Non, ce n’est point un choix, qui pour ces deux Amants, Sut régler de mon cœur les secrets sentiments ; Et le Prince n’a point dans tout ce qu’il peut être, Ce qui fit préférer l’amour qu’il fait paraître. Don Sylve comme lui fit briller à mes yeux Toutes les qualités d’un Héros glorieux ; Même éclat de vertus, joint à même naissance, Me parlait en tous deux pour cette préférence ; Et je serais encore à nommer le vainqueur, Si le mérite seul prenait droit sur un cœur. Mais ces chaînes du Ciel, qui tombent sur nos âmes, Décidèrent en moi le destin de leurs flammes ; Et toute mon estime égale entre les deux, Laissa vers Don Garcie entraîner tous mes vœux. Cet amour que pour lui votre astre vous inspire, N’a sur vos actions pris que bien peu d’empire ; Puisque nos yeux, Madame, ont pu longtemps douter Qui de ces deux Amants vous vouliez mieux traiter. De ces nobles Rivaux l’amoureuse poursuite, À de fâcheux combats, Élise, m’a réduite. Quand je regardais l’un, rien ne me reprochait Le tendre mouvement où mon âme penchait ; Mais je me l’imputais à beaucoup d’injustice, Quand de l’autre à mes yeux s’offrait le sacrifice. Et Don Sylve, après tout, dans ses soins amoureux Me semblait mériter un destin plus heureux. Je m’opposais encor, ce qu’au sang de Castille, Du feu Roi de Léon, semble devoir la Fille ; Et la longue amitié, qui d’un étroit lien Joignit les intérêts, de son Père et du mien. Ainsi plus dans mon âme un autre prenait place, Plus de tous ses respects je plaignais la disgrâce : Ma pitié complaisante à ses brûlants soupirs, D’un dehors favorable amusait ses désirs ; Et voulait réparer par ce faible avantage, Ce qu’au fond de mon cœur je lui faisais d’outrage. Mais son premier amour que vous avez appris, Doit de cette contrainte affranchir vos esprits. Et puisque avant ses soins, où pour vous il s’engage, Done Ignès de son cœur avait reçu l’hommage ; Et que par des liens aussi fermes que doux L’amitié vous unit, cette Comtesse et vous, Son secret révélé vous est une matière À donner à vos vœux liberté toute entière ; Et vous pouvez sans crainte à cet Amant confus D’un devoir d’amitié couvrir tous vos refus. Il est vrai que j’ai lieu de chérir la nouvelle, Qui m’apprit que Don Sylve était un infidèle ; Puisque par ses ardeurs mon cœur tyrannisé Contre elles à présent se voit autorisé, Qu’il en peut justement combattre les hommages, Et sans scrupule ailleurs donner tous ses suffrages. Mais enfin quelle joie en peut prendre ce cœur, Si d’une autre contrainte il souffre la rigueur ? Si d’un Prince jaloux l’éternelle faiblesse, Reçoit indignement les soins de ma tendresse ; Et semble préparer dans mon juste courroux Un éclat à briser tout commerce entre nous ? Mais si de votre bouche il n’a point su sa gloire, Est-ce un crime pour lui que de n’oser la croire ? Et ce qui d’un rival a pu flatter les feux, L’autorise-t-il pas à douter de vos vœux ? Non, non, de cette sombre, et lâche jalousie Rien ne peut excuser l’étrange frénésie ; Et par mes actions je l’ai trop informé, Qu’il peut bien se flatter du bonheur d’être aimé. Sans employer la langue, il est des interprètes Qui parlent clairement des atteintes secrètes. Un soupir, un regard, une simple rougeur, Un silence est assez pour expliquer un cœur. Tout parle dans l’amour, et sur cette matière Le moindre jour doit être une grande lumière ; Puisque chez notre Sexe, où l’honneur est puissant, On ne montre jamais tout ce que l’on ressent. J’ai voulu, je l’avoue ajuster ma conduite, Et voir d’un œil égal, l’un et l’autre mérite : Mais que contre ses vœux on combat vainement, Et que la différence est connue aisément, De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude À celles où du cœur fait pencher l’habitude. Dans les unes toujours, on paraît se forcer ; Mais les autres, hélas ! se font sans y penser, Semblables à ces eaux, si pures et si belles, Qui coulent sans effort des sources naturelles. Ma pitié pour Don Sylve, avait beau l’émouvoir, J’en trahissais les soins, sans m’en apercevoir. Et mes regards au Prince, en un pareil martyre En disaient toujours plus, que je n’en voulais dire. Enfin, si les soupçons de cet illustre Amant, Puisque vous le voulez n’ont point de fondement ; Pour le moins font-ils foi d’une âme bien atteinte, Et d’autres chériraient ce qui fait votre plainte. De jaloux mouvements doivent être odieux, S’ils partent d’un amour qui déplaise à nos yeux. Mais tout ce qu’un Amant nous peut montrer d’alarmes, Doit lorsque nous l’aimons, avoir pour nous des charmes ; C’est par là que son feu se peut mieux exprimer, Et plus il est jaloux, plus nous devons l’aimer ; Ainsi puisqu’en votre âme un Prince magnanime… Ah ! ne m’avancez point cette étrange maxime Partout la jalousie est un monstre odieux, Rien n’en peut adoucir les traits injurieux ; Et plus l’amour est cher, qui lui donne naissance Plus on doit ressentir les coups de cette offense. Voir un Prince emporté, qui perd à tous moments Le respect que l’amour inspire aux vrais Amants : Qui dans les soins jaloux, où son âme se noie, Querelle également mon chagrin, et ma joie ; Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer, Qu’en faveur d’un Rival il ne veuille expliquer. Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée, Et sans déguisement je te dis ma pensée. Le Prince Don Garcie est cher à mes désirs, Il peut d’un cœur illustre échauffer les soupirs : Au milieu de Léon, on a vu son courage Me donner de sa flamme un noble témoignage, Braver en ma faveur les périls les plus grands, M’enlever aux desseins de nos lâches tyrans. Et dans ces murs forcés mettre ma destinée, À couvert des horreurs d’un indigne hyménée ; Et je ne cèle point que j’aurais de l’ennui, Que la gloire en fût due à quelque autre qu’à lui ; Car un cœur amoureux prend un plaisir extrême, À se voir redevable, Élise, à ce qu’il aime ; Et sa flamme timide ose mieux éclater, Lorsqu’en favorisant, elle croit s’acquitter. Oui, j’aime qu’un secours qui hasarde sa tête Semble à sa passion donner droit de conquête. J’aime que mon péril m’ait jetée en ses mains, Et si les bruits communs ne sont pas des bruits vains ; Si la bonté du Ciel nous ramène mon Frère, Les vœux les plus ardents, que mon cœur puisse faire, C’est que son bras encor, sur un perfide sang Puisse aider à ce Frère, à reprendre son rang, Et par d’heureux succès d’une haute vaillance Mériter tous les soins de sa reconnaissance : Mais avec tout cela, s’il pousse mon courroux, S’il ne purge ses feux de leurs transports jaloux, Et ne les range aux lois, que je lui veux prescrire, C’est inutilement qu’il prétend Done Elvire. L’hymen ne peut nous joindre, et j’abhorre des nœuds, Qui deviendraient sans doute un Enfer pour tous deux. Bien que l’on pût avoir des sentiments tout autres, C’est au Prince, Madame, à se régler aux vôtres, Et dans votre billet ils sont si bien marqués, Que quand il les verra de la sorte expliqués… Je n’y veux point, Élise, employer cette lettre, C’est un soin qu’à ma bouche, il me vaut mieux commettre. La faveur d’un écrit laisse aux mains d’un Amant Des témoins trop constants de notre attachement : Ainsi donc empêchez, qu’au Prince on ne la livre. Toutes vos volontés sont des lois qu’on doit suivre. J’admire cependant que le Ciel ait jeté Dans le goût des esprits tant de diversité, Et que ce que les uns regardent comme outrage, Soit vu par d’autres yeux sous un autre visage. Pour moi je trouverais mon sort tout à fait doux, Si j’avais un Amant qui pût être jaloux ; Je saurais m’applaudir de son inquiétude ; Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude, C’est de voir Don Alvar ne prendre aucun souci. Nous ne le croyions pas si proche ; le voici. Votre retour surprend, qu’avez-vous à m’apprendre ? Don Alphonse vient-il, a-t-on lieu de l’attendre ? Oui, Madame, et ce Frère en Castille élevé De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé. Jusqu’ici Don Louis qui vit à sa prudence Par le feu Roi mourant, commettre son enfance, A caché ses destins aux yeux de tout l’État, Pour l’ôter aux fureurs du traître Mauregat. Et bien que le Tyran, depuis sa lâche audace, L’ait souvent demandé pour lui rendre sa place ; Jamais son zèle ardent n’a pris de sûreté, À l’appas dangereux de sa fausse équité. Mais les peuples émus par cette violence Que vous a voulu faire une injuste puissance, Ce généreux Vieillard a cru qu’il était temps D’éprouver le succès d’un espoir de vingt ans. Il a tenté Léon, et ses fidèles trames, Des grands, comme du peuple ont pratiqué les âmes, Tandis que la Castille armait dix mille bras, Pour redonner ce Prince aux vœux de ses États ; Il fait auparavant semer sa renommée, Et ne veut le montrer qu’en tête d’une armée. Que tout prêt à lancer le foudre punisseur, Sous qui doit succomber un lâche ravisseur, On investit Léon, et Don Sylve en personne Commande le secours que son Père vous donne. Un secours si puissant doit flatter notre espoir ; Mais je crains que mon Frère y puisse trop devoir. Mais, Madame, admirez que malgré la tempête Que votre usurpateur voit gronder sur sa tête, Tous les bruits de Léon annoncent pour certain, Qu’à la Comtesse Ignès il va donner la main. Il cherche dans l’Hymen de cette illustre Fille L’appui du grand crédit, où se voit sa famille ; Je ne reçois rien d’elle, et j’en suis en souci, Mais son cœur au Tyran fut toujours endurci. De trop puissants motifs, d’honneur et de tendresse, Opposent ses refus aux nœuds dont on la presse, Pour…     Le Prince entre ici.         Je viens m’intéresser, Madame, au doux espoir, qu’il vous vient d’annoncer. Ce Frère qui menace un Tyran plein de crimes, Flatte de mon amour les transports légitimes. Son sort offre à mon bras des périls glorieux, Dont je puis faire hommage à l’éclat de vos yeux, Et par eux m’acquérir, si le Ciel m’est propice, La gloire d’un revers, que vous doit sa justice ; Qui va faire à vos pieds choir l’infidélité, Et rendre à votre sang toute sa dignité. Mais ce qui plus me plaît, d’une atteinte si chère, C’est que pour être Roi, le Ciel vous rend ce Frère ; Et qu’ainsi mon amour peut éclater au moins Sans qu’à d’autres motifs on impute ses soins ; Et qu’il soit soupçonné, que dans votre personne Il cherche à me gagner les droits d’une Couronne. Oui, tout mon cœur voudrait montrer aux yeux de tous, Qu’il ne regarde en vous autre chose que vous ; Et cent fois, si je puis le dire sans offense, Ses vœux se sont armés contre votre naissance, Leur chaleur indiscrète a d’un destin plus bas Souhaité le partage à vos divins appas, Afin que de ce Cœur, le noble sacrifice Pût du Ciel envers vous réparer l’injustice ; Et votre sort tenir des mains de mon amour, Tout ce qu’il doit au sang, dont vous tenez le jour. Mais puisque enfin les Cieux, de tout ce juste hommage, À mes feux prévenus dérobent l’avantage. Trouvez bon que ces feux, prennent un peu d’espoir Sur la mort que mon bras s’apprête à faire voir ; Et qu’ils osent briguer par d’illustres services, D’un Frère et d’un État les suffrages propices. Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits Faire par votre amour parler cent beaux exploits. Mais ce n’est pas assez pour le prix qu’il espère Que l’aveu d’un État, et la faveur d’un Frère. Done Elvire n’est pas au bout de cet effort, Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort. Oui, Madame, j’entends ce que vous voulez dire, Je sais bien que pour vous mon cœur en vain soupire ; Et l’obstacle puissant, qui s’oppose à mes feux, Sans que vous le nommiez, n’est pas secret pour eux. Souvent on entend mal, ce qu’on croit bien entendre, Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre. Mais puisqu’il faut parler, désirez-vous savoir, Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir ? Ce me sera, Madame, une faveur extrême. Quand vous saurez m’aimer, comme il faut que l’on aime. Et que peut-on, hélas ! observer sous les Cieux Qui ne cède à l’ardeur, que m’inspirent vos yeux ? Quand votre passion ne fera rien paraître, Dont se puisse indigner celle qui l’a fait naître. C’est là son plus grand soin.         Quand tous ses mouvements Ne prendront point de moi de trop bas sentiments. Ils vous révèrent trop.         Quand d’un injuste ombrage Votre raison saura me réparer l’outrage ; Et que vous bannirez, enfin, ce monstre affreux, Qui de son noir venin empoisonne vos feux. Cette jalouse humeur, dont l’importun caprice, Aux vœux, que vous m’offrez, rend un mauvais office, S’oppose à leur attente, et contre eux à tous coups Arme les mouvements de mon juste courroux. Ah ! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse, Qu’un peu de jalousie en mon cœur trouve place, Et qu’un Rival absent de vos divins appas Au repos de ce cœur vient livrer des combats. Soit caprice, ou raison, j’ai toujours la croyance Que votre âme en ces lieux souffre de son absence ; Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux Vont trouver à tous coups ce Rival trop heureux. Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire, Il vous est bien facile, hélas ! de m’y soustraire ; Et leur bannissement, dont j’accepte la Loi Dépend bien plus de vous, qu’il ne dépend de moi. Oui, c’est vous qui pouvez par deux mots pleins de flamme, Contre la jalousie armer toute mon âme ; Et des pleines clartés d’un glorieux espoir Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir. Daignez donc étouffer le doute qui m’accable, Et faites qu’un aveu d’une bouche adorable Me donne l’assurance au fort de tant d’assauts, Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux. Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande : Au moindre mot qu’il dit, un cœur veut qu’on l’entende, Et n’aime pas ces feux, dont l’importunité Demande qu’on s’explique avec tant de clarté. Le premier mouvement qui découvre notre âme, Doit d’un Amant discret satisfaire la flamme ; Et c’est à s’en dédire autoriser nos vœux, Que vouloir plus avant pousser de tels aveux. Je ne dis point quel choix, s’il m’était volontaire, Entre Don Sylve et vous, mon âme pourrait faire ; Mais vouloir vous contraindre à n’être point jaloux, Aurait dit quelque chose à tout autre que vous ; Et je croyais cet ordre un assez doux langage Pour n’avoir pas besoin d’en dire davantage. Cependant votre amour n’est pas encor content ; Il demande un aveu qui soit plus éclatant. Pour l’ôter de scrupule, il me faut à vous-même, En des termes exprès, dire que je vous aime ; Et peut-être qu’encor pour vous en assurer Vous vous obstineriez à m’en faire jurer. Hé bien, Madame, hé bien, je suis trop téméraire, De tout ce qui vous plaît, je dois me satisfaire ; Je ne demande point de plus grande clarté, Je crois que vous avez pour moi quelque bonté, Que d’un peu de pitié mon feu vous sollicite, Et je me vois heureux plus que je ne mérite. C’en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux, L’arrêt qui les condamne, est un arrêt bien doux ; Et je reçois la Loi qu’il daigne me prescrire, Pour affranchir mon cœur de leur injuste empire. Vous promettez beaucoup, Prince, et je doute fort, Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort. Ah ! Madame, il suffit pour me rendre croyable, Que ce qu’on vous promet doit être inviolable ; Et que l’heur d’obéir à sa divinité, Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité ; Que le Ciel me déclare une éternelle guerre, Que je tombe à vos pieds d’un éclat de tonnerre, Ou pour périr encor par de plus rudes coups, Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux ; Si jamais mon amour descend à la faiblesse De manquer aux devoirs d’une telle promesse ; Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport Fait…         J’en étais en peine, et tu m’obliges fort, Que le Courrier attende. À ces regards qu’il jette, Vois-je pas que déjà cet écrit l’inquiète. Prodigieux effet de son tempérament, Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment ? J’ai cru que vous aviez quelque secret ensemble, Et je ne voulais pas l’interrompre.         Il me semble Que vous me répondez d’un ton fort altéré, Je vous vois tout à coup le visage égaré ; Ce changement soudain a lieu de me surprendre, D’où peut-il provenir, le pourrait-on apprendre ? D’un mal qui tout à coup vient d’attaquer mon cœur. Souvent plus qu’on ne croit ces maux ont de rigueur ; Et quelque prompt secours vous serait nécessaire, Mais encor dites-moi, vous prend-il d’ordinaire ? Parfois.         Ah ! Prince faible, hé bien par cet écrit, Guérissez-le ce mal, il n’est que dans l’esprit. Par cet écrit, Madame, ah ! ma main le refuse, Je vois votre pensée, et de quoi l’on m’accuse ; Si…         Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous. Pour me traiter après, de faible, de jaloux ? Non, non, je dois ici vous rendre un témoignage, Qu’à mon cœur cet écrit n’a point donné d’ombrage ; Et bien que vos bontés m’en laissent le pouvoir, Pour me justifier je ne veux point le voir. Si vous vous obstinez à cette résistance, J’aurais tort de vouloir vous faire violence ; Et c’est assez enfin, que vous avoir pressé De voir de quelle main ce billet m’est tracé. Ma volonté toujours vous doit être soumise, Si c’est votre plaisir, que pour vous je le lise ; Je consens volontiers à prendre cet emploi. Oui, oui, Prince, tenez vous le lirez pour moi. C’est pour vous obéir au moins, et je puis dire… C’est ce que vous voudrez, dépêchez-vous de lire. Il est de Done Ignès, à ce que je connais. Oui, je m’en réjouis, et pour vous, et pour moi. Malgré l’effort d’un long mépris, Le Tyran toujours m’aime, et depuis votre absence, Vers moi pour me porter au dessein qu’il a pris, Il semble avoir tourné toute sa violence, Dont il poursuivait l’alliance De vous et de son Fils. Ceux qui sur moi peuvent avoir empire Par de lâches motifs qu’un faux honneur inspire, Approuvent tous cet indigne lien ; J’ignore encor par où finira mon martyre : Mais je mourrai plutôt que de consentir rien. Puissiez-vous jouir, belle Elvire, D’un destin plus doux que le mien. Dans la haute vertu son âme est affermie. Je vais faire réponse à cette illustre amie, Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer. J’ai calmé votre trouble, avec cette lumière, Et la chose a passé d’une douce manière ; Mais à n’en point mentir il serait des moments, Où je pourrais entrer dans d’autres sentiments. Hé quoi, vous croyez donc…         Je crois ce qu’il faut croire. Adieu, de mes avis conservez la mémoire, Et s’il est vrai pour moi, que votre amour soit grand, Donnez-en à mon cœur les preuves qu’il prétend. Croyez que désormais, c’est toute mon envie, Et qu’avant qu’y manquer, je veux perdre la vie. Tout ce que fait le Prince, à parler franchement, N’est pas ce qui me donne un grand étonnement ; Car que d’un noble amour une âme bien saisie, En pousse les transports jusqu’à la jalousie, Que de doutes fréquents ses vœux soient traversés, Il est fort naturel, et je l’approuve assez ; Mais ce qui me surprend, Don Lope, c’est d’entendre, Que vous lui préparez les soupçons qu’il doit prendre, Que votre âme les forme, et qu’il n’est en ces lieux, Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux, Encore un coup, Don Lope, une âme bien éprise Des soupçons qu’elle prend, ne me rend point surprise ; Mais qu’on ait sans amour tous les soins d’un jaloux, C’est une nouveauté qui n’appartient qu’à vous. Que sur cette conduite à son aise l’on glose, Chacun règle la sienne au but qu’il se propose ; Et rebuté par vous des soins de mon amour, Je songe auprès du Prince à bien faire ma Cour. Mais savez-vous, qu’enfin, il fera mal la sienne, S’il faut qu’en cette humeur votre esprit l’entretienne ? Et quand, charmante Élise, a-t-on vu s’il vous plaît, Qu’on cherche auprès des grands, que son propre intérêt ? Qu’un parfait Courtisan veuille charger leur suite, D’un censeur des défauts, qu’on trouve en leur conduite ; Et s’aille inquiéter, si son discours leur nuit, Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit ? Tout ce qu’on fait ne va, qu’à se mettre en leur grâce Par la plus courte voie, on y cherche une place ; Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur, C’est de flatter toujours le faible de leur cœur : D’applaudir en aveugle à ce qu’ils veulent faire, Et n’appuyer jamais ce qui peut leur déplaire ; C’est là le vrai secret d’être bien auprès d’eux, Les utiles conseils font passer pour fâcheux, Et vous laissent toujours hors de la confidence, Où vous jette d’abord l’adroite complaisance. Enfin on voit partout, que l’art des Courtisans, Ne tend qu’à profiter des faiblesses des Grands ; À nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme, Ne porter les avis des choses qu’on y blâme. Ces maximes un temps leur peuvent succéder ; Mais il est des revers, qu’on doit appréhender. Et dans l’esprit des Grands, qu’on tâche de surprendre, Un rayon de lumière, à la fin peut descendre, Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement, Ce qu’a fait à leur gloire, un long aveuglement. Cependant je dirai, que votre âme s’explique Un peu bien librement sur votre Politique ; Et ses nobles motifs, au Prince rapportés, Serviraient assez mal vos assiduités. Outre que je pourrais désavouer, sans blâme, Ces libres vérités, sur quoi s’ouvre mon âme ; Je sais fort bien qu’Élise a l’esprit trop discret, Pour aller divulguer cet entretien secret. Qu’ai-je dit, après tout, que sans moi l’on ne sache ? Et dans mon procédé que faut-il que je cache ? On peut craindre une chute avec quelque raison, Quand on met en usage, ou ruse, ou trahison. Mais qu’ai-je à redouter, moi qui partout n’avance Que les soins approuvés d’un peu de complaisance ; Et qui suis seulement par d’utiles leçons La pente qu’a le Prince à de jaloux soupçons ? Son âme semble en vivre, et je mets mon étude, À trouver des raisons à son inquiétude, À voir de tous côtés, s’il ne se passe rien, À fournir le sujet d’un secret entretien. Et quand je puis venir enflé d’une nouvelle, Donner à son repos une atteinte mortelle ; C’est lors que plus il m’aime, et je vois sa raison D’une audience avide avaler ce poison, Et m’en remercier, comme d’une victoire, Qui comblerait ses jours, de bonheur et de gloire. Mais mon Rival paraît, je vous laisse tous deux, Et bien que je renonce à l’espoir de vos vœux, J’aurais un peu de peine à voir qu’en ma présence, Il reçût des effets de quelque préférence ; Et je veux, si je puis, m’épargner ce souci. Tout Amant de bon sens en doit user ainsi. Enfin, nous apprenons que le Roi de Navarre Pour les désirs du Prince, aujourd’hui se déclare ; Et qu’un nouveau renfort de Troupes nous attend Pour le fameux service, où son amour prétend. Je suis surpris pour moi, qu’avec tant de vitesse, On ait fait avancer… Mais…         Que fait la Princesse ? Quelques lettres, Seigneur, je le présume ainsi ; Mais elle va savoir que vous êtes ici. J’attendrai qu’elle ait fait ; près de souffrir sa vue, D’un trouble tout nouveau je me sens l’âme émue ; Et la crainte mêlée à mon ressentiment, Jette par tout mon corps un soudain tremblement. Prince, prends garde au moins, qu’un aveugle caprice Ne te conduise ici dans quelque précipice ; Et que de ton esprit les désordres puissants, Ne donnent un peu trop au rapport de tes sens. Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide, Vois si de tes soupçons, l’apparence est solide, Ne démens pas leur voix, mais aussi garde bien Que pour les croire trop, ils ne t’imposent rien ; Qu’à tes premiers transports ils n’osent trop permettre, Et relis posément cette moitié de lettre. Ha ! qu’est-ce que mon cœur, trop digne de pitié, Ne voudrait pas donner pour son autre moitié ! Mais après tout que dis-je ? il suffit bien de l’une, Et n’en voilà que trop pour voir mon infortune. Quoique votre Rival… Vous devez toutefois vous… Et vous avez en vous à… L’obstacle le plus grand… Je chéris tendrement ce… Pour me tirer des mains de… Son amour, ses devoirs… Mais il m’est odieux, avec… Ôtez donc à vos feux ce… Méritez les regards que l'on… Et lorsqu'on vous oblige… Ne vous obstinez point à… Oui, mon sort par ces mots est assez éclairci : Son coeur, comme sa main, se fait connaître ici ; Et les sens imparfaits de cet écrit funeste, Pour s'expliquer à moi, n'ont pas besoin du reste. Toutefois dans l'abord agissons doucement, Couvrons à l'infidèle un vif ressentiment ; Et de ce que je tiens, ne donnant point d'indice, Confondons son esprit par son propre artifice. La voici, ma raison, renferme mes transports, Et rends-toi pour un temps maîtresse du dehors. Vous avez bien voulu que je vous fisse attendre ? Ha ! qu’elle cache bien.         On vient de nous apprendre Que le Roi votre Père approuve vos projets, Et veut bien que son Fils nous rende nos Sujets, Et mon âme en a pris une allégresse extrême. Oui, Madame, et mon cœur s’en réjouit de même, Mais…         Le Tyran sans doute aura peine à parer Les foudres que partout il entend murmurer, Et j’ose me flatter que le même courage Qui pût bien me soustraire à sa brutale rage ; Et dans les murs d’Astorgue, arrachés de ses mains, Me faire un sûr asile à braver ses desseins : Pourra de tout Léon, achevant la conquête, Sous ses nobles efforts faire choir cette tête. Le succès en pourra parler dans quelques jours, Mais de grâce passons à quelque autre discours. Puis-je sans trop oser vous prier de me dire, À qui vous avez pris, Madame, soin d’écrire, Depuis que le destin nous a conduits ici ? Pourquoi cette demande ? et d’où vient ce souci ? D’un désir curieux de pure fantaisie. La curiosité naît de la jalousie. Non, ce n’est rien du tout de ce que vous pensez, Vos ordres de ce mal me défendent assez. Sans chercher plus avant quel intérêt vous presse, J’ai deux fois à Léon, écrit à la Comtesse ; Et deux fois au Marquis Don Louis, à Burgos, Avec cette réponse êtes-vous en repos ? Vous n’avez point écrit à quelque autre personne, Madame ?         Non, sans doute, et ce discours m’étonne. De grâce songez bien avant que d’assurer, En manquant de mémoire on peut se parjurer. Ma bouche sur ce point ne peut être parjure. Elle a dit toutefois une haute imposture. Prince.     Madame.         Ô Ciel! quel est ce mouvement, Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ? Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue, J’ai pris pour mon malheur le poison qui me tue ; Et que j’ai cru trouver quelque sincérité Dans les traîtres appas, dont je fus enchanté. De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ? Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre ; Mais tous moyens de fuir lui vont être soustraits, Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ; Sans avoir vu le reste, il m’est assez facile De découvrir pour qui vous employez ce style. Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit ? Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ? L’innocence à rougir n’est point accoutumée. Il est vrai qu’en ces lieux on la voit opprimée, Ce billet démenti pour n’avoir point de seing. Pourquoi le démentir, puisqu’il est de ma main ? Encore est-ce beaucoup que de franchise pure, Vous demeuriez d’accord, que c’est votre écriture ; Mais ce sera, sans doute, et j’en serais garant, Un billet qu’on envoie à quelque indifférent, Ou du moins ce qu’il a de tendresse évidente Sera pour une amie, ou pour quelque parente. Non, c’est pour un Amant, que ma main l’a formé, Et j’ajoute de plus pour un Amant aimé. Et je puis, ô Perfide…         Arrêtez, Prince indigne De ce lâche transport l’égarement insigne, Bien que de vous mon cœur ne prenne point de loi, Et ne doive en ces lieux aucun compte qu’à soi, Je veux bien me purger pour votre seul supplice, Du crime que m’impose un insolent caprice ; Vous serez éclairci, n’en doutez nullement, J’ai ma défense prête en ce même moment. Vous allez recevoir une pleine lumière, Mon innocence ici paraîtra toute entière ; Et je veux vous mettant juge en votre intérêt, Vous faire prononcer vous-même votre arrêt. Ce sont propos obscurs, qu’on ne saurait comprendre. Bientôt à vos dépens vous me pourrez entendre. Élise, holà.     Madame.         Observez bien au moins, Si j'ose à vous tromper employer quelques soins, Si par un seul coup d'œil, ou geste qui l'instruise, Je cherche de ce coup à parer la surprise. Le billet que tantôt ma main avait tracé, Répondez promptement, où l'avez-vous laissé ? Madame, j’ai sujet de m’avouer coupable, Je ne sais comme il est demeuré sur ma table ; Mais on vient de m’apprendre en ce même moment, Que Don Lope venant dans mon appartement, Par une liberté, qu’on lui voit se permettre, A fureté partout, et trouvé cette lettre. Comme il la dépliait, Léonor a voulu S’en saisir promptement, avant qu’il eût rien lu ; Et se jetant sur lui, la lettre contestée, En deux justes moitiés dans leurs mains est restée, Et Don Lope aussitôt prenant un prompt essor, A dérobé la sienne aux soins de Léonor. Avez-vous ici l’autre ?         Oui, la voilà, Madame. Donnez, nous allons voir qui mérite le blâme, Avec votre moitié rassemblez celle-ci, Lisez, et hautement, je veux l’entendre aussi. Au Prince Don Garcie ! ah.         Achevez de lire, Votre âme pour ce mot ne doit pas s’interdire. Quoique votre Rival, Prince, alarme votre âme, Vous devez toutefois vous craindre plus que lui, Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme. Je chéris tendrement ce qu’a fait Don Garcie, Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs, Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ; Mais il m’est odieux avec sa jalousie. Ôtez donc à vos feux, ce qu'ils en font paraître, Méritez les regards que l'on jette sur eux ; Et lorsqu'on vous oblige à vous tenir heureux, Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l'être. Hé bien, que dites-vous ?         Ha ! Madame, je dis, Qu’à cet objet mes sens demeurent interdits ; Que je vois dans ma plainte une horrible injustice, Et qu’il n’est point pour moi d’assez cruel supplice. Il suffit, apprenez que si j’ai souhaité Qu’à vos yeux cet écrit pût être présenté ; C’est pour le démentir, et cent fois me dédire De tout ce que pour vous, vous y venez de lire. Adieu Prince.         Madame, hélas ! où fuyez-vous ? Où vous ne serez point, trop odieux jaloux. Ha ! Madame, excusez un Amant misérable, Qu’un sort prodigieux a fait vers vous coupable, Et qui, bien qu’il vous cause un courroux si puissant, Eût été plus blâmable à rester innocent. Car enfin, peut-il être une âme bien atteinte, Dont l’espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte ? Et pourriez-vous penser que mon cœur eût aimé, Si ce billet fatal ne l’eût point alarmé ? S’il n’avait point frémi des coups de cette foudre, Dont je me figurais tout mon bonheur en poudre ; Vous-même, dites-moi, si cet événement, N’eût pas dans mon erreur jeté tout autre Amant ? Si d’une preuve, hélas ! qui me semblait si claire, Je pouvais démentir…         Oui, vous le pouviez faire, Et dans mes sentiments assez bien déclarés Vos doutes rencontraient des garants assurés ; Vous n’aviez rien à craindre, et d’autres sur ce gage, Auraient du monde entier bravé le témoignage. Moins on mérite un bien qu’on nous fait espérer, Plus notre âme a de peine à pouvoir s’assurer ; Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile, Et nous laisse aux soupçons une pente facile. Pour moi qui crois si peu mériter vos bontés, J’ai douté du bonheur de mes témérités ; J’ai cru que dans ces lieux rangés sous ma puissance Votre âme se forçait à quelque complaisance ; Que déguisant pour moi votre sévérité… Et je pourrais descendre à cette lâcheté, Moi prendre le parti d’une honteuse feinte, Agir par les motifs d’une servile crainte, Trahir mes sentiments, et pour être en vos mains, D’un masque de faveur vous couvrir mes dédains ; La gloire sur mon cœur aurait si peu d’empire, Vous pouvez le penser, et vous me l’osez dire ? Apprenez que ce cœur ne sait point s’abaisser, Qu’il n’est rien sous les Cieux qui puisse l’y forcer. Et s’il vous a fait voir par une erreur insigne Des marques de bonté, dont vous n’étiez pas digne ; Qu’il saura bien montrer malgré votre pouvoir, La haine que pour vous il se résout d’avoir ; Braver votre furie, et vous faire connaître Qu’il n’a point été lâche, et ne veut jamais l’être. Hé bien, je suis coupable, et ne m’en défends pas, Mais je demande grâce à vos divins appas ; Je la demande au nom de la plus vive flamme, Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme. Que si votre courroux ne peut être apaisé, Si mon crime est trop grand pour se voir excusé, Si vous ne regardez, ni l’amour qui le cause, Ni le vif repentir que mon cœur vous expose ; Il faut qu’un coup heureux, en me faisant mourir, M’arrache à des tourments que je ne puis souffrir. Non ne présumez pas, qu’ayant su vous déplaire, Je puisse vivre une heure avec votre colère. Déjà de ce moment la barbare longueur, Sous ses cuisants remords fait succomber mon cœur ; Et de mille Vautours les blessures cruelles, N’ont rien de comparable à ses douleurs mortelles ; Madame, vous n’avez qu’à me le déclarer, S’il n’est point de pardon que je doive espérer, Cette épée aussitôt, par un coup favorable Va percer à vos yeux le cœur d’un misérable ; Ce cœur, ce traître cœur, dont les perplexités, Ont si fort outragé vos extrêmes bontés ; Trop heureux en mourant, si ce coup légitime Efface en votre esprit l’image de mon crime ; Et ne laisse aucuns traits de votre aversion Au faible souvenir de mon affection ; C’est l’unique faveur que demande ma flamme. Ha ! Prince trop cruel.         