de mes pareils, Il est tout asseuré que j’auray la victoire, Et que je vous rendray la couronne et la gloire. Seigneur qui vous a fait ce discours inventé ? Sanche mon Escuyer.         L’avez-vous escouté Sans vous mettre en colere & venger mon offence ? Venez-ça mal-heureux.         Approchés Seigneur Pance. Et bien que vous plaist-il ?         Quel demon t’a seduit A me faire un discours qui te pert & me nuit ? Responds traistre.     J’ay veu.     Tu persistes.         N’importe, J’ay veu ce que j’ay dit, ou le diable m’emporte, Et vous me faites tort de me traiter ainsi, Monsieur qui la baisoit vous le peut dire aussi, Et ces autres Messieurs qui l’auront veu sans doute, Car ils estoient presens.         Faut-il que je t’escoute. Il a veu nostre accueil, mais il faut esquiver. Je ne sçay comme quoy vous pourrez vous sauver. En voicy le moyen, escoutez ma pensée. Je croy qu’en ce discours qui m’a tant offencée, Dom Sanche pourroit bien pecher innocemment, Qui sçait s’il n’a point veu par quelque enchantement De ceux qui tous les jours persecutent son maistre, Ce qu’il a rapporté.         Cela pouroit bien estre. Madame sur ma foy vous avez deviné, Ce pauvre malheureux est grossier & mal né ; Mais il n’a pas l’esprit capable de malice. Qu’on luy pardonne donc, & qu’il se convertisse. Que la Reyne soit Reyne, il est fort bon pour moy, J’en ay bien du plaisir, & vous sçavez pourquoy ; Mais j’en doute.     Insolent.         Et bien je le veux croire. Retiens doresnavant dans ta foible memoire Que dedans ce chasteau tout n’est qu’enchantement. Retranchez de ce conte au moins mon bernement, Je sçay qu’il fut réel, & mes costes froissées M’empescheront tousjours de changer de pensées ; Mais baste.         Approche-toy, je veux t’entretenir ; Ne sçachant en quel temps je pourray revenir De ce lointain voyage où la gloire m’appelle, Il est fort à propos d’en advertir ma belle, L’asseurer de ma flâme, & luy faire sçavoir Le desplaisir que j’ay de partir sans la voir : Madame vous plaist-il me donner la licence D’escrire quatre mots.         J’ayme vostre constance, Je vous l’ay desja dit, & cheris un guerrier Qui sçait mesler le myrthe avecque le laurier, Allez nous vous suivons.         Le plaisant personnage ! Il vaudroit mieux qu’il fust moins constant & plus sage. Laissons-le comme il est, & taschons seulement Qu’il nous puisse donner du divertissement, Avant que de partir de cette hostellerie Il nous faut inventer quelque galanterie, Luy faire piece entiere, & ne rien oublier Pour ramener chez luy nostre grand Chevalier ; Nous pouvons rencontrer avec un peu d’estude Les plaisirs de la Cour dedans la solitude: Allons y travailler, ne perdons point de temps, Et monstrons desormais que nous sommes contents. Je vous l’ay desja dit à ma confusion, J’eus tort de traverser vostre saincte union ; Aussi pour reparer autant qu’il m’est possible La faute que je fis, qui vous fut si nuisible, Qui trahit mon amour, qui blessa mon honneur, Je veux m’interesser dedans vostre bon-heur, Faire que vos parents approuvent vostre flâme, Vous donnent un espoux, vous donnent une femme ; Mais un espoux chery, mais ce parfait amant ; Mais une femme aymable, & cet objet charmant. Un si rare bienfait.         N’égale pas mon crime, L’un fut desraisonnable, & l’autre est legitime ; N’en parlons plus de grace, oublions le passé, Que vostre mal fut grand !         Qu’il est recompensé ! Que je vous fus cruel !         Combien doux vous nous estes ! Mais qu’est-ce que j’ay fait !         Mais qu’est-ce que vous faites ! Oüy, Seigneur, il est vray qu’un si rare bienfait Surpasse infiniment le mal qu’on nous a fait ; Le soin que vous prenez de finir nos miseres. Sont de mon repentir des preuves trop legeres : Mais de grace laissons ce discours sur ce point. Je vous cede, Seigneur, & ne replique point. Et vous dont la confiance agrave ma foiblesse, Parfaite Dorotée, adorable maistresse, Me pardonnerez-vous ?         En pouvez-vous douter, Puis-je le refuser ?         Puis-je le meriter ? Vous estes mon Fernande.         Et vous ma Dorotée. Que j’aymeray tousjours.         