Oui, Melpomène et moi, qu’un même soin rassemble, Nous venons en ces lieux pour y régner ensemble. Nous venons toutes deux, célébrant ce grand jour, Installer nos sujets dans leur nouveau séjour. Mais quelle faveur singulière Me fait trouver ici Molière ? Quel surcroît de bonheur !         Quoi donc ? Souffririez-vous Qu’on m’eût voulu priver d’un spectacle si doux ? Apollon m’a permis de partager la fête ; Je viens pour en jouir : c’est pour moi qu’on l’apprête. Vos élèves chéris sont mes enfants, à moi ; Je suis leur fondateur, leur père. Avant de s’appeler Comédiens du Roi, Ils ont été longtemps la Troupe de Molière. Je m’en souviens toujours, et ce titre, à leurs yeux ; J’aime à le croire au moins, est encor précieux. Ah ! Je vous suis garant de leur reconnaissance ; Votre nom, l’honneur de la France, Est à jamais sacré pour eux. Ils ont, comme un riche héritage, Gardé jusqu’au fauteuil où vous étiez assis ; Contre le temps et son outrage, Ils en défendent les débris. M’apprenant leurs bontés, vous y joignez les vôtres ; Et de leur souvenir ce gage convaincant.... Mais vraiment, ce fauteuil en vaut bien quelques autres ; C’est dommage qu’il soit vacant. La gloire d’y siéger ne serait pas vulgaire ; Mais depuis bien longtemps, et c’est mon désespoir, Je n’y vois personne s’asseoir Que le Malade imaginaire. C’est qu’il est des talents qu’on ne remplace pas. Je suis flatté que Melpomène Fasse des miens autant de cas. Par votre soeur Thalie amené sur la scène.... Serait-elle la seule à vous apprécier ? J’en suis digne peut-être, et je dois dire encore Que, même sans parler de votre art que j’honore ; J’ai plus d’une raison de vous remercier. Je sais qu’autrefois le premier, Molière encouragea les essais de Racine ; Que, démêlant dès l’origine Tout ce qui parut fait pour acquérir un nom ; Sur la Scène, à douze ans, il fit monter Baron. J’aimai tous les talents avec idolâtrie, Il est vrai, j’ose m’en vanter, Et c’est surtout par-là que je crois mériter Que ma mémoire soit chérie. Tous mes camarades jadis Pour moi furent autant d’amis. Tout nous était commun, travaux, plaisir et gloire ; De tous leurs intérêts j’étais le défenseur, Auprès de ce grand Roi, qu’au sein de la victoire Amusait de nos jeux la paisible douceur. Eh bien, un jeune Roi, son digne successeur, Que l’Europe révère, et que son peuple adore, A fait plus aujourd’hui pour nos arts qu’il honore. Vous-même l’avez vu ce temps, Où nos suppôts, jouets de mille changements, N’obtenaient qu’avec peine un asile précaire, Y transportaient leur Troupe errante et tributaire ; De la ville aux faubourgs, de quartiers en quartiers, Promenaient tour-à-tour leur scène et leurs foyers. Même, lorsque l’on crut leur demeure fixée, Combien elle était loin d’être digne de nous ! Tandis qu’avec éclat notre gloire annoncée Retentissait au loin chez des peuples jaloux, Que des Racines, des Corneilles, Ils venaient admirer les nombreuses merveilles, On les représentait en de tristes réduits Incommodes, étroits, bizarrement construits, Qui semblaient obscurcir de leur ignominie Les chef-d’oeuvres créés par les mains du génie. Des étrangers encor les exemples perdus, Étaient même à la France un reproche de plus. Longtemps, à cette informe et barbare structure, Ils opposaient l’orgueil de leur architecture. Je voyais à regret ce luxe triomphant, Ailleurs orner en vain mon art encore enfant, L’Italie insulter, dans sa fière opulence, Des théâtres français la grossière indigence. Louis enfin, Louis, portant de toutes parts Ce coup-d’oeil qui console et ranime les arts, Venge de cet affront Melpomène et la France ; Ce Palais est un don de sa magnificence. De mon nouveau séjour je puis m’enorgueillir. Ces lieux, que tant de mains ont tâché d’embellir, Sont eux-même un spectacle ; ils offrent à la vue Des contours spacieux l’élégante étendue. Le talent y peut prendre un vol moins limité, La scène ; plus de pompe et plus de majesté. Je crois revivre enfin, tout change, et Melpomène Pourra renouveler les prodiges d’Athènes. Ce bel enthousiasme est fort dans votre goût ; Je reconnais-là votre style. Thalie est à loger un peu moins difficile ; Elle sait, il est vrai, s’accommoder de tout ; Et pourvu que l’on rie, elle est fort bien partout. Mais votre joie ici doit être partagée : Je vous fais compliment d’être si bien logée. Je dois vous avouer pourtant Qu’il me reste une inquiétude. Ce théâtre pompeux, ce palais éclatant, S’il n’attire un concours et nombreux et constant, N’est qu’une belle solitude. Il faut de spectateurs l’orner incessamment, Et le Public en est le premier ornement. Eh bien ! D’où vous vient cette crainte ? Aux plus purs des plaisirs que l’esprit peut goûter ; Vous avez toutes deux consacré cette enceinte ; Croyez-vous que jamais on puisse la quitter ? Eh ! Eh !         J’ai même entendu dire Que le goût du spectacle est répandu partout. Savoir quel Spectacle et quel goût. La mode sur ce peuple exerce un grand empire : Il court facilement à des plaisirs nouveaux. Je vous confie ici notre commune peine : Nous avons de puissants rivaux, Et dût rougir encor la fière Melpomène, Ils sont fêtés de toutes parts. Quels sont-ils, s’il vous plaît ?         La Foire et les Remparts. Je m’en étonne moins que vous ne pourriez croire. J’ai combattu jadis les tréteaux de la Foire, Et jusqu’à Sganarelle il fallut m’abaisser. Mais, après tout, pour votre gloire, C’est un moment d’éclipse, et cela doit passer. Longtemps cette éclipse-là dure ; Mon cher Molière, je vous jure Qu’elle n’est pas prête à cesser. La raison cependant....         Oh ! La mode est plus forte. Le Théâtre Français....         Le Boulevard l’emporte. Oui, pour le peuple.         