Ne faisons point de bruit, mon fils... Si l’on frappe, taisons-nous, et gardons-nous bien d’ouvrir... Une foule de malheureux, pressés par la famine, abandonnés au désespoir, errent de tous côtés. Les uns cherchent à ravir le pain de force ; les autres vous déchirent l’âme par leurs gémissements lamentables : et ce n’est qu’aux siens, dans ces moments extrêmes, que l’on doit quelque pitié... Si nous allions heurter à quelques portes, elles seraient de fer... Ô mon cher fils ! Comment te trouves-tu ?... Tu me parois bien pâle... Prends, prends ce qui nous reste... À ton âge on supporte moins le besoin. Ne me désobéis pas, quand je t’ordonne de vivre. Ce n’est pas le besoin qui me tourmente, mon père, mais l’ordre que vous me donnez de prendre sur votre part : portez à ma mère, et laissez-moi... C’est vous, hélas ! Que mon oeil voit dépérir chaque jour : et vous voulez que je vive ? N’augmente point nos douleurs... Si tu veux les apaiser, cède à ce que j’exige... Ô jour épouvantable ! Nous nous disputons tous trois à qui prendra le moins de nourriture ! Vous unissez votre autorité à celle de ma mère ; je vis, et vous mourez... Vous avez beau me le déguiser, je ne le vois que trop... Mon père, je ne vous suis plus qu’à charge en cette maison... Toi, à charge, mon fils, toi ? Je dévore ce qui vous appartient, la subsistance de mon père, de ma mère, et de celle encore qui vous a donné le jour... Ah ! Je serais dénaturé si je restais plus longtemps. Laissez-moi errer par la ville, y chercher des aliments... J’en trouverai. Non, mon fils, non, tu n’en trouveras point, et tu te précipiteras au-devant de la mort. Et elle nous dévorera ici lentement... Nous avons l’espérance... Notre fidèle serviteur nous rapportera ce qu’il aura trouvé... Ne franchis point cette porte. Au-delà sont la rage et le désespoir ; reste avec nous, ta présence du moins nous console. On entend un coup de marteau. On frappe ; silence, mon fils. Ce n’est pas notre domestique, je n’entends point son signal... Retenons nos pas ; que tout soit muet et annonce une maison déserte. On redouble... Chaque coup me perce l’âme et me trouble d’effroi. Ouvrez, par miséricorde ; ouvrez, au nom de dieu : ouvrez, je vous en conjure ! C’est sa voix... C’est elle... Ah, mon père ! Paix, paix, mon fils... Que veux-tu faire ? Elle est là qui nous implore. C’est elle que je viens d’entendre... Lancy !... La laisserons-nous expirer de besoin à cette porte ? Quoi, la fille de ce traître ? C’était votre ami. Il ne l’est plus depuis qu’il sert le béarnais. Son bras aide à l’homme qui nous assiège, nous affame... Sa fille est innocente ; victime et non complice, elle souffre de ces horribles calamités... Vous la trouviez autrefois si noble, si intéressante. N’est-elle plus votre filleule chérie ? Et puis, est-ce, dans ces cruelles extrémités, un moment pour la haine ? Je ne la hais point, mon fils ; mais que puis-je pour elle ? Dois-je livrer à une étrangère notre dernier morceau ? Étrangère !... Elle souffre... qu’elle partage avec nous. La providence nous en récompensera... Ne songez point à moi, mon père ; je lui livre ma part... Imprudent ! Tu ne sais pas tout ce qu’il m’en coûte. Non, tu dois vivre, parce que ta vie est la nôtre. Sa vie est aussi la mienne... Elle périrait-là, lorsque j’aurais !... Non, non ; tous les tourments de la faim ne m’obligeraient point... Hilaire, Hilaire ! Mon parrain, me laisserez-vous donc mourir sur le seuil de votre porte ?... Ouvrez, au nom de dieu... Ouvrez... Je vous en supplie... Vous allez entrer, chère Lancy... Venez, venez au milieu de nous. La voici, mon père, la voici. Rejetez-la, repoussez-la. Ah ! Si vous aimez votre fils, regardez-la plutôt comme votre fille. Mon cher parrain, ayez pitié de moi... Pauvre fille ! Non, tu n’es point coupable comme ton père... Dans quel état te revois-je !... Comme le malheur nous a tous changés ! Hélas ! Hélas ! Le besoin... Il va t’apporter le seul pain qui nous reste... Dans quel moment viens-tu ! Nous sommes tous réduits, comme toi, à la plus horrible disette. Que j’expire avant vous... Vous êtes le seul parent qui me reste en cette ville : près de vous, je me rassure contre la terreur de mourir... Je n’ai vu autour de moi que des mourants. Tout ce qui m’approchait n’est plus... Faut-il donc que je meure aussi !... Tenez, prenez... Lancy ! Hélas !... C’est me rendre à la vie. Il y a trois jours que je n’ai mangé... Ô dieu ! Quand l’expiation de nos crimes aura-t-elle mis fin à cette punition céleste ? Prenez soin d’elle, mon père, et laissez-moi sortir. J’irai, conduit par mon courage, et je rapporterai quelques aliments. Il ne faut plus compter sur notre domestique ; il devrait être de retour... Son zèle ne nous aura servi de rien ; l’infortuné aura succombé sans doute au milieu de la rage d’une multitude affamée... Je suis plus jeune, plus adroit, plus robuste ; je serai plus heureux dans mes recherches... Ne me retenez plus ; demeurez avec ma mère, et regardez Lancy comme de la famille... Tu veux t’exposer ! Je t’accompagne, mon fils ; je ne t’abandonnerai point seul à ta fougue imprudente... Eh bien, nous unirons nos forces ; et soutenus l’un par l’autre... Ah, voici ma mère ! Elle va retarder ma sortie... J’accours : j’ai entendu sa voix. Vous avez bien fait d’ouvrir à cette chère enfant. Je l’ai toujours aimée ; et tant que j’aurai quelque crédit, elle ne sera jamais regardée ici comme étrangère. Ah ! Ma chère marraine... Je renais. Tu as donc songé à nous au milieu de cette calamité générale ?... Quand cessera-t-elle ? Hélas ! Nous y sommes plongés comme toi. Je vois tes yeux abattus, tes joues sillonnées par les larmes... Tu viens seule, hélas !... Ton silence... Je l’entends... Il ne faut point te demander ce qu’est devenue ma pauvre amie. Ma chère tante n’est plus, et j’ai été bien près de la suivre ; je le désirais... Il a plu au ciel de vous rendre sensible à mes prières... Ma tante m’a toujours servi de mère ; votre nom fut toujours dans sa bouche, malgré les débats qui nous séparaient... Elle m’a dit, en mourant, de venir vous trouver ; que sûrement vous auriez pitié de moi... Ses derniers voeux du moins ont été exaucés. Guerre malheureuse ! Tu as brisé les liens les plus chers ; le parent repousse son parent, l’ami son ami... Que de désastres effroyables, sans ceux, hélas ! qui se préparent ! Vous avez du moins pour consolation un époux, un fils, une mère ; et moi, je ne sais quel est le destin de mon père ; aucune nouvelle n’a soulagé ma douleur inquiète... Il a cru devoir soutenir la cause de Henri... Est-il mort en combattant pour lui ? Cruel devoir ! Il est forcé d’obéir à ses serments. Combien son coeur doit souffrir sur le sort de sa fille, de ses concitoyens, de ses amis ! De ses amis ?... Porterait-il l’audace jusqu’à s’en croire encore dans cette ville ? Conserve-t-on quelques droits sur le coeur de ses concitoyens, en les assiégeant pour servir la cause d’un prince hérétique, que l’église rejette de son sein, et qui conséquemment n’a plus aucun droit au trône ? Ah, mon parrain ! Qu’il y aurait de choses à dire là-dessus !... Je consens à vous distinguer de lui, ma fille, à cause de votre sexe, et surtout de votre âge. Je ne vous enveloppe point dans la haine que je lui voue ; car il s’est élevé entre nous deux une barrière éternelle. Eh ! Qui l’eût dit, que nos âmes différeraient un jour à ce point ? Mademoiselle Lancy et Hilaire se regardent douloureusement. qu’il serve un usurpateur ; qu’il écrase les murs qui l’ont vu naître ; qu’il aide à faire un monceau de cadavres de tous les malheureux habitants de cette ville : je mourrai du moins sans lui pardonner. Oui, j’aime mieux expirer ici dans les angoisses de la famine, que de vivre comme lui au rang des réprouvés de la secte de Henri. Ah ! Connaissez-le mieux, mon parrain, et ne l’outragez pas. Ô chère Lancy ! Pardonne... Ménagez du moins vos termes en présence de sa fille infortunée, et ne l’obligez pas à condamner son père... Eh ! S’il faut le dire, nous sommes tous assez à plaindre, sans aggraver encore nos malheurs par le sentiment pénible de la haine. Cette funeste guerre, qui, depuis si longtemps, arme les Français, fait plus que répandre le sang ; elle divise ceux qui s’aimaient, ceux qui vivaient sous le même toit dans une tranquille union... Tandis que le carnage ensanglante les remparts de la ville, on se dispute avec acharnement dans l’intérieur des maisons. Et que produisent ces inimitiés particulières ? De nouvelles atrocités... Si Henri a des droits à la couronne, pourquoi les lui ravir, sous prétexte de l’éclairer ? Qu’on soit juste d’abord à son égard ; il le sera sans doute envers Rome et l’église. On tourne le fer contre lui, et l’on voudrait qu’il se laissât percer le flanc ! Au lieu de couvrir la face du royaume de tant de meurtres, n’eût-il pas mieux valu le laisser régner ?... Vous frémissez, mon cher époux ? Oui, je frémis de vos paroles inconsidérées... Ce n’est pas d’aujourd’hui... Je puis me tromper ; mais quoi, après tout, au milieu de ces dissensions éternelles, Dieu est-il plus adoré, la religion mieux servie, la charité plus observée ? Allez, il faut que cette guerre soit impie, puisque le ciel nous en punit si cruellement. Malheur à qui a pu l’entreprendre ! Malheur à qui la continue ! Malheur à qui... Au nom de la tendresse que vous avez pour moi, ma mère, laissez là ces disputes interminables, et ne les renouvelez pas. Vous le savez, elles irritent mon père et ne le changent point. On ne les entend jamais sans de nouveaux sujets de douleur et de larmes... N’avons-nous pas assez de soupirs à donner à notre fatale situation, sans agiter encore ces tristes querelles ? Conservons l’amitié, la paix, la concorde, puisque tout le reste nous est ravi... Nous disputons ! Et la famine nous dévore ; nous disputons ! Et nous oublions les moyens de subsister. Ici je ne fais que languir ; ne me retenez plus... Et les périls qui vont t’environner... Attendrons-nous ici une mort affreuse et lente ? Voici le moment de tout hasarder. Nous ne nous quitterons point. Ah ! Gardez-vous de sortir. Tous ceux qui errent dans les rues, portent la rage dans le regard comme dans le coeur ; on prodigue l’or, sans pouvoir rencontrer le plus grossier aliment. On n’entend que les cris d’une foule féroce qui se dispute la chair des animaux immondes. On les dévore sans horreur ; et je n’ai entendu, en traversant la ville, que des plaintes lugubres qui perçaient à travers les murailles. Songez surtout qu’il est défendu, sous peine de la vie, de gémir de la mortalité, ou de parler de paix. Quiconque ne proférerait que ces mots, il faut se rendre, serait saisi sur le champ et précipité à l’instant même au fond de la rivière... Tremblez de dire un seul mot sur les calamités publiques. Cela est bien vrai... Des soldats de la ligue courent en troupes menaçantes, écartent tout ce qui s’assemble, et le mousquet repousse dans l’enceinte des maisons les malheureux, pâles et défigurés, qui implorent quelque secours. Chacun est barricadé ; il n’y a d’ouvert que les temples, où les sermons des ministres des autels promettent la manne du ciel à ceux qui soupirent après du pain. Les chants consolateurs de l’église, en dérobant aux vrais fidèles l’image des maux présents qui ne doivent être que passagers, affermissent la foi, soutiennent le courage, préservent nos autels ; et Dieu qui voit notre constance, fera que d’un moment à l’autre la ville sera miraculeusement délivrée... Oui, la manne tombera plutôt que... Cet espoir trompa longtemps notre profonde misère ; et la famine, malgré l’attente des plus prochains secours, n’en marche pas moins tête levée dans cette capitale, et moissonne sous nos yeux... Va, mon cher fils, crois-moi, c’est en redoublant la ferveur des prières, c’est en les unissant en choeur dans les processions publiques, que les voeux d’un peuple entier monteront jusqu’au ciel, et lui feront une sainte violence. Et moi, oserai-je exposer ma pensée ? Ces processions religieuses et militaires, où le crucifix et les bannières sont mêlés aux arquebuses et aux hallebardes, où les sabres et les surplis se touchent, où les habits pontificaux sont surchargés de cuirasses, où le sommet des mitres marche de niveau avec la pointe des mousquets, où enfin le plain-chant des psaumes est accompagné par de brusques et fréquentes décharges qui exposent la vie des spectateurs ; toutes ces pieuses et nouvelles cérémonies sont faites sans doute pour exalter l’imagination du peuple : mais je crains qu’elles n’y aient déjà produit une impression trop profonde, propre à le rendre opiniâtre, et, pour tout dire, amoureux de ses malheurs. Ils vont finir, mon fils, si le peuple achève constamment ce qu’il a commencé pour l’intérêt de l’église et de l’état. Ils vont finir, dites-vous ? Et les assiégeants, toujours maîtres des environs, ne sont pas repoussés, et l’échelle du vainqueur est encore aux pieds de nos murailles. On ne peut s’échapper dans la campagne, ni faire entrer des provisions dans la ville. La contagion menace de mêler bientôt ses horreurs à celles de la famine... Ah ! Mon père, votre oeil se courrouce et s’enflamme... Je n’en dirai pas davantage... Tu feras bien, mon fils : car tes discours m’affligent ; et la famine qui tue les corps, me paraît cent fois moins hideuse que l’hérésie qui tue les âmes. Ces calamités, te dis-je, seront passagères ; et notre sainte religion attaquée, mais triomphante, comme l’ont prédit les prophètes, sera raffermie sur de nouveaux fondements. Adieu, ma mère, c’est votre subsistance que nous allons chercher. Que la prudence vous guide ; ne vous écartez pas trop au loin, et craignez de tomber dans les corps-de-gardes avancés. Nous ne tenterons point d’aller jusques-là. Adieu, chère Lancy. Quel temps pour s’aimer ! Que sont devenus les jours où nos pères, alors amis, nous destinaient l’un à l’autre ! La guerre civile a tout détruit... Heureux ceux qui ne sont plus !... J’avançais avec tant de joie dans la carrière de la vie ; je touchais au terme désiré... Mais la guerre, la famine, tous les fléaux réunis, n’ont pu dessécher ni tarir au fond de mon coeur le sentiment inaltérable qui y est caché. Adieu, Lancy. Arrêtez... On vient... Ils sont plusieurs... Prêtons l’oreille. Ah, bénis soient les ministres du seigneur !... Quoi ! Tu ne reconnais pas leurs voix ?... Eh ! Ce sont nos défenseurs, nos amis, nos consolateurs... C’est le ciel qui les envoie. Je ne sors qu’après les avoir entendus... Reste, mon fils, reste... Ils nous apportent sans doute d’heureuses nouvelles ; car ils ne viennent jamais ici sans nous prêter le courage et les lumières qui les animent et les guident. Oui, toujours des espérances, et rien de plus... Que vont-ils aujourd’hui nous annoncer ? Salut au bon fidèle Hilaire, vrai catholique, zélé pour la religion, charitable ennemi des huguenots, et que le ciel, conséquemment, ne laissera point ici-bas, sans ouvrir sur lui les trésors infinis de ses miséricordes. Mais, quoi ! Vous semblez tous bien émus. Pourquoi vos visages sont-ils altérés à ce point ?... Qu’avez-vous donc ? Vous étiez tous deux prêts à sortir ; c’était sans doute pour aller dans les temples, invoquer la foudre sur la tête du relaps hérétique... Allez, mes amis, le tonnerre ne tardera pas à tomber sur lui. Le besoin nous tourmente ; notre famille est nombreuse, notre domestique nous manque, et j’allais, avec mon fils, chercher les moyens de trouver quelque nourriture, afin de ne pas voir quelqu’un des nôtres augmenter demain la foule des moribonds ou celle des morts. Quant à ceux qui meurent, mes bons amis, il ne faut pas les pleurer : félicitez-les plutôt de leur heureuse fin. Leurs âmes s’envolent droit au ciel, puisqu’ils expirent dans les bienheureux sentiments de la bonne cause... Vous pouvez sortir ; mais n’affichez point de regrets sur tout ce qui s’est passé : tous ces événements étaient arrêtés dans les décrets de la providence, et doivent tourner au profit de la religion. Il vaut mieux cent fois mourir en martyr, que de vivre en hommes tièdes. Ce siège sera une chose mémorable dans les fastes de l’église. Louange éternelle à tous les fidèles qui ont eu la foi et la constance ! Ils seront tous comptés parmi les saints du martyrologe, ces héroïques défenseurs de la catholicité ! Ô mes enfants ! Quelle gloire pour l’église, de triompher d’un hérétique comme Henri ! Nous aurons bientôt un roi catholique ; et savez-vous que notre salut éternel dépendait de notre résistance ? Tout le royaume était excommunié, s’il eût souffert à sa tête le Navarrais ; mais le Saint-Père porte la France dans son sein, et du milieu de Rome il a veillé à la sauver du plus épouvantable, du plus affreux désastre, du danger d’être protestante... Qu’il sera beau, dans quelques jours, d’avoir résisté à l’ennemi de nos