Mais je vous ay quittée. Les beautez de Madame excusent vostre erreur. Mais tréve à ce discours, voicy nostre Empereur. Desja de toutes parts la terre est esclairée, Apollon a quitté la couche de Nerée, Les estoiles de peur se cachent à nos yeux Sous un épaix manteau de la couleur des cieux, Il semble qu’au sommet les montagnes s’allument, Que les bois soient dorez, & que les plaines fument. Desja les laboureurs meinent leurs bœufs aux champs, Tous les coqs du logis ont achevé leurs chants, Mille oyseaux éveillez d’une voix ravissante, Saluent à l’envy la lumiere naissante, L’ombre s’esvanoüit, la clarté suit ses pas, Et bref il est grand jour & nous ne partons pas. Desja dedans Seville à la place publique On entend jargonner maint courtaut de boutique, Desja l’on voit trotter nombre de crocheteurs, De pages, de laquais, & de solliciteurs, Et desja maint beuveur pour soulager sa teste Dedans le cabaret prend du poil de la beste, Icy dans le logis tout le monde est debout, La maistresse a soufflé les chandelles par tout, L’hoste les bras troussez, & le bonnet en teste, Gouste du bout du doigt les saulces qu’il appreste, Desja le marmiton commence de couper La cuisse d’un poulet qui resta du souper, Desja de tous costez les poules dejuchées Vont becquer prés du cocq pour estre recherchées, La pluspart des pigeons ont desja pris l’essor, Le vacher a donné le dernier coup de cor, La truye & ses cochons vont fouger dans la plaine, Rossinant & Grifon ronflent apres l’aveine Plustost qu’apres le jour de nos sanglans combats, Et bref il est grand jour & nous ne partons pas. J’approuve les effects de vostre impatience, Oüy Seigneur Chevalier, & vous valeureux Pance, Je n’arresteray plus vostre bras indompté, Je me passerois bien de cette qualité, Celle de Gouverneur sonne mieux ce me semble. Je vous veux honorer de toutes deux ensemble, Et peut-estre, suffit ; le temps en fera foy. Elle veut m’espouser & me couronner Roy, Ces discours ambigus m’en donnent tesmoignage ; Allez apres cela demeurer au village. Mais d’où vient-il Seigneur qu’un guerrier tel que vous, Que Mars ne sçauroit voir sans en estre jaloux, L’azyle des subjets, le bouclier des Monarques, Le visible Demon qui fait regner les Parques, L’ennemy de la Paix, la terreur des Tyrans, Le foudre des combats, le Roy des Conquerans, Un Chevalier errant nourry dans les allarmes, Que Dom Quixote en fin est aujourd’huy sans armes ? Aujourd’huy qu’il nous faut preparer au combat, Qu’on est prest à partir, paroistre en cet estat ; Ah Seigneur pardonnez à mon impatience Si j’ose vous blasmer d’un peu de negligence, Quand je verrois briller le fer qui me defend Je serois plus hardie, & vous plus triomphant. Que j’ayme ces transports en une ame Royale, Et que je suis ravy de vous voir martiale, Oüy, Madame, il est vray que je devrois porter Ces foudres éclatans3 qui me font redouter, Avoir ma lance en main, avoir mon casque en teste, Et n’estre pas reduit à craindre une desfaite ; Car comme qu’il en soit on peut estre battu Sans ces beaux instruments dont se sert la vertu : Aussi ne croyez pas, genereuse Princesse, Que l’estat où je suis soit un coup de jeunesse, Pour estre desormais plus propre à vous servir J’ay baillé ce matin mes armes à fourbir, Elles avoient besoin d’estre un peu deroüillées, Pour en oster le sang qui les avoit soüillées, L’hoste a pris cette charge avecque vanité, Et je croy qu’à cett’heure il s’en est acquitté. Seigneur il seroit bon de faire diligence, Et de partir bien-tost.         Sanche viste ma lance, Mon armet.     Je revien.         Le chemin le plus droit Est par nostre village, & puis par le destroit, Si les contraires vents ne nous font point la guerre, Vous pourrez dans dix ans surgir à vostre terre. Je n’en ay mis que quatre & la moitié d’un jour Pour venir jusques icy, je croy qu’à ce retour Il n’en faudra pas tant, car la saison est belle. Et nous allons entrer dans la Lune nouvelle. La plaisante raison.         Qu’il a l’esprit perdu. Larron rends ce bassin.         Si tu fais l’entendu Je te l’escraseray sur le front.         Rends-le traistre. Tu me l’as desrobé.         Tu ments ce fut mon maistre. Qui le prit & le tient pour l’armet de Mambrin ; Quoy tu veux soustenir que c’est là ton bassin, Pauvre homme je veux bien que le diable m’emporte, Si mon maistre t’oyoit parler de cette sorte Il te tordroit le cou.         Que veut cet Escuyer ? Monsieur vous vous trompez, je ne suis qu’un Barbier ; Mais fort homme d’honneur, & qui veux qu’on me rende Ce bassin qu’on m’a pris.         Ha la belle demande, Quoy c’est là ton bassin ?         Oüy je vous le promets. Ce n’est pas un armet ?         Ny ne le fut jamais. Retirez-vous amy, vostre discours me lasse. Rendez-moy mon bassin, faites-moy cette grace. Qui vous l’a desrobé ?         Vous-mesme l’avez pris. Je le tiens pour armet, pour tel je l’ay conquis, Et pour tel tous les jours je le mets en usage ; Mais pour mieux vous oster toute sorte d’ombrage, Je veux que ces Messieurs en fassent jugement. Je vay prendre les voix.         