Non : hommes de tous les rangs Et la Ville et la Cour, les petits et les grands, Tout y court : autrefois la bonne compagnie, Donnant et l’exemple et le ton, Entraîna par degrés toute la Nation Vers le spectacle du génie ; Mais chacun à son tour, et le peuple aujourd’hui Rend les honnêtes gens aussi peuple que lui. Ma soeur, en vérité, je souffre à vous entendre. Je sens qu’à cet aveu vous craignez de descendre. Moi, j’ai le coeur moins haut et l’esprit ingénu. Oui, sur la scène en vain votre mérite brille. De votre Agamemnon la tragique famille, Avec tous ses héros, n’a jamais obtenu Tout le succès qu’obtient la famille Pointu. Vous n’aviez pas prévu du moins que le vertige Allât à cet excès ; et ce qui plus m’afflige, C’est que tout se ressent de la contagion. Parmi tant de délire et de corruption, Comment faire goûter à la foule égarée Les attraits délicats d’une scène épurée ? De cette absurde école où l’on va se gâter, Qu’est-ce que la jeunesse enfin peut rapporter De grossiers jeux de mots, de plates parodies De là des âmes engourdies, Des coeurs froids et flétris, des esprits dégoûtés : Ils ne sont plus émus, s’ils ne sont tourmentés. Il faut et des horreurs et des atrocités, Des monstres, en un mot, au lieu de tragédies.... Et des farces, ma soeur, au lieu de comédies. Toujours, quand on se plaint, on exagère un peu. Je conçois cependant par un si triste aveu, Que la satiété qui naît de l’abondance, De vos arts épuisés affaiblit la puissance. Ces arts, ainsi que l’homme, à la longue altérés, Des âges différents parcourent les degrés. Ils ont tout comme lui l’éclat de la jeunesse, Et la maturité qui mène à la vieillesse. Mais, ce que n’a point l’homme, on peut les rajeunir. Conservez cet espoir : il doit vous soutenir. Chez le Français ardent, ingénieux, sensible, Croyez, en bien, en mal, tout changement possible. Songez donc que bientôt deux siècles écoulés, Tenant les nations à sa gloire attentives, En tout genre d’écrire ont rempli ses archives De chef-d’oeuvres accumulés. Sans doute à satisfaire il devient difficile : C’est un riche rassasié, Au sein de l’opulence inquiet et mobile, De ses propres trésors quelquefois ennuyé. Après les goûts usés viennent les fantaisies, On cherche les Laïs après les Aspasies, Et de la nouveauté l’invincible désir, Aime plus à changer qu’il ne songe à choisir. C’est ainsi, croyez-moi, que la nature est faite. Comptez sur le Français : je connais bien ses moeurs ; Il quitte la Déesse et court à la grisette ; Mais la Déesse enfin ne perd point ses honneurs, Et pour les assurer, il suffit de l’exemple D’un Roi qui veut sur elle épancher ses faveurs, Qui, lui donnant un nouveau Temple, Lui rendra ses adorateurs. J’embrasse cet heureux présage, Et je veux à tous mes suivants Inspirer, si je puis, ces doux pressentiments, Faits pour ranimer leur courage. Il faut les assembler pour la solennité Qui doit nous préparer un retour si prospère : Je vais remplir ce soin dont mon coeur est flatté, Et je vous laisse avec Molière. Eh bien, Muse, à ce qu’il paraît Vos beaux jours sont suivis de quelque décadence ; Et vous concevez bien que j’y prends intérêt. Je ne saurais voir sans regret S’avilir les beaux-arts dont s’honorait la France. Dites-moi, le faux goût a donc tout corrompu ? Contre lui dans mon temps j’ai fait ce que j’ai pu : Eh, quoi ! N’en fait-on plus justice ? J’en serais étonné : le Parnasse, a dit-on, Cent Juges au lieu d’un, tous en titre d’office, Qui chaque jour donnent le ton, Régents impérieux de la Littérature : Jamais les écrivains, à ce que l’on m’assure, N’ont été surveillés par de plus fiers censeurs : Les Lettres n’ont jamais eu tant de professeurs, Levant incessamment leurs ferrules rigides : Comment peut-on broncher sous l’oeil de tant de guides ? Tous ces Aristarques nouveaux.... Eh ! que dites-vous là ? C’est un de nos fléaux. L’amour-propre et la faim, l’envie et l’impuissance, Ont sur un tribunal élevé l’ignorance, Et l’esprit de parti s’en est fait le soutien ; Sur les arts dégradés il prétend qu’elle règne ; Depuis que chacun les enseigne, Personne n’y connaît plus rien. Le dernier des grimauds, échappé du collège, S’arroge de juger l’orgueilleux privilège, Et prononçant en maître, écrit en écolier. L’appât du gain encore invite à ce métier, Et le talent au moins, pour dernière victoire Force ses ennemis à vivre de sa gloire. Le nombre par malheur quelquefois leur fait tort ; Chacun d’eux se cantonne ainsi que dans un fort. Là, comme l’artisan au bord de sa boutique D’une voix empressée appelle la pratique, Comme le charlatan vante sur ses tréteaux Le baume merveilleux qui guérit tout les maux : « Messieurs, je suis le seul... Messieurs, je suis l’unique... Oui, le seul infaillible... et le seul véridique... Mes avis seuls sont bons... les miens sont approuvés... Croyez, Messieurs, croyez, et surtout souscrivez. » Voilà, pour la plupart, quel est leur protocole : Le Public a parfois déserté leur école ; Et de ces petits arsenaux, Qui tonnent à grand bruit sur la double colline, Il en est qui, malgré leur foudre et leurs travaux, Ont capitulé par famine. Je comprends qu’en effet l’on doit être un peu las De ces satyriques fatras, De ces insipides brochures. Mais dans la foule au moins est-ce qu’il n’en est pas Qui savent critiquer sans fiel et sans injures ? Oui, mais la raison seule a de faibles appas ; Aussi d’autres ont eu l’adresse, Pour piquer du public la curiosité, Et sa dédaigneuse paresse, De recourir du moins à la variété, À mille objets de toute espèce. Mais de mon temps, déjà l’on s’était avisé D’une semblable bigarrure. Je m’en souviens, et De Visé .... Vous voulez dire le Mercure. C’est bien autre chose aujourd’hui. Pour sauver aux lecteurs la fatigue et l’ennui Que l’on peut avoir à s’instruire, À la forme d’extraits on a su tout réduire. D’une telle méthode on fait un très grand cas. L’esprit est aujourd’hui par ordre alphabétique. Dictionnaires, Almanachs, Voilà tout ce qu’on lit ; mais un chef-d’oeuvre unique En fait d’abrégé, c’est, ma foi, La Feuille de Paris : pour moi, J’en conviendrai, je