Par grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 28. jour de May 1639. Signé par le Roy en son Conseil, De Monceaux : Il est permis à Toussainct Quinet, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une piece de Theatre, intitulée Dom Quichot de la Manche, durant le temps et espace de trois ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires & autres, de contrefaire ladite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, & de tous ses despens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites lettres, qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien & deuëment signifiées ; à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance. Et ledit Quinet a associé au Privilege cy-dessus datté, Antoine de Sommaville aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux. Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 15. Juillet mil six cens quarante. Les Exemplaires ont esté fournis. Ne m’importune plus.     Quoy partir ?         Il le faut. Le monde souffre trop quand ce bras luy defaut. Depuis que j’ay cessé de courir la campagne, Les Geants à leur gré pillent toute l’Espagne, On ne sçauroit sortir sans voir errer quelqu’ame Qui se vient plaindre à moy de cette troupe infame ; Et par des cris aigus semble dire à tous coups, Donnez-moy le repos, vengez-moy, vengez-nous. Que retarday-je encor de reprendre les armes ? Allons verser du sang, allons tarir des larmes. Qu’on aille querir Sanche !         Enfin il faut parler : Le mal est trop pressant pour le dissimuler. Monsieur, si vous pensez à quitter le village, J’iray dire par tout que vous n’estes pas sage : Mesmes j’en feray voir tant de bonnes raisons, Qu’on vous mettra sans doute aux petites Maisons. Quels transports sont-ce cy ? quelles melancholies? Quels Geants ? quelles voix ? plustost quelles folies ? Vous avez veu comment on s’est moqué de vous, Que l’on vous a traité comme on traite les fous. Et vous voulez encor.         Ah petite friponne ! Vous vous émancipez, mais je vous le pardonne ; Un esprit bas & vil vous fait parler ainsi, Vous ignorez comment mon bras a réussi Dans les derniers combats où m’a porté la gloire, Comme sur Malembrun j’emportay la victoire, Comme je delivray deux amants enchantez, Qui depuis deux mil ans estoient persecutez ; Comme je mis à bas des barbes authentiques, Comme fasché de voir tant de noires pratiques Je me mis en colere, & par un seul regard J’en brûlay l’instrument en brûlant Chevillard. Vous ignorez aussi qu’une charmante Reine Par son affection m’a bien fait de la peine : Sanche vous le peut dire, il n’a tenu qu’à moy D’estre en un mesme jour son Espoux & son Roy. Jugez apres cela si je puis tenir conte De vos lâches conseils sans en rougir de honte ? Quoy mon oncle est-ce ainsi que vous vous emportez Apres les mouvemens de tant d’absurditez? Tout ce dont vous parlez ne fut qu’un artifice Pour vous faire quitter ce honteux exercice Qui nous perd tous d’honneur. Dom Lope nous l’a dit, Tout le monde en murmure, ah mon oncle !         Suffit. Dom Lope & tout le monde envieux de ma gloire, Voudroient de mes hauts faits étouffer la memoire : Quantité d’Enchanteurs ont le mesme dessein ; Mais je leur feray voir qu’ils travaillent en vain : Celuy qui prend le soin de mes exploits de guerre, Doit porter mon renom aux deux bouts de la terre, Vos pleurs & vos conseils sont icy superflus, Cessez de vous troubler, & ne me troublez plus. Il faut, il faut que j’aille où la gloire m’appelle, Infantes je m’en vay prendre vostre querelle, Princes depossedez je cours vous restablir, Orphelins, mon secours ne vous sçauroit faillir, En vain pour divertir une si belle envie, On me veut faire prendre un autre train de vie. Infantes, Orphelins, Princes ne craignez rien, On ne peut me forcer, je m’eschaperay bien. Fussay-je dans la tour où la fille d’Acrise Par le Dieu Jupiter fut autresfois surprise ; Fussé-je au labyrinthe où logeoit autresfois Le fils de Pasifée & l’horreur des Cretois; Fussay-je dans le fonds des cachots effroyables Des Corsaires d’Alger, parmy ces miserables Qui languissent captifs dans la honte des fers Au bord de la mer Noire ou plustost aux enfers : Ce bras, ce puissant bras, ce pere de miracles Sera plus fort cent fois que les plus forts obstacles. Je vous le dis encor Infantes, Orphelins, Vos astres n’auront plus des aspects si malins, Malgré les Enchanteurs qui me livrent la guerre, De vos persecuteurs j’iray purger la terre ; Le sort en est jetté, rien ne peut m’arrester. Dom Lope & le Barbier vous viennent visiter, Messieurs, mon oncle sort retenez-le de grace, Et sauvez aujourd’huy l’honneur de nostre race. Vous m’obligez beaucoup.         Vous allez donc partir ? Vos seuls commandemens m’en peuvent divertir, C’est trop, c’est trop souffrir que l’injuste licence Des Geants orgueilleux opprime l’innocence, C’est trop rester oisif dans ce siecle maudit, Où le vice commande avec tant de credit, Où l’on ne voit par tout que villes desolées, Que Princes exilez, qu’Infantes violées. Mais quel remede enfin pouvez-vous apporter A ces mal-heurs communs ?         Il n’en faut plus douter, Le bon-homme mourra dans son extravagance. Ma niepce en cet endroit peche par ignorance, Elle n’a jamais leu les insignes explois Des Chevaliers errants, de qui je suy les loix, J’en connoy plus de cent dont le moindre a fait teste A dix mille geants armez pour sa defaite, Et qui sans se peiner à coups de coutelas Leur a dans un matin coupé jambes & bras. Que n’a point fait Rolland pour l’amour d’Angelique ? (Il avoit tort pourtant puisqu’elle estoit lubrique.) Que n’a point fait encor Renaud de Montauban, Richard, Roger de Grece, & son frere Artaban ; Mais sur tous Amadis lors qu’il avoit des armes Qui pouvoient resister à la force des charmes? On leur a veu souvent abatre à coups de main Des murs que les beliers avoient battus en vain. Mais ce n’estoit que jeu pour les simples novices, Ils avoient bien encor de plus durs exercices ; J’ay veu Gerileon à l’âge de quinze ans Couper d’un petit coup la teste à six geans, Geants aussi bien faits qu’il en soit dans l’histoire, Je vous les depeindray si j’ay bonne memoire. Comme deux grosses tours leurs jambes paroissoient, Leurs cuisses & leur corps à mesure croissoient ; Leurs bras longs d’une lieuë alloient frappant les nuës, Armez de coutelas & de fortes massuës, Dont la moindre égaloit la grandeur d’un clocher : En chacun de leurs yeux on voyoit un bucher Tel que celuy qu’Hercule en sa fureur extreme Alluma sur Œta pour se brûler soy-mesme, Leurs corps estoient de pierre & leurs armes d’acier ; Ce jeune homme pourtant les sceut humilier, D’un seul coup de sa main il les mit tous en poudre. Le coup fut bien joly.         L’on soupçonna le foudre D’avoir favorisé ce jeune combattant. Ce n’est pas sans sujet.         On se trompoit pourtant, Il est vray qu’Osiris l’assista par ses charmes. Je ne vous diray rien des progrez de mes armes, Vous les avez pû voir, tout le monde les sçait, Gerileon fit bien, & je n’ay pas mal fait. Il est tout achevé.         Ramenez-le de grace. L’ennemy d’Amadis, & de toute sa race, L’enchanteur Archelaus traverse mes desseins, Mais ses enchantements sont moins forts que mes         mains, Il changea l’autre jour par un excez d’envie Trente geants armez, à qui j’ostay la vie, En autant de moulins, à dessein d’étouffer L’honneur que l’on m’eust fait m’en voyant triompher : Deux jours apres cela, je défis une armée, Desja de tous costez voloit ma renommée ; Quand ce traistre changea pour me faire enrager Les soldats en moutons, & leur Chef en berger. Cet enchanteur a tort.         Il fait de grands miracles, Et je croy qu’apres tout de si puissants obstacles Ne vous sont opposez que pour vous divertir De ce dessein fatal qui vous force à partir : Vous y devriez penser, & craindre la Magie. Barbier, ce fait icy n’est pas de Chirurgie, Et nos armes aussi ne se ressemblent pas, Vous portez un razoir, je porte un coutelas. Je n’y voy pas pourtant beaucoup de difference, Je porte la lancette, & vous portez la lance, Et vostre digne armet tient fort de mon bassin. Ne le prenez pas là, c’est l’armet de Membrin ; Suffit, vous le sçavez ;         C’est trop vous contredire : Que le grand Dom Quichot fasse ce qu’il desire, Je ne l’arreste plus, allez vaillant Heros, Ainsi vostre travail soit suivy du repos, Ainsi vos beaux exploits secondent vostre attente ; Ainsi puissiez-vous voir cette bande arrogante D’enchanteurs mise à bas ; & puisse ainsi tousjours L’Infante Dulcinée approuver vos amours. Monsieur que faites-vous ?         N’en soyez pas en peine, Je l’arresteray bien, escoutez.         Ah ma Reine. Doy-je attendre ce bien de vos rares bontez ? Ce dessein me ravit. Partez, Seigneur, partez. Ainsi Sanche jamais à vostre grand dommage Dans ce casque ou bassin ne mange du fromage ! Ainsi jamais lyon ne vous veuille assaillir ! Ainsi jamais le pain ne vous puisse faillir ! Rencontriez-vous tousjours ou chasteaux ou taverne Sans que l’on vous y pelaude, ou que l’on vous y berne Ainsi jamais forçats ne vous mettent à nu : Que le grison de Sanche enfin soit reconnu, Qu’on le luy rende sain & tout parfumé d’ambre, Jamais More enchanté n’approche vostre chambre Pour vous ravir l’Infante, & troubler le repos ! Que jamais Muletier ne vous froisse les os : Mais qu’enfin triomphant, & suivy d’Hymenée Vous puissiez revenir couronner Dulcinée. Maudite ambition, que voulez-vous de moy ! Où me conduisez-vous ?         Ah meschant est-ce toy ? Je ne suis pas meschant, mais je suis Sanche Pance, Vous me connoissez bien.         As-tu bien l’impudence De revenir encor dedans cette maison ? Pourquoy m’outragez-vous ?         Parce que j’ay raison, N’est-ce pas toy maudit ?         Ah ! Tréve à ces injures. Ne fais-tu point courir apres les adventures Ton maistre que voilà ? ne l’as-tu point mené Dans des deserts affreux comme un esprit damné ? Ah, n’estoit le respect que je dois à mon maistre, Deux ou trois coups de poing vous feroient bien         connestre Que vous vous méprenez : c’est luy qui me conduit Dans des mondes deserts & de jour & de nuit, Je ne fay que le suivre avec beaucoup de peine Aux mal-heureux endroits où le Diable le mene ; C’est moy qui suis enfin le seduit, le mené, Le froissé, le trompé, le battu, le berné, Et tout pour aborder à cett’isle promise Que je doy gouverner & qui n’est pas conquise ; J’enrage quand j’y pense.         Ah, Sanche c’est assez, Vous serez satisfait de vos travaux passez : Cependant retenez vostre langue indiscrete. Mais qu’est-ce que cett’isle, est-ce donc quelque beste ? Nenny c’est un Royaume où je doy gouverner : Mais Monsieur le Barbier, c’est trop nous lanterner, Vous deussiez respecter des gens de nostre sorte. Monseigneur, commandez que tout le monde sorte. Nous allons obéir sans ce commandement. Cette civilité m’oblige infiniment. Ils s’en vont comploter leur troisiesme saillie. Nous les suivrons de pres pour guerir leur folie. Enfin apres avoir querellé bien des fois, J’ay disposé ma femme à ce que je voulois, Elle ne se plaint plus de voir que je la quitte. Nous pouvons donc partir.         