autels, et d’avoir sauvé la foi des vrais croyants ! Oh, que j’ai de joie à les entendre ! Comme ils remplissent mon âme de consolations pures, de force et d’espérance ! Oui, l’église triomphera, et nous avec elle. Mais, messieurs, arriveront-ils enfin ces secours désirés, et si longtemps attendus ?... Pendant ce temps, les royalistes sont toujours les maîtres ; ils sont dans l’abondance, et nous gémissons dans la famine. Le légat, le duc de Mayenne, les seize, les prédicateurs, du haut de leurs chaires, nous promettent constamment des merveilles ; et rien n’avance, que la douleur et la mortalité. Il faut que vous soyez les premiers abusés ; car chaque fois que vous venez nous visiter, vous nous apportez des nouvelles que vous croyez vraies ; et non seulement elles ne se vérifient point, mais c’est toujours le contraire qui arrive, et qui trompe notre mutuelle attente. L’armée qui vient délivrer la ville, marche à grands pas ; on l’aperçoit déjà, quoique dans le lointain, du haut des tours. On voit briller des lances... C’en est fait, le bled, la farine, les tonneaux de vin, les vivres de toute espèce vont entrer à grands flots par les portes, avec la foule victorieuse des soldats. Vous serez bien récompensés de votre constance ; car le pain et la viande seront pour rien. Alors on ne verra de tous côtés que fêtes, plaisirs, divertissements, où l’on se réjouira (en honnêtes chrétiens s’entend). Après demain, toute la ville sera illuminée, et l’on chantera, en actions de grâces, un beau Te Deum dans l’église cathédrale... Sur ma parole, je vous y ferai bien placer... Le soir, double rang de lampions sur vos fenêtres. Nous avions déjà loué des fenêtres pour voir passer le roi prisonnier, lorsque Mayenne écrivait à Paris qu’il le tenait, et qu’il ne pouvait lui échapper qu’en sautant dans la mer. Plût à Dieu qu’il se fût noyé alors ! Mais si la foudre ne l’écrase, il sera errant dans le monde, le front marqué du sceau de la réprobation... Encore un peu de courage, et nous touchons à la fin de tout ceci. On a un peu souffert, d’accord ; cinquante ou soixante mille hommes sont morts de faim : mais présentement ils tiennent au ciel pour récompense, la palme glorieuse du martyre, et je regarde comme les plus infortunés ceux qui restent sur terre ; car ils n’ont pas, comme eux, l’assurance de la béatitude éternelle. Ah ! Messieurs, je ne dispute point contre vous ; mais si l’on avait pu concilier avec l’intérêt de la foi l’intérêt d’une ville aussi grande, aussi peuplée, éviter de tels désastres, si longs, si terribles, si désolants... Femmes, enfants, vieillards, tous innocents, hélas ! ont succombé dans les souffrances ! Paix, mon épouse, paix. Vous attirerez sur votre tête l’anathème de l’église et le courroux du ciel. Il ne nous a préservés jusqu’ici que parce que nous nous sommes montrés soumis et résignés... Prenez patience. Mais nous souffrons comme vous, madame, et plus encore, j’ose le dire ; car, exténués de fatigues et de courses, nous allons porter en tous lieux des consolations à nos fr7res. Il n’y a que le z7le pour la religion, qui nous prête des forces miraculeuses, et qui nous fasse oublier nos propres besoins. Nous montrons la sérénité de l’âme dans les moments les plus pénibles : et pourquoi ? Parce que nous regardons toujours le ciel, et non la terre. Allez, l’ange exterminateur descendra du haut du ciel avec son glaive enflammé, plutôt que de laisser vivre Henri sur le trône de France... Je vous l’assure, au nom de Dieu même. Messieurs, les plus magnifiques paroles ne nourrissent point ; et si vous n’avez encore pour secours que de trompeuses espérances à distribuer, je crains bien que l’aveugle désespoir ne s’empare d’un peuple affamé, et qu’il ne se porte au malheur de reconnaître un roi protestant qui lui donnera du pain. Écoutez, jeune homme : il vous faudrait plus de résignation à la volonté céleste ; mais puisque le besoin vous domine, et que Dieu, à ce que je vois, ne vous a pas accordé le courage dont il gratifie ses élus chéris, nous aiderons à votre faiblesse... Suivez-moi en secret, à condition toutefois que vous maudirez de tout votre coeur le Navarrais, que vous le haïrez, comme vous le devez. Je vais vous faire donner d’une certaine nourriture de mon invention, laquelle, une fois prise, soutient son homme pour trois jours au moins... C’est de mon invention, vous dis-je... Est-il possible ! Vous nous donneriez de quoi nous nourrir ? Oui, ayez toujours confiance en nous, et ne murmurez point mal-à-propos. Sans votre grande jeunesse... Mais nous vous pardonnons... Vous pouvez même aller tous de ce pas avec lui, en prenant la précaution de le suivre de loin, afin de ne point faire de jaloux. Chacun de vous obtiendra sa portion ; vous en rapporterez même au logis ; et comme la nature humaine est fragile, vous vous trouverez ainsi en état d’attendre le grand jour qui ne tardera pas à luire. Mille actions de grâces vous soient rendues, généreux bienfaiteurs ! Nous sommes prêts à vous suivre... J’en rapporterai pour sa mère ; elle a quatre-vingts ans passés, messieurs... Elle vient de s’assoupir un peu... Je ne craindrai plus son réveil !... J’aurai quelque chose à lui offrir. C’est un grand miracle que le ciel a accompli sur elle, en nous la conservant jusqu’à ce jour. Vous le voyez, mes enfants, vous le voyez, le ciel n’abandonne jamais ceux qui esp7rent en lui... Vous avez blasphémé bien à tort ; je vous reprenais à juste titre. Ah ! Croyez-en toujours les ministres infaillibles de l’église. Pardonnez à nos plaintes indiscrètes, à nos murmures... La douleur m’égarait. Ah ! Si ce secours était arrivé hier seulement, ma pauvre tante... Ah, dieu ! J’aurais pu la retirer des bras de la mort... Elle est morte, messieurs, en louant votre zèle, en vous bénissant, en priant Dieu pour le salut de cette ville qu’elle attendait de vos prières efficaces. Vous voyez que les paroles des mourants sont éclairées du jour nouveau dans lequel ils vont entrer. La religion a soulevé à ses yeux le voile de l’avenir ; elle a vu le triomphe prochain de l’église ; les frémissements de l’enfer ne prévaudront point contre sa base inébranlable. Allez... Conduisez-les, discret Varade ; nous vous attendrons où vous savez. Le scientifique Guincestre va rester avec moi. Nous avons quelques dispositions à prendre pour la fête solennelle qui se célébrera. Je veux qu’on s’en souvienne longtemps, et que les yeux de tous les fidèles soient éblouis de sa pompe et de sa magnificence. Savez-vous qu’on a assez de peine à leur persuader de se laisser mourir de faim ? Le zèle s’est étrangement refroidi depuis le jour de la Saint-Barthelemy. C’était là le bon temps. Oui ; l’on faisait alors du peuple tout ce qu’on voulait. Aujourd’hui l’on rencontre des raisonneurs ; mais en allant ainsi de maisons en maisons ranimer le courage des patients, nous renverserons infailliblement les projets de Henri. La ville, vous le voyez, se soutient, et bien contre son attente. Il se verra forcé de lever le siège, et nous serons délivrés à jamais de lui et de sa race. Ce diable d’homme-là a de la vigueur au moins. Sa tête ressemble à son bras. Comme il a riposté à Sixte-Quint ! Comme il s’est battu à Arques ! Comme il a négocié à Rome ! Habile dans ses marches, après avoir commandé en capitaine, il se bat en soldat. Nous pouvons bien le rendre odieux, mais non méprisable. Ce n’est point là un Henri III. Entre nous, nous serions-nous jamais imaginé, au commencement de cette guerre, qu’il en serait venu tout seul au point où il en est ? Non, par ma foi. De son côté, il sait faire aussi des miracles ; mais c’est avec l’épée... Il est vrai que, pour être aux portes de la capitale, il n’est pas encore dedans. Notre parti est bien plus fort qu’il ne pense. Nous lui avons associé toute la populace. Fière de cet honneur, elle y répond en mourant de bonne grâce. Le feu du fanatisme, échappé de l’encensoir, brûle mieux que jamais. C’est un vrai plaisir que d’attiser ses flammes, que d’être témoin de leurs rapides progrès : tant que les esprits seront enflammés à ce point, nous n’aurons rien à craindre. Que revient-il à Henri d’être victorieux, lorsque l’opinion publique est soulevée contre lui ? C’est un homme qui s’épuise par ses efforts même, et qui finira par tomber sur ses trophées. Mais il vise à se faire aimer, parce qu’il sent bien que la force d’un monarque est nulle tant qu’elle n’est pas dans le coeur de son peuple. Comment lui enlever ce pouvoir qu’il se ménage ? Car enfin de jour en jour (ne nous le dissimulons pas,) il devient cher à plusieurs. Il faut renouveler l’accusation qui nous a servi à anéantir ses qualités héroïques. Nous avons les insinuations des confessionnaux... C’est là qu’il faut le peindre comme un homme qui détruirait la dernière messe dans Paris, s’il montait une fois sur le trône. Bien dit... Mais avouez que c’est un bon peuple, un peuple bénin, que celui qui ne craint rien tant au monde que de n’avoir plus de messes. Préférer la famine à cette privation, et repousser des victoires avec un tel prétexte, est un prodige non moins étonnant... Ce qui doit nous inquiéter le plus, c’est cette prétendue abjuration de Saint-Denis. Voilà le coup que nous redoutions. Il a été fort habile ; mais nous avons de quoi parer à ce tour d’adresse. En présentant cette conversion comme fausse et dissimulée, en la dénonçant comme une nouvelle hypocrisie, un mensonge public fait au ciel et à la terre, un piège politique pour établir plus sûrement le protestantisme en France, nous l’arrêterons sur les degrés du trône... Mais il faut persuader cela, et tout le monde n’a pas la même chaleur pour nous croire. Tu sais que l’on est toujours éloquent pour la multitude, lorsque l’on crie hautement au nom de dieu et de la religion ; le peuple s’émeut alors comme par enchantement ; il ne faut pas d’autre argument que celui-ci : le pape ne reçoit point cette abjuration. Alors le glaive que Henri tient dans les combats, se brisera contre le glaive de la parole que nous armons du haut des chaires. Les esprits seront terrassés. Dociles à nos impressions, ils n’agiront plus que conformément à nos volontés. Après tout ce qui s’est fait, on peut tout se promettre. Nous dicterons à l’impétueux boucher le texte de quelques sermons. Avec une octave, il fera perdre à Henri le fruit de deux batailles. Il a embrasé les cerveaux à Saint-Méry ; et en sortant de-là, le peuple va quelquefois plus loin qu’on n’aurait su le prévoir... Tout autres que nous seraient épouvantés de tels succès. Comme nous nous réjouirons, quand une fois la sainte ligue aura chassé les Bourbons ! Rome nous devra beaucoup, et s’acquittera magnifiquement selon le profit que nous lui aurons fait faire... Aldobrandin n’est pas si rusé que Sixte-Quint, et consentira de bonne grâce à partager. Landriano m’a promis pour ma part une place éminente... Mon cher Aubry, sans l’espoir d’une fortune élevée et qui nous fasse dominer le vulgaire, qu’aurions-nous besoin de nous intéresser à ce grand changement ? Et que nous importerait au fond, que tel ou tel homme vînt à remplir le trône ? Tous les chefs de la ligue marchent à des intérêts particuliers, et les noms de patrie et de religion ne sont plus que pour les esprits crédules du peuple. C’est un beau morceau à vendre ou à démembrer, que la couronne de France. Qu’en pensez-vous ? Une aussi belle opération ne s’offre pas toujours. Mettre le trône en quatre, frustrer Henri de son royaume, se partager ses belles provinces, s’enrichir de ses dépouilles, et les distribuer en différents lots ; les circonstances ne sont-elles pas favorables ? Ceux qui veulent en profiter, le sentent bien ; et sans l’imprudente division survenue entre-eux, le partage serait consommé il y a longtemps. C’était la seule chose qui pût leur nuire. Ils auraient dû se hâter. Ils n’ont été politiques qu’à demi... Mais tout n’est pas désespéré, s’ils persistent. Pour moi, je ne reviens point de ce peuple, qui, dans la disette, chante des psaumes de toutes ses forces ; qui, périssant d’inanition, vole entendre des sermons, ranime une voix éteinte pour crier à l’hérétique ; qui, dans l’intérieur de ses maisons, se dispute avec emportement, l’un pour le légat, l’autre pour Guise ; celui-ci pour Mayenne... Il y va de bien bonne foi : et comment est-il dupe à ce point ?... Quand on a bien préparé la machine qui doit monter les cerveaux, ils sont disposés à l’enthousiasme, et l’on doit calculer alors l’extraordinaire et le merveilleux, comme les choses naturelles et possibles. D’ailleurs, ce peuple éternellement étranger à ses vrais intérêts, semble né pour être asservi ; tant il s’y prête avec facilité. C’est un immense troupeau, que chacun se dispute pour le tondre à son gré ; il s’abandonne bénignement aux ciseaux ; sa toison le surcharge, et qui l’en débarrasse est toujours bien venu... Il est vrai qu’il ne connaît guère que la mutinerie, et qu’il a un goût décidé pour la superstition... C’est là ce qui l’enchaîne au sol qu’il broute innocemment. Ayons soin de l’entretenir dans son imbécillité native. Étouffons l’aurore d’une raison qui voudrait percer par intervalles. Qu’il ne pense jamais que d’après nous. En fondant notre autorité sur son imagination ardente et faible, craintive et crédule, notre pouvoir régira ses esprits, et notre autorité s’élèvera sans peine au-dessus du pouvoir des rois... Toute ma crainte est, qu’enfin ce peuple n’ouvre les yeux ; il ne faudrait qu’une lueur rapide et fatale, pour lui faire apercevoir ce tas de mensonges que nous avons fabriqués... S’il allait raisonner, que deviendrions-nous ? Ta crainte est justement fondée. Il est une invention récente, que j’ai toujours jugée très dangereuse, et dont les conséquences n’ont pas encore été aperçues par nos sublimes sages. Quel est cet objet nouveau, destructeur de notre antique et formidable pouvoir ? Je cherche et n’aperçois pas... L’imprimerie... Y êtes-vous ? Il est vrai. Je l’ai prédit... Cette découverte nous portera malheur. Elle a commencé par nous être utile ; elle finira par nous faire sauter. Tous ces imprimés, forgés par des plumes vénales que nous lâchons contre Henri et sa secte, pourront un jour être anéantis par d’autres à sa louange, et qui n’étant pas payés, seront bien meilleurs. Il n’y a plus d’actions secrètes devant cette langue rapide, universelle, indestructible... Songez à la satyre Ménippée ; si cela était lu, si cela était entendu généralement... La frayeur me saisit... Heureusement que sur mille, il n’y en a qu’un tout au plus qui sache lire : mais n’importe ; dès ce moment, je vais publier que la lecture conduit nécessairement à l’hérésie, à l’incrédulité, à la révolte, à tous les crimes... J’ai toujours conseillé de mettre les plus dures entraves aux progrès de l’imprimerie, de renoncer même aux avantages passagers qu’elle pouvait procurer, afin de détourner l’attention de ses prodigieux effets ; car on pourrait, en donnant une certaine direction aux esprits, les mener au point diamétralement opposé où nous voulons les conduire. Si cette force immense est une fois tournée contre nous, il ne sera plus en notre pouvoir de l’arrêter ; elle dispersera nos opinions, comme un vent impétueux dissipe un monceau de paille légère. Si jamais, comme je l’espère, je monte à certaine place, je ne serai content que lorsque j’aurai aboli la dernière presse... Tant que j’en verrai une dans l’Europe, je frémirai dans la crainte que la raison humaine ne rallume subitement son flambeau. On ne songe point assez à ce que vous venez de dire, et il faudrait à nos chefs la supériorité de votre coup d’oeil. N’augmentons point cependant nos alarmes. Ce n’est, pour le moment actuel, qu’un danger imaginaire. L’état où la France est réduite, ne laisse rien à craindre de sitôt. Elle est trop malade pour vouloir faire l’esprit fort. Le petit peuple surtout ne s’en relèvera de longtemps. Il est tellement imprégné d’une salutaire et profonde ignorance, que, dans mille ans d’ici, la chaîne des préjugés dont il est garrotté ne sera point encore usée, et qu’il la traînera à demi-rompue, en baisant ses débris, et en regrettant qu’elle ne soit pas entière. Gardons toujours la même marche. Tant que nous saurons étudier et conduire les caractères selon les rangs, et déguiser les vrais motifs qui nous font agir, nous retarderons la funeste époque. Consolons les uns par l’espoir de la couronne du martyre ; effrayons les autres avec les mots d’anathème et de Rome. Aux moins aveugles, promettons des places qui flattent leur ambition ; et quant à cette tourbe insensible, sur laquelle il y a peu de prise, faisons-lui sentir le fouet de la terreur, en la précipitant indifféremment dans les cachots ou dans la mort. Tu n’excelles pas mal dans ton rôle, toi, et tu possèdes au suprême degré l’art de te contrefaire. Et toi, ton masque