l’aime à la folie. Vous savez qu’une thèse, illustre en Italie, Dans son titre annonçait tout ce qu’on peut savoir ; Cette Thèse est la Feuille, et vous y pouvez voir, Et voir tous les matins, les morts, les mariages, L’histoire du moment, les spectacles du soir, Les leçons de Physique, et le prix des fourrages, Et des livres et des fromages, Le temps qu’il fit la veille, un poème nouveau, Les querelles sur la Musique, Et la réponse et la réplique, Et la séance Académique, Et puis le combat du taureau, La satyre et l’épithalame, Un trait de bienfaisance auprès d’une épigramme, Et le cours des effets, et la chute d’un drame. Le change, le marché, la coulisse, les Arts, Scellés, mutations, domiciles, remparts, Les Sciences, les Prix, les vents et les orages, Le beurre et les oeufs frais, le tout en quatre pages. Quelle Encyclopédie, ô Ciel ! qu’un tel Journal ! Et c’est tous les matins une besogne prête ? C’est, après l’Almanach Royal, L’ouvrage qui demande une plus forte tête. Vous vous égayez, Muse, et votre esprit malin À railler est toujours enclin. Le rire vous va bien : il sied à votre mine. Entre nous, ne pourriez-vous pas Aux Auteurs que l’on voit courtiser vos appas, Inspirer plus souvent votre gaîté badine ? Ils ont tous de l’esprit, et beaucoup, vos Auteurs ; Mais je vous l’avouerai, je les trouve un peu tristes. Chez les morts, tout comme ailleurs, Nous avons nos Nouvellistes, Ils s’amusent à m’apporter De temps en temps des Comédies, Que l’on dit même être applaudies ; Et c’est apparemment pour m’impatienter ; Car cent fois un jour, je souffre le martyre À pouvoir deviner ce qu’on a voulu dire. De Pascal et de Despréaux Il faut bien que la langue enfin soit surannée ; Ce siècle étrangement l’a perfectionnée. Ce sont des tournures, des mots, Mais des mots !... Je serais cent ans à les comprendre, Et je ne sais où diable ils ont été les prendre. Ils rebattent toujours certains termes abstraits, Qu’ils combinent entre eux d’une manière étrange, Monotone assemblage, et ténébreux mélange, Dont on ne les tire jamais : C’est le coeur et l’esprit, l’âme et le caractère, La nature, l’honneur, le devoir, le mystère.... C’est un dialogue coupé, Haché, brisé, heurté, qui fatigue et qui tue ; La phrase à tout moment demeure suspendue, Et le sens reste enveloppé, Si tant est qu’il existe... ils affectent sans cesse Un style d’ironie, équivoque entretien, Où l’auteur entend bien finesse, Mais où le Lecteur n’entend rien : C’est ce qu’ils ont nommé, je crois, du persiflage. Ce genre de gaîté n’est pas à mon usage, Je l’avouerai sans peine, et j’en suis consolé ; Mais lorsqu’en les lisant j’ai le cerveau troublé De cet entortillage où leur esprit s’occupe, Je me tiens pour bien persiflé, Et je sens à l’ennui dont je suis accablé, Que c’est moi qu’on a pris pour dupe. Moi, je voudrais vous divertir. Demeurez en ces lieux : vous y verrez venir Les curieux que ce jour nous attire : Cela pourra vous faire rire. C’est un emploi tout fait pour un observateur. La Renommée, ici, par mon ordre publie Les Audiences de Thalie : Je vous fais mon introducteur, Mon substitut.         Ce titre est pour moi trop flatteur. Qui le mérite mieux ? Adieu ; je me retire, Et pour parler comme ma soeur, Je vais donner une heure au soin de mon Empire. Que l’audience au moins n’aille pas m’ennuyer Ou bientôt je la congédie. C’est un fardeau trop lourd, s’il faut qu’ici j’essuie Tous les originaux qui peuplent le foyer. Si vous êtes Monsieur, un suppôt de Thalie.... Tout prêt à vous servir.         Je viens à son Bureau Offrir un ouvrage nouveau. Pourrai-je me flatter que votre voix l’appuie ? J’ai fait pour aborder des efforts superflus. La foule des auteurs inscrits pour être lus Me force à renfermer (et c’est un long supplice !) Les timides essais d’une muse novice. Pour les talents naissants on a bien peu d’égard. À votre air, j’aurais cru votre muse un peu mûre. Elle a pris son essor, je l’avoue, un peu tard, Mais sans les délais que j’endure, On aurait de moi, je vous jure, Vu plus d’une production. De cet instant heureux mes voeux hâtent l’approche, Et j’ai depuis longtemps ma réputation, Comme bien d’autres, dans ma poche. Peut-être le plus sûr serait de l’y garder. Vous savez trop, Monsieur, ce qu’on peut hasarder. Le public fut toujours un redoutable maître. À qui le dites-vous ? Qui le peut mieux connaître ? Quelqu’un a-t-il vu de plus près Les révolutions du Théâtre Français ? Et quelqu’un mieux que moi, peut-il savoir l’histoire Des Pièces, des débuts, des chutes, des succès ? J’eus l’oreille toujours voisine des sifflets ; C’est de-là qu’est venu mon amour pour la gloire. Oui, Monsieur, le métier que j’ai fait dans Paris, M’a fait passer ma vie avec les beaux-esprits. Quel était donc votre état, je vous prie ? Je fus dans un café plus de vingt ans garçon, Chez Procope d’abord, et puis chez Dubuisson, Tout vis-à-vis la Comédie. C’était-là que venaient poètes à foison. Je ne sais si l’instinct agissait par avance, Mais j’eus toujours pour eux beaucoup de bienveillance ; C’était moi qui servais le cCafé de Piron. Il était jovial. Je l’aimais : son génie Avait des moments fort heureux. Par exemple, celui de la Métromanie. De ce genre il n’en eut pas deux. Oui ; mais c’est beaucoup d’un, et je vous le souhaite. En économisant mon profit journalier, Revendant des billets dont j’étais le courtier, Donnant à lire aussi les Feuilles, la Gazette, Je gagnai de quoi faire une honnête retraite. Vous aimiez tant votre métier : Comment d’y renoncer eûtes-vous le courage ? Ah ! Les Comédiens quittèrent le quartier, Et bientôt le café n’eut plus d’aréopage. J’en ai gémi longtemps : enfin dans mon dépit, Accoutumé de vivre avec des gens d’esprit, Et déjà de leur art ayant quelque habitude, J’ai su mettre à profit mon temps, ma solitude... Je suis moi-même auteur... Un poète indigent, À qui dans le besoin j’ai prêté de l’argent, En mourant m’a fait légataire De certain manuscrit, dont je suis, à bon droit, Devenu le propriétaire : C’est une comédie ; il n’est pas un endroit Qui ne soit travaillé de nouveau : d’où l’on voit Que le tout m’appartient.         