Non pas encor si viste ; Elle m’a conseillé qu’au moins à tout hazard J’escrivisse avec vous avant nostre depart, Et quoy qu’on puisse dire, on est digne de blâme De mespriser tousjours les conseils d’une femme, La mienne en cet endroit parle avec jugement. Mais quel est ce conseil dites-le clairement. Vous sçavés que la mort ne respecte personne, Et qu’il faut malgré nous vouloir ce qu’elle ordonne, Fussiés-vous mieux armé que n’est un Jaquemard, Vous ne sçauriés parer la pointe de son dard ; Lors que moins on y pense elle nous vient surprendre, Et le mesme Amadis ne s’en peut pas defendre ; Tant d’autres Chevaliers que je n’ay pas connus, Dont vous m’avés parlé, que sont-ils devenus ? Ils ont suby la loy qu’il nous faudra tous suivre, On les a veu mourir, si l’on les a veu vivre : (Car pour ce dernier poinct, il m’est un peu suspect.) Taisez-vous ou parlez avec plus de respect. Je dy donc que la mort cette vieille damnée Vous peut exterminer dans une matinée, Et ce coup quoy que grand ne me surprendroit pas ; Car sa faux tranche mieux que vostre coutelas. En vain contre sa force on oppose les charmes Que les magiciens marmotent sur les armes, Le Cimeterre ardent, Flamberge, Durandal Qui coupoient comme beurre, acier, marbre & metal, Et tant d’autres encor dont vous parlez sans cesse, N’ont eu dequoy tenir contre cette diablesse. Enfin à quel dessein tendent tous ces discours ? Tous ceux qui les portoient ont veu finir leurs jours, Et malgré leurs armets, leurs lances & leurs bretes, Ces fendeurs de nazeaux sont morts comme des bestes. Mais ce qui plus m’estonne, est de voir que sans chois La mort fauche en tout temps les subjects &les Roys, Le sage avec le fou, le pauvre avec le riche, Le Maistre & l’Escuyer, le prodigue & le chiche, Le jeune & le vieillard, le malade & le sain, Le lâche & le vaillant, le noble & le vilain, Le plus petit asnon comme le plus grand asne, Et dedans un chasteau comme en une cabane. Sanche venons au poinct, c’est par trop discourir. Ayant donc reconnu qu’il nous faut tous mourir, Ma femme trouve bon.         Parle donc, que veut-elle ? Elle veut.         Tes discours me rompent la cervelle, Abrege si tu peux !         Monsieur, ma femme veut. C’est estre bien prudent de vouloir ce qu’on peut : Mais parle si tu veux.     Monsieur.     Parle.         J’enrage ; Laissés-moy donc parler.         Tant de caquet m’outrage ; Acheve donc maudit !         Laissés-moy commencer : Ma femme a donc pensé.         Qu’a-t-elle pû penser ? Qu’est-ce ? parle & soy bref.         Ah Dieu que j’ay de peine ! C’est.     Quoy ?         C’est ce que c’est, laissés-moy prendre haleine. Mal-heureux que je suis ; j’ay l’esprit tout confus ! Mais qu’est-ce parle enfin ?         Il ne m’en souvient plus ; Voilà le bel effect de vostre impatience. Dites plustost celuy de vostre impertinence. Si tout du premier coup vous m’eussiés raconté Ce qu’on vous avoit dit, je vous eusse escouté ; Mais puisque le desir d’exercer vostre langue Vous a fait degorger cette belle harangue, Que vous n’avés rien dit de ce que vous deviés Lors que je le voulois & que vous le pouviés : Vostre punition me semble legitime, Et mesme de beaucoup moindre que vostre crime : Or parlés à cett’heure en toute liberté. C’est, ce n’est pas cela, je me suis mesconté ; Et de grace, Monsieur, aidés à ma memoire. Tu parlois de ta femme, & qu’il la falloit croire. Ah bon ! je m’en souviens, ma femme m’a donc dit Que je ne devoy pas m’engager à credit, Et qu’en attendant l’Isle ou bien quelque Royaume, Qui doibt changer en dais mon pauvre toict de chaume, Il seroit à propos pour nourrir mes enfans Que vous m’assignassiez des gages tous les ans. Des gages ignorant ! il est facile à croire Que ta femme ny toy n’avés point leu l’Histoire ; Voyez les Amadis, les Platirs, les Renauds, L’Archevesque Turpin, Tirante, Ronceveaux, Tous les trois Palmerins, Bernard de Straparole, El Cavalié del Phoebe, Olivante, Gilpole, Rolland le Furieux, Splendian, Philismard, Les quatre fils d’Aymon, Jean de Paris, Richard, Morgand, Robert le Diable, & Pierre de Provence ; Et vous condamnerés vostre crasse ignorance. Car vous n’y verrés point que jamais Chevalier Ait traité de la sorte avec son Escuyer, Et je ne voudroy pas, pour plaire à vostre femme, Contrevenir à l’ordre, & me charger de blâme : Non, je n’en feray rien.     Monsieur.         N’en parlons plus. Je me contenteray de deux cens mil escus ; C’est peu pour un grand Roy, tel que vous devés estre. Si vous me servez bien je vous doy reconnestre, Ne vous meslez de rien, reposez-vous sur moy, Je vous donneray l’isle, ou je vous feray Roy. Dieu le veuille ! à propos, dites-moy je vous prie Si par quelque accident de la Chevalerie Je puis devenir Roy, comme je le pretens, Ma femme sera Reine, & mes fils des Infants. Qui doute de cela ?         Moy, j’en doute & je pense Que c’est un peu beaucoup pour monsieur Sanche         Pance. D’une telle façon le dé pourroit tourner Que j’aurois dans trois jours cent isles à donner ; Et si je les avois.         Vous m’en donneriez une. Asseuré que je suis de ma bonne fortune Je te donnerois tout.         Que de biens à la fois ! Partons Monsieur, partons, allons nous faire Roys. Soyez prest dans une heure.         Ah le genereux maistre ! Ah le brave Escuyer si ce qu’il dit peut estre ! Mais qui l’empescheroit ? le Diable qui m’en veut : Mais comment l’empescher ? non cela ne se peut, Dom Quichot l’a juré sur le bout de sa lance, Est-ce assez que cela ? c’est bien ce que je pense : Mais voicy ma Therese.         He bien tu vas partir ? Tu vas donc me quitter ! y peux-tu consentir ? Que feray-je sans toy ? comment pourray-je vivre ? Ah ! ne pars point, mon Sanche, ou laisse-moy te         suivre. Appaise tes douleurs.     Ah Sanche !         Laisse-moy. Où veux-tu donc aller ?         Je vay me faire Roy : Nous l’avons resolu, la chose est bien certaine : Mais comme dans la vie on n’a nul bien sans peine, Il faut que je te quitte, aimable & cher soucy, Les Escuyers errans doivent parler ainsi. Le Ciel jaloux de voir nos ardeurs infinies, Veut separer les corps de deux ames unies : Helas que ce destin est remply de rigueur ! Il m’offre une couronne, & m’arrache le coeur : Ainsi parle mon maistre avec la Dulcinée. Mais quand reviendrez-vous ?         Sur la fin de l’année. Songez au moins à moy, songez àvos enfans, Vostre fille Sanchique aura bien-tost vingt-ans, Il faut la marier.         Puisque rien ne nous presse, Je veux attendre encor pour la faire Comtesse. Comtesse, ah Dieu !     Comtesse.         Ah gardez-vous-en bien ! Et pour quelle raison ?         Pour nostre commun bien. Quel mal peut proceder d’une belle alliance, D’avoir des petits fils qu’on traite d’Excellence, D’Altesse, de Grandeur, & de voir tous les jours Sanchique avec un Comte & parmy le velours ? Les maux que je prevoy de ce grand mariage, Sont un tas de discours qu’en fera le village : Voyez, dira quelqu’un, cette Comtesse-cy, Ce n’est que de trois jours qu’elle s’habille ainsi ; Je l’ay veu se parer d’une toile grossiere, Son pere est bûcheron, sa mere lavandiere, Un meschant toict de chaume & deux asnes fort vieux, Composent tous les biens qu’ils ont de leurs ayeux. Ah mon Sanche ! évitons un si sanglant reproche, Donnons plustost Sanchique au jeune Lope Toche, C’est un bon gros garçon qui luy fait les yeux dous, Son pere est bûcheron, & paysan comme vous. Pensez-y, mon mary, c’est dans cette famille Qu’il faut que nous tâchions à loger nostre fille, Non pas dans des palais & parmy le tracas, Où la moitié du temps on ne l’entendroit pas, Où le Comte sans doute à la moindre colere Luy mettroit sur le nez sa maison & son pere, L’appelleroit paysane, & de mille autres noms Qui peuvent convenir aux fils des bûcherons. N’as-tu plus rien à dire impertinente femme ? Et quoy ne vois-tu pas que ce subjet de blâme, Que le Comte mon fils peut avoir contre moy, Cesse dés aussi-tost qu’on me couronne Roy ? N’en parlons plus, suffit, elle sera Comtesse, Et si vous me fâchez je la feray Princesse. Vous pouvez la pourvoir encor plus hautement, Mais ce ne sera pas de mon consentement, Et je fay mon estat que je la verray morte Quand vous me contraindrez de la voir de la sorte. Ah Sanche !         C’est en vain que vous versez des pleurs. Quoy n’obtiendray-je rien ?         Appaisez vos douleurs, Et ne resistez plus à ce que je projette, Comme Roy pretendu, vous estes ma subjette ; Comme mary ma femme, & je ne dy rien plus. Tous mes empeschemens sont icy superflus, Il faut pauvre Sanchique, ô comble de tristesse ! Il faut pour mon mal-heur que vous soyez Comtesse : Nos marys peuvent tant sur nous & sur nos biens, Qu’il leur faut obeïr quand ils seroient des chiens. Il faut l’attendre icy de crainte qu’il s’éloigne. Nous allons commencer une estrange besogne. Facile.     Que sçait-on ?         L’apparence est pour nous. La fortune pourtant aide souvent aux fous. C’est veritablement la creance commune, Mais contre nos desseins que pourroit la fortune. Mille coups endiablez qu’on ne sçauroit prévoir. Doutez-vous que mon bras ait manqué de pouvoir Pour vaincre sans effort ce Heros phantastique? J’ay peur que vous aurez besoin de ma boutique, Les fous comme les sourds frappent horriblement. Je ne vous en croiray qu’apres l’evenement. Si nous ne nous taisons cette nuict est si sombre Qu’ils pourroient s’esquiver à la faveur de l’ombre, Il faut.     Paix, escoutons.     Qu’est-ce ?         J’enten du bruit. Il faut se reculer.         Heureuse & belle nuit ! Quel jour peut t’égaler apres cette adventure ? Tu caches l’œil de la Nature Pour faire estinceller en cent lieux differens L’astre des Chevaliers errans. Quel jour, ô belle nuict, peut égaler tes ombres, Tu vois briller dans ces lieux sombres, Au lieu du beau Soleil qui regle nos saisons, L’astre des petites Maisons. Heureuse & belle nuict ! mais cert’un peu trop noire : Quel jour peut t’égaler en gloire ? Tu fais voir à la terre en dépit des Barbiers La lanterne des Escuyers. Heureuse & belle nuict !mais cert’un peu trop noire Pour faire éclatter ma victoire, Non pas pour m’empescher d’aller mettre en quartiers Le plus badin des Escuyers. Monsieur qu’avez-vous dit ?         Tréve à la raillerie. Je n’ay pas dit un mot.         Taisez-vous je vous prie. Vous vous moquez fort bien.         Vous vous moquez fort mal : Suffit, n’en parlons plus, c’est là le principal. Malgré toute la terre ensemble conjurée La couronne m’est asseurée, Et je vay mettre à fin tant de nobles projects Que de Roys seront mes subjects. Malgré toute ta bande ensemble conjurée La marotte t’est asseurée, Et si tu ne reprens le chemin du hameau, On te suivra comme un chameau. Malgré toute la Manche, & quoy qu’on puisse dire, J’auray l’isle que je desire, Et ma fille Sanchique aura pour son espous Un Comte aussi brave que nous. Malgré Therese Pance, & le project d’une isle Tu seras mis au vau-de-ville, Et l’on bernera tant Sanchique & tous les tiens, Qu’ils ne seront pas bons aux chiens. Enfin, ma patience est à son poinct extresme : Joüez vous donc ainsi vostre maistre & vous-mesme, Que veut dire cela Sanche ?         Je n’en sçay rien. Mais j’imagine au moins que vous le sçavez bien : A d’autres ce discours & vostre moquerie. Sanche avez-vous finy cette galanterie? Mais vous mesme Monsieur, quand la finirez-vous ? Suffit.         