est excellent ! Selon ceux à qui tu parles, on voit ton visage absolument changer. Tantôt ta voix est menaçante, ton oeil enflammé, ton geste roide et dur ; tantôt ton regard est doux, ta parole humble, caressante, ton front charitablement baissé ; et lorsque dans ces temps-ci tu contrefais l’air famélique, exténué, mourant, on dirait que tu vas rendre l’âme, surtout lorsque tu prends la quinte de ta petite toux sèche... Comme cela, n’est-il pas vrai ? Admirable ! En vérité, admirable !... Tu ne te vois pas toi-même... Je te le répète, tu ne sais pas à quel point tu excelles... Parler au peuple, est une sorte d’éloquence que les plus grands clercs de ce monde ne connaissent pas toujours, et à laquelle ils sont bien inhabiles, quand les circonstances les y forcent. Ils n’ont pas la langue qu’il faut alors ; car cette langue-là ne s’apprend point dans le cabinet. Il n’y a rien de plus plaisant que de te voir, après t’être bien rassasié avec nos provisions cachées ; de te voir, dis-je, prendre tout de suite, en sortant, un visage si allongé, que l’on dirait que tu vas tomber au bout de la rue. Comment fais-tu pour figurer si bien tes jambes chancelantes, pour être à la fois si pâle et si bien portant ? Paix, paix, paix ! Une femme est là qui nous écoute. Elle nous aurait entendus ? Mais il y a toute apparence. Oui, je vous ai entendus, misérables que vous êtes, et je viens d’apprendre à vous connaître. Je vois en vous les fléaux de ma triste patrie. Allez, il y a longtemps que je soupçonnais confusément les horribles intrigues que votre bouche a dévoilées. J’ai vu naître la ligue. J’ai vieilli au milieu des désastres qu’elle a enfantés. Que ceux qui sont encore aveugles, n’ont-ils assisté, comme moi, à l’entretien qui vient de démasquer vos âmes infernales ! Bonne femme... Prenez garde à ce que vous dites... Bonne femme, si l’on n’avait pitié de votre âge... Vous oubliez qu’on pourrait vous punir sur la place... Me punir ? Lâches que vous êtes, me punir !... Qui de vous aura le courage de me délivrer des courts moments qui me restent à vivre ?... Auteurs de la misère publique, quels maux particuliers vous reste-t-il encore à faire ? La mort est le seul bienfait qui parte de vos mains, et vous ne l’accordez qu’avec une cruauté lente... osez frapper du dernier coup la femme infortunée que vous faites mourir depuis si longtemps. J’ai perdu cinq enfants dans ces malheureuses guerres que votre génie hypocrite a allumées. Un seul me restait, hélas ! Et je ne le vois plus, ni lui, ni sa femme, ni son fils... Me voilà près de mes bourreaux. Un crime de plus ne doit pas les intimider. Ils ont appris à assassiner les miens : qu’ils m’assassinent à mon tour. Mon plus grand supplice serait d’envisager plus longtemps les monstres qui ont désolé mon pays, les monstres sortis du gouffre des enfers ; et quand, hélas ! Ô mon dieu ! Y rentreront-ils pour ne plus persécuter les humains ? Si je m’en croyais... Retirons-nous... Laissons cette vieille femme à elle-même. Que peut-elle avec sa voix cassée, expirante ?... Dans une heure, elle ne sera plus. Puisse-t-elle à l’instant même expirer !... Si toutefois elle ne mourait pas dans le jour... Je m’entends. Viens, Aubry, viens... Sortons. Ô mon dieu ! Ayez pitié de la France ! En quelles mains je la laisse en mourant ! L’étranger, le citoyen, c’est à qui déchirera ses entrailles ! Pauvres français, comme vous avez été les victimes de votre crédulité ! Vous étiez faits pour être heureux ; et vous livrant à une folle superstition, vous n’avez su ni reconnaître les imposteurs, ni repousser vos tyrans... Voici la quatre-vingt-troisième année que je supporte la vie. Ô mon dieu ! Les quinze dernières me sont devenues les plus amères, par les horreurs que j’ai vu commettre en votre saint nom. Les crimes de l’hypocrisie ont assez fatigué mes yeux ; ils ne demandent plus qu’à se fermer... Je mange le pain des jeunes et des forts, le pain de mes enfants, moi, rebut inutile et fardeau sur la terre... Je demande d’aller à vous, ô mon dieu ! Que votre volonté soit faite ; mais envoyez-moi la mort, la mort, la mort, ô mon dieu, la mort ! C’est la grâce que j’implore de votre miséricorde, et je vais l’attendre avec confiance aux pieds de cette croix, où chaque jour de ma vie je vous ai offert l’hommage de mon amour. Non, je ne puis me résoudre à donner l’assaut. J’en redoute les horribles suites... Trop de sang a déjà coulé. Épargnons ceux qui reviendront à moi dès qu’ils me connaîtront... C’est un peuple bon, qui se livre à la mort par égarement. Il a été échauffé, séduit, trompé par les ennemis de son bonheur. Sauvons-le, malgré lui, et perdons, s’il le faut, une couronne, plutôt que de livrer au fer cette cité immense, peuplée de femmes, d’enfants, de vieillards... Ah ! Je frémis de cette seule image... Non, ce ne sera pas moi qui verserai le sang français... Il m’est trop précieux. Qu’ils deviennent ou non mes sujets, je dois les épargner. Monsieur De Montmorency ! Sire ? Qu’on ne dispose point l’assaut que j’avais ordonné... J’ai changé d’avis. Sire, les assiégés, rebelles à vos bienfaits, ont fait rejeter le pain par-dessus les remparts. Je suis sûr qu’ils en manquent. En vain Mayenne veut me faire croire le contraire par cette feinte ; je ne veux pas que le peuple soit la victime de cette fausse politique. Je sais que la famine les dévore. Autant que je le pourrai, mon ami, je fournirai des vivres à ces malheureux... Faites dire à tous ceux de mon armée qui ont des parents dans la ville, que je leur permets de leur porter des vivres. Sire, pourvu qu’ils ne s’arment point contre vous de vos propres bienfaits... Quand un peuple immense élève jusqu’à moi ses lamentables cris, je ne puis endurcir mes entrailles, en me rendant sourd à ses plaintes. Que des fanatiques abusent de l’esprit crédule de ces infortunés, c’est à moi de les sauver de leur propre délire. Je sens que je suis leur père, et qu’il m’est impossible de ne point partager leurs maux. Allez, et proclamez mes ordres. Eh bien, mon cher Rosni, causons en secret... Ils ont de la peine à me croire catholique. Ils s’obstinent à dire que je ne puis être absous que par le pape, et régner conséquemment que sous sa bonne volonté. Sire, le moyen de rendre vains tous les foudres du Vatican, c’est de vaincre : alors vous obtiendrez aisément votre absolution. Mais si vous n’êtes pas victorieux, vous demeurerez toujours excommunié. J’aurais déjà vaincu : mais j’aime ma ville de Paris ; c’est ma fille aînée. Je suis jaloux de la maintenir dans sa splendeur. Il aurait fallu la mettre à feu et à sang. Les chefs de la ligue et les espagnols ont si peu compassion des parisiens ! Ces pauvres parisiens ! Ils n’en sont que les tyrans ; mais moi, qui suis leur père et leur roi, je ne puis voir ces calamités sans en être touché jusqu’au fond de l’âme, et j’ai tout fait pour y apporter rem7de, tout jusqu’à apprendre par coeur, et répéter le catéchisme qu’ils m’ont donné. Vous avez bien fait, sire ; on n’apaise pas autrement des théologiens. Allez, l’action la plus agréable à Dieu sera toujours d’épargner le sang des hommes, et de mettre fin aux maux qu’ils endurent, soit par aveuglement, soit par opiniâtreté. Mais n’y aurait-il pas eu plus d’héroïsme et de fermeté à soutenir le protestantisme, à le faire monter avec moi sur le trône, et à donner ainsi à mes sujets une religion plus simple, plus épurée, plus propre à détruire les nombreux et incroyables abus de l’autorité sacerdotale ? Si cela eût pu se faire sans hasarder votre couronne, sans plonger la France dans une guerre interminable, il eût été bien avantageux à l’état de recevoir de vous le principe de sa félicité et de sa grandeur, et d’anéantir le germe des fatales discordes que Rome nous envoie ; mais il s’agit évidemment de soumettre d’abord la capitale, afin de pousser les ennemis du centre du royaume vers la frontière. Cette abjuration a coûté beaucoup à mon coeur. Elle était nécessaire... Il faut entrer dans Paris. Vous avez été le premier à me conseiller d’aller à la messe, et vous êtes resté protestant. Je l’ai dû. Ils haïssaient votre religion, et non votre personne ; il fallait que vous fussiez catholique. Il m’était permis, à moi, de demeurer fidèle à la loi de mes pères. Je me suis reproché plus d’une fois ma faiblesse ; je ne m’en console que par l’idée que ma conversion rétablira la paix. Eh ! Que ne sacrifie-t-on pas à ce grand intérêt ? Les esprits ne sont pas préparés encore pour un heureux changement... Point de remords, sire ! Les rois doivent dominer les religions, et ne s’attacher qu’à celle qui, composée d’éléments purs, découle du sein de la divinité, dont ils sont ici-bas les images, quand ils sont éclairés, fermes et bienfaisants. Ils doivent être au-dessus de ces pratiques superstitieuses qui avilissent la raison, abâtardissent les peuples, leur ôtent leur énergie et leurs vertus. C’est à eux de préparer de loin à leurs sujets un culte raisonnable, digne de l’homme, et de faire tomber, soit par les mépris, soit par une sagesse attentive, ces querelles misérables qui ont tant de fois ensanglanté la terre ; c’est ainsi que, législateurs sublimes et prévoyants, ils deviennent les bienfaiteurs du genre humain. Que ne puis-je l’être sous ce point de vue, et faire avancer mon siècle vers la vérité ! Mais, né dans une religion qui a rendu à la raison humaine une partie de sa liberté, je me trouve forcé de rétrograder, entraîné par la barbarie qui m’environne de toutes parts. Me voilà obligé d’embrasser un culte chargé d’absurdités révoltantes. Eh ! Que deviendra le bien que je voulais faire aux hommes ? Vous en ferez beaucoup, en paraissant céder au torrent contre lequel il n’y avait point de digues. Il faut aller d’abord au plus pressé, et terrasser le fanatisme qui, sous vos yeux, égorge vos sujets. Donnez-lui le signal qu’il demande pour apaiser ses fureurs. Touchez les autels où il doit tomber vaincu et désarmé, ôtez-lui son poignard et ses flambeaux... Une messe entendue doit enchaîner le monstre et prévenir l’effusion du sang. Entendez la messe, et regardez ce peuple, tantôt insensé, tantôt furieux, comme un peuple d’enfants qu’il faut conduire par les illusions qui lui sont chères. Toi, mon cher Rosni, que rien n’oblige à ce sacrifice ; toi, dispensé de t’immoler, reste fidèlement attaché à la religion réformée. Le poids de ton nom, tes vertus, ta mâle probité te rendent chef d’un parti que je ne puis plus favoriser trop ouvertement, mais auquel je serai toujours attaché de coeur et d’esprit. Non qu’il soit exempt de la fange qu’il a contractée par son voisinage avec le papisme ; mais il secouera le reste de ses viles superstitions, et l’on verra naître bientôt une religion que la dignité de la raison humaine pourra avouer sous le regard de la divinité. Prince ! Si je sais lire dans l’avenir, et voir la marche de l’esprit humain, il faut que l’idole de Rome tombe par degrés. Les abus et les lumières conduiront un jour la France au protestantisme ; et le protestantisme lui-même ayant épuré son culte, montrera enfin à l’univers les vrais adorateurs de Dieu en esprit et en vérité. Alors dégagée d’un mélange ridicule et honteux, la religion sortira éclatante et pure, le front élevé vers les cieux. Elle enchaînera sans effort les esprits droits et les coeurs vertueux qui chériront ses attraits chastes et nobles, eux qui se refusaient aux idées avilissantes et injurieuses, sous lesquelles on osait représenter le créateur de l’univers et le père auguste des hommes. Heureux le prince qui pourra présider à cette époque, et qui sera favorisé dans ce grand changement par les lumières nationales, autant que j’ai été arrêté par la démence et le fanatisme ! Un de vos descendants, sire, une de ces âmes fortes et généreuses que la providence tient en réserve, chez qui l’amour du bien devient passion, qui conçoivent, veulent et exécutent les grandes entreprises, brisera le joug de ces tyrans religieux qui remplissent les esprits de chimères mystiques, et dont l’opulence oisive mine les forces de l’état : et la France alors, délivrée du principe secret de sa destruction, reprendra son lustre et son éclat. Puisse-t-il faire ce qu’il ne m’est pas permis de tenter au milieu de tant d’esprits farouches, amoureux de leur servitude ! Ce royaume dégradé par sa fatale union avec Rome, ne reprendra l’ascendant naturel qu’il devrait avoir sur tous ses voisins, que quand il aura adopté une réforme urgente qui proscrive, et le tribut immense et annuel payé à la chaire de saint Pierre, et le célibat scandaleux des prêtres, et cette armée inutile de cénobites, et toutes ces chaînes arbitraires et bizarres qui attentent également aux privilèges de l’homme et du citoyen. Le temps et la raison réaliseront les mouvements généreux de votre coeur... Vos enfants, vous dis-je, se souvenant de vous, rendront à l’homme la liberté que l’atrocité des siècles barbares lui ont ravie ; et la puissance imaginaire de Rome, réduite à sa juste valeur, n’excitera plus que la risée des sages. J’en accepte l’augure, mon cher Rosni ; mais mes amis ne diront-ils pas que j’ai cédé à l’intérêt, au désir de régner ?... Vous auriez été coupable, lorsque le vaisseau de l’état était battu d’une si furieuse tempête, de n’avoir point porté la main au gouvernail. Il n’appartenait qu’à vous de le sauver. Restaurateur de la France, non, ils ne vous feront pas ce reproche. Ils savent qu’un roi se doit, avant tout, au repos de son pays ; qu’il n’est point hypocrite, pour donner le change au fanatisme... Eh ! Mon cher maître, n’est-ce pas le même dieu que nous adorons, le dieu qui nous commande de chérir les hommes, et de leur faire tout le bien qui est en notre pouvoir ?... C’est le même évangile, c’est-à-dire, la même morale que vous reconnaissez pour la mettre en pratique... Le reste, sire, est une vaine dispute de mots. Sans doute, mon cher Rosni ; et ceux qui adorent le même dieu, qui suivent la morale auguste de l’évangile, devraient bien enfin se réunir, s’embrasser, et se regarder comme frères... Eh ! Ne le sont-ils pas, puisqu’ils sont d’accord sur les mêmes devoirs, et qu’ils honorent les mêmes vertus ? Un culte aussi raisonnable, aussi simple, aussi pur, choquait trop l’ambition et l’orgueil des prêtres catholiques qui ont surchargé la religion de monstruosités étrangères. Ils ont besoin d’égarer l’esprit de l’homme dans la confusion ténébreuse de leurs dogmes et de leurs mystères. Comme mes voeux impatients hâtent le jour où la France sera éclairée, où l’esprit de persécution cessera, où, faute de controversistes tombera l’aliment fantastique de ces débats honteux !... En attendant, soyez bien sûr, mon cher Rosni, que, fidèle à mes principes autant que je le pourrai sans rallumer les divisions ni les discordes, j’établirai la tolérance dans mes états. Elle seule fait la gloire et la force des empires. Vous le devez, sire, et par humanité, et par sagesse, et par reconnaissance, et même par politique. Ah, mon cher Rosni ! Je ne pense tout haut sur ces matières qu’avec vous... Qui plus que moi doit détester le fanatisme ? Que de fois j’ai vu le couteau levé contre mon sein ! J’ai toujours devant les yeux l’infortuné Coligny sanglant et déchiré, que ses vertus et sa probité n’ont pu sauver de la férocité des catholiques... Ils me tueront, mon ami, ils me tueront : mais n’importe, je veux tenir les deux religions dans ma main, et je n’en protégerai pas moins, jusqu’au dernier soupir, ceux dont je suis obligé de me séparer. Agissez et marchez toujours sous l’oeil de Dieu, c’est assez pour ne plus craindre les hommes. Oui, je me remets tout entier à la providence. J’ai besoin, pour rendre mon peuple heureux, d’un homme qui ait vos lumières et votre fermeté ; car il y a bien des malfaiteurs à combattre... Savez-vous quel est le terme de mes souhaits, le but désiré de mes travaux ? C’est de faire en sorte, mon ami, que tout cultivateur, jusqu’au moindre paysan, mette tous les dimanches la poule au pot. Tout dérive de là, mon ami ; la joie, la santé, la force, la population, les bénédictions envoyées au ciel, et qui retombent sur la tête des rois... Allez, j’ai bien vos maximes dans le coeur. Généreux prince, ayez constamment le courage de faire le bien ; car il est toujours difficile à faire, au milieu de ces hommes avides, de ces courtisans orgueilleux, qui ne voient qu’eux et jamais le peuple... Ne me cachez jamais la vérité, mon cher Rosni. Je la désire, je la cherche, et me crois né pour l’entendre. Sire, je vous prouverai mon dévouement absolu, en ne vous déguisant jamais rien de ce qui pourra intéresser votre gloire ou le bonheur de vos peuples. Voilà l’homme qui m’aidera à porter le fardeau de la royauté ; il ne flatte pas, il est sévère ; tant mieux. Il aura le courage de me représenter mes fautes ; il n’y a qu’un ami qui