Oh ! Je le crois bien vôtre. L’acte avait des beautés, et lorsqu’il fut joué, On n’en siffla que la moitié. Le reste était meilleur ?         On ne joua pas l’autre. Mais comme je vous dis, l’ouvrage est tout nouveau. Voyez : c’est...     Le Souper.         C’est un cadre fort beau, Et tout y peut entrer, je pense. Je vous dirai bien plus, mais avec confidence : Je me suis avisé d’un tour ingénieux. De vingt pièces jadis tombées, Et qui n’existent plus que chez les curieux, J’ai pris les vers les plus heureux, Et de ces beautés dérobées, J’ai fait un tout miraculeux. Comment ! Vous êtes plagiaire ! Mais cela n’est pas bien. Oh ! J’ai plus d’un confrère ; Et puis, qui le saura ? .... L’écrit le plus mauvais A presque toujours quelques traits : Et les rendre publics serait-ce un tort extrême ? Il faudrait commencer par être en fond soi-même. Je sais qu’il est d’heureux larcins Qu’on pardonne aux bons écrivains ; Mais sur ce titre seul l’indulgence se fonde ; Pour oser autant qu’eux, il faut les égaler. Le Parnasse est comme le monde ; On n’y permet qu’aux riches de voler. D’ailleurs, comment faire un ensemble De ces lambeaux épars qu’au hasard on assemble ? Bon ! Leur place est partout : ce sont de ces morceaux Toujours vieux et toujours nouveaux, De ces paquets de vers où l’acteur se déploie, Que des bords du théâtre au parterre on envoie. Bien ou mal amenés, ils font des brouhahas.... Mais ce qui m’appartient, ce qui vaut mieux encore, Et que dans mon ouvrage on trouve à chaque pas, C’est un genre d’esprit qu’aujourd’hui l’on adore, Et dont, pour moi, je fais grand cas : Les Calembours.     Quel mot est cela ?     Quoi !....         J’ignore Ce que c’est.         Se peut-il ? Vous ne connaissez pas. Les Calembours ?     Moi ! non.         Eh ! mais tout en abonde. Vous venez donc de l’autre monde ? Peut-être.         Enfin, Monsieur, vous êtes de la Cour De Thalie, et pouvez....         Ici, de cette Muse Je suis le Substitut, et promets dans l’instant De mettre entre ses mains ce dépôt important. Me le confierez-vous ?         Qui, moi ! Que je refuse Un service pareil !....         Oui, mais à votre tour, Une grace.     Ordonnez.         Si cela vous amuse, Pourriez-vous point, Monsieur, me faire un calembour. Vous voulez, je le vois, éprouver mon génie Pour la pointe et les jeux de mots. Quoi ! ce n’est que cela ? Ce genre de saillie Est connu dès longtemps....         Oh ! Ceux-ci sont plus beaux. Ils tiennent de l’énigme, ils sont faits pour surprendre, Et les meilleurs sont ceux qu’on peut le moins comprendre. Aussi, tel qui par-là s’est fait beaucoup valoir, Les cherche le matin pour les dire le soir. L’impromptu, dans ce genre, est le fruit de l’étude, Du talent...         Vous devez en avoir l’habitude. Oh ! Si c’est votre goût, parbleu, de tout côté Vous en pouvez avoir jusqu’à satiété. À la Ville, à la Cour, en vers, ainsi qu’en prose, En causant, en soupant, on ne fait autre chose ; Il faut, pour ignorer ce qu’est un Calembour, Être bien dur d’oreille, ou bien plus.... Eh ! bonjour. Serviteur....         J’en dirais plus que je ne veux dire. Je ne le saurai pas.... Qui pourra m’en instruire ? Ce manuscrit, peut-être... Oui, si j’en crois l’auteur.... Mais qui nous vient encor ? Autre solliciteur Sans doute.... Celui-là paraît fort en colère. Puis-je vous demander, Monsieur, sans vous déplaire, Si Thalie en ces lieux voudra me recevoir ? Il faut que je lui parle.         Oui, vous pourrez la voir. En attendant, parlez : je suis à son service, Que voulez-vous ?         Je viens lui demander justice. Justice ! Contre qui, Monsieur ?         Contre un travers Qui depuis trop longtemps infecte l’univers, Qui, dans Paris surtout, abondamment pullule, Et met les têtes à l’envers, Qu’il faut frapper enfin des traits du ridicule.... La rage de l’esprit, de la prose et des vers, La rage d’imprimer, de juger et d’écrire. Je n’y puis plus tenir, Monsieur, c’est un délire Que partout je retrouve, et qui fait mon malheur. Juvénal s’en plaignait ; vous voyez bien, Monsieur, Que depuis longtemps on en gronde : C’est un de ces abus aussi vieux que le monde. Oh ! Jamais il ne sut ce qu’il est aujourd’hui ; La folie est au comble, aussi bien que l’ennui. Et si l’on écrit mal, qui vous, force de lire ? Cela vous est facile à dire. S’agit-il seulement de lecture ? Ma foi, Je n’ai guère le temps de lire, quant à moi, Ma caisse et mes bureaux m’occupent que de reste. Mais savez-vous, Monsieur, que ce mal si funeste A pris, pour mes péchés, racine en mon logis, Comme il la prend partout ?... Le Diable, en sa furie, À ma femme inspira l’amour des Beaux-esprits. Malgré moi, ma maison est une Académie : Sans cesse on y récite, on y dispute, on crie. L’esprit en a banni la paix et la gaîté, Et l’aisance et la bonhomie, Et la joie et la liberté, Si nécessaires dans la vie, Et si bonnes pour la santé. L’esprit ne les vaut pas, j’en conviens.         Que j’expire Si je mens d’un seul mot ... les matins, occupé, D’affaires, de calculs sans cesse enveloppé, Je compte à mon dîner me délasser et rire, Et j’en ai grand besoin : au lieu de bons amis, Qui rendraient à l’envi mon repas agréable, Je vois des inconnus environner ma table Y siéger gravement : à peine est-on assis, Aussitôt s’établit une dispute en règle, On répète les mots de génie et de goût, On ne s’entend sur rien, et l’on contredit tout. C’est ceci, c’est cela : c’est un sot, c’est un aigle... Si la dispute cesse, arrivent à propos Les énigmes du jour et les rébus nouveaux. C’est à qui le plus tôt en sera l’interprète ; Chacun les yeux baissés rêve sur son assiette. Moi qui voudrais ailleurs tenir table longtemps, Je presse mes morceaux, j’enrage entre mes dents, Sûr de digérer mal un dîner qui m’ennuie : Je crois, le café pris, faire au moins ma partie, En voyant apporter une table de jeu.... Point du tout : c’est une lecture.... De n’en jamais entendre on sait que j’ai fait voeu. Pourquoi ?         