Ils vont parler, prenons bien garde à nous. Et toy Reine des cœurs, parfaite Dulcinée, Ta vertu sera couronnée, Malgré les enchanteurs qui choquent mon dessein, Un sceptre chargera ta main. Toy Reine des moutons, grossiere Dulcinée, Je te voy certes destinée, Si quelque bon voisin ne te donne du pain, A mourir quelque jour de faim. Et toy Therese Pance, honneur de ton village, Crois au moins que je suis bien sage, Et que dans peu de temps je seray Gouverneur, Et toy mesme femme d’honneur. Et toy grosse Therese, horreur de ton village, Crois que ton Sanche n’est pas sage, Et que dans peu de temps s’il ne change de peau, On l’écorchera comme un veau. Escorcher comme un veau ! moy qui suis si bon diable, Ah mon maistre évitons ce presage effroyable ! Donnez-moy mon congé.         D’où vient donc cette voix ? Ah je voy ! c’est l’Echo qui respond dans ces bois. Tout va bien ; cachons nous.         Oüy, c’est elle sans doute. Je m’en vay luy parler, nous l’entendons, escoute. Fille de l’air qui vis dans les concavitez Des antres les plus noirs & les plus escartez, Respons moy je te prie, est-ce toy qui repetes Tout ce que nous disons ?         Oüy, c’est moy grosses bestes. L’Echo nous connoit-elle ?         Il faut le confesser ; Son discours me surprend plus qu’on ne peut penser, Cette voix qui respond aux plaintes ordinaires Que poussent les amans dans les lieux solitaires, N’en repete jamais que les derniers accens, Et celle-cy renverse & les mots & le sens, Icy l’enchantement pervertit la Nature. Je veux bien pour le moins luy rendre son injure, Laissez-moy luy parler. Coureuse de rampars Qui te caches la nuict dans les trous des lezars, Qui n’habites jamais, ny maison ny cabane, Qui t’a conduite icy ?         Ta sottise gros asne. Me voilà bien payé !         Dans cet evenement L’Enchanteur Archelaus agit certainement. Cet’Echo me déplaist : Mais, Monseigneur, de grace, Souffrez encore un coup que je me satisfasse, Je crain la moquerie en ce rencontre icy. Fay ce que tu voudras.         Demeurez donc ainsi. Ne me presse pas tant.         Harangere insolente, Qui brocardes l’honneur de la milice errante, Maistresse des crapaux, des lutins, des hibous, Que l’horreur a placez dans les plus sales trous, Taupe, chauve-souris : compagne des sorcieres Que dois-je attendre enfin ?         Mille coups d’estrivieres. C’est elle asseurement, il n’en faut plus douter. Par la mesme raison je me veux contenter. Ah Dieu ! vous m’estouffez.         Tay-toy mal-heureux homme. Monsieur, je n’en puis plus.         Escoute, ou je t’assomme. Rebut du beau Narcisse, hostesse de ces bois, Nymphe de qui le corps n’est plus rien qu’une vois Trop babillarde. Echo, fay moy sçavoir encore Si c’est toy qui respons.         Oüy, oüy, c’est moi pecore. Et bien qu’en dites-vous ?         Je veux un peu resver. C’est dans les Amadis que j’en pourroy trouver Premier, second, troisiesme, ou dans Robert le Diable. Il parle à des démons, que je suis miserable ! Renauld dans le chasteau, Tirante dans les bois, Gerileon sous terre est servy par des vois : Richard & ses Esprits.         Je frissonne ! je tremble ! Tous ces evenemens n’ont rien qui luy ressemble ; Si je ne suis trompé, je le descouvre enfin Le Chevalier des morts suivy par un lutin. Helas je suis perdu !         La seule difference Est que son lutin l’aime, & cette voix m’offence. Monsieur, que faites-vous ?         Je passe de l’esprit Sur tous les accidens que j’ay veus par escrit, Pour voir si je pourrois trouver quelque fortune Semblable à celle-cy, mais je n’en trouve aucune. Me voilà delivré de ma nouvelle peur : Monsieur, éloignons-nous de ce lieu plein d’horreur. Je le veux, allons donc.         Ils s’eschapent sans doute. Commencez.     Qui va là ? Monsieur !         Poltron, escoute. Erreray-je tousjours dans ce desert sauvage A la mercy des loups Moins bestes que vous, Sans voir fleschir vostre courage, Comme je voy leur rage Se changer en respect A mon aspect, à mon aspect, à mon aspect ? Cett’Echo, cette voix qui demeure soubs terre, Et qui parloit tantost, a-t-elle une guiterre ? Paix, ce n’est pas l’Echo, c’est plustost un amant Qui se plaint de sa dame avec cet instrument. Pour vous j’ay prodigué tout le sang de mes veines Dans l’horreur des combats, J’ay rompu les bras A plus de mille Capitaines : J’ay fait mourir des Reines Qui brûloient nuict & jour De mon amour, de mon amour, de mon amour. Quel grand Diable voilà, laissons-le je vous prie. Ne m’importune plus par ta poltronerie. Si nous ne décampons, il nous rompra les bras. Traistre, vous estes mort si vous faites un pas. Pour mon amour se meurt l’Infante Dulcinée, Et le grand Dom Quichot Vaincu comme un sot, Depuis trois jours me l’a donnée ; Je l’ay pourtant abandonnée A l’amoureux courrous De cent filous, de cent filous, de cent filous. L’imposture en ce poinct aggrave l’insolence. Qui va là ?     Je suis mort.         Qui va là ? ça ma lance. O vous qui me troublez dans mes tristes souspirs ! Si vous avez un cœur sensible aux déplaisirs, Approchez-vous de moy pour apprendre une histoire Dont les siecles futurs garderont la memoire, Et qui fera pleurer pendant plus de mille ans Les femmes de village & les petits enfans. Amusés l’Escuyer, j’escarteray le Maistre. Arrestez Chevalier, je vous ay veu parestre, Où se dressent vos pas ?         Je vay chercher la mort Comme le seul remede aux rigueurs de mon sort, Apres avoir gagné vingt batailles rangées, Apres avoir forcé cent villes assiegées, Conservé la couronne à plus de mille Infants, Blessé des Enchanteurs, assommé des Geants, Vaincu dans un duël un champion d’élite Dom Quichot de la Manche.         Ah ! n’allons pas si viste Monsieur le Chevalier.         Apres tous ces exploits, Un jeune enfant tout nud m’a rangé sous ses Lois, Amour.         Laissons l’Amour, & contez-moy l’Histoire De ce fameux duël qui vous comble de gloire, Que j’en apprenne au vray l’ordre, le lieu, le temps, La naissance, la suite & tous les incidens. Quoy que dans mes mal-heurs je gehenne ma pensée, Si je la reflechis sur ma gloire passée, Je veux bien pour vous plaire aggraver ma douleur, Et faire encore un coup triompher ma valeur ; Escartons-nous un peu pour parler à nostre aise. Allons où vous voudrez. Qu’il parle ou qu’il se taise : Il n’en a que trop dit, mais pour me contenter, Avant que l’estrangler je le veux escouter. Où vas-tu mon amy ?         Ma foy je n’y voy goute ; Je vay, je n’en sçay rien.         Parle, où pren tu ta route ? Je vay, je suy mon maistre.     Et qu’est-il ?         Chevalier. Errant ?     Errant.     Et toy ?         Je suis son Escuyer. Heureuse & belle nuict !         Voicy l’Echo sans doute. Bien-heureux le démon qui m’a monstré la route De ce bois escarté ! puisque je vous y voy Vous estes Escuyer ? aussi suis-je bien moy, Et mon maistre est aussi Chevalier d’aventure ; Mais le plus grand badin qui soit dans la Nature. Nos maistres à ce conte ont beaucoup de rapport, Sans mespriser le vostre & sans luy faire tort J’estime que le mien en fait d’extravagance Ne trouvera jamais homme qui le devance. Vostre maistre est donc fol ?         Oüy s’il en fut jamais. Si le proverbe est vray, tels maistres tels valets, Monseigneur l’Escuyer, au lieu d’une calote Nous pouvons aujourd’huy nous coëffer la marote, Et craindre avec raison qu’on s’asseure de nous Pour nous faire chanter dans l’hospital des fous. J’ay souvent à part moy discouru de la sorte, Mais je ne puis dompter le desir qui m’emporte De posseder une isle avant que de mourir, Et si je ne suis fou je ne puis l’acquerir : Au lieu qu’en me rangeant à l’humeur de mon maistre, C’est d’un gouvernement qu’il me doit reconnestre ; Car dans deux ou trois jours il va se faire Roy, Et conquerir aussi quelques isles pour moy. Si vostre maistre est fou, comme je veux bien croire, Comment parviendra-t-il à ce degré de gloire ? Et que peut-il donner s’il ne possede rien ? Ne le prenez pas là, vous vous tromperiez bien, Je connoy mille fous que la fortune flate, C’est à nous seulement qu’elle se monstre ingrate : Mais la grande raison qui me fait esperer, Est que mon maistre a pris la peine de jurer ; Et je suis bien certain que quand sa foy l’engage Il fait tout ce qu’il dit, & mesme davantage : Apres ce que j’ay veu j’aurois tort d’en douter. Le Diable jure ainsi quand il veut nous tenter, Mon maistre m’a trompé par le mesme artifice, J’attends depuis cent ans un meschant benefice Par le moyen duquel je puisse soubs mon toit Au moins mourir de faim en quelque temps qu’on soit ; Il me le promet bien : mais lors que je le presse De monstrer quelque jour l’effect de sa promesse, De me donner enfin ce que j’ay merité, Il me dit que c’est là qu’est la difficulté, Qu’il peut promettre tout, & par fois davantage ; Mais que pour rien donner, il n’en sçait pas l’usage. Et vous suivez ce maistre ?         Il le faut malgré moy. Si dans quatre ou cinq jours le mien ne se faict Roy, Et par mesme moyen ne me donne mon isle, Croyez, mon bon Seigneur, qu’il sera difficile Que je sois entrainé plus loin de ma maison ; Sanche est un ignorant, mais non pas un oison, Ce n’est pas les Panças qu’il faut mener en laisse, S’il fait ma femme Reine, & ma fille Comtesse, Je le suivray par tout ainsi que j’ay promis, Et de cette façon nous vivrons bons amis : Mais s’il croit me joüer, qu’il craigne ma colere, On m’a dit que j’estois soldat comme ma mere, Et je pourrois un jour le luy faire sentir : J’ay voulu luy parler avant que de partir, Il ne veut rien entendre, & promet des merveilles. Ne vous a-t-il jamais tiré par les oreilles, Donné des coups de barre, & reduit à la mort ? Ah ! qu’il s’en garde bien.         Je m’en estonne fort. Pourquoy ?         Je n’en sçay rien, mais mon diable de maistre, Si vous estiez à luy, vous le feroit connestre, Et pour une vetille, une espingle, un bouton, Vous donneroit par jour deux cens coups de baston, Ou peut-estre par-fois pour mesler les matieres, Il vous partageroit de cent coups d’estrivieres, Soustenant contre tous que ces mets differens Sont ceux qu’on doibt servir aux Escuyers errans. Vous n’estes donc pas mal.         Ce que je vien de dire Est bien un grand mal-heur, mais ce n’est pas le pire, Ce diable court l’Espagne & se bat chaque jour Pour pouvoir meriter l’object de son amour : Il casse, il brise, il rompt testes, bras, nerfs & veines, Boit le sang des vaincus comme l’eau des fontaines : Et tandis qu’il se bat avec le Chevalier, Il me contraint à moy d’égorger l’Escuyer, Je n’y manque jamais, pourtant quoy que je fasse Tousjours quelque estocade esquive ma cuirasse, Et me perce le cuir avec tant de douleur Que j’en pers bien souvent la force & la couleur ; Cette fatalité me fasche & m’importune ; Mais qui peut resister aux loix de la fortune ; Nos maistres se battront à la pointe du jour, Et nous devons aussi nous battre à nostre tour. Je ne me battray point, quoy que vous puissiez dire. Vous perdriez vostre honneur, qui vaut mieux qu’un         Empire Quand il en vaudroit deux, je le perds sans remors, Que nous sert cet honneur lors que nous sommes         morts ? A nous faire estimer par la race suivante. Mais nous n’en sçavons rien.         