Voyez-le seulement ; Quoy que mon maistre ait dit la salade est perdüe Puis qu’on la doit juger au rapport de la veüe, Et j’infere de là qu’il n’est pas le plus fin. Bonhomme allez ailleurs chercher vostre bassin, Celuy-cy, de l’advis de cette compagnie, Doit passer pour armet tout le temps de sa vie, Consolez-vous, adieu pour la dernière fois. A ce que je puis voir les plus forts font les loix. Messieurs soyez tesmoins de cette violence, Celuy que vous voyez appuyé sur sa lance Me retient mon bassin, qu’il dit estre un armet. Vous vous trompez Barbier.         Il faut voir ce que c’est. Quoy que par les statuts de la vieille milice Je me puisse mocquer des formes de justice, Et qu’il nous soit permis de donner mille coups A tout autant d’Archers qui s’approchent de nous, Je veux bien vous monstrer qu’en sa colere extreme Un Chevalier errant se sçait vaincre soy-mesme ; Voyez si cet armet fut jamais un bassin. Il est trop averé c’est l’armet de Mambrin. C’est un casque bien fait.         Et de fort bonne marque. Il merite l’honneur d’armer un tel Monarque. Qui le prend pour bassin, un demon le deçoit. En fin c’est un armet, cela se touche au doigt. C’est sans doute une fourbe.         Et bien que vous en semble ? Que diront-ils ?     Parlez.         Ce pauvre Barbier tremble. Si nous estions en nombre un peu moins inégal, Nous vous ferions bien voir que vous parlez fort mal ; Mais baste, & pour l’armet Dieu sçait ce qu’il doit estre, Ce seroit fort bien fait de le rendre à son maistre, Ce pauvre homme à son conte auroit ce qu’il pretend. Monsieur parle fort bien, & monstre qu’il l’entend. Insolent, est-ce ainsi que le vin vous emporte, Quoy vous vous attaquez à des gens de ma sorte, Sçavez-vous qui je suis ?         Ils ne disent plus mot. Songez que vous parlez au vaillant Dom Quixot. C’est luy que nous cherchons.         J’ay pouvoir de le prendre. Secours à la Justice.         Osez-vous l’entreprendre ? J’ay mon decret en main qui contient mon pouvoir. Celuy qui l’a signé sçait bien mal son devoir, Qu’il feüillette s’il veut toutes les histoires, Il verra des combats, il verra des victoires, Des Chevaliers tuez, d’autres mis aux abois, Des chevaux desrobez dans l’espaisseur des bois ; Mais il ne verra point que jamais la justice Ait signé des decrets pour prison, ou supplice, Contre des Chevaliers de ma condition. Vous n’eschapperez pas par cette invention, Messieurs, de par le Roy, permettez qu’on l’emmeine, Si vous nous empeschez vous en serez en peine. En fin c’est trop souffert.         Messieurs retirez-vous, Vous ne sçauriez d’icy remporter que des coups. Si j’appelle nos gens, messieurs de la jaquette, Ils vous la housseront de cent coups de baguette. Si vous ne descampez, on vous traittera mal. De vostre empeschement je feray mon verbal. Mon bassin est perdu la chose est trop certaine, J’en ferois desormais une poursuite vaine, Il faut l’abandonner aux mains de ces voleurs, Que ta perte bassin me va couster de pleurs. Il s’en va le pauvret plein de melancholie. Voyez dans quel danger le portoit sa folie, Quelle risque couroit ce brave conquerant, Malgré sa qualité de Chevalier errant, Sans nous c’en estoit fait, la valeur estoit prise ; Mais de grace, Seigneur, achevons l’entreprise, Ramenons en ce fou.         C’est bien là mon desir ; Mais nous en parlerons tout à l’heure à loisir. Et bien ne voila pas une belle justice ? On traite la vertu de mesme que le vice, Celuy qui nuict & jour court à travers les champs Pour soustenir les bons & punir les meschants, Qui n’a jamais commis n’y souffert aucun crime, Deplaist à la Justice, on le veut pour victime, O Ciel ! ô temps ! ô mœurs ! ô comble de malheur ! La terreur des brigands est pris pour un voleur ; Quoy ? faut-il que je souffre un si sensible outrage, Et que la lascheté triomphe du courage ? Traistres dont le seul nom imprime de l’horreur, Ministres de l’envie, objets de ma fureur, Infames ennemis de mes nobles conquestes, Archers vous apprendrez qui je suis, qui vous estes, Ce bras me peut venger, ce bras vous doit punir. Taschez de l’attraper & de le retenir. Je crains quelque mal-heur, partons je vous suplie. Avant que la guerir rions de sa folie. Tout ce qu’il vous plaira.         