Quand j’ai dîné, Monsieur, c’est chose sûre, Que si l’on me lisait l’ouvrage le meilleur, Je ronflerais debout à côté de l’auteur. Ah ! C’est une raison.         Touché de ma détresse, Un honnête-homme alors m’offre, par politesse, Et pour dissiper mon chagrin, De faire mon trictrac dans un salon voisin. Autre calamité : « vous nous rompez la tête. Quel bruit, pendant qu’on lit ! Et que c’est malhonnête !... » Que répondre ?.. Je prends ma canne et mon chapeau ; Pour me distraire un peu, je m’en vais au caveau. Je m’accoste d’un homme, à ce qui paraît, sage. Je veux l’entretenir, comme c’est mon usage, D’objets intéressants pour tout bon citoyen, De ce que l’on a fait de bien Dans la finance, en politique ; Je veux lui dire un mot de Nantes, de Bordeaux, De nos succès en Amérique, Et du retour de nos vaisseaux. Soudain dans le café fond, comme une tempête, L’essaim bruyant des connaisseurs. Un braillard qui marche à leur tête Donne par un seul mot le signal des clameurs : Que dites-vous, Messieurs, de la pièce nouvelle ? Aussitôt grands débats, effroyable querelle. Mon homme m’abandonne et joint nos disputeurs. Tous parlent à la fois : dans le bruit de leur guerre, On n’entendrait pas le tonnerre. Je me sauve effrayé, je rentre en ma maison, En maudissant ma destinée, De n’avoir pu trouver, dans toute ma journée, Quelqu’un à qui parler raison. Je ne puis tout-à-fait blâmer votre colère. L’abus qui vous irrite est impatientant, Je l’avoue, et vous trouve à plaindre, presque autant Que le Chrisale de Molière. Molière ! que me dites-vous ? Eh ! Que Dieu nous le rende ! Il nous vengerait tous. Les abus de son temps n’approchaient pas des nôtres. Chrisalde tourmenté chez lui, Pouvait aller au moins respirer chez les autres ; Moi, je trouve en tous lieux le fléau que j’ai fui : De tous les côtés il m’assiège. Un camarade de Collège Mon ami, mon confrère, et que je croyais loin De penser à rimer, m’abordant sans témoin, D’un air mystérieux, tire de ses tablettes Le volume ignoré de ses oeuvres secrètes. Mon Commis, à sa table écrivant de travers, Ne sait pas l’orthographe et sait faire de vers. J’entre dans mon bureau pour affaire qui presse : Pas une âme : où sont-ils ? Je fais courir après... Un enragé d’auteur, ce jour-là tout exprès, Les a tous enlevés pour applaudir sa pièce. Car, Dieu merci, chez moi, de la cave au grenier ; Ils ont tous plus ou moins la fureur du métier. De leur maudit jargon j’ai l’oreille étourdie. Mon fils en Rhétorique a fait sa tragédie. C’est chez moi qu’on bâtit les réputations. On y crie à l’horreur ou bien à la merveille. Ma fille à quatorze ans juge déjà Corneille. Ils ont toujours en main je ne sais quels chiffons, Ou j’entends répéter d’un ton de suffisance : Nous croyons, nous jugeons, nous pensons, nous blâmons... Comme le Roi, dit nous voulons. Têtebleu, dans toute la France, Il n’est point assez de sifflets, Assez de bonnets d’âne, assez de camouflets, Pour tant de ridicule et tant d’impertinence. Quel remède à cela ? Chacun à ce métier, Peut perdre impunément de l’encre et du papier. Boileau l’a dit.         Monsieur, c’est un mal politique ; C’est une épidémie, une peste publique, Qu’il faudrait extirper de la société : C’est la fainéantise et l’inutilité. Tel qui crève de faim à barbouiller des livres, Pourrait dans un bureau gagner ses huit cent livres, Et ferait cent fois mieux ; n’en conviendrez-vous pas ? Oui ; mais la poésie a de puissants appas. L’imagination craint d’être refroidie, L’arithmétique est sèche et glace le génie. Le génie ! Oui voilà leur refrain importun ; Ils ont tous du génie et pas le sens commun. Je vous l’ai déjà dit, je lis peu : je n’ai guère Le temps de prendre ce plaisir ; Mais c’en est un pour moi quand je suis de loisir, Un que je goûte fort, du moins à ma manière, J’aime les bons auteurs, Monsieur, je les révère ; Je sens qu’à leurs travaux l’État doit mettre un prix ; Je me tiens fort heureux qu’ils m’amusent, m’instruisent, Et lorsque j’ai lu leurs écrits, Je crois avoir souvent pensé ce qu’ils me disent. Mais pour un troupeau d’étourdis, De rimeurs écoliers, de faiseurs de sornettes Parasites à table et flatteurs aux toilettes, Quoi de plus inutile ? Est-il en vérité Espèce plus à charge à la société ? Qui les met à la mode ? Un tas de femmelettes, Qui veulent s’établir protectrices d’auteurs, Qui rassemblent dans leur manie Les faux airs qu’ont produits nos ridicules moeurs, « Le bel esprit et la chimie, Le sentiment et les vapeurs. » Faut-il pas que chacune ait son poète en titre, Qu’elle fait de ses goûts et l’oracle et l’arbitre ? Ma femme, l’autre jour, n’a-t-elle pas voulu Me faire tout quitter, m’amener au spectacle, Me faire malgré moi crier bravo, miracle, Pour son cher protégé, que je n’ai jamais lu, Par bonheur : « Ah ! Monsieur, venez, la pièce est belle, Nous devons à l’auteur cette marque de zèle. Il a fait des vers pour Zizi : (C’est sa perruche), c’est joli Au possible ; il a peint Zizi d’après nature .... Et puis cet homme là, c’est une créature Charmante, et d’un coeur excellent, D’une douceur de moeurs !... D’ailleurs un vrai talent, » Et fait pour aller loin... Il s’ensuivait qu’en somme Le Chantre de Zizi devait être un grand homme. Vous avez bien raison : il faut de ces tableaux Pour la palette de Thalie, Et je vois là de quoi fournir à ses pinceaux. Monsieur, si quelque bonne et franche comédie Ne fait justice enfin de ces originaux, Je prendrai mon parti : je m’enfuis dans ma terre. Elle est dans un canton retiré, solitaire ; Ce sont de bonnes gens qui peuplent le pays ; Tant