Tousjours cela contente. Pour moy j’aime la paix, & ne recule pas D’acquerir de l’estime avecques mon trespas. J’ay charge de mon maistre, en cette circonstance, De vous dire trois fois de vous mettre en defence, Et quoy que vous fassiez afin de l’éviter, De vous couper la teste & de la luy porter : Voyez à quel des deux se resoudra vostre ame, L’un vous rend glorieux, l’autre vous rend infame. Allez porter ailleurs cette belle leçon, Je ne veux point me battre en aucune façon ; Mon maistre en me donnant la charge que j’exerce, M’exempta par exprés de ce sanglant commerce, Il fut dit entre nous qu’il employroit son bras Sans le secours du mien dedans tous les combats, Et que j’aurois le soin d’éloigner les batailles Pour pouvoir s’il mouroit faire ses funerailles, Et pour porter son coeur & ses derniers souspirs Aux pieds de Dulcinée object de ses desirs ; De sorte qu’il se voit que dans cette querelle Je ne sçauroy mourir sans me rendre infidelle, Et vous n’ignorez pas que l’infidelité Est pire aux Escuyers que n’est la lascheté. Je ne puis repliquer cette raison m’arreste. Sans cela j’ay des mains qui defendront ma teste. Suffit : mais le jour vient & nos maistres aussi, Pour ne les pas troubler retirons nous d’icy. Je dis encore un coup qu’il a mordu la terre Ce dompteur de Geants, ce miracle de guerre Dom Quichot de la Manche à mes pieds abbatu Condamnant sa foiblesse, admirant ma vertu, Et confessant tout haut qu’aupres de Calsildée Dulcinée a le teint d’une vieille ridée. Et pour vous faire voir que je ne vous ments pas, Ce Dom Quichot icy, dont on fait tant de cas, Et dont j’ay surmonté la force & le courage, Est de moyenne taille, assez beau de visage, Resveur, mais si subtil dans toutes ses raisons, Qu’il peut estre Recteur aux petites Maisons: Il est le vray falot de la valeur errante, Et son digne coursier s’appelle Rossinante, Son Escuyer Dom Sanche, & ce Dom Sanche encor Monte un grand asne gris qui vaut son pesant d’or. Qui peut apres cela douter de ma victoire ? Moy.         Je porte en tout cas dequoy la faire croire. Cet esclaircissement ne vous sçauroit manquer. C’est par là seulement que je doy m’expliquer. Je commence à voir clair dans toute cett’affaire, Ce Dom Quichot que j’aime à l’égal de mon frere, A plusieurs enchanteurs qui choquent ses desseins, Et sans doute ce coup est party de leurs mains : Quelqu’un d’eux pour ternir sa gloire & son courage, Dedans cette rencontre aura pris son image, Et vous aura trompé, n’en doutez nullement : Ce que vous avez dit ne peut estre autrement. Que si vous persistez dedans vostre creance, Sçachez que Dom Quichot est en vostre presence Prest à vous faire voir qu’il aime trop l’honneur Pour faire une action indigne de son coeur. C’est donc vous Dom Quichot.         Je suis cet indomptable Que vous avez dépeint, non pas ce miserable Que le manque d’adresse, ou de force ou de coeur Contraint à reconnoistre un si foible vainqueur : Que si vous en doutez.         Arrestez je vous prie ; Quoy que par les statuts de la Chevalerie, Que vous n’ignorez pas & que nous sçavons tous, Je peusse refuser de me battre avec vous, Apres mon advantage, apres vostre défaite. Ah ! tréve à ce discours.         Cette main qui l’a faite Veut bien la maintenir, & vous faire avouër Que ma sincerité ne se peut trop louër. Je veux donc qu’un combat vuide nostre querelle : Mais de crainte qu’un jour le temps la renouvelle, Je croy qu’il faut combatre à des conditions Qui terminent le cours de nos pretentions. Voicy ce qui me semble estre tres-raisonnable, Je pourray m’éclaircir si vous estes palpable, De peur qu’un Enchanteur ne trompe encor mes sens, Et si je suis vainqueur comme je le pretens, Si vous n’avez recours à la force des charmes, Je pourray vous contraindre à mettre bas les armes, Et demeurer chez vous l’espace de dix ans Sans lire aucun Roman des Chevaliers errans. Vous devez dire aussi que si j’ay la victoire, Comme il est apparent, vous cesserez de croire Que jamais vostre bras ait pû vaincre mon coeur. Je le veux, sçachons donc qui sera le vainqueur. Que cett’heure est charmante, & que mon oeil adore Ces rayons de clarté dont le Ciel se colore ! Que je prens de plaisir à voir le jour naissant, Et ce nuage peint d’un pourpre jaunissant ! J’admire cet object plus je le considere. Dieux ! mon maistre est aux mains, ah ! que         voulez-vous faire ? Messieurs arrestez-vous.         Quel bruit ay-je entendu ? Je t’estrangle pendard si tu fais l’entendu. Ah ! je voy ce que c’est, heureuse ma sortie Si j’évite un mal-heur.         A demain la partie, Monsieur le Chevalier.         A demain, à tantost, A toute heure ; suffit que je suis Dom Quichot, Sanche vous en serez.         Ah ! je me donne au Diable Si je me bats jamais.         O rencontre aggreable ! Valeureux D. Quichot, est-ce vous que je voy ? Oüy Monsieur c’est luy-mesme, & je suis aussi moy Prest de vous tesmoigner mes tres-humbles services. Voulez-vous m’obliger ?         Apres les bons offices Que j’ay receus chez vous, le bien de m’aquitter Est le plus grand bon-heur que je puis souhaiter. Faites-moy la faveur de voir nostre hermitage Qui n’est pas loin d’icy.         Ce m’est trop d’avantage. Vous y serez receu selon vos qualitez. Mais sans doute moins bien que vous ne meritez. Ah Madame ! ah Monsieur ! cela vous plaist à dire. Que je vay me souler !         Hé que nous allons rire. Je ne puis exprimer l’honneur que je reçoy De me voir avec vous & de vous voir chez moy, Valeureux Dom Quichot dont les faits heroïques Sont hautement chantez dans les places publiques, Et celebrez par tout comme ceux d’Amadis Et des autres vaillans qui regnerent jadis : Mais je veux seulement vous conjurer de croire Que je ne fus jamais jaloux de vostre gloire, Et que j’ay pris plaisir à lire les exploits Que vostre bras a faits dedans tous ses emplois. C’est le propre d’un cœur purement magnanime. Je sçay bien toutesfois que cette haute estime Dont vous me partagez si liberalement, Vous convient mieux qu’à moy.         Tréve de compliment. Nous voicy prés du lieu de vostre penitence. Vive le grand Quichot, & vive Sanche Pance, L’un le plus genereux de tous les Chevaliers, L’autre le plus vaillant de tous les Escuyers. Ce n’est pas là mon vice.         Acceptez grand Monarque De nos submissions cette honorable marque. Vive encore & tousjours la fleur des Chevaliers, Et l’unique falot des vaillans Escuyers. Sanche prens cet armet.         Dites moy je vous prie, Est-ce encore une loy de la Chevalerie De donner des manteaux & de riches bonnets Aux maistres Chevaliers & non à leurs valets ? Sans doute.         Cette loy doit estre reformée. Vive encor Dom Quichot, vive sa renommée. Vous plaist-il donc d’entrer ?         Je n’entre qu’apres vous. Monsieur, allons.     Madame.         On nous cede chez nous. Je vous cede par tout, mais en cette occurence Je ne le pourroy pas sans faire une insolence. Ah ! ne contestez plus.         Je ne passeray point. Un conte que je sçay vient icy bien à point. Dites-le Seigneur Sanche.         Il doit estre agreable. Et je le veux sçavoir.         Que je suis miserable ! Tay toy traistre ou je vay.         Monsieur ne craignez rien, Mon conte est sans reproche, & je le feray bien. Il vous estourdira, commandez qu’il se taise. Pourquoy ? vostre Escuyer ne dit rien qui ne plaise, Et j’ay plus de plaisir à l’entendre parler, Que n’en eut Angelique à se voir cajoler De ce mignon frizé qu’elle suivoit sans cesse, Dedaignant de Rolland l’amour & la noblesse. Que vostre Majesté vive eternellement ! Madame, ce discours, quoy que sans fondement, Efface tout le deuil que je faisois parestre Pour n’avoir un manteau de mesme que mon maistre, Et craignant de tomber encor une autre fois Entre les rudes mains de l’Escuyer du Bois ; Voicy donques mon conte.         Abrege-le de grace. Ce n’est pas là du tout ce que je veux qu’il fasse : Qu’il l’estende au contraire.         Assez prés de chez moy Demeuroit un Seigneur bon serviteur du Roy, Ce Seigneur estoit fils d’un prudent personnage Qui descendoit tout droit de ce fameux lignage De Medine del Campe :& ce Seigneur aussi Estoit fils de son pere.         On le croit bien ainsi. On ne croit en cela que ce qu’on en doit croire : Ce Gentil-homme donc, dont je vous fay l’histoire, Et qui s’est marié depuis trois ou quatre ans, Qu’il est bien marié ! qu’il a de beaux enfans ! Passez, cela suffit, concernant son mesnage. Il se fit bien du bruit dedans nostre village, Le jour qu’il prit sa femme, on la voulut ravir ; Mais l’effort qu’on en fit ne put de rien servir. Vous le sçavez, Monsieur, vous fustes de la feste, Et l’on vous en peut voir les marques sur la teste : Le fils du mareschal, ce mauvais garnement, A ce que l’on m’a dit, en fut pareillement : Dites, n’est-il pas vray ?     Passez.         On le doit croire. Bon-homme c’est assez, achevez vostre histoire : Du train que vous allez, je crain avec raison Que l’on ne vous verra d’un an dans la maison. On pourra nous y voir plustost sans point de doute. Sanche n’abregez point, mais suivez vostre route. Ce conte est ravissant, & qui le veut blâmer N’a jamais bien connu ce qu’on doit estimer. Ce Gentil-homme donc estoit si fort affable, Qu’il avoit bien souvent des païzans à sa table. Un jour qu’il regaloit un pauvre laboureur. Sans passer plus avant, tire moy d’une erreur, Sanche, je n’entens point à moins d’un interprete, Qu’est-ce que regaler ?         C’est un mot de Gazete, Qui veut dire traitter, accueillir, bien veigner: Mais vray’ment c’est bien vous que je dois enseigner ? J’ay tousjours mesprisé des choses si frivoles, Je m’attache aux effects, & non pas aux paroles. Au Diable, pourquoy donc m’avez-vous arresté ? Monsieur l’Historien, c’est assez contesté, Tirez-nous de la gehene.         Apprenez donc en somme Comme se comporta ce brave Gentil-homme ; Un jour qu’il regaloit un pauvre laboureur, Grossier en verité : mais fort homme d’honneur, Et qui dans sa maison vit de l’air d’un Monarque ; Il voulut le traiter comme un homme de marque : Je connois ce païzan comme je me connoy, Il a logé long temps à trois pas de chez moy. Ne nous direz-vous point encore son lignage ? Son pere fut le coq de tout le voisinage, Son ayeul.     C’est assez.         Acheve promptement. Ce conte est magnifique autant qu’il est charmant. Estans donques tous deux prests de se mettre à table, Escoutez ce que fit ce Seigneur honnorable : Que puisse-t-il joüir d’un eternel repos, Car il est desja mort : & l’on dit à propos Que dans quelques Romans qu’on fit à sa loüange L’on trouve par escrit qu’il fit une mort d’Ange : J’estois alors à Temble, où je ne le vy pas. Frere, si vous voulez nous sauver du trespas, N’arrestez point à Temble.         Enfin, que veux-tu dire ? Abrege ton discours & viens au mot pour rire. Ce Seigneur vouloit donc, puisqu’il faut dire tout, Que ce pauvre païzan se plaçast au haut bout, Le païzan bien appris insistoit au contraire, L’un disoit je le veux, l’autre le puis-je faire ? Il me semble d’entendre encor leur compliment. Tu les as donques veus disputer ?         Nullement. Mais un valet d’honneur qui m’en a fait l’histoire, M’a dit non seulement que je pouvois la croire, Mais encore jurer d’avoir esté present Alors qu’elle arriva.         