J’ay desja disposé Ce qui sert au dessein que j’avois proposé, La fille de l’hostesse est adroite & plaisante, Il faut la deguiser en Damoiselle errante, Et luy faire conter quelque estrange malheur Qui l’oblige à chercher l’appuy de sa valeur ; J’en ay l’invention qui me semble assez belle, Et je vous promets bien qu’elle sera nouvelle ; Ce grand cheval de bois que l’hoste m’a fait voir Nous pourra bien servir pour le mieux decevoir. Allons preparer tout, je veux que chacun die Que ce seul incident vaut une Comedie. Puis qu’il faut aujourd’huy commencer le voyage Qui me doit restablir dedans mon heritage, J’ay creu de mon devoir de vous assembler tous, Pour pouvoir sur ce poinct prendre conseil de vous. Je sçay que la valeur du brave Dom Quixote Peut seule recouvrer la couronne qu’on m’oste, Que sans aucun secours son bras peut me venger ; Mais il faut craindre tout, & ne rien negliger : Le Geant qui se veut maintenir dans ma terre A fait depuis quatre ans des apareils de guerre, Pour pouvoir resister à des puissans efforts, Il garde nuict & jour la frontiere & les ports, Cent mille regiments composent son armée, Au moins si nous devons croire la renommée, Gens hardis & cruels qui meurent dans leur rang, Qui mangent les corps morts, & qui boivent leur sang, Je serois donc d’avis d’envoyer le bon Sanche De la part de son maistre, aux villes de la Manche, Pour lever seulement deux cens mille soldats. Toute l’Espagne en corps ne les fourniroit pas, Et puis les demandant de la part de mon maistre, Qui diable pensez-vous qui me voulust cognoistre? Si vous n’avez recours à de meilleurs conseils Vous errerez long-temps.         Est-ce de tes pareils Que Madame attendoit un conseil salutaire ? Peux-tu sçavoir parler qui ne te sçaurois taire? Maudit.         Apaisez-vous songeons au principal : Mais que veut ce Tambour ?         Il ne sonne pas mal. Messeigneurs qui de vous est le grand Dom Quixote ? C’est celuy-là qui porte un bassin pour calote. C’est moy, que me veux-tu ?         Le plaisant compliment. Seroit-ce point encor quelqu’autre enchantement ? La Comtesse Trifalde & sa troupe enchantée, Que les Magiciens ont tant persecutée, Desire de vous voir & vous entretenir. Madame vous plaist-il qu’on la fasse venir ? Oüy.         Qu’elle vienne donc, je suis prest de l’entendre. Et moy je suis tout prest à ne la pas attendre, Arrestez Seigneur Pance on a besoin de vous. Me voudroit-on berner?         Craindre estant parmy nous. Ah ce manque de cœur ne m’est pas agreable. Hazard, demeurons donc.         Quel port si venerable ! Et quel dueil si profond !         Voyla ce grand Heros, Qui vous doit redonner l’honneur & le repos. Mes filles adorons ce guerrier indomptable. Madame levez-vous.         La piece est agreable, Et nous divertira.         Puis qu’il vous plaist, Seigneur, Je releve mon corps, mais j’abaisse mon cœur A tous les sentimens que l’humilité donne Devant une si noble & si grande personne. Que vous plaist-il de moy, dites-le franchement? Un bien qui doit borner un extreme tourment. D’où peut-il proceder contez nous en l’histoire. Helas ! faut-il encor rappeller la memoire Des travaux infinis que nous avons soufferts Depuis que Malembrun nous detient dans ses fers. Oüy sans doute il le faut, puis qu’on nous le commande, Encore que la peine en deust estre plus grande. Pres du Cap Carmorin entre ce bras de mer Que le Sud mutiné fait souvent écumer, Et la grand’ Tabrobane est un puissant Royaume Fertille en hanetons, tres-abondant en chaume, Qui dans chaque saison donne à ses habitans Et les fleurs de l’Automne, & les fruicts du Printemps : Magunce commandoit cette fertille terre, Veuve d’Archipela qui mourut à la guerre ; Elle avoit une fille excellente en beauté, Pour qui se reservoit l’heur de la Royauté ; Cette parfaite Infante est commise en ma garde, Comme un Soleil levant un chacun la regarde, Tous les Princes voisins bruslez de son amour Se parent à l’envy pour luy faire la cour ; Dom Claviche sur tous employe l’artifice Pour luy faire agréer l’offre de son service, C’estoit un Chevalier dont la condition Faisoit un grand obstacle à sa pretention ; Mais adroit, mais mutin, s’il en fut sur la terre, Moqueur, & qui faisoit parler une guitterre, Au reste bon Poëte & parfait baladin, Dans presque tous les artz il sceut le fin du fin, Et pouvoit au besoin tirer des advantages De celuy qu’il sçavoit de bien faire des cages, Si la necessité l’eust voulu talonner. Il merite l’Infante, on la luy doit donner, Ses rares qualitez me charment, je l’advouë ; Mais à n’en pas mentir, j’ay bien peur qu’on nous joüe. Son merite pourtant n’eust pas eu le pouvoir De corrompre l’Infante, & de la decevoir, Si ce faux Enchanteur ne m’eust plustost deceuë; Car ma fille jamais ne partoit de ma veuë : Il fut un jour entier à me persuader De laisser prendre un fort que je devois garder, Et je croy qu’à la fin il eust perdu sa peine S’il ne se fust servy de sa voix de Sirene Pour chanter quelques vers qu’il avoit composez, Et dont il enchanta nos esprits peu rusez. Ces vers