Dites, parlez, Madame. Faut-il encor pour vous conserver des bontés, Et vous voir m’outrager par tant d’indignités ? Un cœur ne peut jamais outrager quand il aime, Et ce que fait l’amour il l’excuse lui-même. L’amour n’excuse point de tels emportements. Tout ce qu’il a d’ardeur passe en ses mouvements, Et plus il devient fort, plus il trouve de peine… Non, ne m’en parlez point, vous méritez ma haine. Vous me haïssez donc ?         J’y veux tâcher au moins ; Mais, hélas ! je crains bien que j’y perde mes soins, Et que tout le courroux qu’excite votre offense Ne puisse jusque-là faire aller ma vengeance. D’un supplice si grand ne tentez point l’effort, Puisque pour vous venger je vous offre ma mort ; Prononcez-en l’arrêt, et j’obéis sur l’heure. Qui ne saurait haïr, ne peut vouloir qu’on meure. Et moi je ne puis vivre, à moins que vos bontés Accordent un pardon à mes témérités, Résolvez l’un des deux, de punir, ou d’absoudre. Hélas ! j’ai trop fait voir, ce que je puis résoudre. Par l’aveu d’un pardon, n’est-ce pas se trahir, Que dire au Criminel qu’on ne le peut haïr ? Ah ! c’en est trop, souffrez, adorable Princesse… Laissez, je me veux mal d’une telle faiblesse. Enfin je suis…         Seigneur, je viens vous informer D’un secret dont vos feux ont droit de s’alarmer. Ne me viens point parler de secret, ni d’alarme Dans les doux mouvements du transport qui me charme, Après ce qu’à mes yeux on vient de présenter, Il n’est point de soupçons que je doive écouter ; Et d’un divin objet la bonté sans pareille, À tous ces vains rapports, doit fermer mon oreille, Ne m’en fais plus.         Seigneur, je veux ce qu’il vous plaît, Mes soins en tout ceci n’ont que votre intérêt ; J’ai cru que le secret que je viens de surprendre Méritait bien qu’en hâte on vous le vînt apprendre ; Mais puisque vous voulez que je n’en touche rien, Je vous dirai, Seigneur, pour changer d’entretien, Que déjà dans Léon on voit chaque famille Lever le masque au bruit des Troupes de Castille, Et que surtout le Peuple y fait pour son vrai Roi Un éclat à donner au Tyran de l’effroi. La Castille du moins n’aura pas la victoire, Sans que nous essayions d’en partager la gloire ; Et nos Troupes aussi peuvent être en état, D’imprimer quelque crainte au cœur de Mauregat. Mais quel est ce secret, dont tu voulais m’instruire, Voyons un peu ?         Seigneur, je n’ai rien à vous dire. Va, va, parle, mon cœur t’en donne le pouvoir. Vos paroles, Seigneur, m’en ont trop fait savoir, Et puisque mes avis ont de quoi vous déplaire, Je saurai désormais trouver l’art de me taire. Enfin, je veux savoir la chose absolument. Je ne réplique point à ce commandement ; Mais, Seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle Trahirait le secret d’une telle nouvelle. Sortons pour vous l’apprendre, et sans rien embrasser, Vous-même vous verrez ce qu’on en doit penser. Élise, que dis-tu de l’étrange faiblesse, Que vient de témoigner le cœur d’une Princesse ? Que dis-tu de me voir tomber si promptement, De toute la chaleur de mon ressentiment ; Et malgré tant d’éclat relâcher mon courage Au pardon trop honteux d’un si cruel outrage ? Moi, je dis que d’un cœur que nous pouvons chérir, Une injure sans doute est bien dure à souffrir : Mais que s’il n’en est point qui davantage irrite, Il n’en est point aussi qu’on pardonne si vite ; Et qu’un coupable aimé triomphe à nos genoux De tous les prompts transports du plus bouillant courroux, D’autant plus aisément, Madame, quand l’offense Dans un excès d’amour peut trouver sa naissance ; Ainsi quelque dépit que l’on vous ait causé, Je ne m’étonne point de le voir apaisé ; Et je sais quel pouvoir malgré votre menace, À de pareils forfaits donnera toujours grâce. Ah ! sache quelque ardeur qui m’impose des lois, Que mon front a rougi pour la dernière fois ; Et que si désormais on pousse ma colère, Il n’est point de retour qu’il faille qu’on espère. Quand je pourrais reprendre un tendre sentiment, C’est assez contre lui que l’éclat d’un serment ; Car enfin un esprit qu’un peu d’orgueil inspire, Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire ; Et souvent aux dépens d’un pénible combat, Fait sur ses propres vœux un illustre attentat, S’obstine par honneur, et n’a rien qu’il n’immole À la noble fierté de tenir sa parole. Ainsi dans le pardon que l’on vient d’obtenir, Ne prends point de clartés pour régler l’avenir ; Et quoi qu’à mes destins la fortune prépare, Crois que je ne puis être au Prince de Navarre, Que de ces noirs accès qui troublent sa raison, Il n’ait fait éclater l’entière guérison, Et réduit tout mon cœur que ce mal persécute, À n’en plus redouter l’affront d’une rechute. Mais quel affront nous fait le transport d’un jaloux ? En est-il un qui soit plus digne de courroux ? Et puisque notre cœur fait un effort extrême, Lorsqu’il se peut résoudre à confesser qu’il aime ; Puisque l’honneur du Sexe en tout temps rigoureux, Oppose un fort obstacle à de pareils aveux, L’Amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle, Doit-il impunément douter de cet Oracle ? Et n’est-il pas coupable, alors qu’il ne croit pas, Ce qu’on ne dit jamais qu’après de grands combats ? Moi, je tiens que toujours un peu de défiance, En ces occasions n’a rien qui nous offense ; Et qu’il est dangereux qu’un cœur qu’on a charmé, Soit trop persuadé, Madame, d’être aimé, Si…         N’en disputons plus, chacun a sa pensée, C’est un scrupule, enfin, dont mon âme est blessée ; Et contre mes désirs, je sens je ne sais quoi, Me prédire un éclat entre le Prince et moi ; Qui malgré ce qu’on doit aux vertus dont il brille… Mais ô Ciel ! en ces lieux, Don Sylve de Castille ; Ah ! Seigneur, par quel sort vous vois-je maintenant ? Je sais que mon abord, Madame, est surprenant, Et qu’être sans éclat entré dans cette Ville, Dont l’ordre d’un Rival rend l’accès difficile ; Qu’avoir pu me soustraire aux yeux de ses Soldats, C’est un événement que vous n’attendiez pas. Mais si j’ai dans ces lieux franchi quelques obstacles, L’ardeur de vous revoir peut bien d’autres miracles, Tout mon cœur a senti par de trop rudes coups Le rigoureux destin d’être éloigné de vous ; Et je n’ai pu nier au tourment qui le tue, Quelques moments secrets d’une si chère vue. Je viens vous dire donc que je rends grâce aux Cieux, De vous voir hors des mains d’un Tyran odieux ; Mais parmi les douceurs d’une telle aventure, Ce qui m’est un sujet d’éternelle torture, C’est de voir qu’à mon bras les rigueurs de mon sort, Ont envié l’honneur de cet illustre effort, Et fait à mon Rival, avec trop d’injustice, Offrir les doux périls d’un si fameux service ; Oui, Madame, j’avais pour rompre vos liens Des sentiments sans doute aussi beaux que les siens ; Et je pouvais pour vous gagner cette victoire, Si le Ciel n’eût voulu m’en dérober la gloire. Je sais, Seigneur, je sais, que vous avez un cœur, Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur ; Et je ne doute point que ce généreux zèle, Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle, N’eût contre les efforts d’un indigne projet Pu faire en ma faveur tout ce qu’un autre a fait. Mais sans cette action, dont vous étiez capable, Mon sort à la Castille est assez redevable ; On sait ce qu’en ami, plein d’ardeur et de foi, Le Comte votre Père a fait pour le feu Roi, Après l’avoir aidé, jusqu’à l’heure dernière, Il donne en ses États un asile à mon Frère. Quatre Lustres entiers, il y cache son sort, Aux barbares fureurs de quelque lâche effort ; Et pour rendre à son front l’éclat d’une Couronne, Contre nos ravisseurs vous marchez en personne. N’êtes-vous pas content, et ces soins généreux, Ne m’attachent-ils point par d’assez puissants nœuds ? Quoi votre âme, Seigneur, serait-elle obstinée À vouloir asservir toute ma destinée ; Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous L’ombre d’un seul bienfait qu’il ne vienne de vous ? Ah ! souffrez dans les maux, où mon destin m’expose, Qu’aux soins d’un autre aussi, je doive quelque chose ; Et ne vous plaignez point de voir un autre bras, Acquérir de la gloire, où le vôtre n’est pas. Oui, Madame, mon cœur doit cesser de s’en plaindre, Avec trop de raison vous voulez m’y contraindre, Et c’est injustement qu’on se plaint d’un malheur, Quand un autre plus grand s’offre à notre douleur. Ce secours d’un Rival m’est un cruel martyre ; Mais, hélas ! de mes maux, ce n’est pas là le pire, Le coup, le rude coup, dont je suis atterré, C’est de me voir par vous ce Rival préféré. Oui, je ne vois que trop, que ses feux pleins de gloire, Sur les miens dans votre âme emportent la victoire ; Et cette occasion de servir vos appas, Cet avantage offert de signaler son bras, Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire, N’est que le pur effet du bonheur de vous plaire, Que le secret pouvoir d’un astre merveilleux, Qui fait tomber la gloire, où s’attachent vos vœux ; Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée, Contre vos fiers Tyrans je conduis une armée. Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi, Assuré que vos vœux ne seront pas pour moi, Et que s’ils sont suivis, la fortune prépare L’heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre. Ah ! Madame, faut-il me voir précipité De l’espoir glorieux dont je m’étais flatté ; Et ne puis-je savoir quels crimes on m’impute, Pour avoir mérité cette effroyable chute ? Ne me demandez rien avant que regarder, Ce qu’à mes sentiments vous devez demander ; Et sur cette froideur qui semble vous confondre, Répondez-vous, Seigneur, ce que je puis répondre ; Car enfin tous vos soins ne sauraient ignorer Quels secrets de votre âme on m’a su déclarer, Et je la crois cette âme, et trop noble, et trop haute, Pour vouloir m’obliger à commettre une faute ; Vous-même, dites-vous s’il est de l’équité, De me voir couronner une infidélité, Si vous pouviez m’offrir, sans beaucoup d’injustice Un cœur à d’autres yeux offert en sacrifice, Vous plaindre avec raison, et blâmer mes refus, Lorsqu’ils veulent d’un crime affranchir vos vertus. Oui, Seigneur, c’est un crime, et les premières flammes, Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes, Qu’il faut perdre grandeurs, et renoncer au jour, Plutôt que de pencher vers un second amour. J’ai pour vous cette ardeur que peut prendre l’estime, Pour un courage haut, pour un cœur magnanime ; Mais n’exigez de moi que ce que je vous dois, Et soutenez l’honneur de votre premier choix. Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse Vous conserve le cœur de l’aimable Comtesse ; Ce que pour un ingrat, (car vous l’êtes Seigneur), Elle a d’un choix constant refusé le bonheur. Quel mépris généreux dans son ardeur extrême, Elle a fait de l’éclat, que donne un Diadème ; Voyez combien d’efforts pour vous elle a bravés, Et rendez à son cœur, ce que vous lui devez. Ah ! Madame, à mes yeux n’offrez point son mérite, Il n’est que trop présent à l’ingrat qui la quitte ; Et si mon cœur vous dit, ce que pour elle il sent, J’ai peur qu’il ne soit pas envers vous innocent. Oui, ce cœur l’ose plaindre, et ne suit pas sans peine L’impérieux effort de l’amour qui l’entraîne, Aucun espoir pour vous n’a flatté mes désirs, Qui ne m’ait arraché pour elle des soupirs ; Qui n’ait dans ses douceurs fait jeter à mon âme, Quelques tristes regards, vers sa première flamme, Se reprocher l’effet de vos divins attraits, Et mêler des remords à mes plus chers souhaits. J’ai fait plus que cela, puisqu’il vous faut tout dire, Oui, j’ai voulu sur moi vous ôter votre empire, Sortir de votre chaîne, et rejeter mon cœur, Sous le joug innocent de son premier vainqueur. Mais après mes efforts ma constance abattue, Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue ; Et dût être mon sort à jamais malheureux, Je ne puis renoncer à l’espoir de mes vœux ; Je ne saurais souffrir l’épouvantable idée De vous voir par un autre à mes yeux possédée ; Et le flambeau du jour qui m’offre vos appas, Doit avant cet Hymen éclairer mon trépas. Je sais que je trahis une Princesse aimable, Mais, Madame, après tout mon cœur est-il coupable ; Et le fort ascendant, que prend votre beauté, Laisse-t-il aux esprits aucune liberté ? Hélas ! je suis ici, bien plus à plaindre qu’elle, Son cœur, en me perdant, ne perd qu’un infidèle. D’un pareil déplaisir on se peut consoler ; Mais moi par un malheur qui ne peut s’égaler, J’ai celui de quitter une aimable personne, Et tous les maux encor que mon amour me donne. Vous n’avez que les maux que vous voulez avoir, Et toujours notre cœur est en notre pouvoir ; Il peut bien quelquefois montrer quelque faiblesse, Mais enfin, sur nos sens, la raison, la maîtresse… Madame, mon abord, comme je connais bien, Assez mal à propos trouble votre entretien ; Et mes pas en ce lieu, s’il faut que je le die, Ne croyaient pas trouver si bonne compagnie. Cette vue, en effet, surprend au dernier point, Et de même que vous, je ne l’attendais point. Oui, Madame, je crois, que de cette visite, Comme vous l’assurez, vous n’étiez point instruite ; Mais, Seigneur, vous deviez nous faire au moins l’honneur De nous donner avis de ce rare bonheur ; Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre, De vous rendre en ces lieux, ce qu’on voudrait vous rendre. Les héroïques soins vous occupent si fort, Que de vous en tirer, Seigneur, j’aurais eu tort ; Et des grands Conquérants les sublimes pensées Sont aux civilités avec peine abaissées. Mais les grands Conquérants, dont on vante les soins, Loin d’aimer le secret, affectent les témoins. Leur âme dès l’enfance à la gloire élevée, Les fait dans leurs projets aller tête levée ; Et s’appuyant toujours sur des hauts sentiments, Ne s’abaisse jamais à des déguisements. Ne commettez-vous point vos vertus héroïques, En passant dans ces lieux par des sourdes pratiques ; Et ne craignez-vous point, qu’on puisse aux yeux de tous Trouver cette action trop indigne de vous ? Je ne sais si quelqu’un blâmera ma conduite, Au secret que j’ai fait d’une telle visite ; Mais je sais qu’aux projets qui veulent la clarté, Prince, je n’ai jamais cherché l’obscurité. Et quand j’aurai sur vous à faire une entreprise, Vous n’aurez pas sujet de blâmer la surprise ; Il ne tiendra qu’à vous de vous en garantir, Et l’on prendra le soin de vous en avertir. Cependant demeurons aux termes ordinaires, Remettons nos débats après d’autres affaires ; Et d’un sang un peu chaud réprimant les bouillons, N’oublions pas tous deux, devant qui nous parlons. Prince, vous avez tort, et sa visite est telle, Que vous…         Ah ! c’en est trop que prendre sa querelle, Madame, et votre esprit devrait feindre un peu mieux, Lorsqu’il veut ignorer sa venue en ces lieux. Cette chaleur si prompte, à vouloir la défendre, Persuade assez mal, qu’elle ait pu vous surprendre. Quoi que vous soupçonniez, il m’importe si peu, Que j’aurais du regret d’en faire un désaveu. Poussez donc jusqu’au bout cet orgueil héroïque, Et que sans hésiter tout votre cœur s’explique ; C’est au déguisement donner trop de crédit, Ne désavouez rien, puisque vous l’avez dit. Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte, Dites que de ses feux vous ressentez l’atteinte ; Que pour vous sa présence a des charmes si doux… Et si je veux l’aimer m’en empêcherez-vous ? Avez-vous sur mon cœur quelque empire à prétendre, Et pour régler mes vœux ai-je votre ordre à prendre ? Sachez que trop d’orgueil a pu vous décevoir, Si votre cœur sur moi s’est cru quelque pouvoir ; Et que mes sentiments sont d’une âme trop grande Pour vouloir les cacher, lorsqu’on me les demande : Je ne vous dirai point si le Comte est aimé, Mais apprenez de moi qu’il est fort estimé, Que ses hautes vertus, pour qui je m’intéresse, Méritent mieux que vous les vœux d’une Princesse, Que je garde aux ardeurs, aux soins qu’il me fait voir Tout le ressentiment qu’une âme puisse avoir. Et que si des destins la fatale puissance, M’ôte la liberté d’être sa récompense ; Au moins est-il en moi de promettre à ses vœux, Qu’on ne me verra point le butin de vos feux. Et sans vous amuser d’une attente frivole, C’est à quoi je m’engage, et je tiendrai parole. Voilà mon cœur ouvert, puisque vous le voulez, Et mes vrais sentiments à vos yeux étalés ; Êtes-vous satisfait, et mon âme attaquée, S’est-elle à votre avis assez bien expliquée ? Voyez pour vous ôter tout lieu de soupçonner, S’il reste quelque jour encore à vous donner ; Cependant si vos soins s’attachent à me plaire, Songez que votre bras, Comte, m’est nécessaire ; Et d’un capricieux, quels que soient les transports, Qu’à punir nos Tyrans, il doit tous ses efforts. Fermez l’oreille, enfin, à toute sa furie, Et pour vous y porter, c’est moi qui vous en prie. Tout vous rit, et votre âme en cette occasion Jouit superbement de ma confusion ; Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire, Sur les feux d’un Rival marquer votre victoire ; Mais c’est à votre joie un surcroît sans égal, D’en avoir pour témoins les yeux de ce Rival ; Et mes prétentions hautement étouffées, À vos vœux triomphants sont d’illustres trophées ; Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant, Mais sachez qu’on n’est pas encore où l’on prétend. La fureur qui m’anime a de trop justes causes, Et l’on verra peut-être arriver bien des choses ; Un désespoir va loin quand il est échappé, Et tout est pardonnable à qui se voit trompé. Si l’ingrate à mes yeux pour flatter votre flamme, À jamais n’être à moi, vient d’engager son âme ; Je saurai bien trouver dans mon juste courroux Les moyens d’empêcher qu’elle ne soit à vous. Cet obstacle n'est pas ce qui me met en peine, Nous verrons quelle attente en tout cas sera vaine, Et chacun de ses feux pourra par sa valeur, Ou défendre la gloire, ou venger le malheur. Mais comme entre Rivaux, l'âme la plus posée, À des termes d'aigreur, trouve une pente aisée, Et que je ne veux point qu'un pareil entretien Puisse trop échauffer votre esprit, et le mien ; Prince, affranchissez-moi d'une gêne secrète, Et me donnez moyen de faire ma retraite. Non, non, ne craignez point qu’on pousse votre esprit, À violer ici l’ordre qu’on vous prescrit ; Quelque juste fureur qui me presse, et vous flatte, Je sais, Comte, je sais, quand il faut qu’elle éclate. Ces lieux vous sont ouverts, oui, sortez-en, sortez, Glorieux des douceurs que vous en remportez ; Mais encore une fois, apprenez que ma tête Peut seule dans vos mains mettre votre conquête. Quand nous en serons là, le sort en notre bras, De tous nos intérêts videra les débats. Retournez, Don Alvar, et perdez l’espérance, De me persuader l’oubli de cette offense ; Cette plaie en mon cœur ne saurait se guérir, Et les soins qu’on en prend ne font rien que l’aigrir. À quelques faux respects croit-il que je défère ? Non, non, il a poussé trop avant ma colère ; Et son vain repentir qui porte ici vos pas, Sollicite un pardon que vous n’obtiendrez pas. Madame, il fait pitié, jamais cœur que je pense, Par un plus vif remords n’expia son offense ; Et si dans sa douleur vous le considériez, Il toucherait votre âme, et vous l’excuseriez. On sait bien que le Prince est dans un âge à suivre Les premiers mouvements, où son âme se livre, Et qu’en un sang bouillant, toutes les passions Ne laissent guère place à des réflexions. Don Lope prévenu d’une fausse lumière, De l’erreur de son Maître, a fourni la matière ; Un bruit assez confus, dont le zèle indiscret, A de l’abord du Comte éventé le secret, Vous avait mise aussi de cette intelligence, Qui dans ces lieux gardés a donné sa présence, Le Prince a cru l’avis, et son amour séduit, Sur une fausse alarme a fait tout ce grand bruit ; Mais d’une telle erreur son âme est revenue, Votre innocence, enfin, lui vient d’être connue, Et Don Lope, qu’il chasse, est un visible effet, Du vif remords qu’il sent de l’éclat qu’il a fait. Ah ! c’est trop promptement qu’il croit mon innocence, Il n’en a pas encore une entière assurance ; Dites-lui, dites-lui, qu’il doit bien tout peser, Et ne se hâter point, de peur de s’abuser. Madame, il sait trop bien…         Mais, Don Alvar, de grâce, N’étendons pas plus loin un discours qui me lasse, Il réveille un chagrin qui vient à contre-temps, En troubler dans mon cœur d’autres plus importants. Oui, d’un trop grand malheur la surprise me presse, Et le bruit du trépas de l’illustre Comtesse, Doit s’emparer si bien de tout mon déplaisir, Qu’aucun autre souci n’a droit de me saisir. Madame, ce peut être une fausse nouvelle, Mais mon retour au Prince, en porte une cruelle. De quelque grand ennui qu’il puisse être agité, Il en aura toujours moins qu’il n’a mérité. J’attendais qu’il sortît, Madame, pour vous dire, Ce qu’il veut maintenant que votre âme respire, Puisque votre chagrin dans un moment d’ici, Du sort de Done Ignès peut se voir éclairci. Un inconnu qui vient pour cette confidence, Vous fait par un des siens demander audience. Élise, il faut le voir, qu’il vienne promptement. Mais il veut n’être vu que de vous seulement ; Et par cet envoyé, Madame, il sollicite, Qu’il puisse sans témoins vous rendre sa visite. Hé bien nous serons seuls, et je vais l’ordonner, Tandis que tu prendras le soin de l’amener ; Que mon impatience en ce moment est forte ! Ô! destins, est-ce joie, ou douleur qu’on m’apporte ? Où…         Si vous me cherchez, Madame, me voici. En quel lieu votre Maître…         Il est proche d’ici, Le ferai-je venir ?         Dites-lui qu’il s’avance, Assuré qu’on l’attend avec impatience, Et qu’il ne se verra d’aucuns yeux éclairé ; Je ne sais quel secret en doit être auguré, Tant de précautions qu’il affecte de prendre… Mais le voici déjà.         Seigneur, pour vous attendre On a fait… Mais que vois-je ? Ha ! Madame, mes yeux… Ne me découvrez point, Élise, dans ces lieux, Et laissez respirer ma triste destinée, Sous une feinte mort, que je me suis donnée. C’est elle qui m’arrache à tous mes fiers Tyrans, Car je puis sous ce nom comprendre mes parents ; J’ai par elle évité cet Hymen redoutable, Pour qui j’aurais souffert une mort véritable ; Et sous cet équipage, et le bruit de ma mort, Il faut cacher à tous le secret de mon sort, Pour me voir à l’abri de l’injuste poursuite, Qui pourrait dans ces lieux persécuter ma fuite. Ma surprise en public eût trahi vos désirs, Mais allez là-dedans étouffer des soupirs ; Et des charmants transports d’une pleine allégresse, Saisir à votre aspect le cœur de la Princesse ; Vous la trouverez seule, elle-même a pris soin Que votre abord fût libre, et n’eût aucun témoin ; Vois-je pas Don Alvar ?         