puisse se charger d’un tel emploi. Grâces à Dieu, j’en ai trouvé un... Dans quelle situation je me trouve ! Obligé tout-à-la-fois de tirer l’épée et de feindre aux pieds des autels, il faut conquérir et sauver en même-temps mon royaume ! Quel siècle ! Le sacerdoce combat la royauté ; le fanatisme tient son poignard suspendu sur ma tête, et paraît ne pas vouloir manquer son coup. Un pape m’ordonne d’un ton absolu de descendre du trône. Mayenne, les seize, le rusé Philippe, les décrets de la Sorbonne, ont armé mon peuple contre moi. Quelle foule d’ennemis à dompter ! La faiblesse n’est point mon partage. Mais que d’obstacles à vaincre ! Que de partis à concilier ! Que de factions à combattre ! Répondons à la rébellion par le courage, à la férocité par la constance, au fanatisme par la clémence. Je lasserai peut-être les farouches ennemis de la tranquillité publique. J’armerai du moins contre-eux les vertus faites pour amollir les âmes les plus dures... Monsieur de Biron, vous commanderez cette nuit le poste de la Pointe-Notre-Dame : faites charger deux bateaux de farine, que vous conduirez dans la ville. En voici l’ordre écrit et signé de ma main, dont vous ne vous servirez qu’au besoin... Si vous aviez entendu ce qu’on m’a dit de leur misère ! Je vous connais, mon ami ; votre coeur en saignerait... J’ai été plus d’une fois tenté de lever le siège ; et je ne réponds point, si je ne finis pas bientôt avec Brissac, que je ne décampe. J’aime mieux ne jamais régner, que d’obtenir un trône qui coûterait si cher à mon coeur. Sire, je ne puis qu’approuver ces sentiments si rares dans un roi ; mais cependant que votre majesté considère que les deux bateaux de farine qu’elle m’ordonne de faire entrer, produiront un effet dangereux pour ses intérêts et pour la ville même. Les assiégés vont croire que ces vivres leur arrivent d’une main amie ; que c’est un bienfait des espagnols ; qu’il leur en arrivera de plus considérables. Les ligueurs en profiteront pour accroître l’opiniâtreté du peuple : et qu’en arrivera-t-il ? Le trépas d’un plus grand nombre. Ils sont dans les tourments de la famine, et vous considérez les cruels droits de la guerre !... Fais ce que je te dis, mon ami. Je connais le malheur. J’ai vu de près le besoin ; et si jamais je règne, je ferai en sorte qu’aucun de mes sujets n’éprouve le malaise de la disette. Mais au moins, sire, que la longueur du siège ne vous rebute point. Vous avez rapproché les postes ; vous avez resserré la ville ; vous avez brûlé les moulins. Toute ressource va bientôt leur manquer ; ne perdez pas le fruit de tant de victoires... Vous emporterez la ville. Je sais tout cela ; mais ce que tu ne sais ni ne sauras jamais, c’est ce qu’il m’en coûte pour rester ici... L’homme de Brissac ne vient point... Voilà deux heures de retard... Je crains beaucoup... Si cette négociation allait manquer... Dieu par-dessus tout... Mais je ne puis rien prévoir de tout ce que deviendront mes affaires... Ô dieu !... Te voilà ? Eh bien, la lettre ? Sire, je n’en ai point. Comment, tu n’en as point ? Je ne suis point un simple courrier, mais un agent de confiance ; mes instructions sont verbales. Eh ! Pourquoi donc rester si longtemps ? Votre majesté ne sait pas ce qu’il faut de précautions pour entrer et pour sortir de la ville, et de chez m le gouverneur. Qu’a-t-il dit ? De répondre à votre majesté, lorsqu’elle me demanderait la lettre : les Brissac ont toujours été fidèles à leur patrie et à leur roi. J’entends. Reste là un moment. Ils sont donc aux derniers abois dans la ville, puisqu’ils ont renvoyé les bouches inutiles ? Ah, monsieur ! Heureux ceux qui sont dehors ! Il n’y a plus de place dans les cimetières, ni dans les églises, pour enterrer les morts. Que me dites-vous ! On peut compter à présent sur quinze cents hommes qui expirent chaque jour. Il ne leur reste donc pas un muid de farine ? Une mère a mangé son enfant. Ciel ! Et comment, dans leur désespoir, ces malheureux n’égorgent-ils pas la garnison ? La garnison les égorge. Et les prêtres souffrent de telles horreurs ? Les prêtres appellent ceux qui meurent, des martyrs. Et ces infortunés se croient tels ? Ceux qui survivent, parlent de la gloire de les imiter ; on promène le Saint-Sacrement dans les rues, pour fortifier les courages. Voilà le pain qui les nourrit. Si un homme tombe dans la foule en expirant de besoin : encore une âme dans le ciel, s’écrie le prêtre, réjouissez-vous-en avec moi. Venez, mes amis ; touchons tous ses vêtements, et prions-le d’intercéder pour nous. Pauvre patrie !... L’humanité sainte a déserté les autels ; où s’est-elle réfugiée ? Dans le coeur de Henri. Prends cette bourse et cette lettre. L’argent pour toi, la lettre pour Brissac. Je ne prendrai ni l’un ni l’autre. Pourquoi ? J’expose ma vie pour mon roi avec plaisir, même avec joie. Je ne la vendrais pas pour tout l’or du monde. Si vous me renvoyez à Monsieur De Brissac, j’y retourne, mais sans lettre. Sans lettre ?... Oui, je serai arrêté, interrogé, fouillé... Dites-moi ce que vous voulez qu’il sache ; il le saura de vive voix... Songez que, quand j’aurai votre secret, j’en serai plus maître au milieu des tourments, que la famine n’est maîtresse des entrailles qu’elle dévore. Ami, je sens en ce moment que je ne suis pas si grand que toi. Henri sera toujours le héros de la France ; et mon premier devoir est de mourir pour elle et pour lui. Eh bien ! Dis au gouverneur que Henri savait bien qu’il aurait toujours lieu de chérir Monsieur De Brissac autant qu’il l’a constamment estimé... Ajoute que j’arriverai demain à la porte Saint-Denis à quatre heures du matin. À quatre heures du matin ?... Cela suffit, sire, je lui rendrai vos propres paroles. Échappe aux gardes, aux espions. J’échapperai. Eh bien, mon ami, que dites-vous de cet homme-là ? Sire, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement ; mais il faut qu’il soit né quelqu’un. Quelqu’un ! C’est un français ! Vous aussi vous auriez l’injustice commune à tous les grands, qui ne veulent croire à l’élévation des sentiments que dans les rangs les plus distingués ? La générosité, la noblesse, la franchise appartiennent aussi aux classes inférieures. Je l’ai éprouvé plus d’une fois. J’ai trouvé des secours dans la plupart de ceux que l’orgueil dédaigne. Oui, oui, c’est le peuple qui est franc, qui oblige, et qui aime... Je vois que vous ne connaissez point la nation. Non, mon ami, non, vous ne connaissez pas ce bon peuple. Il est léger, mais sincère ; il est surtout sensible, et il m’adorerait, s’il pouvait deviner ce que je sens pour lui... Je vous l’avoue : si je n’étais jaloux de son amour, de cette affection vive qu’il sait si bien témoigner ; si je n’avais formé le plan de réparer ses malheurs, de le rendre heureux, ne croyez pas que je tinsse contre le tourment d’en voir périr un si grand nombre : mais il s’agit de prévenir le démembrement du royaume. Sans ce puissant motif, certainement, très-certainement je lèverais le siège, et m’en irais vivre dans mon petit royaume de Navarre. Là, je ne voudrais pas de grands à ma cour, excepté deux ou trois que vous êtes, et que je me plais à reconnaître comme m’étant vraiment attachés... Le reste... Ah ! Le reste... Savez-vous que le plus infortuné des hommes, le plus trompé, le plus ennuyé, serait le souverain qui ne serait environné, qui ne régnerait que sur de grands seigneurs ? Mais en voilà assez là-dessus... Donnez ordre que les généraux se rendent ici. Quel est donc le terme fixé par la providence aux désastres de ce royaume... Ô dieu ! Qui lis dans les coeurs, tu vois le mien ! Si la couronne affermie sur ma tête peut sauver cet état divisé, en proie à l’étranger, et commencer le repos de la France, fais que je règne, ô mon dieu ! Que j’anéantisse les projets de la cour d’Espagne, que j’opère la dissolution entière de la ligue ! Si, au contraire, la mollesse, l’insensibilité, l’oubli de mes devoirs devaient me saisir sur le trône et corrompre mon coeur, (en ce moment sensible, et voulant le bien,) fais que je n’y monte jamais ! Fais y asseoir l’homme le mieux né pour gouverner la nation, et lui rendre son caractère et sa gloire !... C’est le moins indigne de ce rang suprême, qui, aux yeux de ta justice, doit l’occuper. Mes amis, que chacun de vous se rende à son poste... Vous ferez avancer les troupes pendant la nuit, mais dans le plus grand silence. Mesurez tellement votre marche, que vous ne vous présentiez qu’à quatre heures du matin aux portes de Paris. Une ombre favorable couvrira nos armes. Là, vous donnerez le signal que j’indiquerai. Si les portes s’ouvrent, si les barrières tombent, vous entrerez en silence ; vous passerez dans les rues en ordre de bataille, mais les tambours muets, en vous emparant des places et carrefours... Désarmez ceux qui résisteront ; mais épargnez le sang français ! Et que ce soit plutôt un triomphe pacifique qu’une entrée militaire. Songez que les parisiens sont mes enfants, et faites qu’il n’y ait point d’autres violences commises que celles que la plus grande nécessité pourrait autoriser. Sire, nos vies sont à vous, et nous répandrons notre sang avec joie. Mais nous songeons aux périls de l’entreprise. Il ne faut qu’une barricade pour couper toute communication. Une main forcenée peut mettre en mouvement tout ce peuple, et causer un affreux massacre. D’ailleurs, la trahison fut de tous temps l’arme favorite de la ligue. Laissez-nous les dangers, sire ; et quand nous aurons établi nos postes, votre majesté s’avancera au milieu du corps de sa noblesse. Mes amis, je dois être le premier à la charge, le dernier à la retraite... Je combats pour ma gloire et pour ma couronne. Votre courage, sire, nous fait trembler. C’est à nous à mourir pour vous ; à vous, sire, de vivre pour régner sur la France ; et nous osons dire que ce vous est un devoir. Eh bien ! Le tout entre vos mains... Je veux que les plus déterminés ligueurs perdent leur férocité en ma présence. C’est au moment que je serai maître de la capitale et que je pourrai me venger d’eux, qu’ils reconnaîtront que mon coeur est porté naturellement à pardonner à ses ennemis. Puisse-t-il ne plus se trouver de ces monstres fanatiques, s’élançant de l’ombre des autels, pour signaler leurs religieuses perfidies ! Sire, les parisiens échappés ou renvoyés de la ville, et sauvés de la famine par vos bienfaits, demandent à porter à vos pieds les témoignages de leur amour et de leur reconnaissance. Qu’ils viennent tous à moi ! Que ne puis-je les arracher tous à la mort, au prix de mon sang ! Il est bien temps que mes sujets respirent après tant de calamités ! Seront-elles éternelles, grand dieu ! Puisse le feu de la guerre civile s’éteindre pour jamais ! Sire, ayez pitié de nous, ayez pitié de nous, sire !... Vous êtes bon ; ne nous laissez pas mourir. Oui, vous avez un bon coeur... Faites-nous encore donner du pain ; que nous en portions à nos femmes, à nos enfants, qui pleurent, qui languissent, qui périssent... Vous aimez les parisiens, sauvez-les, sauvez-nous tous ! Mes amis, la ville aura des secours ; je lui ai envoyé des vivres, je lui en enverrai encore... La famine cessera. On nous tue dans la ville, et l’on ne nous laisse pas sortir. Nous n’espérons plus qu’en vous, nous n’espérons plus qu’en vous ! Au moment où je vous parle, sire, il n’y a personne dans Paris qui n’ait des morts ou des mourants dans sa maison. Nous serions morts comme eux, si vous n’aviez eu pitié de nous. Ils mourront tous jusqu’au dernier dans la ville, si vous ne prenez pitié d’eux, comme vous avez pris pitié de nous. Ô mes enfants ! Mes enfants !... Je sauverai la ville, et malgré elle... Je vous le promets. Sauvez nos pères, nos mères, nos frères, nos enfants ! Ils sont français... Ils vous béniront... Ils vont périr si vous ne les secourez... C’est un miracle si nous vivons. Oui, sire, ils sont réduits à broyer les os des morts pour en faire du pain. Tenez, sire, voyez par vous-même, en voici un morceau... Ne vous a-t-on pas caché, sire, qu’une malheureuse mère avait rôti son enfant ?... Vous m’arrachez les entrailles, mes amis ; arrêtez... Toutes ces horreurs vont cesser... Je suis aussi malheureux que vous l’êtes ; je souffre à moi seul tous les maux des habitants de cette ville... Ils finiront... Nos maux finiront, dit le bon roi, nos maux finiront ! Oui, je vous le jure devant Dieu, vous aurez bientôt la paix. Nous aurons la paix, nous aurons la paix, dit le bon roi. Oui, allez porter aux vôtres et des consolations et des secours. Que l’on donne du pain à tous ces infortunés ; qu’on leur en donne en abondance ; en abondance, entendez-vous ? Et qu’ils le partagent avec tous ceux qui souffrent. Vive le bon roi qui nourrit ses ennemis ! Il nous donne du pain ! Il est catholique. Il nous donne du pain ; il doit régner. Il n’est point huguenot ! Prions Dieu pour lui !... Vive le roi ! Vive le roi ! Vive le roi ! Que Dieu dispose de moi selon sa volonté ! Il faut dans vingt-quatre heures que la ville soit sauvée, ou que je renonce à la couronne. Quelle désolation répandue dans cette ville !... Encore personne ici !... Plus de parents !... Plus d’amis ! Tous les liens de la tendresse et de l’amitié sont rompus... J’ai parcouru tous les lieux où je pouvais la rencontrer... Vaines recherches ! Grand dieu, n’est-elle plus ! Voici la vingtième maison que je visite : et qu’ai-je vu ? Quel spectacle d’horreur ! Des couleuvres et des serpents engendrés dans les décombres de ces demeures désertes, et qui rongent les cadavres restés sans sépulture... Ceux qui vivent, ressemblent à des spectres. N’avons-nous pas traversé des rues où des infortunés couchés sur le ventre, broutaient l’herbe rare, à l’exemple des animaux ? Quel courage ou quelle opiniâtreté anime donc ce malheureux peuple ? Autant nous sommes touchés de compassion sur le sort des assiégés, autant leurs tyrans se montrent insensibles. Le murmure et la plainte leur sont défendus. Ils réservent leurs gémissements pour le silence des ténèbres, dans la crainte d’être punis comme réfractaires aux ordres qui défendent de demander la paix. Ils veulent éterniser la guerre ; mais ces prêtres qui l’ordonnent ne combattent pas... Ô ma fille ! Ma fille ! Où te trouverai-je !... Arriverais-je trop tard !... Mon ami, je vous fatigue, en vous associant à mes dernières recherches ; mais pardonnez à ce coeur paternel ; il poursuit les traces de son enfant... Elle n’est pas ici... Dieu ! Où est-elle ? Le chemin que nous venons de faire est pénible ; je l’ai entrepris sans peine pour un intérêt aussi cher. Mais songez aussi, que si le roi consent à ce que l’on porte des vivres à ces infortunés, il ne veut pas que l’on s’absente trop longtemps. Il me faut donc désespérer de pouvoir la secourir ! Hélas ! Elle expire peut-être de besoin dans un coin obscur de cette ville, tandis que j’ai là de quoi lui racheter la vie... La bonté de Henri sera donc infructueuse envers ce que j’ai de plus cher au monde !... Il m’a fallu l’image bien présente de ma fille, pour ne pas jeter tout ce pain à cette foule de moribonds qui achevaient d’expirer en se gorgeant d’une nourriture infecte... Ô mon ami, quel moment pour mon coeur, si je la retrouvais ! Quelle joie de la serrer contre mon sein, de voir son front reprendre ses couleurs, de la contempler renaissante entre mes bras ! Je ne voulais que cet instant... Le ciel me le refuse, et il faut abandonner cette ville sans pouvoir du moins embrasser ses tristes restes... Mon devoir m’est bien dur ; et il n’y a qu’un roi comme le nôtre pour qui l’on puisse faire de tels sacrifices. J’ai cru entendre de ce côté quelques gémissements étouffés... Parcourons toute cette enceinte, et retirons-nous, si nous n’y trouvons pas l’objet de votre tendresse alarmée. Je n’avance qu’en tremblant, je redoute le plus grand des malheurs. Je la demande et frémis de la rencontrer... Revenons mourir ici, cher époux... Les barbares ! Est-ce ainsi qu’ils soulagent ! Ah ! Qu’ils égorgent plutôt, ils seront moins cruels. Quelle est donc cette horrible invention de leur détestable génie ?... Dieu ! Je me meurs... Ma femme ! Ils en ont frémi les premiers... Mais la nécessité les contraint comme nous. La nécessité ! Expirons cent fois avant que d’y toucher ! Quel abominable outrage fait à la nature !... Dieu !... J’ai cru entendre crier dans mon sein... Voilà donc ceux qui se disaient nos amis, nos protecteurs !... Ils appellent des bienfaits !... Ils ont pu !... L’oserait-on imaginer !... Horrible mets que tout mon coeur a repoussé encore plus que ma bouche, c’est ton souvenir qui me rend la mort douce et désirable ! Vois la main vengeresse du ciel appesantie sur cette ville, puisque les ministres des autels ne sont pas étrangers à de tels désastres. Eux ? Ah, je commence à voir et à croire !... Allez, ils ont pétri pour nous cette pâte