disoient ainsi ;         Belle Antonomasie, C’est trop de cruauté De me vouloir punir par la fin de ma vie De ma fidelité. Mon cœur à ce discours ceda sans resistance, Claviche eut dés ce jour l’Infante en sa puissance : Mais non pas sans jurer qu’il seroit son espoux, Et ma fille trouva son entretient si doux Qu’elle le vouloit voir chaque jour à toute heure : Helas ! c’est bien icy qu’il faudra que je pleure, L’Infante devint grosse, & sa mere le sceut, Qui pourroit exprimer le dueil qu’elle en conceut Fairoit voir un prodige, & quoy qu’en dist l’histoire Le plus credule esprit auroit peine à le croire, Suffit que dans trois jours il falut l’enterrer. Elle estoit doncques morte.         On peut bien l’inferer, Puis que l’on l’enterroit.         Est-ce chose inoüye Qu’on enterre une femme estant evanoüye. Non, mais cette Princesse estoit morte en effect. Il me semble pourtant que c’eust esté bien fait De prendre moins à cœur cette grande tristesse, Et de ne pas mourir, mais tomber en foiblesse ; Car vivant on donne ordre à plusieurs accidents, Puis ceux que vous contez ne sont pas des plus grands ; Claviche est Chevalier, & comme dit mon maistre, S’il n’est à present Roy suffit qu’il le peut estre ; Si l’Infante eust choisi quelqu’un de ses valets, La Reyne eust eu raison de faire des regrets, Et mesme de mourir ; mais quoy qu’elle ait peu croire Le choix d’un Chevalier n’oste rien à sa houss, Sur tout s’il fut errant ; car voila le moyen De se faire Empereur, & de gaigner du bien. Oüy, mais voyons la fin de cette Tragedie. Magunce estant donc morte & non évanoüye, Le Geant Malembrun, cet insigne Enchanteur, Voulut venger sa mort, car elle estoit sa sœur, Croyant que nous eussions hasté ce coup funeste. Il se trompoit sans doute.         Oüy je vous le proteste. L’Infante, Dom Claviche, & moy couverts de dueil, De pleurs & de cheveux, honorions son cercueil, Et la troupe funebre autour de nous rangée Taschoit à consoler la Princesse affligée, Quand du creux du sepulcre il sortit une voix, Et Malembrun monté sur un cheval de bois : Tel aparut Achille aux Princes de la Grece, Lorsqu’il leur demanda la mort de sa maistresse; A cet horrible aspect le sang nous gelle à tous, Dom Claviche à l’instant tombe sur ses genoux, S’appuye sur ses mains, sa figure se change, Il devient crocodille.         Ha l’adventure estrange ! L’Infante à cet objet se laisse choir aussi, Son corps à mesme temps nous paroist racourcy, Son habit qui fut noir, prend la couleur tannée, Ses bras se font velus, sa face basanée, Elle n’a plus de voix, ny plus de sentiment, Et bref elle est de bronse ainsi que son amant, Ayant d’une guenon la parfaite figure. On n’a jamais escrit une telle adventure. Heureux le Chevalier qui la doit mettre à fin. Vous sçavez bien qui c’est, mais vous faites le fin. Peut-estre.         Cette histoire est la plus ravissante Qu’on puisse raconter.         Elle est divertissante. Et cette Dame icy ne la traitte pas mal. Ces amans donc changez en monstres de metail, Cet Enchanteur vouloit poursuivre sa vengeance, Et laver dans mon sang ses mains & mon offence, Il descend du cheval, tire son coutelas, Je veux fuir sa fureur, je tombe au premier pas, Mes compagnes aussi se renversent par terre, Le voila prés de nous avec son cimeterre, Chacune attend le coup qui doit finir ses jours : Luy qui sçait que les maux sont legers s’ils sont courts, S’arreste tout à coup, & condamne l’envie Qu’il eut auparavant d’abreger nostre vie. Vivez, dit-il, vivez execrables tisons Et des feux de l’Amour & de ses trahisons, Pour punir dignement vos infames pratiques, Je m’en vay vous donner des barbes autentiques, Qui durant deux mille ans feront cognoistre à tous L’horreur de vostre crime, & mon juste courroux : Soudain qu’il eut tenu ce funeste langage Une forest de poil nous couvrit le visage, Et ternit la blancheur de nos teints deliez, En fin nous devenons comme vous nous voyez. Ah Dieu qu’ay-je aperceu.     Miracle.         Ce prodige. M’estonne.     Me ravit.     Me surprend.         