mieux : de mes vassaux je ferai mes amis. Il ne m’en faut pas davantage. Peu m’importe la mode, et j’aurai, s’il vous plaît ; À ma table, en dépit du bon ton, de l’usage, Mon Bailli, mes fermiers, le chantre du village, Qui, je l’espère au moins, ne feront point d’ouvrage, Et viendront faire mon piquet ; Et je prétends qu’aucun valet Ne soit reçu chez moi, s’il n’a pour s’y produire Un bon certificat... comme il ne sait pas lire. Avec un peu d’humeur il a dit vérité, Et son bon sens paraît dans sa vivacité. Cette foule d’auteurs est vraiment une plaie Dont le Pinde gémit et la raison s’effraie. Palsambleu, celui-là pouvait-il se prévoir ? On dit bien vrai que dans la vie On ne peut du matin au soir Jamais compter sur rien ; mais du moins à Thalie J’en dirai mon avis : nous verrons si pourtant..... Vous ne paraissez pas content, Monsieur ; puis-je savoir ?.... Ah ! Monsieur, je vous prie De m’excuser : je ne vous voyais point.... Ma tête est troublée à tel point !.... Et qui diable tiendrait au revers qui m’assomme ? Oui, Monsieur, vous voyez un homme Ruiné, furieux : un coup inattendu M’ôte mon existence ; enfin j’ai tout perdu, Mes appointements et ma place, J’ose dire un état que je m’étais formé ..... Je suis, pour vous compter en un mot ma disgrâce ; Un Capitaine réformé Réformé ! Dans le temps où la France est en guerre ? Oh ! La guerre et la paix, tous les temps m’étaient bons, Mes campagnes, mes garnisons, Mon service .... étaient au parterre. Je ne vous cache rien ; car au premier abord J’ai vu qui vous étiez : je ne m’y méprends guère ; Vous venez de Province, ou je me trompe fort, Pour débuter : voilà l’habit de caractère. Sans doute en ce moment vous allez répéter. Mais en effet ici je joue un rôle. Eh ! mais j’en étais sûr... il n’était pas besoin De me le confirmer : oh ! Je flaire de loin. Un Débutant.         Ma foi, le personnage est drôle : On peut s’en amuser         Vraiment j’ai pu juger Qu’ici vous étiez étranger. Est-il dans les foyers quelqu’un qui ne connaisse Monsieur Claque ?     Monsieur Claque !         Eh ! Oui, c’est mon nom. À vos pareils je m’intéresse ; Et si je puis vous être bon, Disposez de moi. Je confesse Que mes moyens sont bien déchus ; Je ne suis pas ce que je fus. Voilà de mon malheur la cause trop fatale. Et qui donc l’a produit ?         Qui !... La nouvelle salle, Le parterre détruit.... Ah ! C’est détruire tout, La gloire, les succès, le spectacle, le goût. Tout un public assis ! Beau projet ! Fort utile ! Eh ! Comment gouverner cette masse immobile, Lui donner désormais la vie et l’action, En diriger l’impulsion ? Mais contre cet abus hautement je réclame : Un parterre sans chefs, c’est comme un corps sans âme. Il avait donc des chefs ?         Comment ! Mes compagnons ; Et moi, Monsieur, depuis vingt ans nous y régnons. C’était une très bonne affaire, Tous les intéressés, braves gens, comme moi. N’est-ce pas un honnête emploi, De prêter aux talents un appui nécessaire ? Les nouveautés et les débuts Payaient à mes travaux de bien justes tributs : Toute peine vaut son salaire, Fallait-il pas avoir mes bureaux, mes commis ? Vous aviez-là, Monsieur, un petit ministère. Tout débutant chez moi d’abord était admis, Conduit par mes agents ou par quelques amis, Et du premier coup d’oeil je jugeais son physique. Son physique ! Comment ! Qu’entendez-vous par-là ? Parbleu, la question est bonne ; mais cela Se comprend de soi-même, et faut-il qu’on l’explique ? Mais encor ?         Par ce mot on entend à la fois Le maintien, la figure, et la taille et la voix, Les dons extérieurs, les qualités prescrites.... Mais, si vous m’aviez dit d’abord ce que vous me dites. Je vous aurais compris sans peine.         Mais pourtant ; C’est le mot consacré, c’est le terme technique ; Et jamais on n’annonce actrice ou débutant, Qu’on ne parle de leur physique. Pardon.         Prétendez-vous que je m’exprime mal ? Vous êtes, ce me semble, un peu provincial. Votre physique à vous, par exemple, est comique. Je vous suis obligé, Monsieur, pour mon physique. Oui, je vous ai toisé.... J’ai fait avec succès Débuter ici vingt sujets Qui ne vous valaient pas : plus le talent est mince, Plus cela coûte aussi : rien n’est plus important Que d’avoir à Paris un début éclatant, On en est beaucoup mieux payé dans la province. Dans ces cas-là, Monsieur, il faut s’exécuter : On fait ce qu’il en doit coûter. J’avais mes lieutenants, mes premiers camarades Qui distribuaient les brigades ; Chacun avait son poste et répondait d’un coin : Moi, j’occupais le centre, et tous avaient le soin D’avoir toujours vers moi le regard et l’oreille ; Et dès que j’avais dit bien, fort bien, à merveille, Ils faisaient un chorus !.... Et puis adroitement Je savais ranimer un applaudissement... Allez donc... beau... bravo... C’était un tintamarre, Et des pieds et des mains, des cannes !... Un succès Fou.     C’est le mot.         Cela se répandait : d’après Un début si brillant, c’était un sujet rare. Vous sentez que d’avance on payait mes exploits. Joignez-y les Pièces nouvelles Que l’on faisait aller, grâce à moi, telles quelles. Je gagnais en bravo mes vingt écus par mois, Et ce n’est pas trop cher, Monsieur, en conscience. Oui, cela fait surtout une honnête existence. Bon ! Est-il rien ici de stable et de réel ? Et qui n’aurait pas cru le parterre éternel ? Voilà tous mes talents devenus inutiles : Avec des spectateurs sur leurs sièges tranquilles ; Soyez sûr désormais, pour les voir applaudir, Qu’il faut absolument qu’on leur fasse plaisir. Je vois que ma carrière est à-peu-près remplie, Et je vais présenter ma requête à Thalie, Un Mémoire aux comédiens. Des services comme les miens Ne sont pas, après tout, des titres qu’on rejette ; Et je suis content, si j’obtiens Une pension de retraite. La demande est trop juste.         