exécrable, composée d’ossements humains, arrachés aux cimetières ; mais ils vivent dans l’abondance, en nous contemplant mourir d’un oeil dérisoire ou indifférent. Plains-les, mais sans les outrager... Ah ! Mon fils, mon fils, où es-tu ! Viens, viens assister à mes derniers moments !... C’en est fait ; je ne puis plus soutenir la lumière... Non, elle m’est odieuse... Il s’est échappé malgré mes cris, et je n’ai pu voir de quel côté il a tourné ses pas. Ainsi il me faudra mourir douloureusement, et sans pouvoir l’embrasser encore une fois... Aurait-il touché de ses lèvres... Dieu ! Je succombe à cette seule image... Je vais me rejeter dans la foule, le chercher, et vous l’amener... Ici du moins l’on n’entend point les blasphèmes épouvantables de ceux qui perdent leur âme, en cédant lâchement au désespoir... Et la palme du ciel qui nous attend, n’est-elle rien ?... Allez, mon cher parrain, allez. Ramenez-le, sauvez-le ; il se perdra sans vous. Mes maux semblaient s’adoucir à sa vue ; mais, puisque nous allons expirer, je vais vous révéler tout l’amour que je lui porte. Il n’y a plus à dissimuler sur le bord du cercueil, et c’est dans les bras de sa mère que j’avoue ce sentiment pur et caché au fond de mon coeur : vous le lui direz, je vous en conjure, c’est dans cette idée seule que je consens à quitter la vie... Ô ma fille ! Que le ciel prolonge tes jours et retranche des miens ! J’ai trop vécu... Oui, trop longtemps... Mère infortunée, souffrez-vous plus que moi ?... J’ai un père que son devoir entraîne sous les drapeaux de Henri. Il donne la mort ou la reçoit ; c’est à regret qu’il fait couler le sang des parisiens... Ô détestable guerre civile ! Tu sépares donc les coeurs les plus faits pour s’aimer !... Indignes français, qui servez sous un prince ennemi de la religion, oppresseurs de vos compatriotes, venez jouir de notre douleur ; venez vous féliciter du succès coupable de vos armes ! Et toi, cruel Lancy, qui as tiré l’épée contre nous, viens savourer nos tourments ; viens contempler ta fille dans les angoisses de la crainte et les approches de la mort !... Je suis plus humain que toi ; je me suis souvenu que j’avais élevé son enfance ; je lui ai ouvert ma maison, je ne l’ai pas rejetée de mon sein. Que dis-je ! Je la sépare de toi en ce moment, et je la chéris avec autant de tendresse et d’amour que j’ai de haine pour toi... C’est elle ! Mon ami, c’est... La voici... Je suis le plus heureux des pères... Mon père !... Je ne croyais plus obtenir du ciel cette faveur insigne. Est-ce bien toi que je revois en ces lieux ? Ah, mon ami ! Moi, ton ami ! Suis-je l’ami d’un traître à sa religion et à sa patrie ? D’un homme qui s’est rangé contre nous, qui nous assiège, qui combat ses concitoyens ?... Toi, mon ami ! Toi, soldat de Henri ! Je ne suis point traître à ma religion, ni à mes concitoyens... Avant peu tu en seras convaincu. Respecte le nom d’un héros que tu connais mal. C’est mon roi légitime ; il doit être le vôtre à tous, et pour votre bonheur. Lui, qui nous enferme dans ces murs avec toutes les horreurs de la guerre et de la famine ! Lui, auteur de tous les crimes qu’elles entraînent !... Les vrais auteurs de la guerre civile sont les imposteurs qui la perpétuent, qui ont fasciné vos yeux... Tranchons-là. Que t’importe aujourd’hui notre existence, notre infortune ? Sors, et laisse-nous mourir. Non : vous ne mourrez point... Et toi qui fus mon ami, ton esprit est droit, je le toucherai, je l’espère... Oses-tu ?... Après... Oui, j’ose... Dis-moi : quel est le but de cette ligue contre votre souverain ? Qu’a-t-elle fait pour l’état ? Depuis trente-neuf années de guerre, c’est-à-dire, de désolation, de ruines, de meurtres, d’incendies, de pillages, la France n’offre que plaies sanglantes, et force la pitié de ses ennemis les plus cruels ! Ah ! Il faut un roi comme Henri, pour la sauver du précipice où tout l’entraîne. Tu connais bien peu son âme, si tu ne la crois pas sensible. Tu n’as point vu couler ses pleurs, au récit de vos maux ; tu ne sais point comme il les partage, et combien il souffre de votre aveuglement. Il ne peut se résoudre à prendre d’assaut cette ville rebelle. Il veut la préserver d’un carnage affreux ; et sa sensibilité va plus loin encore, il voudrait pouvoir nourrir la ville en l’assiégeant. Il risque sa victoire, il hasarde son trône, en laissant passer secrètement des vivres. C’est en vain que ta voix insidieuse cherche à nous persuader des bienfaits imaginaires... Regarde autour de toi ; où est donc le témoignage de cette prétendue clémence ? Réponds... Mon arrivée en ces lieux... Si tu me vois en cette ville, apprends que c’est par sa permission. Cet ami et moi, nous sommes venus tous deux, chargés de pains pétris en sa présence, arrosés de ses pleurs, et que je viens de déposer chez toi, près de ta mère. Quoi ! Des aliments, et de sa main !... Nous aurions là des aliments ?... Ma mère aurait... Je l’ai trouvée défaillante, et j’ai eu le bonheur de la rappeler à la vie. Tu m’as rendu ma pauvre mère !... Toi ! Oui, allez vivre tous, en bénissant le roi qui vous donne la vie ! Ce pain a été fait, vous dis-je, sous ses yeux, et il y a mêlé ses larmes. Ce n’est pas la seule grâce qu’il destine à ses enfants. Vous verrez d’autres effets de sa générosité. Elle embrassera tous ceux qui reviendront à lui ; il ne veut que le repos de la France et sa félicité... Mais cachez ces provisions à la recherche avide du soldat que vous payez pour vous défendre, et qui erre néanmoins dans la ville qu’il met au pillage, le fer et les flambeaux à la main... Tant que le siège durera, je veillerai à votre subsistance... Hilaire, voilà comme je réponds à tes outrages ! Je demeure confondu ! Ô mon fils, où es-tu ?... Partons, mon ami, partons : l’heure nous presse. Un instant, ami... Nos drapeaux nous attendent... N’abusons point des bontés du roi... Dérobez-vous... Que vous êtes pressant !... Oh ! Que j’embrasse ma fille... Songez au poste qui vous est confié... Ce jour va décider peut-être du sort de l’État. Toi, que je ne crains point d’appeler mon ami, sûr que tu en rempliras les devoirs, adieu ; je te confie ma fille. Sers-lui de père jusqu’au moment où la paix pourra me rendre à moi-même. Ce moment ne saurait être éloigné. Puisse la fin de ce malheureux siège me ramener bientôt vers vous !... Puisse ce peuple, inconcevable dans son opiniâtreté, ouvrir les yeux sur cette ligue funeste, sur ces satellites mercenaires, qui, en déchirant le sein de la patrie, sont parvenus à s’en faire croire les légitimes défenseurs... On vous peint Henri sous des traits bien différents de ce qu’il est en effet. On se garde bien de vous rendre compte de ses vrais sentiments : et dans cette dernière conférence encore, que n’a-t-il pas dit à vos députés ? Avez-vous lu les offres de paix qu’il leur a remises par écrit, afin qu’elles fussent publiées ?... Non... Nous n’avons point vu cet écrit : au contraire, des gens dignes de foi nous ont assuré qu’il voulait la ville sans aucune condition ; qu’il prétendait nous traiter en vainqueur, en conquérant, et détruire à la fois la messe et nos privilèges... Plutôt mourir tous !... Voilà comme les seize, les prêtres et les espagnols vous trompent ; voilà comme l’esprit de fraude devient de jour en jour plus audacieux dans ses mensonges. Je l’ai entendu, moi, leur reprocher les calomnies qu’ils répandaient parmi le peuple ; les conjurer de prendre des sentiments humains ; leur exposer son respect pour la religion... Comme il s’attendrissait en leur peignant le triste état de la patrie ; ses belles campagnes dévastées ; ses villes florissantes sans communication et sans commerce ; l’anarchie à la place des lois ; les tribunaux déserts ; la police interrompue ; les autorités subalternes et les dominations arbitraires dévorant tout et remplaçant la majesté royale ! Ô mon ami ! Il était ému jusqu’aux larmes, en déplorant ces viles erreurs de la superstition qui dénature l’homme. Mais elle a transformé vos ligueurs en tigres cruels : fanatiques, cupides, intéressés au désordre, ils ont soif du pillage et des déprédations ; ils se sont vendus à l’étranger, et n’aperçoivent pas même l’esclavage qui va les enchaîner. Allez, un jour viendra que vous regretterez, mais trop tard, d’avoir écouté ces organes d’imposture, ces ministres de désolations... Je ne puis en dire davantage... Adieu, ma fille. Et vous nous abandonnez, vous notre libérateur !... Encore quelques moments... De grâce... Crains, ma fille, crains de faire perdre à ton père, en un seul jour, trente années d’honneur. Je cède au devoir ; cèdes-y à ton tour. Épargne-moi tes larmes, ou répands-les sur cette malheureuse cité. Et vous, mes amis, barricadez-vous, et mettez vos provisions à l’abri du soldat féroce. On lui a donné le droit de dévaster, et vous ne pouvez réprimer le désordre affreux qu’il exerce en vos propres murs... Ah ! Revenez au bon roi ; je vous y exhorte au nom de la paix... Adieu. Puissiez-vous m’entendre ! Ô providence ! Préserve-nous de ce dernier malheur !... La foi serait perdue... Mais, mon fils ne revient point... Pourquoi ai-je perdu la trace de ses pas !... Nous avons de quoi... On voit dans le fond la grand’mère Hilaire qui s’avance, portant des pains dans son tablier. Mes enfants, venez partager ce bienfait inattendu. C’est le ciel qui vient de nous l’envoyer par les mains du généreux Lancy. Il nous sauve la vie à tous... Mais je ne vois pas mon petit-fils. Le cher enfant nous manque. Prenez une nourriture dont vous devez avoir tous grand besoin, et puis vous irez le chercher, de peur que son courage imprudent... Je veux le revoir. Et vous, ma mère, vous qui avez dû souffrir plus que nous, prenez. Lancy a pris soin de moi... Mais je crains d’avoir surpassé mes forces. Cette nourriture prise trop précipitamment... Je sens là en mettant la main sur son estomac un poids... Et toi, ma chère Lancy, ne te laisse point abattre... Non, je ne puis... Je ne puis... Je ne mangerai point qu’il ne soit de retour. Je ne consentirai à vivre que quand je le reverrai. Ma mère, ce bienfait nous devient inutile, si le ciel ne nous le ramène pas. Oui, ma main tombe ; ma main ne portera aucun aliment à ma bouche, tandis que loin de nous, mon fils souffre... Je ne veux plus de ces secours, s’il ne les partage... Le cruel ! Nous quitter au moment où la providence nous exauce... Ah ! Son intention était bonne : il voulait nous soulager... Le ciel m’a donné un bon fils. Au péril de ses jours, il se précipite dans quelque danger pour nous rapporter de quoi vivre. Mais qu’entends-je ? On monte ; qui vient ici ? Ce sont des voix confuses. Ah ! Mon dieu, mon dieu ! Ce sont les suisses... Qu’allons-nous devenir !... Les suisses !... Nous sommes perdus. c’est ici, c’est ici. - En es-tu bien sûr ? - Je te le dis. - Oui, c’est ici ; je ne me trompe point. - Entrons. - De force ou de gré. Ouvrez ! Ouvrez... Ouvrez à l’instant même... Ils se sont enfermés, bon signe... Allons, à toi... Vite. La hache ici... Brisons, coupons, enfonçons les portes. Redouble... Allons, bien... Encore. Bon... Dépêche-toi... Nous y voilà... Tout va tomber. Cachons notre pain. J’expire de terreur... Ils brisent les verrous, rompent les barreaux, détachent les gonds... Cachez-vous dans ma chambre... Je m’opposerai seule à eux... En me voyant, ils auront peut-être pitié de mon âge. Dois-je m’armer... Exciter leur fureur... Ou supplier ces barbares ?... Mon dieu !... Mon dieu !... Ciel ! Miséricorde !... Quels fronts ! Gardez de résister... Votre pain, votre pain, ou la mort. Barbares, nous en manquons. C’est ce que nous allons voir. Est-ce bien ici ? Oui, oui, te dis-je... Je les ai vus entrer tous deux ; ils portaient du pain sous leurs manteaux ; c’étaient deux officiers... Je les aurais bien attaqués, mais j’étais seul alors. Bon ; furetons... Visitons tous les coins et recoins. Suivez-moi, vous, dans cette autre chambre... Et que rien n’en sorte. Passons, passons, voyons partout. Inhumains ! Qui ne respectez point la vieillesse, est-ce à notre vie que vous en voulez ? Je suis désarmé. Satisfaites votre rage. Lâches brigands ! Qui désolez la ville au-lieu de la défendre, est-ce pour de pareils attentats qu’on vous a payés ? Sont-ce là les secours que vous devez aux citoyens ? Voilà de belles raisons ! Il nous faut des vivres, entendez-vous, de gré ou de force. Camarades, en voici... En voilà, camarades !... En voici... Bonne trouvaille, ma foi. Voyant les pains qu’on apporte. Ah, ah, ah ! Bon, bon, bon !... Bonne capture... Ah ! Partagez avec nous au moins ; j’ai une mère, j’ai un fils... Une mère âgée... Ses cheveux blancs... N’en cachez-vous point ? Par la mort !... Vous voyez... C’est qu’il en faut, pour nous, et pour nos camarades qui sont à l’autre bout de la ville à faire la même expédition ; nous nous rejoindrons, et c’est avec eux que nous partagerons... Laissez-nous un seul pain... Un seul... Regardez cette femme courbée sous le poids des années... C’est ma mère... Prenez pitié d’elle au moins, respectez son âge. Emportons tout. - Vraiment, voilà de belles paroles. - Nous n’en avons pas encore assez pour nous et les nôtres. Tuez-moi sur la place, ou rendez-moi un seul pain. Allez, vous êtes bienheureux encore d’en avoir, et nous ne vous laissons la vie, que par ce qu’en enfonçant vos portes, nos peines n’ont pas été inutiles ; car sans cela... Point de quartier... J’en aurai, barbares ; j’en aurai, ou vous me tuerez... Tuez, tuez-moi... Il se jette sur eux pour avoir un pain, les femmes se jettent entre lui et les suisses ; les suisses le repoussent et sourient de sa faiblesse. Laisse, il peut à peine se soutenir... Épargne-le, nous sommes les plus forts. Un jeune suisse jette du pain à la jeune Lancy, comme touché de son état. Un vieux le ramasse, en lui disant d’un ton dur : que fais-tu ?... Est-ce ta soeur... Dis ? Et n’ai je pas la mienne ? Je ne puis rien... Dans quelle extrémité plus horrible sommes-nous retombés ! Ô mon père ! Ne nous aviez-vous donc apporté ce pain, trésor si rare, que pour qu’il nous fût ravi l’instant d’après par ces barbares ! Mon courage est abattu... Tant d’adversités m’accablent enfin... Je n’y résiste plus... Ô nouveau spectacle de douleur !... Ma mère... Elle est comme anéantie. Ah, mon fils ! À peine puis-je parler... Dieu m’exauce... Je mourrai dans vos bras. Si vous mourez, nous vous suivrons. J’ai fini ma carrière ; mais la vôtre doit s’étendre : j’ai quelque chose d’important à vous dire, et je ne sais si j’en aurai le temps et la force... Il faut que je vous éclaire... Les moments me sont précieux. De quoi voulez-vous parler, ma mère ? Tu auras peine à le croire ; ta bonne foi, ta candeur... Mes enfants, j’ai entendu... Écoutez-moi, mon fils. Ici à cette place même... Vous me revoyez... Hélas ! Et je ne vous apporte aucun secours... Mais... Ah, mon fils ! D’où viens-tu ? Grâces, dieu puissant, qui nous l’as rendu. Pourquoi t’es-tu séparé si longtemps de nous ? Ah ! Ma mère, vous dirai-je ce qui m’est arrivé ! En aurai-je la force ? J’ai couru aux remparts de la ville. J’avais appris que l’on y distribuait des secours. Ô quel étonnement ! Les assiégeants nourrissaient les assiégés, et c’était par ordre de Henri. J’ai crié aux soldats : " mes amis, donnez-moi du pain pour une femme de quatre-vingts ans, pour un père chéri, pour une mère tendre, pour une fille céleste, dont le père est parmi vous, pour la fille du généreux Lancy... Par pitié, ou par grâce, donnez-nous du pain, ou envoyez-moi la mort " . En disant ces mots, je découvre mon sein ; un soldat est ému, il me présente un pain au bout d’une lance ; je le détache du fer homicide ; je le cache ; je le presse sur mon sein ; je vole pour vous l’apporter... Des soldats féroces, qui errent dans cette ville, se jettent sur moi, le glaive en main, et me dépouillent. J’ai eu beau défendre votre aliment avec la fureur du désespoir ; ils ont dévoré à mes yeux ce pain qui devait être le soutien des jours les plus sacrés. Ils y ont puisé de nouvelles forces pour aller ravir la nourriture à l’enfance et à la vieillesse... Peu leur importent les cris, les prières et les larmes, ils sont prêts à faire couler le sang ; et c’est dans notre ville qui les a appelés, qui les soudoie, qu’habitent ces ennemis intestins, plus dangereux, plus cruels que ceux qui écrasent nos murailles. Ah, mon fils ! Que me dis-tu ? Ils sont entrés ici de même ; ils ont tout enlevé... Le généreux Lancy nous avait apporté la vie... C’est la mort qui nous reste. Le brave Lancy a paru dans ces lieux ? Ah, que ne l’ai-je su, et que ne l’ai-je suivi !... Regarde... Vois ces gonds abattus, ces verrous forcés, cette porte brisée, tout le désordre de ces lieux... Notre mère en est demi-morte d’effroi. C’est donc au malheur qu’il appartient de nous éclairer !... Ah, mon père ! J’ai vu le tableau le