Le Prince me renvoie, Vous prier que pour lui votre crédit s’emploie, De ses jours, belle Élise, on doit n’espérer rien, S’il n’obtient par vos soins un moment d’entretien, Son âme a des transports… Mais le voici lui-même. Ah ! sois un peu sensible à ma disgrâce extrême, Élise, et prends pitié d’un cœur infortuné, Qu’aux plus vives douleurs tu vois abandonné. C’est avec d’autres yeux que ne fait la Princesse, Seigneur, que je verrais le tourment qui vous presse ; Mais nous avons du Ciel, ou du tempérament, Que nous jugeons de tout chacun diversement. Et puisqu’elle vous blâme, et que sa fantaisie, Lui fait un monstre affreux de votre jalousie ; Je serais complaisante, et voudrais m’efforcer De cacher à ses yeux, ce qui peut les blesser. Un Amant suit sans doute une utile méthode, S’il fait qu’à notre humeur la sienne s’accommode, Et cent devoirs font moins que ces ajustements, Qui font croire en deux cœurs les mêmes sentiments. L’art de ces doux rapports fortement les assemble, Et nous n’aimons rien tant, que ce qui nous ressemble. Je le sais, mais hélas ! les destins inhumains, S’opposent à l’effet de ces justes desseins ; Et malgré tous mes soins viennent toujours me tendre Un piège, dont mon cœur ne saurait se défendre ; Ce n’est pas que l’ingrate aux yeux de mon Rival, N’ait fait contre mes feux un aveu trop fatal ; Et témoigné pour lui des excès de tendresse, Dont le cruel objet me reviendra sans cesse : Mais comme trop d’ardeur, enfin, m’avait séduit, Quand j’ai cru qu’en ces lieux elle l’ait introduit, D’un trop cuisant ennui je sentirais l’atteinte, À lui laisser sur moi quelque sujet de plainte. Oui, je veux faire au moins, si je m’en vois quitté, Que ce soit de son cœur pure infidélité ; Et venant m’excuser d’un trait de promptitude, Dérober tout prétexte à son ingratitude. Laissez un peu de temps à son ressentiment, Et ne la voyez point, Seigneur, si promptement. Ah ! si tu me chéris, obtiens que je la voie, C’est une liberté qu’il faut qu’elle m’octroie ; Je ne pars point d’ici qu’au moins son fier dédain… De grâce différez l’effet de ce dessein. Non, ne m’oppose point une excuse frivole. Il faut que ce soit elle, avec une parole, Qui trouve les moyens de le faire en aller, Demeurez donc, Seigneur, je m’en vais lui parler. Dis-lui, que j’ai d’abord banni de ma présence, Celui dont les avis ont causé mon offense, Que Don Lope jamais…         Que vois-je! ô justes Cieux, Faut-il que je m’assure au rapport de mes yeux ? Ah ! sans doute ils me sont des témoins trop fidèles, Voilà le comble affreux de mes peines mortelles. Voici le coup fatal qui devait m’accabler, Et quand par des soupçons je me sentais troubler, C’était, c’était le Ciel, dont la sourde menace Présageait à mon cœur cette horrible disgrâce. Qu’avez-vous vu, Seigneur, qui vous puisse émouvoir ? J’ai vu ce que mon âme a peine à concevoir, Et le renversement de toute la nature Ne m’étonnerait pas comme cette aventure ; C’en est fait… le destin… je ne saurais parler. Seigneur, que votre esprit tâche à se rappeler. J’ai vu… vengeance, ô Ciel !         Quelle atteinte soudaine… J’en mourrai, Don Alvar, la chose est bien certaine. Mais, Seigneur, qui pourrait…         Ah ! tout est ruiné, Je suis, je suis trahi, je suis assassiné ; Un homme, sans mourir te le puis-je bien dire, Un homme dans les bras de l’infidèle Elvire ? Ah ! Seigneur, la Princesse est vertueuse au point… Ah ! sur ce que j’ai vu, ne me contestez point. Don Alvar, c’en est trop que soutenir sa gloire, Lorsque mes yeux font foi d’une action si noire. Seigneur, nos passions nous font prendre souvent Pour chose véritable un objet décevant ; Et de croire qu’une âme à la vertu nourrie, Se puisse…         Don Alvar, laissez-moi je vous prie, Un Conseiller me choque en cette occasion, Et je ne prends avis que de ma passion. Il ne faut rien répondre à cet esprit farouche. Ah ! que sensiblement cette atteinte me touche ; Mais il faut voir qui c’est, et de ma main punir… La voici, ma fureur, te peux-tu retenir ? Hé bien que voulez-vous, et quel espoir, de grâce, Après vos procédés peut flatter votre audace ? Osez-vous à mes yeux encor vous présenter, Et que me direz-vous que je doive écouter ? Que toutes les horreurs, dont une âme est capable À vos déloyautés n’ont rien de comparable, Que le sort, les démons, et le Ciel en courroux, N’ont jamais rien produit de si méchant que vous. Ah ! vraiment j’attendais l’excuse d’un outrage, Mais à ce que je vois, c’est un autre langage. Oui, oui, c’en est un autre, et vous n’attendiez pas Que j’eusse découvert le traître dans vos bras, Qu’un funeste hasard par la porte entrouverte, Eût offert à mes yeux votre honte, et ma perte. Est-ce l’heureux Amant sur ses pas revenu, Ou quelque autre Rival qui m’était inconnu ? Ô Ciel ! donne à mon cœur des forces suffisantes Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes, Rougissez maintenant, vous en avez raison, Et le masque est levé de votre trahison. Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme, Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ; Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux, Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux. Et malgré tous vos soins, et votre adresse à feindre, Mon astre me disait ce que j’avais à craindre ; Mais ne présumez pas que sans être vengé, Je souffre le dépit de me voir outragé. Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance, Que l’amour veut partout naître sans dépendance, Que jamais par la force on n’entra dans un cœur, Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur : Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte, Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte, Et son arrêt livrant mon espoir à la mort, Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort. Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie, C’est une trahison, c’est une perfidie, Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments, Et je puis tout permettre à mes ressentiments ; Non, non, n’espérez rien après un tel outrage, Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage, Trahi de tous côtés, mis dans un triste état, Il faut que mon amour se venge avec éclat, Qu’ici j’immole tout à ma fureur extrême, Et que mon désespoir achève par moi-même. Assez paisiblement vous a-t-on écouté, Et pourrai-je à mon tour parler en liberté ? Et par quels beaux discours que l’artifice inspire… Si vous avez encor quelque chose à me dire, Vous pouvez l’ajouter, je suis prête à l’ouïr, Sinon faites au moins que je puisse jouir De deux, ou trois moments de paisible audience. Hé bien j’écoute, ô Ciel, quelle est ma patience ! Je force ma colère, et veux sans nulle aigreur, Répondre à ce discours si rempli de fureur. C’est que vous voyez bien…         Ah ! j’ai prêté l’oreille, Autant qu’il vous a plu, rendez-moi la pareille ; J’admire mon destin, et jamais sous les Cieux, Il ne fut rien, je crois, de si prodigieux, Rien dont la nouveauté soit plus inconcevable, Et rien que la raison rende moins supportable. Je me vois un Amant, qui sans se rebuter Applique tous ses soins à me persécuter, Qui dans tout cet amour que sa bouche m’exprime, Ne conserve pour moi nul sentiment d’estime, Rien au fond de ce cœur qu’ont pu blesser mes yeux, Qui fasse droit au sang que j’ai reçu des Cieux, Et de mes actions défende l’innocence Contre le moindre effort d’une fausse apparence. Oui, je vois… Ah ! surtout ne m’interrompez point, Je vois, dis-je, mon sort malheureux à ce point, Qu’un cœur qui dit qu’il m’aime, et qui doit faire croire, Que quand tout l’Univers douterait de ma gloire, Il voudrait contre tous en être le garant, Est celui qui s’en fait l’ennemi le plus grand. On ne voit échapper aux soins que prend sa flamme Aucune occasion de soupçonner mon âme ; Mais c’est peu des soupçons, il en fait des éclats, Que sans être blessé l’amour ne souffre pas. Loin d’agir en Amant, qui plus que la mort même, Appréhende toujours d’offenser ce qu’il aime, Qui se plaint doucement, et cherche avec respect À pouvoir s’éclaircir de ce qu’il croit suspect, À toute extrémité dans ses doutes il passe, Et ce n’est que fureur, qu’injure, et que menace ; Cependant aujourd’hui je veux fermer les yeux Sur tout ce qui devrait me le rendre odieux, Et lui donner moyen par une bonté pure De tirer son salut d’une nouvelle injure. Ce grand emportement qu’il m’a fallu souffrir, Part de ce qu’à vos yeux le hasard vient d’offrir, J’aurais tort de vouloir démentir votre vue, Et votre âme sans doute a dû paraître émue. Et n’est-ce pas…         Encore un peu d’attention, Et vous allez savoir ma résolution. Il faut que de nous deux le destin s’accomplisse, Vous êtes maintenant sur un grand précipice, Et ce que votre cœur pourra délibérer, Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer. Si malgré cet objet qui vous a pu surprendre, Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre, Et ne demandez point d’autre preuve que moi Pour condamner l’erreur du trouble où je vous vois, Si de vos sentiments la prompte déférence, Veut sur ma seule foi croire mon innocence, Et de tous vos soupçons démentir le crédit, Pour croire aveuglément ce que mon cœur vous dit ; Cette soumission, cette marque d’estime, Du passé dans ce cœur efface tout le crime. Je rétracte à l’instant, ce qu’un juste courroux M’a fait dans la chaleur prononcer contre vous ; Et si je puis un jour choisir ma destinée, Sans choquer les devoirs du rang où je suis née, Mon honneur satisfait par ce respect soudain Promet à votre amour, et mes vœux, et ma main ; Mais prêtez bien l’oreille, à ce que je vais dire, Si cet offre sur vous obtient si peu d’empire, Que vous me refusiez de me faire entre nous Un sacrifice entier de vos soupçons jaloux ; S’il ne vous suffit pas de toute l’assurance Que vous peuvent donner mon cœur, et ma naissance, Et que de votre esprit les ombrages puissants, Forcent mon innocence à convaincre vos sens, Et porter à vos yeux l’éclatant témoignage D’une vertu sincère à qui l’on fait outrage : Je suis prête à le faire, et vous serez content, Mais il vous faut de moi détacher à l’instant, À mes vœux pour jamais renoncer de vous-même, Et j’atteste du Ciel la puissance suprême, Que quoi que le destin puisse ordonner de nous, Je choisirai plutôt d’être à la mort qu’à vous ; Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire, Avisez maintenant celui qui peut vous plaire. Juste Ciel ! jamais rien peut-il être inventé Avec plus d’artifice, et de déloyauté ? Tout ce que des Enfers la malice étudie, A-t-il rien de si noir que cette perfidie, Et peut-elle trouver dans toute sa rigueur Un plus cruel moyen d’embarrasser un cœur ? Ah ! que vous savez bien, ici contre moi-même, Ingrate, vous servir de ma faiblesse extrême, Et ménager pour vous l’effort prodigieux De ce fatal amour né de vos traîtres yeux, Parce qu’on est surprise, et qu’on manque d’excuse, D’un offre de pardon on emprunte la ruse, Votre feinte douceur forge un amusement, Pour divertir l’effet de mon ressentiment ; Et par le nœud subtil du choix qu’elle embarrasse, Veut soustraire un perfide au coup qui le