Que ce conte est plaisant ! Ce Seigneur alleguoit, pour finir la dispute, Que chaque Charbonnier est maistre dans sa hute, Qu’il le vouloit enfin, & qu’en mangeant son bien L’autre ne devoit pas le contredire en rien. Mais toutes ces raisons ne pouvoient pas abatre Du paysan trop civil l’humeur opiniâtre : Que fit-il ?         Finissez ces discours superflus : Il fit, je n’en sçay rien.         Ma foy ny moy non plus : On m’a bien dit pourtant qu’il se mit en colere, Ou bien que pour le moins il eut droict de le faire, Et qu’il dit au paysan, tout bouffy de courroux, Quelque part où je suis, je suis tousjours sur vous : Apprenez aujourd’huy que lors qu’un Grand vous traite, Vous devez obéir, non pas faire la beste : Le reste du banquet m’est encore inconnu, Mais je croy que ce conte est icy bien venu. Traistre, pourray-je bien retenir ma colere ? Sanche a fait de sa part tout ce qu’il devoit faire, Je ne le blâme point.         Il a plus faict encor. Et son conte doibt estre escrit en lettres d’or : Mais il est temps d’entrer.         Dieu, tirez-moy de peine ! Monsieur.         Je n’entre point, la chose est bien certaine. Que vous profitez mal de mes enseignemens ! Si c’est pour obéir à vos commandemens, Je n’ay point de replique.         Et bien je vous l’ordonne. Enfin, voilà mon conte, & la piece est fort bonne. Vous n’en fistes jamais qui fust plus à propos. Madame Gonzalez, de grace quatre mots. On m’appelle Rodrigue.         Et bien soit, mais Madame, Voulez-vous m’obliger ?         Oüy, de toute mon ame, Mon honneur à couvert, n’en doutez nullement. Vostre honneur à couvert ! il l’est bien hautement : Car je suis si discret en semblable matieres, Que quand on m’offriroit mille coups d’estrivieres Pour m’en faire manger, fust-il entre deux plats, Il est bien asseuré que je n’en voudrois pas : Il faut que la raison regle nos convoitises, Et Sanche ne fait pas de semblables sotises. Que puis-je donc pour vous ?         Me tirer de soucy. J’ay laissé mon grison à quatre pas d’icy, C’est mon asne, Madame, honorable monture Dont le nom sera cher à la race future : Je voudrois qu’il vous pleust le faire entrer ceans, C’est un pauvre innocent qui n’a que quatorze ans, Et qui seche d’ennuy dés que je l’abandonne, Il vous remerci’ra du soin que je vous donne. Certes si vostre maistre est aussi fou que vous, Nous avons aujourd’huy de beau monde chez nous : Allez, impertinent, avez-vous eu l’audace De croire que je fisse une action si basse ? Mon maistre toutesfois, qui n’est nullement sot, M’a dit assez souvent, parlant de Lancelot, Qu’au retour de Bretagne il receut des caresses (Leur honneur à couvert) de cinq ou six Princesses, Tandis que son cheval mangeoit come un seigneur Son avoine au giron de leurs Dames d’honneur. Et qu’a fait mon grison ? qui l’empesche de croire Qu’il peut avoir un jour une pareille gloire ? Si vous avez dessein de faire le plaisant, Troussez vostre bagage, allez ailleurs, paysant, Gros vilain, farcy d’aulx, vous n’aurez à cett’heure Qu’une figue de moy.         Mais sans doubte bien meure : Car à n’en point mentir, je n’imagine point Qu’à moins de soixante ans on vous gagne le point. La vieillesse que j’ay ne me fait point de honte, C’est à Dieu seulement que j’en doy rendre conte : Allez, fils de putain, faire ailleurs l’entendu, Et craignez mon courroux.         Quel bruit ay-je entendu ? Qu’est-ce qui vous oblige à courir de la sorte, Vous voudroit-on forcer?         Non, le Diable m’emporte ! Je vous voy tous émeus, dites-m’en la raison ? Ce vilain me chargeoit du soin de son grison, Et vouloit m’obliger à le panser moy-mesme. L’amour que j’ay pour luy se peut nommer extresme, Et j’ay cru l’obliger à voir mes bons desseins Lors que je l’ay remis en de si bonnes mains. Que si j’ai mal jugé dans cette circonstance, L’amour est mon excuse, & sera ma defence ; Puisque je suis amant, je puis dire avec eux, Pouvoy-je estre bien sage estant bien amoureux ? Sanche parle fort bien, son excuse est valable. Mais il m’appelloit vieille ?         Ah !c’est bien là le Diable, Ce reproche est fascheux, & ne vaut du tout rien, Dame Rodrigue est jeune & vous le voyez bien. Elle a mal entendu, je vous jure Madame Que je n’y pensois pas.         Approchez-vous infame. Et bien qu’est-ce ?         Parlez, estoit-ce la saison Et le lieu de parler de vostre beau grison ? Monsieur, on peut parler des choses necessaires Par tout où l’on se trouve, & faire ses affaires : Dressez ce bonnet verd qui vous couvre le front, Et ne censurez pas ce que les autres font. Il me souvient icy de mon asne que j’ayme, M’en souvenant ailleurs, j’en parlerois de mesme, Fût-ce au lit, à la table, à la sale, au marché, Par tout, & pour le seur ce n’est point un peché. Sanche a bonne raison.         Vostre Grandeur le flate, Et respand ses bontez sur une terre ingrate. Brisons là ce discours puisqu’il ne vous plaist pas, Et parlons des attraits, des graces, des apas Dont éclatte aujourd’huy l’Infante Dulcinée, Et des rares vertus dont son ame est ornée. Helas que ce discours me va couster de pleurs ! Et pour quelle raison ?         Apprenez mes mal-heurs : Cette rare beauté que vous m’avez nommée N’est plus ce qu’elle estoit, elle vit transformée En laide villageoise, & je ne scay comment De meschans Enchanteurs ont fait ce changement. O chere Dulcinée ! ô ma douce geoliere, Qui n’as rien aujourd’huy de ta forme premiere ! Astre vestu de deuil, beau Soleil eclypsé, Phare qui ne luis plus, miroir ardent cassé, Bois qu’on a degradé, vive source tarie, Parterre foudroyé, belle rose flestrie, Divin temple destruit, grand autel prophané, Neige couverte d’encre, yvoire charbonné, Pourtrait sans coloris, brasier qui n’es que cendre, Helas apres ce coup quel party doy-je prendre ! Par quel heureux moyen te puis-je secourir ? S’agit-il de ma mort, tu m’y verras courir. Elle est donc enchantée ?         Oüy Seigneur, & moy-mesme Occulaire tesmoin de ce mal-heur extresme. Helas quand je la vis soubs cett’estrange peau, Je ne pus m’empescher de pleurer comme un veau ! O pauvre Dulcinée ! ô mazure d’Infante ! Maudit soit à jamais le demon qui t’enchante, Lampe qui n’as plus d’huile, horloge demonté, Courier devalizé, pasturage brouté, Espiciere sans sucre, asnesse debatée, Village abandonné, campagne degatée, Belle vigne greslée, estang plein de limon, Chat bruslé, pan sans plume, Ange fait en demon, Rose qui n’es plus rien qu’un grate-cul champestre, Helas que je te plains maistresse de mon maistre ! Ce n’est pas sans subject que vous versez des pleurs, On se pend tous les jours pour de moindres mal-heurs. Peut-estre quelque fou, mais non pas Sanche Pance. Enfin, la charité me defend le silence, Monseigneur j’ay subject de me plaindre de vous De ce que vous traitez avec ces maistres fous : Car outre qu’à la fin vous pourriez rendre conte De tout leur procedé, leurs discours me font honte. Et vous ame de cruche, homme sans jugement, Qui peut vous avoir mis dedans l’entendement Tout ce qu’on nous a dit de vostre resverie Concernant les Romans de la Chevalerie ? Où vistes-vous jamais des Chevaliers errans ? En quel lieu de l’Espagne a-t-on veu des Geans ? Où sont ces Enchanteurs & cette Dulcinée Que vous avez forgés dessous la cheminée? Retournez mal-heureux, mal-heureux retournez Chercher vostre bon sens au lieu d’où vous venez, Et cessez de courir apres les avantures Qui sont à vostre honneur de mortelles blessures : Allez, car c’est ainsi qu’on doibt parler à vous. Pourray-je retenir l’excés de mon courrous ? Ah le mal-heureux homme ! & qu’il a bien envie De perdre en cet instant & la teste & la vie. Il est mort.         La rencontre est sans comparaison. Si nous estions ailleurs que dans cette maison, Et n’estoit le respect que je porte à vostre âge, Ma main auroit desja reparé mon outrage ; Mais puisque l’un & l’autre en cet evenement Me defendent l’effet de mon ressentiment, Je veux bien pour le moins combatre de ma langue Les discours insolens qui font vostre harangue : Qu’ay-je fait devant vous que vous puissiez blâmer ? Monsieur dites plustost qu’on ne doive estimer. Mais quand j’aurois failly, confessez sans contrainte Que la correction de qui la fin est sainte Se fait plus doucement, & tousjours pour le moins Sans passer à l’injure, & sans aucuns tesmoins ; Et que m’ayant repris en public en colere Vous avez fait du moins ce qu’on ne doit pas faire. Il est vray.         Mais au fonds, qu’avez-vous remarqué Dedans mon procedé qui vous ait tant choqué ? Poussé de mon instinct je vay faire la guerre Aux infracteurs des loix & par mer & par terre, Comme faisoient jadis les Chevaliers errans, Et le chaud & le froid me sont indifferens. Je fay du bien à tous, je ne choque personne, Je ne prens jamais rien, & sans cesse je donne, Ma gloire est sans excés, mon amour sans defaut, Et j’aime seulement à cause qu’il le faut. Bref, je suy le chemin que m’a tracé la gloire, Non pas pour me placer au Temple de memoire : Jamais la vanité ne fit agir ma main, Mais c’est pour le salut de tout le genre humain. Si vivre de la sorte est vivre dans le crime, Vostre aigre remonstrance est icy legitime ; Mais si c’est la vertu qui prescrit cette loy, Elle fait contre vous plustost que contre moy ; J’en appelle à tesmoin Monsieur qui nous escoute. La victoire à ce coup ne reçoit point de doute, Allez bon-homme, allez, vous serez mieux ailleurs, Vos sentimens pour nous ne sont pas des meilleurs, Suffit qu’on nous connoit par tout & dans la Manche. N’estes-vous point encor ce gros maraud de Sanche, A qui ce bon Seigneur a promis de donner A ce que l’on m’a dit une isle à gouverner ? Je suis celuy-là mesme, & quoy qu’on puisse dire Je la merite mieux que je ne la desire, Quoy qu’à la verité je brûle de l’avoir, Et si je l’ay jamais, j’y feray mon devoir. Je suis un Escuyer qui vivra dans l’Histoire, Et qui fait (croyez-le si vous le voulez croire) Tout ce dont est capable un Escuyer de bien : Ayant mon maistre à moy je ne manque de rien. Vive luy, vive moy ; car pendant nostre vie, Malgré les Enchanteurs, malgré vous & l’envie Il ne manquera point d’un office de Roy, Non plus que d’un Royaume ou d’une isle pour moy. Pour l’isle dés cett’heure elle vous est acquise, Vous la devez avoir puisqu’on vous l’a promise, Et tout presentement je veux vous la donner, Puis dans deux ou trois jours vous l’irez gouverner. Recevez à genoux cette faveur insigne. Je la prens donc, Seigneur, quoy que j’en sois indigne. Ah Monsieur ! c’est assez, je ne puis plus les voir, Je me console au moins que j’ay fait mon debvoir. Monsieur, où courez-vous ? il s’en va.         Qu’il s’en aille. Soit, le bon-homme aussi ne disoit rien qui vaille : Ah ! s’il avoit tenu ce discours insolent A quelque Chevalier un peu plus violent, Que de coups de baston sur sa jaquette noire ! Tousjours cet accident vivroit dans sa memoire, Renault de Montauban eust esté son balot, Il l’auroit estranglé sans luy dire un seul mot. Sanche, où fuyez-vous donc ?         Ce Diable m’espouvante. Genereux protecteur de la milice errante ! Valeureux Escuyer plein de gloire & d’honneur ! Levez vous.         Laissez-moy, car je suis Gouverneur. Et bien à la bonne heure.         Oseray-je pretendre Que seul & sans tesmoins vous daignerez m’entendre ? Tres-volontiers, Monsieur.         Nous vous laisssons donc tous ? Et bien, dans un moment je m’en revien à vous. Nous vous verrons tantost.         