plus horrible... Mais de quelle horreur précieuse et salutaire il a pénétré mon âme !... Je l’oserai dire, on nous trompe, on nous abuse ; nous sommes séduits... Que dis-tu ? C’est dans un indigne esclavage que la ligue prétend nous retenir. Donnerons-nous les mains à notre propre servitude ? Sortons de cet état de misère et de lâcheté... Que le sceptre enfin soit remis aux mains du roi légitime... Est-ce mon fils qui parle ? Ciel ! Henri est doué de toutes les qualités royales. Il faudrait le choisir, quand même les lois fondamentales du royaume ne nous l’auraient pas donné. Allez, tout mon désir aujourd’hui est de le voir entrer triomphant dans cette ville aux acclamations de tout son peuple. Comme la misère et l’infortune font changer de langage !... Tu es dans le délire, mon cher fils... Non, c’est plutôt... Les ligueurs, vous dis-je, sont des barbares et des imposteurs qui se moquent tout bas de notre crédulité... Eh, quels secours abominables ont-ils osé vous offrir, eux qui se disent vos amis ! Répondez... Ils souffrent comme nous. Réduits à la même extrémité, que peuvent-ils dans cette effroyable disette ? Allez, elle n’existe pas pour eux. Ne perdons pas du moins la constance et la foi. Faut-il devenir coupables parce que la faim nous consume ? Et pour quelques courts moments qui nous restent à vivre, trahirons-nous l’auguste croyance de nos pères, en nous liant aux huguenots ?... Serait-ce mon fils que j’ai élevé dans mon sein, qui s’égarerait à ce point, qui renierait le nom catholique ?... Mon père, je saurai mourir pour la foi de l’église quand il le faudra ; j’aime ma religion, mais j’aime aussi ma patrie : désabusez-vous sur les motifs qui font agir la ligue. L’ambition ardente et cachée en est l’âme : ce n’est point à la personne de Henri qu’on en veut, c’est à son royaume. Contemplez l’ouvrage des ligueurs ; ils aiment mieux voir périr un peuple entier, que d’accepter la paix qui leur est offerte. Ils la redoutent, parce qu’elle finirait leur tyrannique empire. Ils viennent nous exhorter avec un air hypocrite à supporter la famine, tandis qu’à l’écart ils calculent les avantages qu’ils retirent de notre révolte... Notre révolte ?... Où suis-je !... Ah, si tu n’étais pas mon fils ! J’ai vu notre fidèle serviteur couché dans la foule des morts. Il a perdu la vie en disputant de quoi nous soulager, et les coups qui l’ont percé pouvaient s’étendre jusqu’au coeur de votre fils... Vous ignorez encore ce qui vient de se passer... Grand dieu ! Quels tyrans implacables, quels monstres n’en seraient attendris, et ne consentiraient pas au plus grand, au plus entier sacrifice pour la prompte cessation d’un tel fléau !... Écoutez et tremblez... Une femme... Faut-il donc que ma bouche vous l’apprenne !... Une femme, une mère, dans cette démence inconcevable qu’inspire le tourment de la faim, a tué son enfant, a fait rôtir ses membres palpitants, a voulu porter à sa bouche... Mais la nature trahie, outragée, reprenant bientôt tous ses droits, elle est morte de douleur sur cette affreuse nourriture... Ô temps ! Ô jour d’horreur ! Voilà le crime de l’hérétique : que Dieu l’en punisse. Voilà le crime de la ligue... Mes trois frères ont péri dans les factions qu’elle a suscitées ; et vous, mon père, vous qui dans tous les temps en avez souffert, vous ne voulez pas reconnaître des agents vendus à l’étranger ? Faut-il que toute votre famille périsse, pour vous ouvrir les yeux ? Tes paroles me sont bien plus cruelles que la faim que j’endure. Depuis longtemps, mon père, je nourrissais ces idées, et je n’osais, par respect, les exprimer, de peur de heurter vos opinions. Mais le jour de la vérité est enfin venu, et je ne crains plus de la produire dans tout son éclat. Ils verront, vous dis-je, le trépas du dernier français, plutôt que de renoncer à leurs vues ambitieuses... Cette ligue, sur laquelle vous osez fonder de si grands intérêts, qu’est-elle au fond ? Une horrible et tumultueuse confusion, un amas de diverses têtes capricieuses, enfantant chaque jour ordonnances, édits, plans nouveaux, changés à tous moments. Il s’y engendre tant de jalousies, de haines, de desseins opposés ; les prétentions sont si contraires et s’entrechoquent tellement, qu’il sera impossible de jamais les concilier. Arrête... Tu as sucé un mauvais lait, mon fils, et ton égarement fera l’amertume de mes derniers jours... La gloire de nos autels fut toujours attachée à l’éloignement des huguenots. Ils ont toujours tenté de renverser l’état politique du royaume. Reviens de tes erreurs : la jeunesse n’est que trop sujette à se laisser séduire par d’éblouissantes nouveautés... Ne vois-tu pas que, dans ces temps orageux, notre religion n’a été soutenue que par la sainte ligue ? Henri III a déshonoré le trône ; il voulait faire un bûcher immense de cette capitale ; tu le sais, tu l’as détesté avec tous les vrais citoyens. Le Navarrais, son allié, respectera-t-il le privilège de nos autels ? Entrant à main armée, l’hérétique renversera toutes nos libertés... Eh ! Il se punirait lui-même ; il détruirait son pouvoir. D’ailleurs, il ne peut plus être considéré, comme hérétique, s’étant soumis à l’église, et ayant fait abjuration publique. Fausse grimace ! Ruse affectée ! Astuce de guerre ! Il foudroie nos murailles, assiège nos autels, et sa conversion passerait pour sincère !... Si cette abjuration n’était pas un pur acte de politique, il eût donné des preuves d’une soumission parfaite au légat de Rome ; mais il est hérétique au fond de l’âme. C’est à Dieu seul qu’il appartient de scruter les coeurs, et de juger s’ils sont sincères ou dissimulés. Pour nous, croyons au serment du brave Henri. Non, je n’y crois point ; c’est un nouveau parjure... Cette absolution ensuite a été donnée contre tous les règles ; et d’ailleurs, elle n’a pas été ratifiée par le pape. Le pape ! Et Henri a promis devant Dieu !... Le souverain pontife peut bien vouloir l’éprouver ; mais il ne peut s’empêcher de le reconnaître. Quand il le reconnaîtra, alors il sera véritablement roi de France. Ainsi la couronne de nos rois serait entre les mains du Saint-Siège ! Il deviendrait juge de leurs pensées les plus secrètes ; et jusqu’à ce qu’il lui plût de l’éteindre, il attiserait le feu de la guerre civile ! La religion, au-lieu de désarmer des mains sanguinaires, affermirait le glaive qui déchire en tous sens le sein de la patrie !... Suffit-il d’être ligueur, pour mériter toute croyance ? Le premier fondement de la tranquillité publique, réside dans un chef qui réunisse les divers partis qui se choquent ; les désastres, dont nous gémissons, auront toujours le même cours, tant qu’il n’y aura pas un monarque universellement reconnu dans tout le royaume... Les qualités de Henri, sa générosité, sa grandeur lui méritent le sceptre. C’en est fait, je me range parmi les royalistes... Arrête, infortuné, arrête !... Tu perds ton âme, et je pleure sur toi... Je veux suivre désormais les drapeaux sous lesquels marche le fidèle Lancy ; la paix, l’abondance, le bonheur n’entreront dans cette capitale que lorsque ses portes s’ouvriront devant un roi populaire. Il ne faut peut-être qu’une voix pour ramener les français à leur souverain. Eh bien, je crierai : la paix, la paix avec le bon roi ! Et les voix de plusieurs se joindront à la mienne... Combien il en est qui gémissent en silence, et qui n’attendent que ce signal pour abjurer la ligue et ses fureurs ! Demeure, jeune insensé, demeure, ou je ne te reconnais plus pour mon fils. Mon père ! Et voilà donc l’ouvrage du fanatisme ! Il nous désunit. Recevoir un hérétique dans le trône de Saint-Louis ! Quel sacrilège ! Quelle profanation !... Ah ! Je frémis... Écarte-toi de moi, enfant dénaturé. Je ne puis te pardonner ce blasphème : sors de ma présence, ou repens-toi... Hilaire, écoutez : respectez mon petit fils. C’est Dieu qui l’inspire. Dites l’esprit des ténèbres... J’ai recueilli toutes ses paroles, et j’y ai reconnu le vrai portrait de ces traîtres, que je croyais des hommes sincères, et que je me reproche bien aujourd’hui d’avoir écoutés... Qu’entends-je ! Où suis-je !... Approche ; je te reconnais... Oui, tu as un sens droit, le sens de ton grand-père. Il détestait le langage des hypocrites ; il a prévu tous les malheurs qui nous accablent ; il en accusait nos prêtres ; il me l’a dit cent fois... Et vous aussi, ma mère, vous qui fûtes si pieuse, si résignée... Allez-vous perdre en un instant le mérite d’une vie entière ?... Qui vous a donc tous pervertis à la fois ? Le poison de l’hérésie aurait-il circulé à mon insu dans ma famille ?... Ô dieu ! Ce serait là le dernier coup... Frappe, avant que mes tristes yeux soient témoins... Écoutez-moi, mon fils... Plein de votre probité, vous ne pouvez ajouter foi à certains crimes, qui n’existent que trop. Ici Guincestre, Aubry, âmes de la ligue, ont dévoilé les mystères d’iniquité qui renferment leurs intrigues, leurs attentats, et tous nos désastres. Et qu’avez-vous entendu ? Ici, à cette place même, je les ai entendus profaner la religion qu’ils professent. Eux ?... Ce sont des monstres, vous dis-je... L’aveu d’une cabale infernale est sorti de leurs bouches. Ils ne me savaient pas si près d’eux, les traîtres ! Ah ! Que m’annoncez-vous ?... Se peut-il !... Non... Leurs complots sont horribles et ténébreux, te dis-je, et je n’exprimerai qu’imparfaitement jusqu’où ils osent aller. Ce sont des fourbes qui se servent de ce qu’il y a de plus sacré au monde, pour étayer leur perverse ambition. Leurs discours m’ont fait frémir. Ils annoncent des coeurs atroces et capables de tout enfreindre. Je leur ai peint, dans la première chaleur du ressentiment, toute l’indignation que leur fourberie abominable m’inspirait ; et dans leur lâcheté, ils n’ont su que menacer. Vous menacer, ma mère... Vous menacer !... Qu’entends-je !... Et non me délivrer d’une vie dont je sens tout le fardeau. En croirai-je ce que vous me dites ?... Douterais-tu de ce que ta mère te dit ? T’a-t-elle jamais trompé ? Ouvre les yeux ; il en est temps encore... Je les ouvre assez-tôt pour t’éclairer... La vérité est sur mes lèvres avec le dernier soupir. Dieu ! Guide-moi... Est-ce la vérité que j’entends ? Dérobez votre tête à la tyrannie ; brisez le joug qui vous retient ici ; passez avec courage dans le camp de Henri, et rejoignez votre ami de tous les temps, le brave, le généreux Lancy. Ah ! Cher époux, ses paroles ont allumé en moi un courage nouveau. J’aperçois la ligue sous son vrai jour : adopte nos idées ; rompons l’affreux esclavage où nous captivent depuis trop longtemps des hommes qui n’ont le nom de Dieu à la bouche que pour mieux cacher la cruauté dans leur coeur. Quoi ! Nous aurions été trompés à ce point ? Oui, vous l’avez été, mes enfants... Je vous l’atteste en présence de Dieu, et prête à paraître devant lui. Quoi ! Les mains qui tous les jours touchent les saints autels, ourdiraient ces trames ténébreuses et sanguinaires ?... Votre candeur antique et respectable, comme l’a dit ma mère, ne vous a jamais permis de croire à la duplicité, à la trahison de ces hommes qui se montrent sous des dehors religieux, et vous avez confondu la religion et ses ministres ; l’une est sainte, mais les autres sont pervers... Quoi ! Il me faudrait renoncer aux idées les plus consolantes ?... Ah ! J’en mourrai... Que ne suis-je déjà dans la tombe ! Mon père, rendez-vous ; la paix n’est qu’aux pieds du trône d’un bon roi. Malgré le poids de l’âge, ma mère trouvera assez de forces pour abandonner une ville remplie de tant d’horreurs. Nous vous porterons dans nos bras... Vous n’aurez pas cette peine-là, mes enfants. Qu’avez-vous ma mère ? Ne vous effrayez point... Je lutte depuis trois heures contre mon dernier moment... Tant de coups portés à la fois... Cette nouvelle faiblesse va peut-être en décider... Embrassez-moi tous... Je ne vous vois plus... Je vous bénis, mes enfants !... Dieu, j’ai confiance en vous... Espérez en lui, mes enfants... Attendez sa volonté dernière... Heureux qui peut quitter ce monde sans regrets !... Je suis tranquille... Il y a déjà quelque temps que je ne souffre plus... Mes enfants, non !... La mort n’est pas si terrible qu’on la fait... Je ne me suis jamais trouvée si bien... Qu’on me laisse. Nous vous abandonnerions !... Et vous pourriez le croire ! Je me sens bien, vous dis-je... Quittez-moi, je n’ai besoin de rien. J’éprouve un sentiment de paix intérieur, qui m’était inconnu... Oui, mes enfants, Henri triomphera. Mes yeux qui percent l’avenir dans un jour éclairé et nouveau, semblent déjà le voir sur le trône. Il y règne en père. Il relève la France, il la console. Les français se souviendront longtemps de lui ; et son nom sera le premier gage de l’amour qu’on portera à ses descendants... Que vois-je ? Ce Philippe II, qui, dans sa rage ambitieuse, a versé sur la France ce déluge de maux... Sa race s’éteint ; et la providence donne son empire à un descendant de ce même héros dont il voulait usurper la couronne... Ainsi la justice éternelle punit et récompense... Mon fils, donne-moi ta main... Où êtes-vous tous ? Nous sommes dans vos bras. Mes chers enfants !... Mon dieu ! Elle expire. Ne nous abandonnons pas à la douleur, cher époux. Hâtons-nous d’exécuter ses volontés dernières. Lancy, arrachons-les du triste objet qui les consume... Je crains qu’ils n’y succombent. Laissez-moi expirer à ses pieds... Ô mon dieu ! Il te reste une épouse, un fils : supporte la vie pour eux. Vous l’exigez... Rendons-lui les derniers devoirs, et quittons cette ville. Je me souviendrai de ses dernières paroles. Elle ne seront pas vaines. Je me rends à vous, mes enfants. Oui, soyons royalistes... Je ne t’entendrai donc plus, ô femme respectable ! Ô bonne mère !... Tu meurs dans ce calme paisible qui n’appartient qu’à la vertu. Et moi, la douleur, la honte, le regret d’avoir été abusé, toutes les passions tristes, pénibles, agitent mon âme... Je me trouvais si heureux d’avoir encore ma mère, de lui payer mon tribut de respect et d’amour ! Je me flattais de l’accompagner de mes soins dans une vieillesse encore plus avancée. Ces longs troubles, cette famine, ces attentats m’ont ravi de ses années celles qui m’étaient les plus chères, celles où j’aurais pu m’acquitter envers elle de tant de soins prodigués à mon enfance ! Âme céleste ! Le corps que tu as habité n’inspire aucune terreur à ton fils. Il se jette sur le corps de sa mère. Il fut le temple des vertus douces et courageuses. C’est un dépôt que la terre ne gardera pas longtemps, et que le ciel doit recevoir. Tu m’as instruit, tu m’as ouvert les yeux ; c’est ton dernier bienfait : il vivra dans ma mémoire, et je me trouve pénétré d’une horreur inexprimable, en découvrant l’affreux tableau qui m’est enfin dévoilé. Vous pleurez !... Et moi, témoin de son trépas hâté par ces barbares, je jure sur ce corps sacré de venger sa mort. Ses derniers mots, descendus au fond de mon coeur, y ont déployé une force toute nouvelle... Je jure de poursuivre les seize et les espagnols, de m’armer contre ces infâmes oppresseurs, de mettre un frein à leur atrocité, de me dévouer tout entier au roi légitime, de fermer la bouche à ces cruels théologiens qui ont travaillé à éteindre dans le coeur des catholiques toute fidélité à leur souverain, et qui, rompant les liens nécessaires de l’obéissance et de la subordination, établissant une autre autorité que celle du prince, ont été cause de tous les maux horribles qui ont couvert le royaume. Je jure enfin d’écraser le serpent du fanatisme, qui s’est replié de tant de manières pour exhaler ses poisons. Je remets à Dieu qui m’a protégé jusqu’ici, et dont je crois suivre en ce moment l’auguste et sainte voix, je lui remets ma vie entière, la consacrant à mes concitoyens. Si la mort m’enlève, mon trépas du moins ne sera pas infructueux ; mes jours auront été prodigués pour ma patrie. Que je sois en butte à tous les traits des ennemis de la France, et qu’elle soit sauvée !... Adieu ; vous entendrez tous parler de moi : je rejoins le père de Lancy. Mon fils ! Que ton courage héroïque soit plus calme. Hilaire, que ta vertu ne soit pas imprudente. Allons tous ensemble nous jeter dans le camp du roi. Non, je veux être seul. Sa mort sera vengée, vous dis-je... Ô mes amis ! Mes concitoyens ! Vous me verrez, vous m’entendrez ; accourez tous à mes cris douloureux ; venez vous joindre à mon désespoir ; venez, et délivrons la patrie de ses horribles persécuteurs. Il va obéir à ses transports ; il nous quitte, il va se perdre. Hélas ! Que le seigneur le couvre de ses ailes, pour récompenser sa piété filiale ! Je ne compte plus sur un bras de chair, et n’espère plus qu’en Dieu. Quoi, tant d’assauts m’étaient réservés ! Et comment pourrai-je les supporter ! Tous les traits de la guerre civile sont venus se réunir contre moi ; et pour un moment d’espérance, la