Et m’afflige ; Car comme qu’il en soit je crains l’évenement, L’Enchanteur Malembrun est mauvais garnement, A ce que je puis voir par toutes ses menées. Le temps est accompli de ces deux mille années, Qui nous ont fait verser tant d’inutiles pleurs ; Mais ce cruel en fin touché de nos douleurs : Allez, nous a-t’il dit, au pays de la Manche Et taschez à trouver le grand maistre de Sanche, Ce vaillant Dom Quixot, dont le bras indompté, Aux pauvres prisonniers donne la liberté, Et qui veut restablir dedans toute l’Espagne L’ordre des Chevaliers qui courent la Campagne ; Dites-luy que l’armet de Mambrun m’appartient, Que c’est moy qui l’ai fait, que c’est de moy qu’il vient, Et que s’il me le rend, comme veut la justice, Je veux en sa faveur finir vostre supplice, Et luy faire present d’un corcelet d’or fin. Ne crois-tu point encor que ce soit un bassin ? Nullement, mais je dis qu’il en a l’encoulure. Je ne veux pas ainsi finir cette aventure, Mon armet m’est trop cher, & je crains ce Geant, A cause seulement qu’il parle d’un present, Ils sont tous enchanteurs, & nostre ordre commande Qu’on traitte à la rigueur tous ceux de cette bande. Il l’avoit bien preveu ; car il me dit aussi, Que si vous desiriez de le traitter ainsi, Preferant le combat à l’eschange des armes, Il se despoüilleroit du pouvoir de ses charmes Pour se battre avec vous dans la rigueur des loys, Et qu’il vous envoiroit son grand cheval de bois, C’est celuy qui servit à Pierre de Provence Pour ravir Maguelonne & la porter en France, Il vole dans les airs plus viste que le vent, Et va dans moins d’un jour du couchant au levant. Ce party me plaist mieux.         Est-ce ainsi qu’on me quitte. Si comme on nous a dit ce cheval va si viste, Le Seigneur Dom Quixot peut estre de retour Dans trois ou quatre jours.         Dans la moitié d’un jour. Qu’il aille donc en paix où la gloire l’appelle, Je ne l’arreste point, l’adventure est trop belle, Son honneur m’est trop cher.         Apres un tel congé Que je suis satisfait, que je suis obligé. Au moins que le retour soit prompt.         Je vous le jure En douter seulement c’est me faire une injure, Oüy, Madame, je veux revenir sur mes pas. Puis qu’il vous le promet il n’y manquera pas. Et vous dont les malheurs toucheroient une souche, Et mon cœur & mon bras vous jurent par ma bouche, De ne rien espargner qui soit en mon pouvoir : Ce cheval viendra-t’il je brusle de le voir. Ne m’en direz-vous point le nom & la famille? Parce que sur la teste il porte une cheville, Qui sert à le conduire & sans peine & sans art, On luy donna le nom de cheval Chevillart. Ce nom est musical & remply d’énergie ; Mais que je sçache encor sa genealogie. Il est fils de Boos ce cheval nompareil Qui traine dans le Ciel le coche du Soleil, Le viste Piritous l’a choisi pour son gendre, Il eut pour allié le cheval d’Alexandre, Pegase, à ce qu’on dit, fut son frere uterin, Bayard son favory, Bridedor son cousin, Souvent avec Frontin il a batu l’estrade, Le Grand Cheval de Troyes estoit son camarade ; En fin il est au rang des illustres chevaux ; Si Malembrun consent à la fin de nos maux Vous le verrez bien-tost.         Quels objets effroyables Se presentent à nous ?         Ce sont ma foy des diables, Malheureux que je suis j’ay bien preveu cecy, Et n’ay pas eu l’esprit de m’esloigner d’icy. Poltron asseure-toy.     Je frissonne.         Je tremble. Ah Dieu c’est Chevillart !         Oüy, c’est ce qui me semble, Rasseurez vos esprits, cecy ne sera rien. Ah laissez-moy sortir.         Mais gardez-vous en bien, Si vous vous aprochez seulement de la porte, Je crains avec raison qu’un demon vous emporte. Helas qu’il faut souffrir pour un gouvernement. Ah que j’ay de plaisir.         Ah que j’ay de tourment. Monte sur ce cheval celuy dont le courage Ne craint point le peril.         A ce conte je gage. Que ce ne soit pas moy, je crains trop.         L’Escuyer. Doit monter sur la croupe.         Allez vous y fier, A d’autres, Malembrun se trompe bien s’il pense En ce voyage icy voir Monsieur Sancho Pance, Je ne suis pas si fou comme ce demon croit. Qu’on laisse la cheville en l’estat qu’on la voit, Car elle est comme il faut pour aller prés des nuës ; Mais avant de courir ces routes incogneuës Le Maistre & l’Escuyer doivent bander les yeux, De peur que se voyant montez si prés des cieux La teste ne leur tourne, & que tombans à terre, Leurs jambes & leurs bras se brisent comme verre. Et bien ne voila pas dequoy faire enrager ? Le cheval portera sans boire ny manger Ces vaillans champions jusques dans la contrée Où le grand Malembrun leur preprare l’entrée ; Sur tout je leur defends à peine du trespas De descouvrir leurs yeux jusqu’à leur dernier pas, Et lors que Chevillart donnera tesmoignage Par son hannissement de la fin du voyage. Ces messieurs les Demons ont fort bonne raison, Partons Sanche mon fils, quittons cette maison, Allons nous signaler, tentons cette aventure Qui trouble insolemment l’ordre de la nature, Faisons que Dom Claviche ait l’effect de ses vœux, Qu’il soit aussi content comme il fut amoureux, Que sa Reyne l’espouse, & que ses pauvres Dames Deschargent leurs mentons de leurs barbes infames. Ainsi tousjours le Ciel protege vos desseins. Faites ce qu’il vous plaist je m’en lave les mains, Ma presence aussi bien n’est pas fort necessaire. Si vous n’estes present il ne se peut rien faire. Et pourquoy ? qu’ont à voir les faits des Escuyers Avec les actions des vaillans Chevaliers ? Rien sans doute, & l’on dit dans toutes les histoires Tel & tel chevalier gaigna telles victoires, Protegea tel Monarque, & receut un tel bien, Sans que son Escuyer y soit compté pour rien, Nous serions bien des foux d’exposer nostre vie Sans honneur ny profit.         