C’est bien mon esperance. Vous en serez aussi.         Ce n’est pas ma creance. Je vous estranglerois.         Monsieur pardonnez-nous, Pour ramener un fou nous avons fait les fous. Je vous ay reconnu dessous cet équipage, Mais enfin vostre fou ne sera jamais sage. Je le croy bien ainsi.         Ce n’est pas sans raison. Je le veux obliger à tenir la maison : Un combat entre nous doit conclurre l’affaire, Vous nous avez surpris lors que nous l’allions faire, Et je vien vous prier de souffrir qu’aujourd’huy Je puisse le combatre & le mener chez luy : Ainsi vous achevez une œuvre commencée, Et qui sans vostre aveu ne peut estre avancée ; Et nous nous acquitons de tout nostre pouvoir, Et de nostre promesse & de nostre devoir. J’emploiray tous mes soins à seconder les vostres, Mesmes, si je le puis, j’en inventeray d’autres : Mais je desire aussi qu’auparavant partir, Sa rencontre en ce lieu serve à nous divertir. Tout ce qu’il vous plaira.         La fourbe est inventée, Il pleure nuit & jour sa maistresse enchantée, Je veux la luy monstrer dans son enchantement, Et faire là dessus cent pieces de Romant ; Entrons, allons les voir, remettez la salade. Nous pourrons bien crier place à la mascarade. Sanche, mettez-vous là.         Ce seroit trop d’honneur Pour un pauvre Escuyer.         Vous estes Gouverneur, Et cette qualité vous donne la puissance D’en user parmy nous avec toute licence. Soit donc puisqu’il vous plaist, je ne conteste plus, La place où je me voy me rend un peu confus ; Car je puis bien jurer qu’une pareille grace N’a jamais esté faite à pas un de ma race. Aussi valez vous mieux qu’ils n’ont jamais valu. Ce n’est pas bien cela, mais vous l’avez voulu. Suffit, venons au poinct. J’ay de la peine à croire Plusieurs evenemens qu’on lit dans vostre histoire, Et je ne les puis voir sans penser que l’autheur Qui les a mis au jour est meschant ou menteur. J’ay donques desiré que pour ce qui vous touche, Vous m’en donniez raison de vostre propre bouche. Je le feray sans doute avec facilité. Excusez toutesfois mon incivilité. Vous vous moquez de moy.         Seroit-il bien croyable Que Sanche eust relasché de ce titre honorable De fidelle Escuyer ?     Non Madame.         Pourtant On nous l’a debité pour de l’argent contant. L’histoire dit tout haut que le Gouverneur Sanche, Au lieu d’aller trouver Dulcinée à la Manche De la part de son maistre, & luy faire sçavoir La peine qu’il avoit de vivre sans la voir, S’arresta quelques jours dedans une taverne. Je n’y feus point du tout, je craignois trop la berne Qui le jour precedent m’avoit fort mal traité, Et qui parle autrement choque la verité. L’histoire dit encor que dans cett’aventure, A l’infidelité succeda l’imposture, Et qu’estant de retour aupres de Dom Quichot, Sanche son Escuyer le traita comme un sot, Feignit une response, & mille bagatelles Indignes de l’honneur des Escuyers fidelles ; Et luy dit qu’il trouva l’object de son amour Criblant un tas de pois dans une basse cour. Voilà ce qui m’estonne, & qui me met en doute. A present que j’ay veu que nul ne nous escoute, Et que je puis parler avecques liberté, Je vay faire cesser vostre difficulté. Desja depuis long-temps j’ay connu que mon maistre Estoit fou par la teste autant qu’on le peut estre, Quoy que dans ses discours & ses raisonnemens Il montre quelque-fois de si bons sentimens Que le Diable en personne auroit bien de la peine De juger qu’il n’eust pas la cervelle bien saine ; Ainsi pour m’exempter du tracas & du soin Qu’il me donne souvent sans qu’il en soit besoin, J’ay recours au mensonge, & par cet artifice Sans beaucoup me peiner je luy rends du service, J’enchantay l’autre jour Dulcinée à ses yeux. Et comme quoy?         Le conte en est bien curieux. Estant prest à partir Dom Quichot de la Manche Voulut voir Dulcinée, & donna charge à Sanche, Ce Sanche est moy, Madame. Or ce grand Chevalier, Comme je vous ay dit, chargea son Escuyer (A present Gouverneur) d’aller voir sa maistresse, Laquelle devoit estre une grande Princesse, Logée en un Palais d’or & de diamans ; Bref mille fois plus beau que tous ceux des Romans : Ce fidelle Escuyer dans une nuict obscure Cherche ce grand Palais d’admirable structure, Mais inutilement, car à ce qu’on luy dit, Jamais mesme en plein jour personne ne le vit. Il n’osa pas pourtant l’aller dire à son maistre, De peur que ce defaut ne luy fit reconnestre Qu’il l’avoit mal servy dans le premier employ; Sçavez-vous ce qu’il fit ?         Nenny, dites-le moy. Il ne fit rien du tout, mais sortit du village A l’heure que les bœufs s’en vont au labourage, Je ne sçay quel chemin son asne aura tenu, Mais il s’en retourna comme il estoit venu. Marchant donc sur ses pas, le pauvret resve & songe Pour pouvoir sur le champ trouver quelque mensonge Qui le puisse exempter du reproche qu’il craint, Mais il n’en trouve aucun, & c’est là qu’il se plaint : Le voilà cependant à trois pas de son maistre Qui luy vient au devant dés qu’il le voit parestre ; Si Monsieur l’Escuyer est lors dans l’embarras, Je croy certainement que vous n’en doutez pas. Que luy pourras-tu dire, Escuyer miserable, Qui puisse t’empescher de parestre coupable ? Il se plaignoit ainsi tout accablé d’ennuy. Dans cet evenement je crain presque pour luy. Quand par quelque miracle il vit trois païzanes S’en venir droit à luy sur autant de beaux asnes. D’abord quelque démon luy souffla dans l’esprit La resolution de faire ce qu’il fit. Qui fut ?         De soustenir que c’estoit Dulcinée Qui venoit apres luy dessus un’haquenée, Et deux Dames d’honneur toutes brillantes d’or, De qui les seuls chevaux valoient mieux qu’un tresor. Dom Quichot qui le croit ; pique, galope, presse Son coursier Roussinant vers sa chere maistresse ; Et rencontre à la fin les Dames des Grisons Qui la faux à la main s’en alloient aux moissons. Cet objet le surprend, mais son Escuyer jure Qu’un meschant Enchanteur a changé leur figure, Et ses sermens enfin eurent tant de credit Que son maistre le crut comme il a desja dit : Voyez apres cela s’il n’est pas bien credule ? J’ay formé là dessus quelque petit scrupule, Si Dom Quichot est fou comme il paroist icy, Dom Sanche qui le suit ne l’est-il pas aussi ? Puisque l’on doit juger du valet par le maistre. Madame, en bonne foy, tout cela peut bien estre : Ce scrupule est fort juste, & l’Escuyer du Bois, Qui m’a fait tant de peur, me l’a dit autre-fois. Mais je ne sçay comment, ny par quelle aventure Je me suis embroüillé dedans cette tissure: Mon maistre m’a long-temps nourry dans sa maison, C’est de sa propre main que je tiens le grison. Je l’aime, il me cherit, il n’est nullemnt rude, Je ne le puis quitter que par ingratitude : Et comme qu’il en soit, je n’imagine pas De nous voir separez que par nostre trespas. Cela donques passé, j’estime difficile Que vous puissiez jamais bien gouverner vostre isle ? Si pour cette raison c’est vostre sentiment De ne pas m’enchasser dans mon gouvernement, Je pretends de monstrer par mon indifference Que je le meritois beaucoup mieux qu’on ne pense : Que sçay-je si le Diable, ardent à nous tromper, Ne me le donnoit pas afin de m’attraper ? Il est plus fin que nous, & je sçay par pratique Que jamais rien de bon ne sort de sa boutique. Qu’ay-je affaire de bien, mal-heureux que je suis ! Je puis ce que je veux voulant ce que je puis ; Dans la nuict tous les chats sont de mesme teinture, Nous tombons de par tout dedans la sepulture, Et tel est sur le bord qui croit en estre loin, Le ventre se remplit ou de paille ou de foin. Quand madame la Mort nous tient en sa puissance, On ne reconnoist plus aucune difference, Et souvent un bouvier qui vit avec honneur Dessous son pauvre toict, meurt mieux qu’un         Gouverneur. Je dis encor cecy pour vous faire connestre Que je m’ayme Escuyer autant ou plus que maistre, Et que je voy sans deuil & sans ressentiment Le naufrage prochain de mon Gouvernement. Tout Chevalier d’honneur, quand sa foy l’interesse, Sans jamais barguigner accomplit sa promesse, Et le Duc Monseigneur est des plus apparens, Encor qu’il ne soit pas de l’ordre des errans : Partant, quoy que j’en die, il est indubitable Qu’il vous illustrera de ce titre honorable. Mais revenant au poinct de vostre enchantement, Je sçay de bonne part qu’il fut reellement, Et que Sanche croyant avoir trompé son maistre Fut luy-mesme trompé, comme il pourra connestre Avant la fin du jour par des objects puissans, Qui sans enchantement parestront à ses sens. Je m’en doutois aussi, car il n’est pas croyable Que j’eusse pû forger cette fourbe admirable : Mais comme qu’il en soit, cett’affaire se fit Comme je desirois ; & cela me suffit. Mais voicy Dom Quichot.         Ce Diable l’accompagne, Je croy qu’il sera bon de prendre la campagne. Seigneur Sanche, arrestez.     Laissez-moy.         Qu’avez-vous ? J’ay peur de ce grand nez.         Demeurez pres de nous, Et croyez que mon bras vous en rendra bon conte. Je le croy bien ainsi, mais la peur me surmonte. Madame, pardonnez mon incivilité, Je sçay ce que je dois à vostre qualité : Mais un voeu solennel de monstrer mon courage En ce rencontre-icy plustost que mon visage, M’empesche d’y respondre, & cloüe en ce moment Mon armet à mon front avec des clous d’aimant. Ne vous contraignez point.         Quoy que vous puissiez faire, Je veux qu’encor un peu le combat se differe. Tout ce qui vous plaira ; cela depend de vous. Que ce retardement m’est fascheux !         Qu’il m’est doux ! Je m’en vay cependant vous conter une histoire Que l’on vient de m’apprendre, & que je ne puis croire : Deux Infantes de Perse, embrasées d’amour, Cherchent un Chevalier dans les lieux d’alentour : On les vit l’autre soir dedans nostre village ; Mais nostre historien n’en sçait pas davantage. Que crois-tu que ce soit, Sanche ?         Je n’en sçay rien : Mais dites-en le vray, vous vous en doutez bien. C’est à nous qu’on en veut.         C’estoit bien ma creance: Mais ce diable de nez m’en ostoit l’esperance, En effect je suis mort s’il approche de moy. Que nous veulent ces gens ? & qu’est-ce que je voy ? Les filles du Sophy que la Perse revere. C’est moy qui dois parler, j’ay charge de leur pere. Parlez si vous voulez, je ne diray plus rien. Je vous cede mes droicts, mais au moins parlez bien. Les filles du Sophy, ces illustres Princesses Que nous reconnoissons pour uniques maistresses, Demandent le bon-heur de pouvoir dire un mot En presence de tous au brave Dom Quichot. Qu’elles entrent.         La piece est assez mal bastie, Mais c’est pour baloter en attendant partie. Sanche ay-je mal pensé ?         Nenny, mais croyez moy, Espousez ces deux soeurs, & faites-vous grand Roy ; Laissez là Dulcinée.         