crainte et la terreur m’agitent sans cesse... Mais que vois-je ! Les voici encore. Ah, grand dieu ! Ils amènent quelques nouveaux désastres... On voit une foule de satellites armés. Entrez, entrez, vengeurs des catholiques et de nos saints autels... Nous avons entendu soutenir dans cette coupable maison, qu’un hérétique relaps, impénitent, chef, fauteur, défenseur public des hérétiques, soi-disant roi de France et de Navarre, condamné et excommunié par le pape, pouvait avoir quelque droit à la couronne ; et comme une telle proposition est visiblement absurde, schismatique, erronée, blasphématoire, sacrilège, remplie d’impiété, et dictée par un esprit de révolte contre l’église, et de sédition contre les vrais citoyens, nous venons à l’effet que, défendant les privilèges des catholiques, vous fassiez justice selon votre charge, qui est de traîner en prison ces malheureux hérétiques, comme châtiment préliminaire du supplice qui leur est destiné. Les satellites environnent Hilaire et sa famille, et les chargent de chaînes. Imposteur barbare, c’est toi qui te disais mon ami !... Dieu l’emporte. Sa cause... La cause de Dieu ! Monstre ! J’ai été trop crédule. J’ai mérité mon malheur. Mais je m’élève au-dessus de tes fureurs. Je ne m’attendris que sur ces femmes. Tu signales contre elles tes lâches vengeances. Va, j’ai le droit de te mépriser au fond de mon âme ; mais mon fils, du moins, mon fils est à l’abri de tes coups. C’est une victime chère qui t’est échappée. Assouvis ta rage. Regarde ! Ce n’est pas la cent millième victime que tes pareils ont immolée. Jouis d’un spectacle fait pour ton coeur ; repais-en tes avides regards... Achève : ton triomphe ne sera pas long... La vieille est morte ; mais elle a parlé. Que le corps de cette femme, décédée dans des sentiments hérétiques, soit privé de la sépulture des fidèles. Elle est réprouvée également et de l’église et de Dieu, et livrée à cette heure à la damnation éternelle. Que son corps soit traîné à la voirie, en attendant qu’il ressuscite pour rejoindre aux enfers son âme abominable... Démon de la terre ! Quel que soit le jugement de Dieu sur elle, va, il y aura toujours un espace infini entre son âme et la tienne. Les tourments que tu inventes ici-bas, les bûchers que ta rage allume, tu voudrais en pousser, en attiser les flammes jusques dans un monde inconnu ; mais c’est-là qu’un dieu t’attend ! Ce dieu que tu blasphèmes, jugera qui de nous aura mieux suivi les saintes lois qu’il a données aux hommes. Tu oses faire de l’être suprême le ministre obéissant de tes fureurs ; et lorsque la mort, malgré toi, secourable aux malheureux, te dérobe et t’enlève tes victimes, tu voudrais l’établir bourreau éternel de tes vengeances ! Tu le confonds donc avec les monstres vils qui te servent et t’environnent !... Va, si tu ne trembles point devant son oeil ouvert, tu n’en ressentiras pas moins le poids redoutable de sa justice. Délivrez-moi de ces huguenots. Plongez-les dans les plus affreux cachots, et que mes ordres soient exécutés en tout point. À la voirie ; c’est une damnée ; à la voirie. À toi, Louchard... À toi, Anroux... Tu as vigoureusement aidé à porter la châsse de Sainte Geneviève, qui fait tomber de la pluie dans la sécheresse, et qui, à plus forte raison, doit empêcher le Béarnais d’entrer dans Paris... Tes larges épaules ployaient sous le faix... Reprends des forces, pour reporter demain la patronne... Elle ne saurait manquer de faire le miracle qu’on lui demande. Je suis tout en eau... J’ai assez crié dans les rues de Paris contre le roi de Navarre, pour boire un coup. J’ai exhorté tout le monde à faire un massacre général des royalistes, et à dire que le paradis serait ouvert à tous les exécuteurs de cette bonne oeuvre ; mais chaque jour il y a du relâchement dans la foi... Il fut un temps où l’on aurait servi avec plus de zèle la sainte union . Qu’en dis-tu, Anroux ? Il est bien vrai ; mais il ne faut pas désespérer... J’ai répandu partout que nous avions des magasins d’armes, des lances à feu, de la poix, et toutes sortes de matières combustibles toutes prêtes, pour embraser et consumer la ville, si l’on ne pouvait autrement en fermer l’entrée au Navarrais... Ces menaces ont fait leur effet. Je ferai plus que des menaces, moi : qu’on me laisse agir. C’est moi, mes amis, qui, aidé d’un brave jésuite, ai renversé de mes mains, il y a deux ans, l’échelle chargée d’hommes prêts à s’élancer sur le rempart du quartier saint-Jacques ; j’ai fait manquer l’escalade. J’ai réveillé le corps-de-garde ; et les tambours, grâce à moi, ont sonné l’alarme... Fort bien ! Pour cela bois un coup. Ma foi, me voilà bien repu. Le vin des espagnols est fort bon. Il donne courage à la besogne. Ayez pitié de nous !... Ayez pitié de nous !... Ou rendez-nous la vie... Ou donnez-nous tout-à-fait la mort ! Au nom de dieu... Au nom de l’humanité... Au nom de tout ce qui peut vous être cher... Prenez donc compassion de nous ! Oui, oui, pitié de vous, misérables huguenots ! Crevez, crevez ; allez à tous les diables. J’aurais plutôt pitié d’un chien... Qu’ils crèvent, ces damnés d’hérétiques... Autant de places nettes pour ceux qui viendront. Mais, messieurs, voici l’heure d’aller entendre à Saint-Merry le curé de Saint-Benoît. C’est un bien habile homme que ce prédicateur. Quel foudre d’éloquence ! Comme il tonne contre les royalistes ! Comme il terrasse l’hérésie ! Comme il défend la cause de Dieu ! Il a prouvé au doigt et à l’oeil que la conversion du Béarnais n’était que feintise, hypocrisie, et que son absolution le rendait encore plus damnable qu’auparavant. C’est avec des traits tirés des saintes écritures, qu’il rapproche les temps et les lieux ; et les exemples héroïques qu’il offre à la multitude, sont bien choisis, vous en conviendrez. Ah ! Que n’est-il plusieurs auditeurs comme Barrière, qui sut mettre à profit toutes ces saintes exhortations ! On ne saisit pas si bien aujourd’hui le sens des divines écritures ; elles ordonnent manifestement la mort des impies. Si le succès n’a pas suivi l’acte méritoire de celui qui s’était dévoué pour la cause commune, son âme, mes amis, n’en est pas moins devant Dieu ; et c’est du haut du ciel qu’il nous exhorte aujourd’hui à l’imiter. Il faudrait douze prédicateurs de cette force pour bien toucher les coeurs, car ils sont endurcis ; mais les grands talents sont rares... Allons, je ne veux pas manquer le sermon. Il prêcherait dix heures de suite, que je l’écouterais avec la même attention. Quel style ! Quelle véhémence !... Messieurs, s’il se trouvait dans l’assemblée quelque hérétique qui parût ne point goûter ses discours, ayez soin de le suivre de l’oeil, et qu’au sortir de l’église il soit arrêté et enlevé sur-le-champ... Prenez-y garde... Oui, oui, nous n’y manquerons pas ; et ceux qui s’aviseront de dormir, nous soutiendrons qu’ils ont ri. Nous aurons l’oreille en l’air, et l’oeil sur l’assemblée ; laissez-nous faire. Présentement que vous avez repris des forces, retournez tous à vos postes... Espionnez les discours, devinez les regards, et interprétez jusqu’au silence. Au moindre soupçon, amenez ici pêle-mêle et sans distinction, ceux dont la physionomie serait équivoque. Il vaut mieux arrêter dix personnes, que de laisser échapper un hérétique... Allez, il y aura de la place pour tout le monde... Je fais creuser quelques cachots de plus, et ce sera bientôt fait... Parlez avec emphase de nos partisans ; exagérez leur nombre et leur force, et venez me rendre compte de tout. Faites surtout comme si vous étiez exténués par la famine ; et quand vous serez auprès de quelque bon catholique prêt à rendre l’âme d’inanition, prenez garde que votre son de voix ne trahisse le bon repas que vous avez fait. Eh bien ! Messieurs, nos provisions, comme vous voyez, ne manqueront pas de si-tôt. Vos craintes étaient bien frivoles. J’ai mis ordre à tout, et j’ai le plaisir de vous annoncer que nous avons des vivres pour six mois. Bon ! Six mois !... L’élection qui va se faire, déterminera l’armée qui nous délivrera du Béarnais. Les troupes de Philippe II ne retourneront pas à Madrid sans coup férir. Ses intrigues ont amené à lui les secrets des princes ; et du fond de son cabinet, il suit de l’oeil tous les mouvements de l’Europe. Sa puissance est un colosse qui peut reposer sur plus d’un trône à la fois ; ses drapeaux flottants, et surtout ses trésors, achèveront le reste. Cette vieille loi salique, loi puérile et ridicule, sera annulée de plein droit. L’infante Isabelle, fille d’un roi catholique, succédera à la couronne, et donnera sa main à un prince du sang. Vous voyez que déjà les troupes de Philippe sont maîtresses de la capitale ; et l’on ne saurait leur porter trop de vénération ; car elles protègent l’église en conservant le catholicisme sur le trône. Pour jouir d’un si grand avantage, on peut bien soumettre la France à une domination étrangère. Eh ! Qu’importe après tout celui qui aura la couronne en tête, pourvu qu’il règne suivant notre volonté ? Mais, messieurs, aurait-on jamais pu s’imaginer que le Navarrais eût résisté si longtemps à cette foule d’ennemis, à l’or des espagnols, au glaive de Mayenne, aux foudres de Rome, à l’enthousiasme frénétique de tout un peuple ? Rien n’a pu l’intimider. Cet homme-là est d’une intrépidité qui me fait toujours frémir. Nous ne serons jamais tranquilles tant qu’il vivra. C’est ce que j’ai toujours dit. Ne chantons pas trop victoire. Il a un bras et une santé de fer : aucune fatigue n’abat son courage. Il faut le voir dans les batailles. Il est partout. Son activité le multiplie. C’est une tête forte, une tête, entre nous, comme il en aurait fallu une à notre parti. Depuis la mort de Guise, nous n’avons guère eu que des lâches ou des insensés... Il faudra, pour l’abattre, se porter à des résolutions, j’ose le dire, extrêmes. Messieurs, ce qui m’intrigue le plus, c’est cette abjuration faite à Saint-Denis. Il s’est servi, cette fois, de nos propres armes. C’est un tour adroit de sa part, qui peut trancher bien des difficultés ; et le chemin de la messe pourrait fort bien devenir la route du trône. Il a été très-bien conseillé... C’est une ruse, pour un soldat, à laquelle nous ne nous attendions pas ; mais, malgré cette démarche, il n’en est pas encore au point qu’il s’imagine : il faut que le souverain pontife prononce l’absolution, afin qu’elle soit valide aux yeux de l’église, et Clément VIII ne se conduit pas aisément. Quand il ne ferait que temporiser, selon la politique italienne la plus commune, il le mènerait encore loin... Savez-vous d’ailleurs, messieurs, quelles sont les formules prescrites ? C’est ici vraiment que nous l’attendons... J’en ris d’avance. Nous ne sommes pas trop au fait ; mais plus on inventera de difficultés, plus nous pourrons nous flatter de la victoire... Vous pouvez détailler ici sans crainte tous les artifices que Rome compte employer... Enseignez-nous... Eh bien, messieurs, sachez que, pour que Henri De Bourbon soit absous, il faut que ses représentants se mettent préalablement à genoux, à la vue de tout le monde, devant le pape ; qu’ils soient frappés sur les épaules de sa baguette, comme pénitents publics, tandis que le choeur récitera le miserere, dont le chant précède ordinairement le supplice des criminels ; et pour parvenir à cet avantage-là seulement, il y aura des conditions si amples, si dures, si extrêmes, dont j’ai déjà pris soin d’envoyer le modèle, que toutes ces obligations personnelles révolteront un caractère aussi vif que le sien... Il n’y tiendra pas, et je vous le garantis encore non absous dans trente ans. Tant mieux ! Qu’il soit toujours hérétique, cela est très-important pour nos intérêts. J’ai furieusement déclamé contre lui toute la journée ; j’en ai gagné une altération... Je suis insatiable aujourd’hui. En courant exhorter les autres à souffrir la disette, on gagne un violent appétit. Allons, mes amis, prenons force et courage ; vive la ligue ! Les Bourbons étant hérétiques, ne peuvent occuper le trône. Chassés à jamais eux et leur postérité... Vous souvenez-vous, quand j’ai amené ici tout le parlement comme un troupeau de moutons ? Ces vieilles robes noires, si redoutées, si redoutables, n’ont pas fait la plus légère résistance. Je rirais bien, si un jour j’allais tenir de même le Navarrais ! Je serais homme à l’arrêter tout comme un autre. Et pourquoi pas ? Il serait sous bonne garde, je vous en réponds. Les députés du conseil des douze lui feraient son procès à huis clos, pour éviter le scandale, comme aux conseillers... Eh, messieurs ! N’a-t-il pas entretenu commerce avec les hérétiques, avec les ennemis de la religion et du royaume ?... Jugez-le vous-mêmes. La loi est formelle... La tête sur l’échafaud. Oh ! Cela irait sans difficulté. Mais le tout serait de l’arrêter ; et il n’est pas aisé à prendre. Bien dit... Mon avis à moi, est qu’il faudrait imaginer un moyen plus court et plus sûr ; un moyen autorisé surtout par quelque exemple puisé dans les saintes écritures : il n’en manque point, comme vous savez... Mais, je le répète en gémissant, on ne sait point prendre un parti décisif. On est trop circonspect dans de pareilles circonstances. Ces mêmes circonstances exigent que l’on attende encore. Vous le voulez, soit. Avouez que c’est un grand plaisir d’avoir de quoi manger, lorsqu’on entend dehors crier famine. Messieurs ! Les prisons nous servent de forteresses, en attendant que les palais nous servent de récompense. Bonne prédiction ! Mais faisons qu’elle se réalise... Tu les as fait arrêter ? Je t’ai dit que j’en faisais mon affaire. Nos satellites ont investi la maison, et y sont entrés sans autres formalités. Il s’est répandu en déclamations vagues que je n’ai point écoutées... Je les ai fait jeter dans un cachot, où je doute qu’ils respirent encore. Il était à craindre que l’on ne vînt à ébruiter nos discours. Il ne faut qu’une voix pour en ameuter cent, puis mille, puis tout un peuple ; et celui que nous dominons est si inconstant !... Et cette vieille est morte ? Oh ! Très morte... Et de plus à la voirie. Bon, tout est en règle. Présentement je suis à vous, messieurs. Et toi, qu’as-tu fait, Guincestre, depuis que nous nous sommes quittés ? J’ai couru partout pour intimider ceux qui sont enclins à parler de capitulation. Quand quelqu’un criait, la paix, la paix, et qu’il ne valait pas la peine d’être arrêté, trente voix, jointes à la mienne, absorbaient ce faible murmure, en criant bien plus haut : mort, mort aux lâches chrétiens qui parlent de se rendre ! J’ai répandu que les flambeaux n’attendaient que le signal pour consumer les maisons, si les parisiens se montraient sans foi et découragés ; et tout en même temps je leur donnais la ferme espérance de repousser les assaillants. Enfin, maîtrisant à mon gré les imaginations craintives, j’ai gravé dans les âmes les impressions les plus utiles à nos projets. J’ai parlé avec ce ton qui soumet les plus incrédules ; je leur ai montré des convois nombreux et imaginaires, qui sont à la veille, disais-je, de rafraîchir la ville. Ils sont souffrants, par conséquent disposés à croire : les acclamations de joie sortaient, je ne sais comment, de leurs poitrines épuisées. Mayenne est aussi d’une lenteur... Cet homme-là est inexplicable... Toujours incertain... Il fera bien d’arriver promptement, et avec une bonne armée : autrement nous ferons un coup de désespoir, et alors on verra beau jeu. Je suis de cet avis. Pour punir l’irrésolution de Mayenne, il n’y aura qu’à lâcher cette populace obéissante et féroce, et l’armer de flambeaux. Prompte à s’émouvoir, elle se répandra comme un torrent ; elle ne connaît plus de frein, dès qu’elle est une fois livrée à sa fougue... Le Navarrais, en entrant dans la ville, n’y trouvera plus que des ruines et des cendres. Ce sera là notre dernière ressource ; mais il ne faut pas l’employer encore. Ne détruisons pas aujourd’hui imprudemment ce qui pourrait nous appartenir demain. J’ai conçu de nouveaux soupçons qu’il faut que je vous confie. J’appréhende des intrigues de la part de plusieurs de nos chefs. Malgré la confiance que nous sommes obligés de témoigner au gouverneur, j’ai lieu de me méfier de lui. On trame, on négocie secrètement. Si Brissac allait faire sa paix à nos dépens, s’il allait vendre les clefs... Il faut que toutes ses démarches soient éclairées. Vos craintes sont fondées. Je n’aime point Brissac, et ne lui ai point vu donner le gouvernement de cette ville avec plaisir. Depuis peu surtout, il a changé différents postes, et cela doit inquiéter... Je ne sais trop ce qu’on en doit penser. Messieurs, ne vous forgez point de chimériques terreurs. Il faut savoir envisager les divers événements d’une guerre civile d’un oeil ferme, sans crainte et sans audace. Les seize, sous main, ont tenu une assemblée, il est vrai, mais sous les auspices même