Oui : c’est un attentat Que de priver ainsi les gens de leur état. Nous verrons... Quant à vous, tout ce que je puis faire, C’est de vous répéter vos rôles de début. Je connais mon public, je sais ce qui peut plaire, Et je puis vous conduire au but. Vous avez de cet art fait une grande étude ? Oh ! Non, pas trop ; mais l’habitude ! Moi, j’en ai tant formé ! J’ai fait quelques ingrats ; Mais il y faut compter, et je n’en parle pas. Quand vous voudrez, je suis fort à votre service ... Chez moi ... tous les matins ... de ma profession, Il ne me reste plus que ce seul exercice... Mais que sur ma requête on me fasse justice, Ou dans mon indignation Contre la comédie... enfin je sais qu’en dire... Il me reste un théâtre, il me reste un empire, Où ma voix, ma cabale a toujours triomphé. Je puis les perdre encore...     Où donc ?         Dans le café. Voila de ces gens d’une espèce Qu’on ne rencontre qu’à Paris. Quel métier !... Et pourtant il avait bien son prix, Et c’est grand dommage qu’il cesse. J’entends venir de ce côté Un nouveau personnage... Il a l’air éventé. Le Vaudeville À l’honneur de vous saluer ; Il est très fêté par la ville : Daignez, s’il vous plaît, agréer Le Vaudeville Apparemment Monsieur ne parle qu’en chantant Lorsque je chante, Souvent le sens n’est pas trop bon, La rime est quelquefois méchante ; Mais enfin j’ai toujours raison Lorsque je chante. Il est naïf, au moins ; je le trouve amusant. Thalie a dans ces lieux établi son domaine ; Auprès d’elle, Monsieur, qu’est-ce qui vous amène ? Je suis le plus joyeux des enfants de Thalie, Près d’elle je conduis Momus et la Folie ; Et mes chants et leurs jeux, au Théâtre Français, Ont souvent partagé l’honneur de ses succès. On m’a dit qu’autrefois on vous vit à sa cour, Accompagner Legrand, Fuzelier et Dancourt. Mais si je sais bien votre histoire, Votre séjour natal, votre empire est la Foire, Et c’est-là que vous êtes né, Que Panard et Vadé, Piron, Favart, Le Sage ; De leur esprit vous ont orné. Prétendriez-vous davantage ? Ignorez-vous jusqu’où va ma puissance, Ce qu’elle obtient et d’éclat et de prix ? J’ai relevé mon obscure naissance, Et suis enfin l’idole de Paris. J’ai triomphé, même de l’ariette, Dont les attraits ont régné si longtemps ; Elle me cède, et sa prompte défaite Rend mes succès encor plus éclatants. Vraiment, je vous en félicite, Il faut que vous ayez acquis bien du mérite. D’un théâtre plein d’agrément Je suis la gloire et l’ornement. J’y répète journellement Trois heures entières, Mes chansons légères, Et l’on s’écrie à tout moment : C’est charmant, oh ! C’est charmant. Je crois que mes atours Siéraient bien à Thalie, Je veux par mon secours La voir mieux accueillie, Tout plein d’ardeur, Pour son honneur, Et pour son tirelire, lire, Et pour son toureloure, loure, Pour son bonheur. Je sens que ses refrains m’amusent déjà moins. Monsieur du Vaudeville, elle doit de vos soins Sans doute être reconnaissante, Et peut de vos talents essayer la douceur. Je ne vous croyais pas devenu grand Seigneur ; Mais craignez du public la faveur inconstante, Souvent il prend pour goût ce qui n’est qu’engouement ; Il épuise un plaisir, et l’use promptement. Vous pouvez lui plaire un moment, Et ce n’est pas un grand miracle ; Mais enfin, vos couplets si souvent répétés, Trois heures de chansons et de frivolités, Ne sauraient former un spectacle. Pour un quart-d’heure, c’est fort bien ; Mais retenez de moi cette leçon utile : Il ne faut abuser de rien, Et pas même du Vaudeville. Qu’est-ce encor ?.... Celui-là n’est pas si gai que vous. Quel noir accoutrement ! Quelle mine fantasque ! Je crois qu’il va courir le masque. Monsieur .... ou Madame .... entre nous, Je ne sais trop lequel, à votre air amphibie .... Ici, chercheriez-vous Thalie ? Qui, moi ! m’en préserve le Ciel ! Pour qui me prenez-vous ?         Pardon, si je m’abuse. Je suis une dixième Muse : Qui, vous !         Moi ; rien n’est plus réel. Je ne m’en doutais pas ; et le nom de Madame ; Pourrait-on le savoir ?         C’est... la Muse du Drame. J’en connaissais deux jusqu’ici, Ainsi que chacun sait, Thalie et Melpomène. Sur moi toutes les deux ont usurpé la Scène. La véritable Muse, en un mot, la voici. Je n’ai donc pas encor connu ma souveraine. Peut-on vous demander ce que c’est que ces mots Tracés sur des papiers, découpés en lambeaux ? Ils sont puissants, sacrés !.... avec une douzaine De ces mots-là, Monsieur, qui sont un vrai trésor, J’ai fait mille chef-d’oeuvre, et j’en puis faire encor. Ah ! Ciel !... Oh, Dieu !... Grand Dieu !... Vertu !... Crime !... Nature !... J’aime la Nature, moi, J’aime la Nature. Joignez-y force points, force exclamations, De longs cris douloureux, et des convulsions, Il ne m’en faut pas plus ; la réussite est sûre : Jugez si j’ai formé des disciples nombreux. Votre emphatique Tragédie, Depuis deux siècles applaudie, Dictait dans son École un code rigoureux. Il lui faut des moeurs héroïques, Des intérêts d’État, des crimes politiques, Des révolutions qui changent l’univers, De grands hommes et de beaux vers. Moi, j’ai mis de côté ces ressources frivoles... Je puis même au besoin me passer de paroles. Souvent vous feriez bien, si j’en crois ce qu’on dit. La Pantomime me suffit : La Pantomime seule établit mon empire. J’ai le plus grand mépris pour le talent d’écrire. J’exerce un tout autre pouvoir. Un geste qui fait peur, un accent qui déchire, La figure du désespoir... Oui, voilà tout mon art et ma seule magie. Si bien que l’Auteur peut se passer de génie, Les acteurs de talent, les spectateurs de goût... C’est un genre commode, il dispense de tout. Oui, le goût ! Le talent ! Bagatelle, folie, Mots dénués de sens... la pitié, la terreur : Voilà les grands ressorts !         Le dégoût et l’horreur, Voilà les grands abus !         