Ah ! ce discours m’offence. Ah Dieu que de beauté, que de magnificence ! Jamais rien de pareil n’appareut à mes yeux. Miracle de la terre & delice des Cieux, Valeureux Dom Quichot ! ces deux grandes Princesses Viennent la larme à l’oeil mendier vos caresses: La Nature en naissant leur mit le sceptre en main, Elles ont herité du pouvoir souverain, Voyez quelle des deux vostre Grandeur desire, Vous ne sçauriez choisir sans gaigner un Empire. Tourne vers moy tes yeux, voy quelle est ma beauté, Et qu’est-ce que je t’offre avec la royauté, Aimes-tu les tresors ? nostre terre en esclate ; Aimes-tu les grandeurs ? la vanité me flate : Veux-tu porter ton trosne aussi loin que tes pas ? Je te suivray par tout, mesme dans les combats : J’aime l’éclat du sang qui paroist sur la terre, J’aime à voir le canon imiter le tonnerre, Et mille corps meurtris sur la terre gisans Presentent à mes yeux des spectacles plaisans. Veux-tu combatre seul, veux-tu quiter ta femme, Et n’avoir pour un temps d’autre appuy que ta lame ? Va ne t’arreste point, contente ton desir, Et prefere tousjours ta gloire à mon plaisir, Attendant ton retour j’iray la main armée Estendre nostre empire & nostre renommée, Porter chez nos voisins la guerre & le discord, La honte du servage ou l’horreur de la mort : Et si dans ce chemin la Fortune m’arreste, Tu sçauras aussi-tost ma mort que ma defaite. Laisse moy, Chevalier, non je ne le veux pas. Je t’ay veu sur le poinct de courir dans mes bras, Enten plustost ma soeur.         Il n’est point necessaire, Espousez celle-cy, si vous voulez bien faire, Et ne contestez plus.         Taisez-vous, insolent. Monstre, monstre mon coeur, ton transport violent. Si vous la refusez, vous ferez mal sans doute. Je ne t’escoute plus.         Suffit qu’un Duc m’escoute : Tourne vers moy ton coeur, voy quelle est ma bonté, Ne considere plus ny Grandeur ny beauté, La Grandeur n’est qu’un nom qui souvent importune, Et qui nous rend sujects aux coups de la Fortune : Qu’est-ce que la beauté dont on fait tant de cas ? C’est une fleur qui passe & qui ne revient pas, Un vent, une vapeur, une ombre, une fumée, Une image effacée aussi-tost que formée, Cet arc que le Soleil peint de tant de couleurs Et qui dans un instant, se resout tout en pleurs. Aymes-tu les tresors ? j’ay tout ce qui contente, Et par là ma richesse est assez abondante. Veux-tu porter ton trosne aussi loin que tes pas ? Pourquoy le voudrois-tu si tu ne le dois pas ? Le carnage & le sang peut-il jamais te plaire S’il est vray que le Ciel ne le voit qu’en colere ? Et le bruit des canons peut-il te sembler doux S’il exprime des Dieux la haine & le courroux ? Veux-tu vivre tousjours dans un peril extréme ? Je te le veux defendre à cause que je t’ayme. Vien gouverner plustost & mon ame & ma cour ; Avec elles je t’offre & la paix & l’amour, Je ne desire point courir la main armée Pour mesler mes exploits avec ta renommée : Desormais nul desir ne me peut enflammer Que celuy de te plaire & de te bien-aimer. Fortune fay de moy tout ce que tu peux faire, Fay moy tomber du trosne à l’extréme misere : Irrite mon mal-heur par de sanglants mépris, Mais ne t’oppose point au dessein que j’ay pris : En ce poinct seulement tu me serois funeste, Laisse moy mon amour & prens tout ce qui reste. Et bien qu’en dites-vous ? celle-cy me plaist mieux, Son discours a tiré des larmes de mes yeux. Au secours Dulcinée, ah Dieu que j’ay de peine ! Vous devez espouser cette dernière Reine. Laisse-moy.         L’aventure a fort bien réussi. Monsieur, que ferez-vous ?         Ah comble de soucy ! C’est desja trop resvé dessus cette matiere, Il faut parler François.         Prenez cette derniere. O Ciel trop liberal à m’ouvrir vos tresors ! Pourquoy donnastes-vous tant d’attraits à mon corps ? Pourquoy me fistes-vous une ame si hautaine, Si mes perfections ne servent qu’à ma peine ? Voy, Sanche, ce que c’est qu’estre trop grand Heros, Si je meritois moins, j’aurois plus de repos. Il est vray, mais enfin c’est vostre destinée, Monsieur, choisissez donc la cadette ou l’aisnée ; Ou bien si l’une & l’autre a pour vous des douceurs, Comme je vous ay dit, espousez les deux soeurs : J’enrage de vous voir dans cett’indifference, Mesdames il y songe, ayez bonne esperance. Oüy, Dulcinée, enfin mon esprit s’y resout, Ne m’importunez plus, je n’en veux point du tout. Et bien retirons-nous.         Adieu donc cœur de roche. Mon amour en ce point me defend le reproche, Adieu, je vay mourir, & souhaiter pourtant Malgré mon déplaisir que tu vives content. Le coeur me fend de deuil, ah Monseigneur & maistre ! Ce dernier accident me fait bien reconnestre Que j’ay fort bien connu ce qu’on connoist en vous, Sans mentir, vous & moy sommes d’estranges fous ! Vous perdez le respect.         Si je n’avois mon isle, On entendroit encor plus de bruit dans la ville. Encor un coup, Monsieur, rendez mes voeux contens ; Prenez cette cadette & sans perdre du temps : Elle n’est pas fort loin la pauvre desolée, Et je croy que bien-tost on l’auroit r’appellée : Si vous ne pouvez pas par inclination, Prenez-la par aumosne & par compassion. Que s’il advient apres qu’elle vous importune, Donnez-la moy, Monsieur, j’en feray ma fortune. Taisez-vous impudent, ou bien vous estes mort. Il n’en faut plus parler, c’est le vouloir du sort Que le grand Dom Quichot vive pour sa maistresse. Que pourra devenir cette pauvre Princesse ? Que pourroit devenir celle que je cheris ? Que feroit Dulcinée apres un tel mépris ? Quand elle se pendroit, je me moquerois d’elle Si j’avois une Infante, & si riche & si belle. Ne m’en parle jamais.         Je ne diray plus mot, Mais on dira par tout que vous estes un sot ; Et c’est ce qui me fasche, & qui m’esmeut la bile. Qu’il fait le suffisant depuis qu’il a son isle ! Ah si je l’entreprens! à foy d’homme d’honneur, Je vous rangeray bien, Monsieur le Gouverneur. Vous-mesme, Chevalier, songez à vos affaires, Il faut enfin se battre.         O comble de miseres ! Me parler de combat, c’est flater ma valeur. Ce grand nez que je voy me fait trembler de peur. Je pense à vous encor, Infantes mal-heureuses, Et maudis le destin qui vous fit amoureuses. Monsieur, vous plaist-il pas que nous allions les voir ? Allons-y, le combat se fera sur le soir. Puisque dans ce combat la gloire vous anime, Que vous ne voulez point de sanglante victime, Recevez de ma main ces armes que voicy. Mais n’en aurons-nous point pour nous froter aussi Cet Escuyer & moy ?         Je ne veux point me batre. Si vous en desirez je croy que j’en ay quatre. Monseigneur l’Escuyer, je vous ay desja dit Que je ne voulois point m’exposer à credit: Qu’il ne s’en parle plus.         Dieu quel coup de tonnerre ! Il semble que le Ciel bouleverse la terre, Chevaliers, suspendez ce combat furieux. Quittez-le tout à fait, vous ferez encor mieux. Je ne vis jamais rien de plus épouvantable. Je suis mort.     Qui va là ?         Monsieur je suis le Diable, Qui cherche Dom Quichot.         Le voicy pres de toy. Si vous estes le Diable, ainsi que je le croy, Je m’estonne comment avec vostre science Vous l’avez méconnu.         Monsieur, en conscience, J’avoy l’esprit ailleurs.         Ou je n’y connoy rien, Ou ce monsieurle Diable est fort homme de bien, A toy donc, Chevalier, le passe-temps du monde Que le Diable confonde, M’envoye un Enchanteur de tes plus grands amis, Qui veut te faire voir dedans cette journée L’Infante Dulcinée Et la desenchanter ainsi qu’il t’a promis. Attends-la donc ainsi, mais fais encor que Sanche, Qui desja bransle au manche, R’asseure son courage & l’attende un moment, Parce que sa presence est si fort necessaire Dedans tout ce mystere, Qu’on ne sçauroit jamais l’achever autrement. Voilà dans peu de mots ce que j’avois à dire, Surquoy je me retire. Mal-heureux que je suis ! que sera tout cecy ? Madame, allons-nous-en.         Je le voudrois ainsi ; Mais je crain qu’en chemin quelque Diable nous         prenne. Helas ! que ferons-nous ?         J’en suis si fort en peine, Que je prendrois la mort pour un souverain bien. Ne vous effrayez point, cecy ne sera rien. Qu’est-ce donc que cecy ? le tonnerre redouble, Le bois est tout en feu, l’air se fend & se trouble. Quel horrible spectacle apparoist en ces lieux ! Pour nous en exempter, Sanche, fermons les yeux. Lirgandée est mon nom, je suis ce formidable Qui fait trembler le Diable, Ennemy conjuré des actes glorieux : C’est moy qui l’autre jour transformay Dulcinée En paysane obstinée, Et qui privay Quichot de l’object de ses yeux. Traistre, qu’en cet endroit ta malice fut noire ! Sanche, qu’en dites-vous ? oseriez-vous décroire La pure verité de cet enchantement, Et persuader encor dans vostre sentiment? Madame, je voy bien qu’il faut que je me rende, Et que j’avoüe encor que mon erreur fut grande : Mais si vous aviez veu comme elle se fit, Vous auriez de la peine à croire ce qu’il dit. Le bruit revient encor & plus épouvantable, Et plus grand que tantost.         Meurs pauvre miserable ! Que crains-tu mal-heureux ?         Mais que ne crains-je pas ? J’en voudrois estre quite à cent coups d’eschalas. Je suis le grand Alquif, l’Enfer est ma demeure, La magie & l’horreur sont mes plus doux esbats : Je changeay l’autre jour dans un demy quart d’heure En asnes trois chevaux, & trois selles en bats A la barbe de Sanche Qui venoit de la Manche. Qui pourroit resister contre tant d’ennemis Apres ce que tu vois ? Parle Sanche mon fils, Douteras-tu jamais de ces metamorphoses Que font les Enchanteurs contre l’ordre des choses ? Je doute encore un peu de celles des moulins. Ces Enchanteurs icy sont pourtant des plus fins. Pour celle des moutons, je ne la sçauroy croire. Vous n’en sçauriez douter sans démentir l’histoire : Mais qu’est-ce que j’entens encore dans le bois ? Je tremble, je fremis.         Que de peurs à la fois ! Vous craignez sans raison.         Quelle estrange figure ! Dieu ! finissez ma vie avec cette aventure. Je suis Archelaus, cet insigne Enchanteur, De qui le Diable a peur : Ennemy d’Amadis & de toute sa race, Je changeay l’autre jour trois robes de velous En de pauvres lambeaux, trois brides en licous, En faucilles trois arcs, trois trousses en filasse. Tu vois combien de gens conspirent contre moy. Si j’en eusse esté creu, vous vous fussiez fait Roy, Vous eussiez espousé cette derniere Reine, Et nous serions tous deux à present hors de peine. Ne me parle jamais de changer de desir. Si vous souffrez du mal, c’est pour vostre plaisir. C’est moy seul que je plains dedans cette aventure, Moy, moy que vos pechez mettent à la torture, Et qui souffre par force.         Il faut le confesser, La piece réussit mieux qu’on n’eust pû penser : Mais par là nostre fou s’affermit davantage Dans le dessein qu’il a de n’estre jamais sage. Luy descouvrant la fourbe il se corrigera. Je pense que Dieu seul connoist ce qu’il fera : Mais si nous l’attrapons, il aura de la peine A revenir jamais faire le Capitaine. Je doy donques sçavoir en quel temps & comment Je pourray mettre fin à cet enchantement : Je te doy donques voir, ma chere Dulcinée, Et de grace & de pompe encore environnée. Il me sera permis d’adorer tes appas, Et je pourray baiser la trace de tes pas. Heureux tous mes travaux, heureuse ma souffrance, Bien-heureux mon dédain & ma perseverance, S’il est vray que par eux je doy gagner un bien Qui me met en estat de ne desirer rien. Mais quel est donc ce bien ? est-ce un puissant Empire ? C’est encor beaucoup plus, c’est ce que je desire. Je ne vous entens point, mais j’entens dans le bois Un concert agreable & de luths & de voix. Vray’ment Sanche a raison.         L’agreable musique ! Elle est à mon avis un peu melancholique. Valons affreux, solitaires montagnes, Sources, antres, rochers, où le silence dort, Hostes cruels des bois & des campagnes, sort. Vous estes moins, vous estes moins sauvages que mon Pourtant cette chanson n’est pas trop mal chantée. Elle est bien au contraire.         