de Brissac ; et cette circonstance décisive doit calmer vos alarmes. Brissac n’en est pas moins gardé à vue ; car il pourrait faire ses arrangements particuliers, par faiblesse ou par ambition. On a mis Halfrenas et Turiaf à sa suite ; ils ont avec eux des gens déterminés : ils sont tous déguisés ; leurs poignards l’environnent, sans qu’il s’en doute... Au moindre soupçon, c’est fait de lui. Voilà ce qui s’appelle prévoir avec génie. S’il vous faut un oeil vigilant et toujours ouvert, reposez-vous sur moi, j’ose le dire... Mais qui nous vient encore ? C’est Turiaf lui-même et Halfrenas. Eh bien, mes amis ! Où en sommes-nous ? Sachons ce qui s’est passé de nouveau. Rassurez-vous ; tout est tranquille et dans l’ordre : nos craintes étaient vaines. Brissac, observé de toutes parts, n’a laissé échapper aucun signe de trahison ; mais on ne saurait jamais pécher par excès de vigilance. Nous avons épié ses moindres actions ; nous avons suivi tous les mouvements qu’il s’est donnés et qui nous inquiétaient. Tous sont favorables à la défense de la ville. Il n’y a eu aucune sorte de communication entre lui et l’armée ennemie ; ses dispositions y sont même contraires. Nous vous avions promis de ne pas le quitter de vue qu’il ne fût rentré chez lui ; il est présentement dans son hôtel, et va prendre du repos. Mais quatre espions veilleront à sa porte. Nous allons profiter du moment où il sommeillera, pour fermer un peu l’oeil ; car nous tombons de lassitude... Il n’y a rien à craindre pour cette nuit, nous en sommes garants. En cas d’alerte, nous serions bientôt éveillés et sous les armes. Vous pouvez dormir tranquillement. Mais dans quelle bonne rencontre vous êtes-vous donc trouvés, que vous ne voulez rien prendre ? Nous sortons de chez Landriano. Ah, je ne m’étonne plus ! Il est pour le moins aussi bien fourni que nous. Je vous en réponds... Je lui devais rendre un compte exact de notre marche. Il m’a fort applaudi. Nous nous sommes entretenus de nouveaux projets, au conseil desquels vous êtes invités pour demain à dix heures. J’en étais déjà instruit... Nous nous y rendrons. Allons, mes amis, à demain à dix heures. À demain, vénérable... Toi, viens, mon cher Aubry : nos travaux, à nous, se prolongent quand les autres reposent. Nous n’avons pas encore tout achevé. Allons nous rendre à notre poste ordinaire. Dans quelques jours, nous serons amplement dédommagés de nos fatigues journalières. Ô mon dieu !... Où suis-je ? Lancy !... Tu respires encore !... Infortunée !... Ton sexe et ton âge n’ont point attendri tes bourreaux ! Les barbares ! Comme ils vous ont traité ! Comme ils ont traité votre épouse ! Aura-t-elle succombé dans l’horreur de ces lieux ? Chère épouse, unique amie !... Tu ne m’entends donc plus !... Hilaire ! Mon époux ! Mon ami !... Je renais à ta voix ! Ô nouveau tourment ! Je frémis de vous entendre. Je suis coupable de ne vous avoir pas crus plus tôt... Je suis la cause de vos maux... Je voudrais réunir sur moi seul tous ceux qui vous accablent... Ô malheureuse compagne ! Si je pouvais seulement te toucher la main, la presser dans la mienne, pour dernier témoignage de ma tendresse !... Ne pouvant te voir, je te tends du moins les bras. Les miens sont brisés sous la pesanteur des chaînes, et mes efforts sont vains... Et toi, pauvre Lancy ! Chère fille, toi l’objet des voeux constants de mon fils, voilà donc ta destinée !... Pourquoi es-tu venue au-devant de ton malheur !... Hilaire est absent de ce lieu d’horreur... Mais l’espérance de le revoir s’éteint, hélas, avec ma vie !... Son image ne m’abandonne point... Mes derniers soupirs s’adresseront à lui... Qu’il vive, et que j’expire... Je sens plus que jamais combien mon coeur était à lui... Vous le dire en mourant, afin qu’il l’apprenne de vous après ma mort, est une espèce de consolation qui me soulage en ces moments... Oui, j’étais née pour l’aimer... Et je meurs. Ici on entend le bruit éloigné des tambours. Bruit sourd et confus. Quel bruit sourd interrompt le silence de cette affreuse solitude ? Le son du tambour semble résonner au loin, et vient mourir sous ces voûtes lugubres. Écoutons ! On dirait des soldats qui marchent en ordre de bataille. Si c’étaient des soldats de Henri, de ce prince magnanime !... Des cris de joie semblent percer confusément à travers ce tumulte. Délivrez-nous ! Nous périssons ! Nous périssons ! Délivrez-nous. Sauvez-nous ! Nous mourons ! Entends-tu les cris de nos compagnons d’infortune ?... Ils augmentent ma terreur... C’est à coup sûr quelque événement extraordinaire. Je le crois... Mais, hélas ! Séparés des vivants, nous ne pouvons savoir ce qui se passe au-dessus de nos têtes... Et toi, Lancy, ma chère fille, que penses-tu ? C’est peut-être l’appareil de quelque assaut, où le sang va couler encore... Ô dieu, épargne mon père ! Nous sommes dans ces mêmes antres où ils ont traîné ces vénérables magistrats que leurs mains meurtrières ont osé attacher à un infâme gibet. Ligue odieuse, désolation de ma patrie, je te confondais avec l’auguste religion !... Ah ! Je le vois trop tard, l’on s’est toujours servi du nom de Dieu pour faire le malheur des hommes... Pardon, ô mon dieu ! J’étais trompé. Ta loi seule est adorable ; ta loi ne commande qu’amour, que charité... Toute autre est dictée par l’imposture... Les perfides, comme ils sont doux, flatteurs, hypocrites, quand ils veulent persuader ! Comme ils sont cruels, féroces, dénaturés, quand ils ont la force en main !... Je ne l’aurais jamais cru. Eh bien, qu’y a-t-il donc ? Vous êtes tout interdit, votre visage est altéré. Parlez-nous donc. Que je reprenne haleine ; j’ai peine à retrouver mes sens... Des troupes que je ne connais point, à la faveur des ténèbres, se répandent dans tous les quartiers, et s’emparent, les drapeaux au vent, des places et des carrefours. Serait-il possible ? Mais ce ne peut être que l’armée que l’on attendait... Remettez-vous... Et non, non, vous dis-je... J’ai des yeux... Ce ne sont pas là les soldats de la ligue. Nous sommes perdus ; la ville est livrée ; les portes sont ouvertes à Henri. Ces tambours que vous entendez, ce sont ses troupes... Brissac nous a trahis... Ô fureur ! Malheureux que je suis !... Mon poignard était si près de son coeur ; pourquoi ai-je différé de frapper ! J’avais un pressentiment confus ; que ne l’ai-je écouté !... Comme il a su nous tromper ! Ô rage ! Rougissez de l’avoir été... Indignes et lâches espions !... Remettez à de pareilles gens le sort des états ! Que n’ai-je pu tout voir, tout examiner, tout suivre de mes propres yeux ! Vous étiez vous-même dans la plus parfaite sécurité... Eh, oui, d’après vos malheureuses instructions... Je me déteste, je me méprise moi-même de vous avoir écoutés. Brissac s’est vendu au Navarrais. Henri entre victorieux... Quelle honte pour notre parti ! Et comment n’avons-nous pas su prévoir que Brissac céderait à la soif de l’or et de la faveur ? Mais nous pouvons tenir quelque temps dans cette forteresse, canonner la ville ; et qui sait encore ce qui arrivera ? Espoir inutile ! Nous sommes environnés et sans défenses. Le peuple ignore même ce qui s’est passé ; il s’éveille à peine... Brissac attendait les troupes qu’il avait fait cacher... Les portes s’ouvrent à son ordre, les barrières tombent, et les soldats royalistes sont entrés en silence ; ils se sont emparés sans bruit des places et carrefours. La bravoure anime un seul corps-de-garde espagnol, qui veut s’opposer au passage. Ce corps fidèle est enveloppé et massacré... Henri s’avance au milieu d’un gros corps de noblesse. Mais, ce qui m’indigne le plus, c’est que cette marche ressemble moins à une entrée militaire qu’à un triomphe pacifique ; on le dirait affermi sur le trône depuis longtemps. Le croirez-vous ? Après une si longue résistance, et marquée par tant d’actes de courage, pas un seul catholique, vengeur de la religion et de l’état, n’a tendu une chaîne, n’a élevé une barricade ; pas une seule main furieuse ou désespérée n’a su lancer de dessus un toit une pierre, une poutre, une tuile. Il ne fallait qu’un coup tiré par un brave et digne citoyen, pour mettre tout en mouvement et sauver la ville et la France... Quel peuple ! Il n’aura jamais une base stable... Vive Henri ! Victoire au grand roi ! Vive Henri ! Vive celui qui nous délivre ! J’entends la hache qui enfonce les portes... Vive Henri ! Victoire au grand roi ! Entendez-vous ces cris ? Ô rage ! Où nous sauver ? Puisqu’il faut céder pour le moment, cédons. Venez, suivez-moi tous... Je vous mènerai par les détours d’un souterrain qui nous conduira d’un côté favorable : notre retraite sera dans l’armée de Mayenne ; et de-là, plus furieux, plus intrépides, nous lui susciterons de nouveaux ennemis. Vive Henri ! Vive le prince qui nous délivre ! Si nous égorgions nos prisonniers ? Ce n’est point là une ressource... Est-ce un sang vil qu’il faut s’amuser à répandre ? Détestable Navarrais, je voue à toi et à ta race une haine éternelle ! Eh ! Que lui fait notre haine ? Que nous reste-t-il contre lui ? Le poignard. Venez. Hilaire !... Ces cris, les as-tu entendus ?... Ciel !... Oserions-nous l’espérer ?... Ô clémence divine !... Ô mon dieu !... De quelle incertitude je suis agitée ! Paix, ma chère épouse, paix... Gardons-nous de nous faire entendre... Je tremble comme toi... Un espoir inattendu frappe mon coeur... Mais craignons encore... Les monstres qui nous oppriment, ne sont pas éloignés... Ils pourraient revenir sur leurs pas... Quel bruit !... Est-ce notre délivrance ou notre mort qui s’approche ? Hilaire, cher Hilaire, respires-tu dans ces horribles lieux ? Oui, oui, nous y sommes. Ah ! Mon ami, où es-tu ? Où est-elle ? Ici, ici, ici. C’est sa voix, c’est mon père, c’est lui... Je la retrouve, ma fille... Je viens assez à temps... La joie me suffoque. Aidez-moi à soulever, à briser ses chaînes... Je ne puis parler. Mon ami... Mon frère... Mon cousin... Mon oncle... Mon bienfaiteur... Mon ami, quel moment !... Comme d’un instant à l’autre le sort de cette malheureuse ville est changé !... En vous quittant, je n’espérais pas sitôt vous revoir... À peine suis-je de retour au camp, que l’ordre arrive aux troupes de marcher vers les remparts. Je gémissais d’être forcé encore une fois de rougir mon épée du sang de mes compatriotes. Nous comptions aller à l’assaut... Quel a été notre étonnement et notre joie ! Les portes s’ouvrent à l’approche de Henri. Brissac lui présente les clefs ; tout se soumet : les factieux disparaissent... Nous avançons... Non, ce n’est point une ville qui se soumet à son vainqueur ; c’est un roi paisible qui entre en triomphe dans sa capitale... Entendez-vous ces cris d’allégresse ?... Ils vont aux pieds des autels rendre hommage au dieu des armées, d’une victoire d’autant plus chère à son coeur, qu’elle ne lui coûte point de sang. Le Louvre va recevoir son roi. La pompe du monarque est dans l’ivresse de tout un peuple qui l’adore et le bénit. Tous les vestiges de la guerre civile sont effacés, il n’en reste plus la moindre trace. L’abondance, sur cent chars couronnés de verdure, apporte à la ville ses dons variés. L’artisan dans cet instant même peut reprendre paisiblement ses travaux accoutumés. L’ordre règne comme s’il n’eût jamais été interrompu... Viens, mon cher Hilaire, viens contempler ce miracle, viens apprendre à connaître Henri... Ne te refuse pas, je t’en supplie, au bonheur de l’aimer comme nous. Ah, que me dis-tu ! Vas, je suis bien désabusé... Victime crédule de cette ligue perfide, je suis trop éclairé sur ses nombreux attentats ; et si tu me vois ici, c’est qu’on a voulu étouffer la voix qui allait divulguer les plus affreux complots. Embrassons-nous encore... Victoire entière... Le coeur de mon ami nous est rendu... Il est délivré de la séduction des traîtres... Allons jouir de ce double triomphe. Hélas, pourquoi faut-il que mon fils se soit écarté de nous !... Il ne manque à ma joie que de le revoir. Ô mère désolée ! Que vas-tu devenir ! Que t’importe un jour si beau, si ton fils ne le partage ! Ah, mon père ! Ces moments cessent d’être fortunés par l’absence d’Hilaire... Je vous l’avoue comme je le sens. Que nous le revoyions !... C’est à ce seul prix que tous nos maux pourront être effacés. Je vous ai toujours regardés comme destinés l’un pour l’autre... Que le ciel vous rassemble, et je consens à vous unir. Cet espoir est bien flatteur ; mais le ciel nous accordera-t-il cette dernière marque de sa miséricorde ? Et sur quel fondement vous désespérez-vous ? Il est jeune, plein de force et de courage ; il ne manque point, d’ailleurs, de prudence... Armez-vous plutôt de confiance, et telle que vous devez la concevoir, après tant d’heureux miracles. Pourquoi se plaire dans des idées funèbres, quand tout annonce la clémence du ciel ? Le changement que vous venez d’éprouver, n’est-il pas un témoignage des grâces toujours inattendues que la providence tient en réserve ? J’espère en elle ; je l’ai toujours adorée : mais la crainte est la plus forte ; un pressentiment secret et fatal me dit que je ne le verrai plus. Il est trompé, il est trompé, ce pressentiment... Le voici ! Ils vivent encore, et je suis dans leurs bras ! Mon enfant !... Mon fils !... Cher Hilaire !... Ah, Lancy !... Ah, mon père !... Quel coup du ciel !... Nous voilà tous réunis, nous voilà tous heureux !... Oui, le ciel m’a récompensé d’avoir été un des soldats de Henri. Sa cause était juste ; je me suis rangé sous ses drapeaux, prêt à verser mon sang pour le libérateur de la patrie. Je l’ai vu, ce grand roi que nous refusions de connaître, ce roi que d’indignes factieux nous peignaient sous de si noires couleurs. Mon père ! D’un seul regard il m’a attaché à lui pour jamais. Ce n’est point un ennemi courroucé qui cherche la vengeance, c’est un monarque bienfaisant qui veut commencer le bonheur du peuple. Il n’a fallu que sa présence, pour réveiller le patriotisme dans le coeur des parisiens. Vous ne savez pas comme il reçoit tous ceux qui vont à lui, avec quel ton affable il répond à leurs demandes. Sous des traits guerriers, on reconnaît un bon prince, un coeur français, le meilleur des hommes et des rois ; et l’imposture voulait le dépouiller de son héritage... Venez, venez tous jouir du plaisir de le voir. Allons tous nous réunir au transport de ceux qui l’entourent. On accourt, on le voit, et l’on ne peut se rassasier de le voir, et l’on ne peut se défendre de l’aimer. C’est qu’il a ce front ouvert, où la grandeur s’allie à la générosité ; il semble père de cette foule immense qui l’environne ; son geste, son regard, tout dit qu’on peut l’approcher ; il a enfin la confiance du héros. Laissez, laissez les venir à moi, dit-il, ils sont affamés de voir un roi... Au Louvre, soulevant une tapisserie qui le cachait, il a dit : qu’il n’y ait point de voile entre mon peuple et moi ! J’ai embrassé ses genoux ; il a daigné me sourire. Je ne pouvais m’arracher d’auprès de lui ; j’étais dans une ivresse dont je ne suis sorti que pour songer à vous. Désespéré de ne plus vous trouver, j’errais partout en vous cherchant, lorsqu’un ami, témoin de votre dernière infortune, vient de précipiter ici mes pas... J’entre avec la terreur et l’effroi... Je vous embrasse avec joie, et je bénis mille fois le ciel qui a mis fin à nos maux, en nous réunissant, en nous donnant un bon roi et la paix. Vive le grand Henri ! Vive le grand Henri ! Entendez-vous ces nouveaux témoignages de l’ivresse publique ?... Ils nous appellent... Ne formons plus qu’une famille ; allons nous jeter aux pieds du grand roi : ce nom qu’on lui donne, lui est dû ; il est l’expression de l’amour qui ne s’accorde qu’à la bonté. Elle va s’asseoir avec lui sur le trône ; les exploits guerriers les plus célèbres disparaissent devant cette nouvelle gloire que lui attribue la clémence. Jour mille fois heureux qui nous réunit ! C’est sortir du tombeau pour revenir à la vie. Oh, que d’actions de grâces vous devez au ciel, ma chère fille ! Du moment que je vous ai revu, mon père, mon âme est en prières et loue le maître suprême des événements. Ce qu’Hilaire vient de nous exposer m’a vivement touchée, et chaque mot qu’il a prononcé élevait un hymne au fond de mon coeur. Ô mon dieu ! Oui, j’aurai toujours confiance en votre miséricorde... Je retrouve en un moment tout ce que j’avais perdu... Lancy ! Le ciel connaît nos coeurs, comme vous les connaissez... Il sait que j’aspire à un bonheur. Et Lancy et ton père approuvent ton amour. Tu seras heureux, et vous allez être unis. Mon ami, te rappelles-tu, que, dès leur plus tendre enfance, nous nous sommes flattés de voir un jour former sous nos yeux cette douce union ? Pouvait-elle commencer sous de plus heureux auspices ? Allons mêler nos voix à ces acclamations universelles. Le règne d’un héros qui a connu le malheur, est fait pour accomplir la félicité de son peuple.