Taisez-vous je vous prie. Ah Seigneur par pitié.         Suffit que je le veux. Considerez ma peur.         Regardez mes cheveux. Je mouray de frayeur.         La mort nous seroit douce. La crainte me retient.         Que la pitié vous pousse. Seigneur Sanche il le faut.     Je le veux.         Je ne puis ; Voler dedans les airs malheureux que je suis, Et qui me respondra qu’une telle monture Ne nous faira pas cheoir sur quelque terre dure, Ou dans le plus profond des gouffres de la mer, Ou pour nous écraser, ou pour nous abismer. Moy je vous en responds poltronne creature ; Et que si Malembrun me faisoit cette injure, Il s’en repentiroit avant la fin du jour. S’il ne nous preste pas ce cheval au retour, Comment reviendrons-nous de ce lointain voyage, Il nous faudra dix ans, & c’est dequoy j’enrage : Car pendant ce temps-là, Madame asseurement Ira se marier avec quelqu’autre amant, Et donnera mon Isle à l’Escuyer fidele Du Chevalier errant qui prendra sa querelle. Ne craignez point cela, Sanche je vous promets Qu’un semblable accident n’arrivera jamais ; Revenez dans cent ans en demandant l’aumosne, Vostre maistre tousjours aura place à mon trône, Et vous aurez une Isle, ou je n’en auray point. C’est trop nous obliger.         Passe donc pour ce poinct ; Mais si cet Enchanteur, comme il pourroit bien estre, D’un coup de coutelas fend la teste à mon maistre, Comment puis-je éviter un semblable trespas ? Je luy commanderay qu’il ne vous tuë pas. Merveilleuse raison.         Ah Madame Barbuë, Que vous vous mescontez, que vous estes deceuë, Si vous imaginez qu’un tel commandement Puisse arrester le bras d’un mauvais garnement, Je cognois mieux que vous cette maudite race. Vous craignez sans raison.         Ce long discours me lasse, Et vous fairez fort bien de ne pas repartir. Que l’on me bande donc, puis qu’il me faut partir. Donnez vostre mouchoir.         Helas que j’ay de peine, Bien-heureux le mouton qui naist couvert de laine, Et l’homme à qui le Ciel a donné le bon-heur De naistre grand Monarque, ou du moins Gouverneur. Bandez-moi je vous prie, adieu grande Princesse, Attendez-nous icy je tiendray ma promesse, Oüy dans la fin du jour je reviens en ce lieu. Adieu grand Chevalier.     Adieu Monsieur.         Adieu. Les Demons vous ont dit que vous prinsiez la selle. Et bien nostre aventure ?         Est parfaitement belle. N’ay-je pas bien conduit ce discours inventé ? Monsieur que faites-vous ?         Es-tu desja monté ? Oüy.         Je te suy ; pourtant ayant leu dans Virgille Qu’un grand cheval de bois a fait prendre une ville Par le moyen des gens qu’on cacha dans son sein, Je crains en celuy-cy quelque mauvais dessein, Et croy qu’il est fort bon que je m’en éclaircisse. Il est fort à propos.         Achevons l’artifice : Seigneur ne craignez rien, Malembrun est fort franc, Et ne trompa jamais des gens de vostre rang, Et le bon Chevillard ayme trop la franchise Pour pouvoir approuver une telle surprise, Je prends sur moy le mal qui peut en arriver. Suffit, montons, adieu.         Desja vous fendez l’air Plus vite que les traits qui partent du tonnerre, Sanche, tenez-vous bien vous penchez vers la terre. Ne me serre pas tant.         A ce que je puis voir Nous irons doucement.         Garde-toy bien de cheoir Valeureux Escuyer ; car sans doute la cheute Du bastard d’Apollon qui fit la culebute Du Zodiaque en bas, fut moindre mille fois Que la tienne arrivant des lieux où je te vois, En fin l’esloignement vous cache à nostre veuë, Vous volez à present au dessus de la nuë, Allez, allez en paix, le Ciel guide vos pas. Si nous estions si hauts qu’ils ne nous vissent pas, Les pourrions-nous entendre ?         En pareille aventure La magie travaille, & non pas la nature, C’est pourquoy je veux croire, & tiens pour asseuré Que nous sommes bien prés du plancher azuré. Donnez-moy ce flambeau.         Bon Dieu quelle lumière, Serions-nous prés du feu qui brusle sans matiere? As-tu rien descouvert ?         Ma barbe est toute en feu, Je veux resolument me descouvrir un peu. Il se faut reculer.         