Est-ce nostre enchantée ? C’est elle sans faillir.         Donc à ce que je voy, Il est quelques démons qui sont de bonne foy ? Puisqu’ils tiennent parole, ah ! je soy miserable Si je dy jamais plus, menteur comme le Diable. Ah qu’elle chante bien ! qu’elle a gagné mon coeur L’Infante du Tobose !         Ah qu’elle a de douceur ! Mais la voicy venir sur le Char de l’Aurore. Adorable beauté souffre que je t’adore. Grace, grace, Madame, à ce pauvre innocent. Levez-vous, je le veux, & Madame y consent. Je suis ce grand Merlin, qu’on chante dans la fable Pour fils aisné du Diable : Je fus tousjours amy des Chevaliers errans ; C’est pour eux que je vy dans le siecle où nous sommes, Et tous les autres hommes Me sont indifferens. J’ay veu du plus profond de mon antre effroyable Le destin lamentable De cette pauvre Infante & de son cher amant, Et je veux aujourd’huy leur apprendre un mystere Pour sortir de misere, Et finir leur tourment. A toy donc Chevalier, la gloire de la Manche, Digne maistre de Sanche, En qui les Enchanteurs ont mis tout ton recours ; A toy, dis-je, le Nort des braves de l’Espagne, Que l’honneur accompagne, S’adressent mes discours. Si tu veux delivrer cette charmante Reine, Et toy-mesme de peine, Sanche se doit donner dans deux ou trois matins Trois mille coups de foüet, ou s’il veut d’estriviere Sur son puissant derriere ; C’est l’arrest des Destins. Trois mille coups de foüet, me le donner moy-mesme ! Qui peut l’imaginer sa folie est extresme, Et si le bon Merlin n’a point d’autre moyen Pour guerir Dulcinée, il ne tient ma foy rien. Quel diable de remede ! ah venerable Alonse Se foüette qui voudra, quant à moy j’y renonce. Si vostre esprit rebours se plaist à m’irriter, Je vous les donneray premier que vous quiter. Je l’entens autrement, mais pourtant Sanche Pance Dans cette penitence Peut emprunter la main de l’Escuyer du Bois, Qui luy sangle le dos d’une belle methode, Mais tousjours à sa mode, Et par diverses fois. Je suis prest d’accepter cette charge honorable. Vous estes, Monseigneur, un peu trop charitable ; Mais si vous desirez de me plaire en ce poinct, Allez-vous-en au Diable, & ne revenez point. Quant à moy je sçay bien qu’il n’est point d’éloquence Qui me puisse obliger à cette penitence : Et je redis encor que si le bon Merlin N’a rien plus à nous dire, il n’est pas beaucoup fin. N’aurez-vous point pitié d’une Reine si belle ? Mon maistre Dom Quichot doit s’écorcher pour elle, Et non pas moy, maudit, qui ne la connoist pas : Il la nomme à tous coups, ma vie, mon trepas, Mon ame, mon soustien, mon tout, mon esperance : Qu’il la delivre donc par sa propre souffrance, Et me laisse joüir de mon gouvernement, Sans broüiller mon esprit dans cet enchantement. Insensible Escuyer, ame barbare & basse, Honte de ton village, & digne de ta race! Si l’on te commandait de courir au trespas, Ou bien de te jetter d’un haut clocher en bas, D’avaler des crapaux, de manger des viperes, D’égorger tes enfans & ta femme & tes freres, Et d’en humer le sang encore tout fumant, La repugnance auroit un peu de fondement. Mais faire si grand cas de ce qu’on te propose Trois mille coups de foüet, & c’est si peu de chose, Il n’est point d’escolier au College aujourd’huy Qui n’en ait veu tomber trois fois autant sur luy. Ah combien nos Neveux auront de peine à croire Une si lamentable & si honteuse histoire ! Et tout par ton defaut, gros larron, gros mastin, Je croy bien qu’apres tout tu te rendras enfin, Et que les pleurs ardens que je verse sans cesse, Amoliront ton coeur, & vaincront ta rudesse : C’est aussi pour cela que le sage Merlin M’a permis de quiter mon gros habit de lin, Et de parestre icy sous ma propre figure : Mais si tous les attraits que j’ay de la Nature Ne peuvent t’esmouvoir, voy d’un œil de pitié Ton maistre dont le cœur se fend par la moitié, Dont l’ame est sur la langue, & desja toute preste A faire une funeste & piteuse retraite ; Respons-luy mal-heureux, haste-toy de parler, Mais au moins ne dy rien que pour le consoler. Dulcinée a raison, mon ame est dans ma bouche ; Ainsi qu’un pois sucré je la sens, je la touche. Que dit à cela Sanche ?         Il dit, il ne dit rien, Et fera moins encor, mais il s’estonne bien De se voir conjurer par des termes de Diable A faire une action purement charitable : Je voudroy bien sçavoir de vostre Majesté, Madame, de Merlin & du char enchanté, D’où vous avez appris cette belle maniere De resoudre le monde à des coups d’estriviere? Qu’ay-je à faire de vous ? quand vostre enchantement Ne se devroit finir qu’à vostre enterrement, En seroy-je plus pauvre ? & vous ay-je enfantée Pour souffrir tant de mal de vous voir enchantée ? Demeurez en l’estat jsuqu’à vostre trespas, Si je m’en plains jamais, qu’on me rompe les bras. Puisque le brave Sanche est si fort en cholere, Et qu’on ne peut rien faire Pour l’execution d’un si noble dessein, Achevez le combat, pour moy je me retire, Et je m’en vay vous dire Adieu jusqu’à demain. Quoy vous m’abandonnez, mon ame, ma pensée, Et je ne verray point ma foy recompensée ? Beau soleil de mon coeur, me laissez-vous ainsi Plongé dans une nuict de deuil & de soucy? O belle fugitive ! ô passagere Aurore ! Revenez éclairer celuy qui vous adore, Rendez-moy le bon-heur que vous m’avez osté, Ou souffrez qu’à jamais je perde la clarté, Ne m’aborde jamais si tu ne hais la vie.1 Monsieur, cet Escuyer.         Laisse-moy je te prie. A moy, Sanche.         Monsieur, je feray tout pour vous, Mais chassez ce grand nez.         Ces armes sont pour nous. Des-enchanteras-tu la pauvre Dulcinée ? Oüy.     Mais certainement :         Ma parole est donnée. Escuyer au grand nez, mettez les armes bas, Sanche ne se bat point, car je ne le veux pas. Si Monsieur l’eust voulu, vous eussiez pû connestre Que j’ay du sang au front.         Cela pourroit bien estre. Si tu le veux pourtant, je le veux bien aussi. Que vous m’entendez mal ! je le menace ainsi Pour faire le meschant ; mais je n’ay d’autre envie Que de fuir le combat pour conserver ma vie. Je t’entens maintenant.         Escuyer mon amy, N’esveillez point le chien lors qu’il est endormy, Vous pourriez esprouver que sa dent est funeste. Suffit, paix mes amis, achevons ce qui reste. Valeureux Chevaliers, puisqu’un rude combat Doit finir aujourd’huy vostre fameux debat, Et mesme que Merlin l’a jugé necessaire, Je croy qu’il est fort bon que nous vous laissions faire. Adieu donc, & surtout combatez franchement. Il faut en ce combat nous servir de nos armes. Tout ce qui vous plaira, mais n’usons point de charmes. Je suis homme de bien.         Allez plus loin de nous. Esloignez-vous aussi.         Prenez bien garde à vous. Au secours Dulcinée.         A moy Calsildée. Je tombe par mal-heur.         La querelle est vuidée, Rendez-vous Chevalier.         Dieu ! le coeur me defaut. Que je crain ce Demon !         Rendez-vous, il le faut. Mais que voy-je ? mon maistre a gagné la victoire. Ostons-luy cet armet. Mes yeux dois-je vous croire ? Quoy ? mon amy Dom Lope, est-ce vous que je voy ? Il est évanoüy, mais c’est luy, je le croy. Pers cette opinion, ce n’est que son image, Un meschant Enchanteur aura pris son visage Pour rompre ma cholere & m’amolir le coeur, Ayant desja préveu que je seroy vainqueur. Si la chose est ainsi, plongez-luy vostre lame Dans le milieu du corps pour en arracher l’ame : Luy mort, moins d’ennemis.         Ton conseil est fort bon. Ah Seigneur Dom Quichot ! pardon, Seigneur pardon ; C’est vostre grand amy, Dom Lope de la Manche, Et je suis le Barbier.         Que sera cecy, Sanche ? Je pense qu’il dit vray.         Voyons-le de plus prés. C’est luy, n’en doutez plus, qu’avez-vous fait du nés ? Je l’ay dans ma pochette.         Ah la belle aventure ! Mais Dom Lope revient.         Va dans la sepulture, Ou demeure d’accord de tout ce que j’ay dit. Vous me le commandez, & cela me suffit. Et bien, apres cecy, que dites-vous, Dom Lope ? N’avoy-je pas tantost bien fait vostre horoscope ? Et quand je vous disois qu’il ne faisoit pas bon Se joüer à des fous, n’avoy-je pas raison ? Vous vous en souviendrez.         Aidez-moy je vous prie, Et ne m’affligez point par vostre raillerie : J’ay l’un des bras démis.         Le Duc revient icy. Enfin, nostre combat a fort bien réussi : Mais les enchantemens s’opposent à ma gloire : On dit que c’est Dom Lope.         Il vous le faut bien croire, Puisque c’est luy sans doute.         Et ce sien Escuyer, A ce que je puis voir, est aussi le Barbier. Il n’en faut point douter.         Quelles metamorphoses ! Je pretens bien encor vous monstrer d’autres choses : Sortez monsieur le Diable.         On m’a donné ce nom Qui ne convenoit point avec mon innocence. On dit que les laquais sont diables tout de bon, Mais ce n’est pas bien ma creance : Ainsi valeureux Dom Quichot, Si vous me croyez tel, vous estes un grand sot. Paroissez Lirgandée.         Enfin il le faut dire, Je ne suis rien moins qu’Enchanteur, Je n’en pris l’habit que pour rire ; Et quoy que Sanche en eust bien peur, Et que sa peur me plût, je desire qu’il sçache Ce que ce masque cache. Monstrez-vous grand Alquif.         Sous cette barbe blanche J’ay trompé Dom Quichot & Sanche, Qui m’ont pris pour un Enchanteur : Mais je veux leur faire connestre Qu’on peut souvent parestre, Et n’estre pas Docteur. Archelaus, c’est à vous.         Couple de fous celebres ! Je me suis déguisé pour me moquer de vous : Mais dans les plus noires tenebres, Si vous n’eussiez esté des fous, Vous pouviez bien me reconnestre, Et voir que cette barbe avoit eu plus d’un maistre. Hola ! Seigneur Merlin.         Je ne resiste pas A monstrer mon corps veritable, Je ne suis pas enfant du Diable, Ny ce grand Enchanteur dont on fait tant de cas : Et qui veut sur ce point en sçavoir davantage, Consulte mon visage. Madame Dulcinée.         On veut que je me montre, Et je n’y veux pas resister : Mais si dedans cette rencontre On vouloit encor persister A croire que je suis l’Infante du Tobose, Ce seroit estrange chose. Sur cela, Dom Quichot, je vous baise les mains.1 Ainsi tousjours le Ciel responde à vos desseins. Puissiez-vous quelque jour devenir un peu sage. Vous puissé-je razer dedans nostre village. Que tousjours la victoire accompagne vos pas ! Sanche en cet accident ne m’abandonne pas. Que ferons-nous enfin si tout nous est contraire ? Je croy certainement que dans tout cet affaire De meschans Enchanteurs ont fasciné nos yeux, Retournons chez le Duc, où nous le sçaurons mieux. Vray’ment s’il est ainsi, le pauvre Sanche Pance Est à ce que je voy bien loin de ce qu’il pense : Je croyois de tenir un bon gouvernement,144 Et sans supercherie & sans enchantement, De regner dans une isle, où trois de mes paroles Me feroient apporter deux cens muids de pistoles, Où je pourrois manger & boire tout mon sou Sans conter avec l’hoste, & sans payer un sou : Mais je ne sçay comment mon isle est submergée, Ou bien pour mes pechez le Diable l’a mangée ; Que puisse-t-elle enfin estrangler ce gourmand ! Ne vous tourmentez point, suivez-moy seulement. Allons où vous voudrez, Sanche n’est pas capable De vous abandonner, allassiez-vous au Diable : Poursuivez seulement le dessein d’estre Roy, Je vous responds tousjours de mon asne & de moy.