L’horreur, c’est ma partie À moi ; je ne me borne pas À ces vulgaires attentats, Dont cent fois le Thêâtre a revu la peinture, Meurtre, empoisonnement, parricide, parjure, Inceste, trahison... Non, des crimes nouveaux, Qui pourtant sont dans la nature, Pour la première fois créés sous mes pinceaux, Des spectacles affreux, d’incroyables tableaux : Voilà mes coups de maître... Ici, je me figure, Dans un sujet tout neuf que je traite aujourd’hui, Un amant accablé des peines qu’il endure, Qui creusera sa sépulture, On verra le tombeau se refermer sur lui. J’ai vu sur la tragique scène Les personnages expirer. Madame, vous allez plus loin que Melpomène, Vous les y faites enterrer. Je dessine de l’oeil un vaste cimetière. Local digne de vous !         La plaintive misère, Des enfants affamés qui demandent du pain, Mourants dans les bras de leur mère, Des vieillards expirants au bord d’un grand chemin, Des gibets, des cachots...         Ah ! je perds patience, Il faut que j’éclate à la fin. Vous prenez pour un art cette sombre démence ! Eh ! Quoi donc ! Au Théâtre on n’ira s’assembler, Que pour y voir accumuler, Dans les plus dégoûtantes Scènes, L’amas humiliant des misères humaines ? Ce sont-là les tableaux qu’on veut nous étaler ? Non, par ces peintures affreuses, Trop près de la réalité, Par ces images douloureuses Qui désolent l’humanité, Vous corrompez sans fruit la douceur noble et pure D’un plaisir qui fut inventé Pour consoler des maux que nous fait la nature. Ce n’est pas celle-là qu’au théâtre il faut voir : On doit à de tels maux une pitié réelle ; Mais elle est amère et cruelle ; Il faut que l’art exerce un moins triste pouvoir, Qu’il émeuve mon coeur, et non qu’il le soulève : Le théâtre n’est pas l’Hôpital ou la Grêve. Si j’y viens pour verser des pleurs, Ce n’est pas pour me faire un tourment de mes larmes, Non, c’est pour les aimer, pour y trouver des charmes, Et de l’illusion ressentir les douceurs. À tous les mouvements dont mon âme est saisie, Se mêle un charme heureux, né de la poésie. En me faisant frémir, en me faisant pleurer, Elle me donne encore le plaisir d’admirer, Et ce doux sentiment que son art me procure, Est un nectar divin versé sur ma blessure. Et vous comparerez à ses puissants attraits, Qui fondent du théâtre et la gloire et l’empire, Vos informes tableaux et vos hideux portraits, Pareils aux rêves noirs d’un malade en délire ? Elle anoblit la scène, et vous l’avilissez ; Elle attendrit les coeurs, et vous les flétrissez. Sans daigner perdre ici mon temps à vous répondre, C’est par mes seuls succès que je veux vous confondre ; Je me flatte bientôt de l’emporter sur tous, Et nous verrons qui doit régner en ces lieux.... Respectez Apollon, les Muses et Molière, Et ces bustes sacrés que la France révère, Où revivent les traits des immortels auteurs, De la scène française, appuis et fondateurs, Organes et soutiens de mes lois souveraines. Du théâtre à jamais ces deux Muses sont reines : Non que je veuille, en leur faveur, Vous traiter l’un et l’autre avec trop de rigueur. Je connais le danger d’être si difficile. Le drame sérieux, le léger vaudeville, Dont je blâme l’abus, sans leur ôter leur prix, Tous les deux quelquefois admis, Peuvent entrer dans mon domaine, Et suivre, mais de loin, Thalie et Melpomène. Ils seront mes sujets et non mes favoris. J’ai souffert le burlesque, et Despréaux en gronde. Scarron le mit en vogue, et je l’ai vu déchoir. Pour satisfaire tout le monde Je permettrai le genre noir. La nouveauté, voilà surtout ce qu’on souhaite. Le théâtre eut toujours besoin de son appui. Le génie embellit tous les genres qu’il traite, Et les élève jusqu’à lui. Oui, que tous les talents accroissent mon empire : Que leur rivalité, leur émulation, Travaille à l’affermir, et non à le détruire. Que ce jour, dont la pompe en ces lieux les attire, Consacre leur réunion. Aux images de ces grands hommes, Prodiguez de nouveaux honneurs, Muses, et c’est ainsi que le siècle où nous sommes Peut leur donner des successeurs. De vos eux, de vos dons unissez les douceurs : Il faut de tout dans une fête ; Et celle qu’ici l’on apprête Sera la fête des neuf soeurs. Leur zèle à vous servir trouvera tout facile, Et pour rendre à la fois tous les goûts satisfaits, Surtout pour contenter Monsieur du Vaudeville, Nous chanterons quelques couplets. On danse, et les Muses vont placer des guirlandes Autour des Statues, et les couronner de lauriers. Mes Amis, un couplet de fête Peut, sans voix, sans art qui l’apprête, Être chanté ; On ne s’y rend pas difficile, Tout ce qu’il faut au Vaudeville, C’est la gaîté. Ce refrain est fait pour me plaire, Mon art, mon goût, mon caractère, En est flatté. Je ne permets pas qu’on l’oublie ; L’heureux attribut de Thalie, C’est la gaîté. Molière a dit dans ses ouvrages, A tous les rangs, à tous les âges, La vérité ; Ce qui rend la leçon si bonne, C’est le sel dont il l’assaisonne, C’est la gaîté. Des beaux-esprits ma femme est folle, Elle a sans doute à leur école, Bien profité, Pour moi, mon humeur un peu ronde, Donnerait tout l’esprit du monde Pour la gaîté. Ma soeur, vous croyez donc nous entendre et vous taire ? La majesté tragique.... Oh ! Chantez, s’il vous plaît. Jamais la dignité même la plus austère N’a dérogé pour un couplet. Parler aux coeurs est ma science, Émouvoir, voilà ma puissance Et ma beauté. Mais quand ma soeur sèche vos larmes, Vous n’en sentez que mieux les charmes De sa gaîté. Il faut bien plus, il faut faire chanter... Madame. Allez-vous dire aussi la majesté du Drame ? Aux sombres beautés du Drame, Quel coeur ne se rendrait pas ? De sa ténébreuse flamme Admirez les noirs éclats. Hélas ! Hélas ! Rien n’est si beau que le Drame, Ah ! Que le Drame a d’appas ! Allons, ne troublons plus sa tristesse profonde ; Laissons à chacun son humeur. À votre tour, Monsieur, il faut finir la ronde ; Vous avez par-tout cet honneur. Un Auteur tremble et perd courage, Lorsque devant vous son Ouvrage Est présenté ; Mais si la Pièce est applaudie, Ce bruit vient lui rendre la vie Et la gaîté.