Garde-toy de le faire. Ma foy je le ferois s’il estoit necessaire, En deussay-je mourir ; mais je ne sçay comment Au travers mon bandeau je vois parfaitement. Tu vois parfaitement, & que vois-tu ?         Merveille ; Mais dont la nouveauté n’eut jamais de pareille, La terre comme un poids.         Escoutez comme il ment. Ne descouvres-tu point sur ce bas element Des villes, des chasteaux ?         Non mais bien plusieurs hommes. Te paroissent-ils gros ?         Pas plus gros que des pommes. Sanche vous vous trompez.         Je ne me trompe point, Ce que je viens de dire est vray de poinct en poinct. Quel menteur obstiné.         Pourtant si Sanche n’erre, Il est bien asseuré qu’il ne voit point la terre ; Car estant comme poids, il est tout évident Qu’un seul homme la couvre, estant beaucoup plus grand. Le menteur est surpris.         Et pourtant il me semble Qu’une pomme & des poids se peuvent voir ensemble ; Croyez ce qui vous plaist, mais c’est la verité, Je voy le monde entier par un petit costé. Pour moy je ne vois rien ; mais j’admire sans cesse Comme un cheval qui court avec tant de vitesse, Marche si doucement & fait si peu de bruit : Que n’en ay-je un pareil pour mes desseins de nuit. Que n’en ay-je un pareil pour la petite guerre. Attachez ce papier au dessous de ce verre, Il est temps de finir ce long enchantement, Vous avec cette meche alumez promptement. Quel bruit ay-je entendu ?         C’est sans doute la foudre, Nous sommes tous en feu, Chevillart est en poudre, Ah Monsieur, c’en est fait.         Sanche es-tu mort mon fils ? Nenny.         Voicy l’endroit d’où nous sommes partis, La Reyne & tous les siens frappez de ce tonnerre Esvanoüis, ou morts, sont estendus par terre, Allons les secourir ; mais qu’est-ce que je voy ? L’aventure est finie, & ces mots en font foy. Le vaillant Dom Quixot acheva l’aventure Du Geant Malembrun, Par le seul soin qu’il prit de se mettre en posture Pour combatre un à un. Dom Claviche & sa femme en leurs formes vivantes Contentent leurs souhaits, Et les mentons barbus de leurs Dames errantes Sont rasez & bien nets. Suis valeureux guerrier cette grande Princesse Qui te veut emmener, Et tiens pour asseuré que ta haute proüesse, Te faira couronner. Et bien que dis-tu Sanche apres cette merveille ? Je ne sçay si je dors, & doute si je veille. Auras tu bien le cœur de douter desormais Que je sois impuissant pour ce que je promets ? Parle-moy clairement, que crois-tu de ton Isle ? Je commence à songer à ce qui m’est utile, A faire ma maison, à composer mon train, Voyez comme je parle & marche en souverain. Ma foy mon Escuyer n’a pas mauvaise grace, J’admire ses transports, & j’ayme son audace ; Je vous feray du bien, Sanche ; mais il est temps D’assister de nos soings & la Reyne & ses gens : Madame levez-vous.         Qui me rend la lumiere ? Qui redonne à mes yeux la clarté coustumiere ? En quel lieu sommes-nous ?         Quel bruit ay-je entendu ? Qui m’oste le repos ?         Et qui me l’a rendu ? Quel Demon favorable a ma barbe rasée ? Un à qui l’impossible est une chose aisée. C’est Dom Quixote & Sanche, & cela vous suffit. Pour vous en éclaircir consultez cet escrit. Le vaillant Dom Quixot acheva l’aventure Du Geant Malembrun, Par le seul soin qu’il prit de se mettre en posture Pour combatre un à un. Dom Claviche & sa femme en leurs formes vivantes Contentent leurs souhaits, Et les mentons barbus de leurs Dames errantes Sont rasez & bien nets. Qui pourroit dignement exalter ce miracle ? Ainsi jamais vos vœux ne rencontrent d’obstacle, Ainsi puissiez-vous voir dans vos bras indomptez, Celle que vous aymez, & que vous meritez. Suis valeureux guerrier cette grande Princesse Qui te veut emmener, Et tiens pour asseuré que ta haute proüesse, Te faira couronner. Oüy Seigneur Dom Quixot, vostre rare vaillance En un sceptre royal changera vostre lance, Vostre armet en couronne, & Sanche en Gouverneur. Nous allons bien troter pour chercher ce bon-heur. Je brusle d’attaquer ce Geant plein d’audace, Ce lasche usurpateur qui reigne à vostre place, Je brusle de le voir à mes pieds abatu, Condamner son orgueil, admirer ma vertu : Allons, Madame, allons adjouster à ma gloire L’infaillible succez d’une telle victoire ; Allons cela suffit, le Geant est defait, Et si mon beau renom ne previent cet effect, Il sçaura qu’à mon bras qui jamais ne repose, S’armer, combatre & vaincre est une mesme chose. Ainsi tousjours le Ciel assiste vos travaux. Mette les plus grands Roys au rang de vos vassaux. Et permette qu’en fin je rameine à la Manche Ce fou de Dom Quixote, & ce badin de Sanche. FIN.