menace, Oui, vos dextérités veulent me détourner D’un éclaircissement qui vous doit condamner ; Et votre âme feignant une innocence entière Ne s’offre à m’en donner une pleine lumière, Qu’à des conditions, qu’après d’ardents souhaits, Vous pensez que mon cœur n’acceptera jamais ; Mais vous serez trompée en me croyant surprendre, Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre, Et quel fameux prodige accusant ma fureur, Peut de ce que j’ai vu justifier l’horreur. Songez que par ce choix vous allez vous prescrire De ne plus rien prétendre au cœur de Done Elvire. Soit, je souscris à tout, et mes vœux aussi bien, En l’état où je suis ne prétendent plus rien. Vous vous repentirez de l’éclat que vous faites. Non, non, tous ces discours sont de vaines défaites, Et c’est moi bien plutôt qui dois vous avertir, Que quelque autre dans peu se pourra repentir ; Le traître, quel qu’il soit, n’aura pas l’avantage, De dérober sa vie à l’effort de ma rage. Ah ! c’est trop en souffrir, et mon cœur irrité Ne doit plus conserver une sotte bonté ; Abandonnons l’ingrat à son propre caprice, Et puisqu’il veut périr, consentons qu’il périsse ; Élise… À cet éclat vous voulez me forcer, Mais je vous apprendrai que c’est trop m’offenser. Faites un peu sortir la personne chérie… Allez, vous m’entendez, dites que je l’en prie. Et je puis…         Attendez vous serez satisfait. Voici de son jaloux sans doute un nouveau trait. Prenez garde qu’au moins cette noble colère, Dans la même fierté, jusqu’au bout persévère ; Et surtout désormais songez bien à quel prix Vous avez voulu voir vos soupçons éclaircis. Voici, grâces au Ciel, ce qui les a fait naître, Ces soupçons obligeants que l’on me fait paraître, Voyez bien ce visage, et si de Done Ignès, Vos yeux au même instant n’y connaissent les traits. Ô Ciel !         Si la fureur dont votre âme est émue, Vous trouble jusque-là l’usage de la vue, Vous avez d’autres yeux à pouvoir consulter, Qui ne vous laisseront aucun lieu de douter. Sa mort est une adresse au besoin inventée Pour fuir l’autorité qui l’a persécutée, Et sous un tel habit elle cachait son sort Pour mieux jouir du fruit de cette feinte mort. Madame, pardonnez, s’il faut que je consente À trahir vos secrets, et tromper votre attente ; Je me vois exposée à sa témérité, Toutes mes actions n’ont plus de liberté, Et mon honneur en butte aux soupçons qu’il peut prendre, Est réduit à toute heure aux soins de se défendre. Nos doux embrassements qu’a surpris ce jaloux, De cent indignités m’ont fait souffrir les coups. Oui, voilà le sujet d’une fureur si prompte, Et l’assuré témoin qu’on produit de ma honte ; Jouissez à cette heure en Tyran absolu De l’éclaircissement que vous avez voulu ; Mais sachez que j’aurai sans cesse la mémoire De l’outrage sanglant qu’on a fait à ma gloire, Et si je puis jamais oublier mes serments, Tombent sur moi du Ciel les plus grands châtiments, Qu’un tonnerre éclatant mette ma tête en poudre, Lorsqu’à souffrir vos feux je pourrai me résoudre. Allons, Madame, allons, ôtons-nous de ces lieux, Qu’infectent les regards d’un monstre furieux, Fuyons-en promptement l’atteinte envenimée, Évitons les effets de sa rage animée, Et ne faisons des vœux dans nos justes desseins, Que pour nous voir bientôt affranchir de ses mains. Seigneur, de vos soupçons l’injuste violence, À la même vertu vient de faire une offense. Quelles tristes clartés dissipent mon erreur, Enveloppent mes sens d’une profonde horreur, Et ne laissent plus voir à mon âme abattue, Que l’effroyable objet d’un remords qui me tue ! Ah ! Don Alvar, je vois que vous avez raison, Mais l’Enfer dans mon cœur a soufflé son poison ; Et par un trait fatal d’une rigueur extrême, Mon plus grand ennemi se rencontre en moi-même. Que me sert-il d’aimer du plus ardent amour, Qu’une âme consumée ait jamais mis au jour ; Si par ses mouvements qui font toute ma peine, Cet amour à tous coups se rend digne de haine ? Il faut, il faut venger par mon juste trépas L’outrage que j’ai fait à ses divins appas ; Aussi bien quel conseil aujourd’hui puis-je suivre ? Ah ! j’ai perdu l’objet, pour qui j’aimais à vivre, Si j’ai pu renoncer à l’espoir de ses vœux, Renoncer à la vie, est beaucoup moins fâcheux. Seigneur.         Non, Don Alvar, ma mort est nécessaire, Il n’est soins, ni raisons qui m’en puissent distraire ; Mais il faut que mon sort en se précipitant Rende à cette Princesse un service éclatant. Et je veux me chercher dans cette illustre envie Les moyens glorieux de sortir de la vie, Faire par un grand coup qui signale ma foi, Qu’en expirant pour elle, elle ait regret à moi, Et qu’elle puisse dire en se voyant vengée, C’est par son trop d’amour qu’il m’avait outragée. Il faut que de ma main un illustre attentat Porte une mort trop due au sein de Mauregat, Que j’aille prévenir par une belle audace, Le coup, dont la Castille avec bruit le menace, Et j’aurai des douceurs dans mon instant fatal, De ravir cette gloire, à l’espoir d’un Rival. Un service, Seigneur, de cette conséquence Aurait bien le pouvoir d’effacer votre offense ; Mais hasarder…         Allons par un juste devoir, Faire à ce noble effort servir mon désespoir. Oui, jamais il ne fut de si rude surprise, Il venait de former cette haute entreprise, À l’avide désir d’immoler Mauregat, De son prompt désespoir il tournait tout l’éclat. Ses soins précipités voulaient à son courage, De cette juste mort assurer l’avantage, Y chercher son pardon, et prévenir l’ennui, Qu’un Rival partageât cette gloire avec lui. Il sortait de ces murs, quand un bruit trop fidèle, Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle, Que ce même Rival qu’il voulait prévenir, A remporté l’honneur qu’il pensait obtenir ; L’a prévenu lui-même, en immolant le traître, Et pousse dans ce jour, Don Alphonse à paraître, Qui d’un si prompt succès va goûter la douceur, Et vient prendre en ces lieux la Princesse sa sœur ; Et ce qui n’a pas peine à gagner la croyance, On entend publier que c’est la récompense, Dont il prétend payer le service éclatant Du bras qui lui fait jour, au Trône qui l’attend. Oui, Done Elvire a su ces nouvelles semées, Et du vieux Don Louis, les trouve confirmées, Qui vient de lui mander, que Léon dans ce jour, De Don Alphonse, et d’elle, attend l’heureux retour, Et que c’est là qu’on doit, par un revers prospère, Lui voir prendre un époux de la main de ce Frère ; Dans ce peu qu’il en dit, il donne assez à voir, Que Don Sylve est l’époux qu’elle doit recevoir. Ce coup au cœur du Prince…         Est sans doute bien rude, Et je le trouve à plaindre en son inquiétude, Son intérêt pourtant, si j’en ai bien jugé, Est encor cher au cœur qu’il a tant outragé ; Et je n’ai point connu, qu’à ce succès qu’on vante, La Princesse ait fait voir une âme fort contente, De ce frère qui vient, et de la lettre aussi, Mais…         Faites Don Alvar venir le Prince ici, Souffrez que devant vous je lui parle, Madame Sur cet événement, dont on surprend mon âme. Et ne m’accusez point d’un trop prompt changement, Si je perds contre lui tout mon ressentiment. Sa disgrâce imprévue a pris droit de l’éteindre, Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre, Et le Ciel qui l’expose à ce trait de rigueur, N’a que trop bien servi les serments de mon cœur, Un éclatant arrêt de ma gloire outragée, À jamais n’être à lui me tenait engagée ; Mais quand par les destins il est exécuté, J’y vois pour son amour trop de sévérité ; Et le triste succès de tout ce qu’il m’adresse M’efface son offense, et lui rend ma tendresse. Oui, mon cœur trop vengé par de si rudes coups, Laisse à leur cruauté désarmer son courroux, Et cherche maintenant par un soin pitoyable À consoler le sort d’un Amant misérable ; Et je crois que sa flamme a bien pu mériter Cette compassion que je lui veux prêter. Madame, on aurait tort de trouver à redire Aux tendres sentiments qu’on voit qu’il vous inspire, Ce qu’il a fait pour vous… Il vient, et sa pâleur, De ce coup surprenant marque assez la douleur. Madame, avec quel front faut-il que je m’avance, Quand je viens vous offrir l’odieuse présence… Prince, ne parlons plus de mon ressentiment, Votre sort dans mon âme a fait du changement, Et par le triste état où sa rigueur vous jette, Ma colère est éteinte, et notre paix est faite. Oui, bien que votre amour ait mérité les coups, Que fait sur lui du Ciel éclater le courroux ; Bien que ses noirs soupçons aient offensé ma gloire, Par des indignités qu’on aurait peine à croire ; J’avouerai toutefois que je plains son malheur, Jusqu’à voir nos succès avec quelque douleur; Que je hais les faveurs de ce fameux service, Lorsqu’on veut de mon cœur lui faire un sacrifice, Et voudrais bien pouvoir racheter les moments, Où le sort contre vous n’armait que mes serments, Mais, enfin, vous savez comme nos destinées, Aux intérêts publics sont toujours enchaînées, Et que l’ordre des Cieux pour disposer de moi, Dans mon Frère qui vient, me va montrer mon Roi. Cédez comme moi, Prince, à cette violence, Où la grandeur soumet celles de ma naissance ; Et si de votre amour les déplaisirs sont grands, Qu’il se fasse un secours de la part que j’y prends Et ne se serve point contre un coup qui l’étonne Du pouvoir qu’en ces lieux votre valeur vous donne ; Ce vous serait sans doute un indigne transport De vouloir dans vos maux lutter contre le sort. Et lorsque c’est en vain qu’on s’oppose à sa rage, La soumission prompte est grandeur de courage, Ne résistez donc point à ses coups éclatants, Ouvrez les murs d’Astorgue au Frère que j’attends, Laissez-moi rendre aux droits qu’il peut sur moi prétendre, Ce que mon triste cœur a résolu de rendre ; Et ce fatal hommage, où mes vœux sont forcés Peut-être n’ira pas si loin que vous pensez. C’est faire voir, Madame, une bonté trop rare, Que vouloir adoucir le coup qu’on me prépare, Sur moi sans de tels soins vous pouvez laisser choir Le foudre rigoureux de tout votre devoir. En l’état où je suis, je n’ai rien à vous dire, J’ai mérité du sort tout ce qu’il a de pire, Et je sais, quelques maux qu’il me faille endurer, Que je me suis ôté le droit d’en murmurer. Par où pourrais-je, hélas ! dans ma vaste disgrâce, Vers vous de quelque plainte autoriser l’audace ? Mon amour s’est rendu mille fois odieux, Il n’a fait qu’outrager vos attraits glorieux : Et lorsque par un juste, et fameux sacrifice, Mon bras à votre sang cherche à rendre un service, Mon astre m’abandonne au déplaisir fatal, De me voir prévenu par le bras d’un Rival. Madame, après cela je n’ai rien à prétendre, Je suis digne du coup que l’on me fait attendre, Et je le vois venir, sans oser contre lui, Tenter de votre cœur le favorable appui. Ce qui peut me rester dans mon malheur extrême, C’est de chercher alors mon remède en moi-même, Et faire que ma mort propice à mes désirs, Affranchisse mon cœur de tous ses déplaisirs. Oui, bientôt dans ces lieux, Don Alphonse doit être, Et déjà mon Rival commence de paraître. De Léon vers ces murs, il semble avoir volé, Pour recevoir le prix du Tyran immolé ; Ne craignez point du tout qu’aucune résistance Fasse valoir ici ce que j’ai de puissance, Il n’est effort humain que pour vous conserver, Si vous y consentiez, je ne pusse braver ; Mais ce n’est pas à moi, dont on hait la mémoire, À pouvoir espérer cet aveu plein de gloire, Et je ne voudrais pas par des efforts trop vains Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins. Non, je ne contrains point vos sentiments, Madame, Je vais en liberté laisser toute votre âme, Ouvrir les murs d’Astorgue à cet heureux vainqueur, Et subir de mon sort la dernière rigueur. Madame, au désespoir où son destin l’expose, De tous mes déplaisirs n’imputez pas la cause, Vous me rendrez justice, en croyant que mon cœur Fait de vos intérêts sa plus vive douleur, Que bien plus que l’amour l’amitié m’est sensible, Et que si je me plains d’une disgrâce horrible, C’est de voir que du Ciel le funeste courroux Ait pris chez moi les traits qu’il lance contre vous, Et rendu mes regards coupables d’une flamme, Qui traite indignement les bontés de votre âme. C’est un événement, dont sans doute vos yeux N’ont point pour moi, Madame, à quereller les Cieux ; Si les faibles attraits qu’étale mon visage, M’exposaient au destin de souffrir un volage, Le Ciel ne pouvait mieux m’adoucir de tels coups, Quand pour m’ôter ce cœur, il s’est servi de vous, Et mon front ne doit point rougir d’une inconstance Qui de vos traits aux miens marque la différence. Si pour ce changement je pousse des soupirs, Ils viennent de le voir fatal à vos désirs ; Et dans cette douleur que l’amitié m’excite, Je m’accuse pour vous de mon peu de mérite, Qui n’a pu retenir un cœur, dont les tributs Causent un si grand trouble à vos vœux combattus. Accusez-vous plutôt de l’injuste silence, Qui m’a de vos deux cœurs caché l’intelligence, Ce secret plus tôt su, peut-être à toutes deux Nous aurait épargné des troubles si fâcheux ; Et mes justes froideurs des désirs d’un volage, Au point de leur naissance, ayant banni l’hommage, Eussent pu renvoyer…         Madame, le voici. Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici, Ne sortez point, Madame, et dans un tel martyre, Veuillez être témoin de ce que je vais dire. Madame, j’y consens, quoique je sache bien, Qu’on fuirait en ma place un pareil entretien. Son succès, si le Ciel seconde ma pensée, Madame, n’aura rien, dont vous soyez blessée. Avant que vous parliez je demande instamment, Que vous daigniez, Seigneur, m’écouter un moment, Déjà la renommée a jusqu’à nos oreilles Porté de votre bras les soudaines merveilles ; Et j’admire avec tous, comme en si peu de temps, Il donne à nos destins ces succès éclatants. Je sais bien qu’un bienfait de cette conséquence Ne saurait demander trop de reconnaissance, Et qu’on doit toute chose à l’exploit immortel Qui replace mon Frère au Trône paternel. Mais quoi que de son cœur vous offrent les hommages, Usez en généreux de tous vos avantages, Et ne permettez pas que ce coup glorieux Jette sur moi, Seigneur, un joug impérieux. Que votre amour qui sait quel intérêt m’anime, S’obstine à triompher d’un refus légitime, Et veuille que ce Frère, où l’on va m’exposer Commence d’être roi pour me tyranniser. Léon a d’autres prix, dont en cette occurrence, Il peut mieux honorer votre haute vaillance ; Et c’est à vos vertus faire un présent trop bas, Que vous donner un cœur qui ne se donne pas. Peut-on être jamais satisfait en soi-même, Lorsque par la contrainte on obtient ce qu’on aime ? C’est un triste avantage, et l’Amant généreux À ces conditions refuse d’être heureux ; Il ne veut rien devoir à cette violence Qu’exercent sur nos cœurs les droits de la naissance, Et pour l’objet qu’il aime est toujours trop zélé, Pour souffrir qu’en victime il lui soit immolé ; Ce n’est pas que ce cœur au mérite d’un autre Prétende réserver ce qu’il refuse au vôtre : Non, Seigneur, j’en réponds, et vous donne ma foi Que personne jamais n’aura pouvoir sur moi ; Qu’une sainte retraite à toute autre poursuite… J’ai de votre discours assez souffert la suite, Madame, et par deux mots je vous l’eusse épargné, Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné. Je sais qu’un bruit commun qui partout se fait croire, De la mort du Tyran me veut donner la gloire ; Mais le seul Peuple, enfin, comme on nous fait savoir, Laissant par Don Louis échauffer son devoir, A remporté l’honneur de cet acte héroïque, Dont mon nom est chargé par la rumeur publique. Et ce qui d’un tel bruit a fourni le sujet, C’est que pour appuyer son illustre projet, Don Louis fit semer par une feinte utile, Que secondé des miens j’avais saisi la Ville, Et par cette nouvelle il a poussé les bras, Qui d’un usurpateur ont hâté le trépas. Par son zèle prudent il a su tout conduire, Et c’est par un des siens qu’il vient de m’en instruire ; Mais dans le même instant un secret m’est appris Qui va vous étonner autant qu’il m’a surpris. Vous attendez un frère, et Léon son vrai Maître, À vos yeux maintenant le Ciel le fait paraître. Oui, je suis Don Alphonse, et mon sort conservé, Et sous le nom du sang de Castille élevé, Est un fameux effet de l’amitié sincère, Qui fut entre son Prince, et le Roi notre Père. Don Louis du secret a toutes les clartés, Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités. D’autres soins maintenant occupent ma pensée, Non, qu’à votre sujet elle soit traversée, Que ma flamme querelle un tel événement, Et qu’en mon cœur le Frère importune l’Amant. Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure, Le changement qu’en eux a prescrit la nature ; Et le sang qui nous joint m’a si bien détaché De l’amour, dont pour vous mon cœur était touché, Qu’il ne respire plus pour faveur souveraine Que les chères douceurs de sa première chaîne, Et le moyen de rendre à l’adorable Ignès, Ce que de ses bontés a mérité l’excès ; Mais son sort incertain rend le mien misérable, Et si ce qu’on en dit se trouvait véritable, En vain Léon m’appelle, et le Trône m’attend, La Couronne n’a rien à me rendre content ; Et je n’en veux l’éclat que pour goûter la joie, D’en Couronner l’objet où le Ciel me renvoie, Et pouvoir réparer par ces justes tributs L’outrage que j’ai fait à ses rares vertus. Madame, c’est de vous que j’ai raison d’attendre, Ce que de son destin mon âme peut apprendre, Instruisez-m’en de grâce, et par votre discours, Hâtez mon désespoir, ou le bien de mes jours. Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre, Seigneur, ces nouveautés ont droit de me confondre, Je n’entreprendrai point de dire à votre amour, Si Done Ignès est morte, ou respire le jour ; Mais par Ce Cavalier, l’un de ses plus fidèles, Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles ? Ah ! Madame, il m’est doux en ces perplexités De voir ici briller vos célestes beautés, Mais vous avec quels yeux verrez-vous un volage, Dont le crime…         Ah ! gardez de me faire un outrage, Et de vous hasarder à dire que vers moi, Un cœur, dont je fais cas ait pu manquer de foi ; J’en refuse l’idée, et l’excuse me blesse, Rien n’a pu m’offenser auprès de la Princesse, Et tout ce que d’ardeur elle vous a causé, Par un si haut mérite est assez excusé. Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable, Et dans le noble orgueil, dont je me sens capable, Sachez si vous l’étiez, que ce serait en vain, Que vous présumeriez de fléchir mon dédain, Et qu’il n’est repentir, ni suprême puissance Qui gagnât sur mon cœur d’oublier cette offense. Mon Frère, d’un tel nom souffrez-moi la douceur, De quel ravissement comblez-vous une sœur ; Que j’aime votre choix, et bénis l’aventure, Qui vous fait couronner une amitié si pure, Et de deux nobles cœurs que j’aime tendrement… De grâce cachez-moi votre contentement, Madame, et me laissez mourir dans la croyance, Que le devoir vous fait un peu de violence. Je sais que de vos vœux vous pouvez disposer, Et mon dessein n’est pas de leur rien opposer, Vous le voyez assez, et quelle obéissance De vos commandements m’arrache la puissance ; Mais je vous avouerai que cette gayeté Surprend au dépourvu toute ma fermeté ; Et qu’un pareil objet dans mon âme fait naître Un transport, dont j’ai peur que je ne sois pas maître, Et je me punirais, s’il m’avait pu tirer De ce respect soumis où je veux demeurer. Oui, vos commandements ont prescrit à mon âme, De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme. Cet ordre sur mon cœur doit être tout-puissant, Et je prétends mourir en vous obéissant ; Mais encore une fois, la joie où je vous treuve, M’expose à la rigueur d’une trop rude épreuve, Et l’âme la plus sage en ces occasions Répond malaisément de ses émotions. Madame, épargnez-moi cette cruelle atteinte, Donnez-moi par pitié deux moments de contrainte, Et quoi que d’un Rival vous inspirent les soins, N’en rendez pas mes yeux les malheureux témoins, C’est la moindre faveur qu’on peut je crois prétendre, Lorsque dans ma disgrâce un Amant peut descendre ; Je ne l’exige pas, Madame, pour longtemps, Et bientôt mon départ rendra vos vœux contents. Je vais, où de ses feux mon âme consumée, N’apprendra votre Hymen que par la renommée, Ce n’est pas un spectacle où je doive courir, Madame, sans le voir j’en saurai bien mourir. Seigneur, permettez-moi de blâmer votre plainte, De vos maux la Princesse a su paraître atteinte ; Et cette joie encor, de quoi vous murmurez Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés. Elle goûte un succès à vos désirs prospère, Et dans votre Rival elle trouve son Frère ; C’est Don Alphonse, enfin, dont on a tant parlé, Et ce fameux secret vient d’être dévoilé. Mon cœur, grâces au Ciel, après un long martyre, Seigneur, sans vous rien prendre a tout ce qu’il désire, Et goûte d’autant mieux son bonheur en ce jour, Qu’il se voit en état de servir votre amour. Hélas ! cette bonté, Seigneur, doit me confondre, À mes plus chers désirs elle daigne répondre, Le coup que je craignais le Ciel l’a détourné, Et tout autre que moi se verrait fortuné ; Mais ces douces clartés d’un secret favorable, Vers l’objet adoré me découvrent coupable, Et tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons, Sur quoi l’on m’a tant fait d’inutiles leçons ; Et par qui mon ardeur si souvent odieuse, Doit perdre tout espoir d’être jamais heureuse. Oui, l’on doit me haïr avec trop de raison, Moi-même je me trouve indigne de pardon, Et quelque heureux succès que le sort me présente, La mort, la seule mort, est toute mon attente. Non, non, de ce transport le soumis mouvement, Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment, Par lui de mes serments je me sens détachée, Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m’ont touchée, J’y vois partout briller un excès d’amitié, Et votre maladie est digne de pitié. Je vois, Prince, je vois, qu’on doit quelque indulgence, Aux défauts, où du Ciel fait pencher l’influence, Et pour tout dire, enfin, jaloux, ou non jaloux ; Mon roi sans me gêner peut me donner à vous. Ciel ! dans l’excès des biens que cet aveu m’octroie, Rends capable mon cœur de supporter sa joie. Je veux que cet Hymen après nos vains débats, Seigneur, joigne à jamais nos cœurs, et nos États ; Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle, Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle, Et par notre présence, et nos soins différents, Donner le dernier coup au parti des Tyrans.